Postface
L’autre face de la passion patrimoniale
p. 299-302
Texte intégral
1Lorsque, en 1984, Pierre Bourdieu m’informa qu’on cherchait un sociologue pour réaliser une enquête sur les boutiques à décor ancien qui venaient d’être inscrites à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, et me demanda si cela m’intéressait, la raison de mon acceptation fut essentiellement alimentaire : trois ans après avoir soutenu ma thèse, j’étais encore une « intello précaire » (comme on ne disait pas encore à l’époque), vivant des enquêtes de sociologie de la culture dont les commandes me parvenaient par différents canaux, et notamment par mon directeur de thèse et les chercheurs de son entourage qui souhaitaient épauler une jeune « post-doc » (comme on ne disait pas encore non plus) dans le besoin.
2Je n’étais donc pas en mesure, sur le moment, de réaliser la chance extraordinaire qui m’était ainsi donnée de participer, à mon modeste niveau, à l’essor d’une considérable innovation, tant administrative que scientifique et culturelle, dont Daniel Fabre décrit parfaitement le contexte dans le présent volume. Car Bourdieu tenait l’information d’Isac Chiva en personne, lequel venait de créer la « Mission du patrimoine ethnologique » au sein du ministère de la Culture : première innovation, sur le plan administratif, qui procurait une assise institutionnelle au développement d’un tout nouveau courant ethnologique, tourné vers « l’ordinaire, le familier, l’intime », pour reprendre le titre du texte de Fabre.
3À ce tournant disciplinaire s’ajoutait, à un niveau plus général, l’inflexion prise à la même époque par la notion de « patrimoine » qui, telle une planète, ne cessait de s’éloigner de son premier centre de gravité – l’art, le monument – pour se rapprocher du présent et du quotidien (ce que je serais amenée à nommer, vingt-cinq ans plus tard, la « désartification » du patrimoine), attirant au passage toutes sortes d’artéfacts qui en augmentaient considérablement le volume, au point d’inquiéter maints observateurs. Ce processus, décrit ici en détail par Claudie Voisenat, allait entraîner dans les trois décennies suivantes toutes sortes de modifications dans le monde patrimonial, dont le présent ouvrage nous offre une suggestive illustration, grâce à Christian Hottin et à l’appel à projets « Pour une ethnologie des métiers du patrimoine » lancé par le ministère de la Culture en 2010.
4Mais l’œil du cyclone aveugle : je n’avais nullement conscience, à l’époque, de vivre un moment important dans l’histoire de ce phénomène, pourtant central dans nos sociétés occidentales contemporaines. Tout au plus trouvais-je amusant que deux ou trois fonctionnaires du ministère de la Culture se soient pris de passion pour les boutiques à décor ancien de Paris au point de prétendre les transformer en « monuments historiques » – et d’y parvenir, en obtenant l’inscription d’une centaine d’entre elles. J’appris ainsi l’existence du service qu’on appelait encore à l’époque « Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France », auquel appartenaient ces passionnés du vieux Paris, en même temps que j’apprenais, grâce à eux, à me « faire l’œil » sur les fixés-sous-verre de boulangeries, les grilles de boucheries et les céramiques de crèmeries. Comment aurais-je pu imaginer, à l’époque, que vingt ans plus tard je serais amenée à étudier de près, sur le terrain, ce travail des chercheurs de l’Inventaire (l’un des « métiers » qui aurait pu figurer parmi ceux étudiés ici), non plus dans ses conséquences mais dans le processus même de son effectuation ?
5Le destin de ces « boutiques à décor » illustrait remarquablement le double processus d’inflation patrimoniale et de glissement de la notion de patrimoine vers le plus quotidien, le plus familier voire le plus récent (un bar des années 1950 figurait même dans le corpus, au grand dam, paraît-il, de certains membres de la commission de classement). Le « tournant », donc, touchait non seulement la conception générale du « patrimoine » mais sa gestion administrative et, en première ligne, le service de l’Inventaire, pour des raisons que je ne comprendrais que longtemps après, grâce à l’enquête que je mènerais en 2004.
6À ces multiples « tournants » – culturel, administratif, scientifique –, il faut encore ajouter, à une échelle beaucoup plus limitée, celui que représenta cette enquête sur les boutiques dans mon apprentissage du métier de sociologue. Car elle me permit de m’éloigner pour la première fois des méthodes ingrates (à mes yeux du moins) de l’enquête statistique, pour me plonger, avec un mélange de trac et de passion, dans l’enquête qualitative, à base d’entretiens et d’observations sur le terrain. Et elle m’obligea à construire, pour traiter ce sujet quelque peu atypique, une problématique susceptible de donner sens à mon enquête : celle de la « perception esthétique », autrement dit les conditions auxquelles un objet est ou n’est pas perçu comme relevant d’une qualification en termes de beauté (ou de laideur) – et c’est peu dire que le regard des commerçants et des clients était souvent bien éloigné de celui que les spécialistes posaient sur ces décors. Ainsi naquit mon intérêt pour cette question du regard esthétique, qui me fera accepter, bien plus tard, d’enquêter sur l’Inventaire, à l’invitation de son directeur d’alors, Michel Melot.
7C’est donc à la lumière de cette expérience, fondatrice pour moi, que j’ai lu les textes de ce volume. Grâce aux acquis de l’ethnologie, de la sociologie du travail, de la sociologie des professions, voire de la sociologie pragmatique, ils offrent une passionnante descente, non pas dans l’enfer mais dans les coulisses du patrimoine… J’y ai vu la confirmation qu’il n’existe pas de patrimoine sans une administration patrimoniale, sans des compétences patrimoniales, et sans une grande variété de métiers du patrimoine. Car l’on ne s’y promène plus seulement dans les monuments historiques bien connus des tour operators : le compas s’ouvre beaucoup plus grand, pour nous introduire dans les archives, les sites archéologiques, les musées ethnologiques et de société… Et au gré de la promenade, l’on n’y rencontre pas seulement des conservateurs et des historiens mais aussi des collectionneurs privés, des restaurateurs, des gardiens, des animateurs… L’on mesure ainsi la grande variété des métiers et des fonctions qu’appelle le patrimoine : collecte et conservation, inventaire, recherche, restauration, gestion, exposition, animation, gardiennage…
8Mais le monde patrimonial n’est pas qu’une affaire d’administration, de professions et de métiers : il est aussi affaire d’attachement, de bénévolat, de passion. C’est ce qui ressort de plusieurs de ces articles : il y est question d’« engagement collectif dans une militance du récit » (Daniel Fabre), d’activité vocationnelle opposée à la fonction administrative (Christophe Apprill et Aurélien Djakouane), d’« attachement aux objets » (Mélanie Roustan), d’« attachement au lieu » (Anne Monjaret), d’émotion comme « preuve du patrimoine » (Véronique Dassié), de « passion » opposée au désenchantement (Sylvie Sagnes) ou encore d’« objets d’affection » (Nicolas Adell). Voilà qui m’a rappelé la passion avec laquelle mes introducteurs dans le monde de l’Inventaire me parlaient des boutiques à décor qu’ils tentaient de sauver de la destruction ou, au moins, de l’oubli, la passion des collectionneurs de mobilier urbain rencontrés lors de cette première enquête, la passion des membres de la commission de classement dont j’ai décidé de mener l’observation vingt ans plus tard, et la passion de tous ces militants du patrimoine, réunis en associations, qui continuent à m’inviter pour leur parler de la « fabrique » de ce qui occupe une grande part de leur vie.
9C’est là en effet une caractéristique essentielle de cet étrange objet, si jeune et si vieux à la fois, car vieux en ses objets et jeune en sa définition : il a beau s’administrer, s’étudier, se gérer par de multiples compétences, métiers et professions, il n’en demeure pas moins un objet de passion, capable de drainer des foules, de mobiliser de considérables énergies, d’attirer des armées de bénévoles, et de déclencher d’intenses mouvements émotionnels : ces « émotions patrimoniales » dont Daniel Fabre avait fait le thème fondateur du laboratoire qu’il avait créé, et dont cet ouvrage collectif est comme l’autre face de la médaille, en nous guidant dans le détail des dispositifs qui font en sorte que, au moins en matière de patrimoine, la passion peut parfaitement s’allier à la profession.
Auteur
IdRef : 026917769
Nathalie Heinich est une sociologue française. Titulaire d'un doctorat en sociologie de l'École des hautes études en sciences sociales sous la direction de Pierre Bourdieu et d'une habilitation à diriger des recherches (1994), elle est directrice de recherche au CNRS, au sein du Centre de recherche sur les arts et le langage (CRAL) de l’EHESS. Son axe de recherche principal porte sur la sociologie de l'art, en particulier l'histoire du statut d'artiste (arts plastiques, littérature, cinéma) et l'art contemporain. Co-fondatrice de la revue Sociologie de l'art en 1992, elle a publié plusieurs textes autobiographiques. Elle intervient régulièrement dans la presse à propos de questions relatives à l'art contemporain, aux politiques culturelles, à la différence des sexes et à la sexualité, aux usages des images.
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