Au futur antérieur de la médiation patrimoniale
Les chargés d’action culturelle au château et aux remparts de Carcassonne
p. 253-271
Texte intégral
1L’idée selon laquelle le développement culturel doit soutenir la croissance économique est plus nouvelle que ne le laisse supposer la généralisation actuelle, à toutes les échelles des territoires, de sa mise en œuvre. Avant de faire cause commune, économie et culture se pensaient de manière plutôt antagoniste, le capitalisme consumériste s’accordant mal aux valeurs d’inaliénabilité, d’intemporalité et d’universalité de la culture. Le retournement opéré à compter des années 1980 a incontestablement favorisé le triomphe du concept de « médiation », né des cendres encore chaudes de l’« animation ». Conséquence de la « percolation entre économie et culture » (Mathieu 2011 : 191), de nouveaux profils de poste, spécialisés, sont apparus tandis que s’est imposée la nécessité d’une professionnalisation accrue des personnels dédiés aux tâches d’éducation non formelle. La multiplication des cursus proposés par les établissements d’enseignement supérieur, aussi bien publics que privés, a accompagné et soutient encore le mouvement, et ce, au-delà des débouchés réels qu’offre cette niche d’emplois (Patriat, Mathieu 2012). Car même si les diplômes se soldent par des recrutements, reste que l’instabilité de l’activité, la diversité des compétences requises et la précarité des statuts confèrent à ces métiers une assise encore bien peu solide (Bordeaux 2008 ; Aubouin, Kletz, Lenay 2009 ; Aubouin, Kletz 2010). Sans doute pareille situation est-elle imputable à la relative soudaineté avec laquelle s’est partout imposé l’impératif de médiation. Cela étant, la fulgurance de cette banalisation ne saurait masquer les précédents qu’ont constitués en leur temps, outre les mots d’ordre d’éducation populaire, d’interprétation ou d’animation, les différentes occurrences de leur expérimentation. Sans parler du guidage, dont la pratique a précédé toute velléité de théorisation ou de modélisation.
2Élisabeth Caillet (1994) fait remonter ses origines au Grand Siècle et aux premières expositions publiques de l’Académie royale de peinture : les artistes étaient chargés par Colbert de présenter les œuvres de leurs « collègues » et de commenter celles acquises par le roi. Dans la généalogie du guidage prend aussi place Louis XIV qui à l’occasion « montrait » son château et son parc de Versailles (Bertho-Lavenir 2004 : 21). Aux prémices du tourisme, l’histoire du Grand Tour fourmille de cicerones italiens à la verbosité légendaire (Gallo 2005 ; Bertrand 2008). Moins illustres mais plus nombreux sont tous les « intermédiaires humains » que ressuscitent les récits de voyage du XIXe siècle : portiers, concierges, voisins, métayers, notables, anciens militaires, etc. Loin d’exclure du mouvement de professionnalisation les héritiers de cette longue histoire, le guidage s’est vu, nonobstant son antériorité, comme rattrapé par toute une succession de lois et décrets visant à soumettre le « droit de parole » rémunéré et son périmètre à des niveaux d’études et à des compétences linguistiques1. Le décret d’août 20112 parachève ce travail de normalisation, définissant un seul et unique statut, celui de « guide-conférencier ». L’octroi de la carte professionnelle ainsi règlementé ne concerne cependant que ceux qui travaillent à leur compte ou les salariés de structures privées ou associatives, non les guides évoluant au sein de la fonction publique.
3Dans la fonction publique territoriale, le guidage incombe au « médiateur culturel », qui a eu bien du mal à s’imposer (Bordeaux 2008). La loi de 2002 relative aux Musées de France3, en mentionnant explicitement la médiation parmi les attributions des musées, a permis quelques avancées. Aujourd’hui, le « médiateur culturel » et ses synonymes (« guide de musée », « guide conférencier ») font l’objet d’une fiche dans le répertoire des métiers territoriaux du Centre national de la fonction publique territoriale, quoique le cadre statutaire soit dénommé différemment : « animateurs territoriaux », « adjoints territoriaux d’animation », « assistants territoriaux qualifiés de conservation du patrimoine et des bibliothèques ». De même, les cadres d’emploi rendent peu lisible la place de ces autres guides potentiels que sont « les agents territoriaux du patrimoine » de deuxième classe prioritairement occupés de sécurité, de gardiennage et d’entretien.
4Il en va différemment en ce qui concerne la fonction publique d’État. Certes, la filière « accueil-surveillance », plus polyvalente que son intitulé ne le laisse entendre, donne elle aussi la possibilité aux agents de catégorie C d’effectuer des visites commentées gratuites. Cela étant, aucun corps statutaire n’est ouvert aux conférenciers auxquels incombe la conduite des visites payantes. Ces guides sont employés, après délivrance d’un agrément, par des établissements publics dérogatoires, avec lesquels ils signent des contrats de droit public ou privé. La titularisation, si elle était un jour possible, consacrerait par son principe la reconnaissance de la professionnalisation ici aussi à l’œuvre. En attendant, les vacations font progressivement place à des contrats à durée déterminée (CDD), voire à des contrats à durée indéterminée (CDI) à temps partiel.
5Aux château et remparts de la Cité de Carcassonne, gérés par le Centre des monuments nationaux, les conférenciers ont créé en 2011 un précédent notable, et pour le moins surprenant à considérer la conjoncture, en obtenant la signature de contrats de droit public, à durée indéterminée et à temps plein qui en font des contractuels de la fonction publique d’État. Contrairement à leurs aînés, enseignants pour la plupart, pour qui le guidage représentait une activité estivale d’appoint, rémunérée à la vacation, ces guides, pour la plupart issus des premières promotions universitaires formées à la médiation, entendaient vivre de leurs conférences. La création d’un service éducatif, les signatures de CDD, puis de CDI à temps partiel ont marqué les différentes étapes, « dans l’adversité et à contre-courant », d’un triomphe qui a valeur d’exception. « Presque » fonctionnaires d’État puisque non titulaires, les chargés d’action culturelle (CAC) carcassonnais, au nombre de cinq à l’heure où l’enquête a été conduite – à savoir au printemps 2012 –, sont fiers d’incarner l’avant-garde du combat pour la reconnaissance de leur métier, corollaire de son adaptation progressive aussi bien aux besoins du public qu’aux techniques de médiation les plus en pointe. C’est d’ailleurs en bonne part à l’ouverture de ce chantier, qui implique réflexion et expérimentation, qu’ils doivent d’avoir emporté la conviction de la direction du CMN. Ainsi la « CDIsation » a-t-elle eu pour conséquence la mise en place d’un « service culturel » dans le cadre duquel les conférenciers s’engagent à concevoir, en dehors du temps consacré aux visites-conférences, des offres de médiation nouvelles.
6Et si, comme l’explique Thomas, l’un des cinq protagonistes de cette affaire, « ce n’est que le début du début du début du métier que nous sommes en train – c’est un peu bizarre ce que je vais dire – de créer », il nous est néanmoins donné d’assister, sur le vif, au travail de définition d’« un nouveau métier qui est un métier de guide et d’animateur du patrimoine », lequel ne s’effectue pas top-down, des milieux académiques ou des directions d’établissement vers le terrain, mais bottom-up, par les praticiens du guidage et de la médiation eux-mêmes. Cette liberté – sinon cette responsabilité – laissée à « la base » peut être entendue comme une démission de l’institution, elle-même symptomatique de la crise que traversent les « mondes de la médiation culturelle », pour reprendre l’intitulé d’un colloque récent qui en a établi le constat4. Mais il est également possible de renverser la perspective et d’entrevoir là l’effet d’une nécessité, induite par le caractère éminemment créatif de toute proposition de médiation. Quoi qu’il en soit, reste que « nos » chargés d’action culturelle sont appelés à conférer à leur métier une raison d’être nouvelle à mesure qu’ils le réinventent. Ce travail de resémantisation doit intégrer, outre le redéploiement de leur champ d’action, cette nouvelle donne qu’est le passage de la vacation à la contractualisation. Mais loin de se ramener à de simples opérations de substitution (d’un statut à un autre) et d’addition (de fonctions), la tâche procède d’une mathématique complexe qui doit tenir compte de tous les autres profils de « médiateurs » dont les conférenciers carcassonnais ont à se distinguer : leurs collègues immédiats au sein de l’établissement, les agents d’accueil et de surveillance5, les guides-conférenciers indépendants, les guides « marrons », les érudits locaux qui guident occasionnellement et bénévolement, les animateurs des classes découvertes6, les archéologues et les historiens, etc. Saisies à l’instant indécis de cet ajustement supposant un repositionnement, les manières de dire ce « métier » à la fois très ancien et très nouveau s’annoncent particulièrement riches d’hésitations et, partant, de nuances. Aucune n’est superflue dès lors qu’il s’agit de comprendre comment se pensent ensemble, jusqu’à former la représentation d’un métier, un cadre institutionnel dédié à un patrimoine, le patrimoine en question, un statut et une mission donnés.
Salariés de l’État
Nous qui avions tellement entendu ici que nous ne faisions pas partie du personnel. Tellement entendu ! Et c’est encore un peu l’idée qui doit courir chez certains agents : on ne fait pas partie du personnel, parce que nous ne sommes pas fonctionnaires.
7Si, sur le papier, ils n’en ont pas le statut, les chargés d’action culturelle carcassonnais en revendiquent néanmoins l’état d’esprit, qui commande de faire passer l’intérêt général avant les intérêts personnels :
Être fonctionnaire, ça ne veut pas dire qu’on ne peut rien te faire. Ça veut dire que tu sers le public. Moi […] je travaille pour le public et pour l’État et j’en suis fier. […] C’est la fonction qui fait le fonctionnaire, ce n’est pas la retraite : le truc, ça on s’en fout.
8Pas plus que la sécurité de l’emploi et les avantages sociaux, la rémunération ne saurait entrer dans leurs motivations à frayer au plus près du fonctionnariat :
Si on voulait faire ça pour l’argent, je veux dire, 1 000 euros par mois, 1 345 euros par mois… Moi, je sais qu’aujourd’hui, c’est la mode de se contenter de peu, mais il faut vivre aussi. Quand moi je dépense 400 euros d’essence par mois, de gasoil, à la fin du mois, il ne reste rien. Enfin ! Il reste moins que rien !
9Apologie du service public et rhétorique du désintéressement s’accordent à une philosophie de l’action que l’on veut fondamentalement culturelle et qui, en conséquence, ne saurait être assimilée à celle, notamment, des guides indépendants dont Catherine dit que « c’est du business », avant de préciser : « Nous aussi, c’est du business touristique, mais culturel aussi d’abord. » Ainsi, de même qu’ils n’entendent pas tirer bénéfice pour eux-mêmes de la contractualisation, nos CAC souhaitent soustraire leur action, ainsi que le monument et le public qu’elle met en présence, aux logiques commerciales pour les préserver, dans les sphères moralement supérieures de la dignité de la culture, des calculs bassement intéressés de l’économie. Et comme pour mieux y parvenir, ils y mêlent du sentiment. Quand Thomas avoue « tombe[r] amoureux de [s]es groupes », Agnès déclare :
Il faut avoir l’amour de ce monument pour avoir fait ce qu’on a fait pendant des années. Ah non ! Heureusement qu’on a cette passion-là, quand même. De toute façon, je pense que c’est obligatoire, parce que, sinon, on ne tient pas le coup, non ! Sinon, on fait autre chose.
10Esquissant une perspective plus fusionnelle encore, Renaud accuse le trait :
Le privé, il est là pour gagner sa vie. Nous on est dans le monument, on fait partie de ce monument. On est là pour le faire vivre et bien sûr gagner notre vie, mais ce n’est pas le but de la manœuvre. On fait partie des murs. Nous, on se sent différent. Peut-être c’est de l’orgueil…
11Les uns et les autres ne perdent pourtant pas de vue que c’est principalement grâce à la démonstration de la rentabilité de leur prestation qu’ils ont obtenu leur embauche à plein temps. Principes éthiques et attachements ne les dispensent donc pas de quelques concessions à la marchandisation du patrimoine : « Le client est toujours un client » et, les conférences « ce sont quand même des produits », admettent-ils.
12Élever, autant que possible, l’action culturelle à la hauteur du service public, lequel s’entend dans toute la noblesse de son acception, conditionne une prise de parole éthiquement irréprochable dans la forme et dans le fond. Le parti pris exclut de fait les facilités de la séduction :
Il faut donner satisfaction au public, évidemment. Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas le public qui va dire et faire ce qui lui plaît. C’est nous qui allons dire au public ce qu’il doit savoir et connaître en visitant ce monument, et après […] le public, à travers cette expérience, ben, sera heureux ou pas. S’il est heureux, bé vraiment, nous, on est super heureux, on a accompli ça, mais pas parce qu’on a dit qu’il fallait qu’il le soit, heureux. Ça, ça vient après. Si on veut rendre le public heureux, on va tricher et on sera mauvais. Peut-être ils partiront. Si le public vient ici et entend que ce qu’il veut entendre, on n’ira pas très loin et ce n’est pas notre métier.
13Accordé à la sincérité et à l’authenticité d’une manière d’être en visite, et non à la satisfaction du public, prime ainsi l’objectif de transmission du savoir patrimonial. Préférer à toute autre la parole juste peut aller jusqu’à la critique, quitte à désenchanter l’histoire. Soucieuse de « tout remettre en perspective », Catherine n’hésite pas à contredire les messages que diffuse le marketing touristique local :
Un jour, raconte-t-elle pour illustrer son exigence d’objectivité, en fin de visite, j’ai eu une jeune femme qui était de la région parisienne qui me dit : « Alors, du coup, si j’ai bien compris, le pays cathare, ça n’existe pas ! » Je lui ai dit : « Ben, non, ça n’existe pas ! Ça n’a jamais existé, c’est une appellation touristique, économique. Il y a un label “Pays cathare” qui a été créé par le conseil général. » Donc j’explique ! […] Je n’ai pas envie que les gens partent sur une idée fausse ou préconçue.
14De manière différente mais tout aussi iconoclaste, Renaud s’applique aussi à déconstruire la géographie de ce « pays cathare » que circonscrivent aux limites du département de l’Aude le programme de développement européen Leader II, la marque du même nom et la promotion des sites élus : « Les derniers cathares qui ont disparu en Europe ont disparu à la conquête de la Bosnie par les Turcs. Donc ils sont musulmans aujourd’hui. Ils ont même gardé en Macédoine ce souvenir d’hérésie. Ne le dites à personne ! », intime-t-il aux visiteurs, avant de prévenir, non sans ironie : « Sinon on va dire que le pays cathare, ce sont des musulmans en Bosnie. Vous vous rendez compte ! Ça la foutra mal ! » Tout aussi bien nos conférenciers se gardent-ils de faire le jeu d’autres discours dominants, tel celui que véhicule l’histoire nationale, afin de proposer une autre « façon de voir l’histoire » :
La Cité, c’est la ville royale, qui montre l’architecture des vainqueurs dans la région. Moi je leur dis ça, en visite. […] « Si vous êtes là, c’est parce qu’il y a eu une guerre7. Sinon, ça ne serait pas du tout comme ça. Si les Trencavel8 avaient pu continuer, je ne pense pas qu’on aurait été Français. »
15Dans un dessein analogue, Renaud s’attache à souligner l’invraisemblance des récits hagiographiques : « Mesdames, méfiez-vous ! », enjoint-il au cours de ses conférences : « Si un jour vous voyez un type qui s’appelle Dominique9, qui arrive vers vous en courant, pour ramasser votre nez qui était tombé par terre et vous le recoller au milieu du visage… Eh bien, c’est un miracle officiel de l’Église romaine ! » Les CAC poussent la démythification jusqu’aux limites du « devoir de réserve » dont, en tant que salariés d’un établissement public, ils sont supposés ne pas se départir. Leur manière quelque peu jusqu’auboutiste d’impartialité face au passé n’est cependant pas si aisément tenable, ce dont ils conviennent volontiers : « Il faut essayer de rester le plus neutre possible, même si la neutralité absolue est très difficile. » « Par exemple, explique encore Catherine, le catharisme pourrait être sujet à polémiques. […] Moi, je suis née ici. Les cathares, il ne faut pas, non plus, les faire passer pour des saints, ce n’est pas ce que je veux dire, mais il y a quand même une empathie qui se dégage. » Ce faisant, l’on doit en convenir, c’est bien un peu malgré elle, du fait d’une autochtonie dont elle a hérité avant de la faire délibérément sienne, que Catherine s’implique dans l’histoire qu’elle livre au public.
Guides d’un seul monument
16Ses origines n’infléchissent pas seulement le discours de Catherine, elles déterminent aussi son parcours professionnel. Avant de décrocher, en 2000, l’agrément du CMN, elle avait pourtant travaillé à se doter de la carte de guide-interprète national (GIN) qui lui donne la possibilité de guider partout en France.
Si je me suis accrochée ici, confie-t-elle, c’est déjà parce que je suis Carcassonnaise, parce que j’ai fait ma vie de famille ici, donc je n’avais pas envie d’aller voir ailleurs, quoi. Je m’étais déjà exilée en Normandie, ce que je ne regrette absolument pas, parce que ça m’a permis de réaliser […] que j’étais du Sud, avant toute chose.
17Ainsi, pour elle, le périmètre d’action induit par l’agrément, quoique limité à la seule Cité de Carcassonne, est-il loin de poser problème :
La Cité, moi je trouve que c’est merveilleux d’y travailler, même si les conditions de visite, de climat, et tout, c’est des fois très rude. Mais après, c’est merveilleux, quoi ! Comme site, franchement ! Je suis quand même assez privilégiée. Comme dit mon fils : « Tu as les clefs du château, maman ! » Je lui dis : « Oui ! C’est mon château ! »
18Cela étant, cette inscription, en un même lieu, de la vie professionnelle et de la vie privée, et ce, dans la continuité de l’histoire familiale, est loin de valoir pour tous les CAC. Du reste, celle-ci n’est pas envisagée comme un idéal, et a même toutes les chances de paraître accessoire à quelqu’un comme Thomas qui, ayant grandi en Afrique, a longtemps peiné à comprendre « que les gens puissent être de tel ou tel endroit, de tel ou tel village, voire même de tel quartier de la ville ». Lui et ses collègues n’en sont pas moins affectés à un seul monument, leur agrément ne valant que pour la Cité. Il en va ainsi de tous les conférenciers du CMN en France – « C’est là où l’agrément a été ouvert que l’on guide » – exceptés ceux d’Île-de-France. Aussi ne peuvent-ils se prévaloir de ce critère fondamentalement constitutif du guidage professionnel : la polyvalence qui, à défaut d’omniscience, fait que l’on est censé pouvoir guider partout. « Ne pas être attaché à un monument comme une chèvre à son piquet », à l’instar de l’amateur, implique en effet, sinon un savoir sans limites, une capacité à toujours l’augmenter, permettant ici et là de toujours mieux contextualiser le patrimoine à commenter, et partant, de remplir toujours plus efficacement la fonction d’interprétation.
19Aussi s’agit-il pour nos guides de convaincre du contraire et de démontrer que l’assignation à un seul monument fait tout autant, sinon plus, le professionnalisme du guide. Eux-mêmes en sont si intimement convaincus qu’ils réservent une fin de non-recevoir aux possibilités qui leur sont offertes d’aller guider ailleurs, en l’occurrence au château de Salses (Pyrénées-Orientales). L’éventualité se présente lorsque ce monument partage avec la Cité le même administrateur qui, soit pour résoudre d’éventuels besoins en personnels, soit pour stimuler les équipes en place, peut être tenté de rapprocher celles-ci et de proposer aux agents et contractuels de partager leur temps de service entre les deux sites. L’opposition à ce type d’arrangement fait appel, une fois encore, au sentiment :
Je ne me vois pas faire visiter le château de Salses. Ce n’est pas mon truc, ça ne sera pas mon métier. Même si j’ai des facultés et que je pourrais le faire. Je veux dire, quand, par exemple une revue m’a demandé un article sur les Templiers, je n’y connaissais rien aux Templiers. J’ai bûché. J’ai fait mon article sur les Templiers. Donc je me dis que j’y arriverais. Il faut se passionner, il faut aimer les choses. Le fort de Salses, c’est beau. Il faut l’aimer. Pourquoi l’aimer ? Je n’aime pas forcément Carcassonne, mais j’aime l’histoire d’ici. Donc, j’arriverais à aimer le fort de Salses, mais est-ce que je vais en aimer l’histoire ? Je n’en sais rien. Donc je ne suis pas là pour faire visiter le fort de Salses. Je ne serais pas bon. Voilà.
20Quelque chose de l’idéal monogamique semble ici transposé à l’éthique du guidage pour recomposer la hiérarchie des critères au fondement du professionnalisme. L’« approche sensible et sentimentale du monument » y gagne en importance, devançant toute autre considération : « C’est ça, je pense, réfléchit tout haut Renaud, il y a du sentiment dans l’action. » Ainsi posé en un principe d’action, l’amour, vrai et donc unique, participe de la construction d’une figure de guide spécialiste, antithèse du guide généraliste :
Nous sommes peut-être moins généralistes, moins souples, je ne sais pas, nous sommes plus axés sur le monument, sa connaissance intime, son histoire, son archéologie, peut-être même son devenir.
21Jouant de la comparaison, l’autojustification verse facilement dans la critique :
Le généraliste, ça fait qu’on en arrive à quelque chose qui reste très général et même des fois superficiel. […] Nous, on en croise des GIN et des guides étrangers, aussi. Moi, à force, quand j’écoute ce que disent certains, je suis catastrophée, quoi ! C’est n’importe quoi !
22Un guide professionnel peut donc en dissimuler un plus professionnel encore : « La spécialiste de la Cité, ici, c’est moi ! », se défend Catherine avant de nuancer et d’énumérer à la suite du sien les noms de ses collègues CAC.
J’estime qu’après douze ans de travail passés ici, j’en connais un rayon. Je suis loin de tout connaître, heureusement ! Donc, il y a ça aussi ! C’est ce qui fait notre spécificité par rapport à un GIN qui peut guider partout mais qui n’arrivera pas à ce point de connaissance que nous avons, vraiment intime du monument.
23Suggérée, la très grande proximité avec l’érudit ou le scientifique n’aboutit cependant pas à une totale identification. « L’avantage du lieu » en distingue les CAC tout en les hissant à un niveau de connaissance supérieur encore. Entendons par-là la mémoire du lieu, elle-même double. Elle est d’abord celle, propre à chacun, faite « des souvenirs que nous nous forgeons sur les lieux, tous les jours, au quotidien, que n’aura pas quelqu’un qui vient d’ailleurs ». Elle est d’autre part celle, archéologique, acquise en compagnie des conférenciers qui les ont précédés :
Moi j’ai suivi des collègues qui sont là depuis très longtemps, et tout. Il y a une transmission de mémoire aussi, parce qu’il y a des choses, ce n’est pas dans les bouquins qu’on va les apprendre. Sur des détails, je ne sais pas, moi, sur des anecdotes qui se sont passées il y a trente ans, moi je n’y étais pas… Voyez ! […] Il y a une transmission orale qui est capitale. Enfin, pour moi, c’est capital. Les livres, certes !
24Jaloux de cette spécificité et conscients qu’elle participe fondamentalement de leur identité de métier, les conférenciers ont imaginé, dans les années 1990, de se doter d’un cadre pour la cultiver et lui donner un surplus de visibilité, en l’occurrence le Centre de recherche et d’information historique des conférenciers de la Cité (CRIHCC). À l’actif de cette association, les publications (Dovetto 1997 ; Dovetto s. d. ; Gory & Chamond s. d.) sont loin de constituer l’essentiel des rapports d’activité qu’alimentent d’autre part les actions pour la sauvegarde ou le rapatriement du patrimoine citadin. Le Centre s’est en effet illustré sur la scène locale en plaidant la cause de la restauration d’éléments emblématiques (les statues de Dame Carcas et de la Vierge, respectivement situées devant et au-dessus de la porte narbonnaise, les plaques tombales de l’évêque Armand Bazin de Bezons dans le cimetière de la Cité) ou en négociant avec les archives départementales de l’Aude le retour à la Cité des doublons de documents relatifs au monument. Mais, comme tient à le préciser Agnès, l’activisme patrimonial ne saurait, pas plus que les travaux d’érudition, faire perdre de vue l’objectif principal de cette association, à savoir le partage d’« une érudition d’expérience de la Cité, de vie dans la Cité, de gens qui y habitaient, qui y vivaient depuis des années, leur famille. C’est ça aussi la mémoire. C’est la mémoire de la Cité, pas forcément l’érudition historique, voyez ! ».
25S’ils en font volontiers leur étendard, les CAC savent bien cependant que leur connaissance de la Cité, justement parce que totale (ou presque), peut aisément se transformer en handicap, le risque étant de « trop saouler les gens avec des choses hyper pointues ».
Moi, je suis spécialisée XIXe-XXe, explique Catherine. Donc, c’est sûr que dès qu’on me lance sur les restaurations, Viollet-le-Duc, je peux en parler des heures. Mais il faut se mettre des garde-fous aussi, parce qu’on peut très vite perdre les gens. Physiquement, ils sont là, mais après, dans l’esprit…
26Potentiellement contre-productive face aux visiteurs, leur spécialisation exige des conférenciers, sinon l’exercice permanent d’une autocensure, du moins la maîtrise de l’art du « dosage ». Plus fondamentalement, leur mission de médiation suppose d’« accepter de ne pas tout dire ». Thomas dit devoir cette disposition à sa formation, un BTS Tourisme, obtenu avant d’entamer des études en histoire de l’art : « Si j’avais fait directement la fac, je serais un historien de l’art, je ne serais pas un guide. » Il ne remet toutefois pas en question l’orientation universitaire prise ultérieurement :
Si je n’avais que le BTS, je serais un guide, mais je ne serais pas un historien de l’art. C’est la synthèse entre les deux qui, je pense, a fait celui que j’ai été par la suite, et que j’espère rester encore.
27On ne saurait mieux résumer l’idéale synthèse qu’entendent incarner nos CAC.
« Autre chose »
28Or celle-ci n’exclut pas d’être « autre chose », comme tente de le faire comprendre Renaud :
Je vois […] de très bons guides, hein, qui ont de la bouteille, qui ont de l’expérience, face aux peintures, ils sont souvent dans le descriptif. Ils partent de quelque chose qui existe, ils le décrivent, et puis ensuite, ils vont sur l’anecdote ou sur l’histoire. Ça peut être une méthode très bonne mais […] moi je pense que le public, […] il faut vraiment l’entraîner, […] le déraciner du cadre. Alors des fois, on secoue trop et on en perd dix. Mais la plupart du temps, ils [les visiteurs] se prêtent à cette expérience et l’on peut partager à la fois de l’émotion, de la connaissance… et de l’humanité, finalement. On n’est pas un audio-guide non plus ! On n’est pas le discours sur le site. On est autre chose. Enfin ! On essaye d’être autre chose en tout cas.
29Pas plus qu’il ne souscrit à la norme du guide pédagogue et méthodique qui part du concret pour viser l’abstrait, du particulier pour atteindre le général, cet « autre » guide refuse de frayer avec la vision quelque peu romantique selon laquelle il prêterait sa voix aux témoins matériels pour ressusciter le passé :
Je trouve que c’est présomptueux de dire […] : « Il faut faire parler les pierres », « Si les pierres pouvaient parler »… Moi, je n’ai pas cette prétention-là de faire parler les pierres. Les pierres, elles n’ont rien à dire, puisqu’elles ne sont qu’une conséquence. Il faut aller au-delà de cette visibilité des choses et des formules toutes faites.
30Admettant qu’« il y a un pont entre le passé et aujourd’hui, et [que] ce pont, c’est [lui] finalement », ce guide qui défend sa différence se fixe pour objectif d’emmener ailleurs son public, étant bien entendu qu’« il n’y a rien de plus noble que de partir à la conquête de l’invisible, quelque part. Et pour moi, le château, ça cache l’invisible. L’invisible est derrière, et l’invisible c’est ce que je voudrais montrer au public. Voilà ! Et le guide normal, il va s’arrêter au visible, et le conférencier des monuments nationaux, il va aller chercher l’invisible, derrière le visible. »
31Si cette quatrième dimension à révéler le temps d’une conférence n’est pas simplement le passé, quelle est-elle alors ? En premier lieu, « une expérience » :
L’histoire c’est […] un cheminement qui est une action, qui n’est pas stable. Ce n’est pas stable, l’histoire, c’est une science humaine. Donc dès qu’on la sort de ses contextes, ce n’est plus de l’histoire.
32Thomas n’hésite pas quant à lui à faire de ses visites un genre hybride, qui emprunte au jeu de rôles :
Je nomme le roi de France [Louis IX], ou je demande qui [parmi les enfants] veut devenir le roi de France. […] : « C’est vraiment vital, il nous faut un roi. Si nous n’avons pas de roi, la France s’effondre. » Donc là, souvent, l’enfant est perdu, on fait appel à sa mère Blanche de Castille : « Et tout se passera bien, et vous allez voir que Blanche elle est là. Sauf qu’elle n’a pas le droit à la parole, parce qu’il y a la loi salique. Donc qu’il le veuille ou non, Louis IX doit prendre la parole. » L’enfant est complètement perdu, toujours aussi perdu. C’est comme ça que ça s’est passé dans la réalité. Donc on met l’enfant au pied du mur. Et là, […] on va vers les autres et on dit : « Bon, il n’y a pas que lui, il y a tout le conseil royal derrière, et puis il y a nous, les Carcassonnais. »
33Au rendez-vous de l’invisible, ce passé à ressentir, à vivre se veut de surcroît matière à penser, réfléchir, méditer car le guide ne saurait le manifester sans le doter d’un sens :
L’histoire, qu’est-ce que c’est l’histoire ? L’histoire c’est toujours un mouvement, c’est toujours engagé, il n’y a pas d’histoire neutre. Ça n’existe pas. L’histoire neutre, c’est vraiment trop pédant et trop orgueilleux. Ça veut dire : « Je suis le sachant et vous, vous allez savoir ce que, moi, je sais depuis ma hauteur. Vous êtes les “sachez” ! » [Rires]. Non, non !
34Une subjectivité assumée traverse ainsi les visites de Renaud et son évocation de la tragédie cathare pour mettre en garde contre les mauvais procès faits à la différence et l’instrumentalisation de la stigmatisation par les totalitarismes, génératrice d’exclusion et d’oppression : « Tous les pouvoirs totalitaires se nourrissent ainsi, dit-il pour conclure sa visite en citant le médiéviste Robert I. Moore, c’est-à-dire des faiblesses des marges qu’ils inventent et font taire, et ils misent dans ces persécutions l’image de leurs propres forces. » Et d’ajouter, en ramenant son public au présent : « On aurait fondé là nos sociétés modernes. »
35« Autre chose. » Si les CAC se voient ainsi quand ils se comparent au commun des guides, ils le sont également, depuis leur contractualisation, par rapport à ce qu’ils incarnaient eux-mêmes. La stabilité conquise avec la signature des CDI à plein temps fonde, visiblement plus solidement que n’importe quel autre critère, l’idée jusque-là mal assurée que l’on a affaire à un « métier ». Il ne s’agit plus que de négocier le tournant d’un état vers l’autre, de celui de simple prestataire vers celui de professionnel. L’institutionnalisation de l’équipe des CAC constitue à cet égard plus que la consécration d’un état de fait (les prédispositions de chacun à travailler ensemble, la préexistence d’un compagnonnage de longue date et une bonne entente), une modalité de cette conversion. Donner à cette dernière un « service » pour matrice, n’est-ce pas propre à encourager un esprit de corps et donc à soutenir une identité de métier ? C’est aussi fournir de nouveaux arguments à l’appui de la rhétorique de la différence. En effet, rapportée à l’univers libéral du guidage, où priment l’indépendance, la responsabilité individuelle et la concurrence, cette innovation dans l’organigramme synonyme de coopération induit une distinction d’importance, jusqu’à faire douter Catherine de la reproductibilité de l’expérience :
Je ne sais pas si c’est une expérience qui pourra être retentée ailleurs, quoi ! […] Est-ce que des individualités seraient prêtes à se mettre entre parenthèses pour travailler dans une équipe ? Parce que dans une équipe, il y a des contraintes aussi ! Il faut s’écouter.
36Espace de collaboration, le « service » suppose l’ajout de nouvelles cordes aux arcs de nos CAC, en sus des visites-conférences, qui elles, demeurent pour l’essentiel (le parcours excepté) l’affaire de chacun. En son sein, les CAC élaborent de nouvelles offres de médiation : visites thématiques, visites ludiques, fiches pédagogiques, ateliers POM (petites œuvres multimédias), ateliers contes, maquette numérique, expositions, etc. Créant les conditions requises « pour remuer les cerveaux autour d’une table », ce service culturel est de fait le lieu où les CAC essaient tous azimuts d’user de l’écrit, de l’image, du multimédia, de l’art, etc. La parole et le face-à-face direct qui caractérisent fondamentalement le guidage n’ont plus ici le monopole des manières de faire, l’élargissement des outils et des formules amenant le conférencier à enrichir sa palette de compétences pour endosser un profil de médiateur polyvalent. Quoi qu’il en soit de la nouveauté et de la variété que cette évolution introduit dans un métier somme toute très répétitif, l’on aurait tort de la croire aisée, quand point la crainte, dont témoigne Thomas, d’être « trop loin de ce public qui [lui] est si cher » :
Si cher pourquoi ? Parce qu’il me permet de me remettre en permanence en question. Parce qu’il me permet moi-même de lui poser des questions, à lui aussi, et parce qu’il est différent à chaque fois.
37Pourtant, le public envisagé dans sa diversité est tout sauf absent des préoccupations au cœur de cette mutation professionnelle. Les propositions de médiation tentent en effet, sinon de n’oublier aucun particularisme, du moins d’en embrasser le plus possible : adultes, enfants, individuels, groupes, handicapés mentaux, moteurs, déficients visuels, sourds, etc. Amplifiant encore la polyvalence de nos CAC, l’ajustement des médiations (jeux de piste, livret tactile, plan relief, présentation audiovisuelle sous-titrée, visite en langue des signes française, etc.) aux spécificités des publics concerne généralement plus la forme que le fond, accompagner la découverte de la Cité demeurant la première des tâches des CAC. Ce faisant, les contenus peuvent également être amenés à varier, cela en fonction des manifestations impulsées par le CMN « national » et relayées par son réseau. Ainsi, au moment de l’enquête, le château de Carcassonne accueillait-il une exposition de photographies d’Antoine Schneck, « Gisants », présentant sous un angle inédit (en pied) les gisants de la nécropole royale de Saint-Denis. À la croisée de thématiques aussi variées que les rois de France et l’art funéraire, cette collection d’images a conduit les conférenciers à imaginer un propos nouveau, à accommoder diversement, et dans le cours des visites-conférences, et dans le cadre des activités culturelles à l’adresse des différents publics.
38En faisant montre de cette capacité d’adaptation, nos CAC ne finissent-ils pas par ressembler, au moins un peu, aux mercenaires du patrimoine que sont leurs confrères du secteur libéral ? Ne sont-ils pas amenés à trahir l’idéal de spécialisation qu’ils ont forgé pour donner sens aux limitations initiales de leur champ d’action ? Cette diversification du propos mise à part, l’écart qui les sépare du commun des guides paraît perdre encore de son irréductibilité à considérer la difficulté de Thomas à renoncer à son identité première de guide-interprète polyvalent. Comme la plupart de ses collègues, Thomas a, dans une vie antérieure qui n’est pas si lointaine, celle qui a précédé la « cdisation », usé des possibilités que lui donnaient les deux cartes en sa possession, celle de conférencier du CMN et celle de GIN. Quoique désormais salarié du CMN, il a conservé son statut d’auto-entrepreneur, en se conformant, cela va sans dire, aux contraintes légales qui encadrent dans son cas le cumul d’activités. Le choix de Thomas ne saurait être interprété comme une remise en cause de la contractualisation et encore moins de l’inflexion du métier vers la conception de médiations et l’animation du patrimoine. Non content de répéter qu’il a « beaucoup de chance de faire le travail [qu’il fait] ici », il est tenté de s’en inspirer dans le cadre de son entreprise pour élargir la gamme des services à proposer. Si la raison financière s’en mêle bien un peu, elle n’est cependant pas fondamentale :
Faire des visites ailleurs que dans la Cité de Carcassonne, donc en ville basse, ou à Toulouse, ou Albi […], Conques […], Moissac, ça me permet de sortir un peu et de savoir que je peux sortir. Et ça, j’en ai besoin quand même !
39Lieu d’une polyvalence davantage choisie, l’auto-entreprise de Thomas supposerait-elle la nostalgie d’une liberté perdue ? Peut-être pas autant que l’avènement d’une liberté conquise. Produit d’une offre aléatoire « [imposant] une grande disponibilité et une réactivité à la demande » (Balandraud 2012 : 112), l’itinérance du GIN n’est jamais qu’illusion de liberté. Autrement dit, la demande conditionne l’offre, de sorte que les affinités du guide avec tel site ou tel public n’entrent que secondairement en ligne de compte, loin derrière les considérations économiques qu’impose la constitution d’un revenu décent. À l’inverse, l’assurance d’un salaire régulier comme celui que perçoivent désormais les CAC autorise, dans la marge que dessine une activité accessoire, le luxe du choix, celui des sites à commenter et des publics à guider. Quoiqu’incidente et étrangère à la fonction remplie au CMN, cette nuance fait toute la différence.
40Au château comtal de la Cité de Carcassonne, les transformations du métier de conférencier commandent des rajustements de l’identité professionnelle qui se veulent, à n’en pas douter, à la hauteur du combat mené hier pour aboutir à la situation présente. Le nouveau profil que l’assimilation de ces changements génère ne saurait mieux fonder sa justification sociale qu’en convainquant de sa fondamentale originalité, laquelle tient pour l’essentiel au niveau sans pareil d’implication, de conscience éthique, de compétences scientifiques, etc. Cette esquisse de guide idéal étant posée, se devine en filigrane quelque chose d’une norme « sauvage » du professionnalisme dans le domaine du patrimoine qui érige la passion en valeur cardinale. Loin devant tous les mots d’ordre de technicité, d’efficacité, de rationalité qui font des professionnels de la chose patrimoniale les bras armés des politiques économiques développementalistes, l’amour ainsi clamé dénote, en y opposant la plus opérante des résistances, le désenchantement qui guette tout à la fois le métier et le patrimoine.
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Notes de bas de page
1 C’est la loi n° 92-645 du 13 juillet 1992 qui, en contraignant les opérateurs de voyages à faire appel à un guide agréé pour la conduite des visites commentées dans les musées et monuments historiques, a généralisé et systématisé la détention par les guides rémunérés d’une carte professionnelle. Le décret d’application n° 94-490 du 15 juin 1994 reconnaissait alors, si l’on compte bien, cinq types de guides. Modifiée en 1999 (décret n° 99-296), la législation en distinguait ensuite neuf, avant de ramener ce nombre à quatre en 2005 (décret n° 2005-791). Chacun de ces statuts impliquait un nombre d’années d’études (ou d’expérience), variable de l’un à l’autre, l’obtention de diplômes, de concours ou d’agréments différents, la maîtrise de compétences, notamment linguistiques, plus ou moins variées et la possibilité de guider sur un territoire plus ou moins large : local, régional, national.
2Décret n° 2011-930 du 1er août 2011 relatif aux personnes qualifiées pour la conduite de visites commentées dans les musées et monuments historiques (Journal officiel de la République française du 4 août 2011).
3Loi n° 2002-5 du 4 janvier 2002, relative aux Musées de France (Journal officiel de la République française du 5 janvier 2002, pp. 305-309).
417es journées internationales de sociologie de l’art du GDRI Opus 2 (université Sorbonne nouvelle, Paris-III, 17-19 octobre 2013).
5Sur la manière d’envisager le guidage par cette catégorie de personnel, voir Sylvie Sagnes (à paraître).
6Le Centre Patrimoine Cité de Carcassonne est dirigé par une enseignante mise à disposition par l’Éducation nationale et géré par l’association départementale des Pupilles de l’enseignement public (PEP).
7La croisade contre les Albigeois.
8Seigneurs méridionaux puissants, en possession entre autres, de la vicomté de Carcassonne, les Trencavel ont tenté à différentes reprises de résister aux barons du Nord.
9Référence à saint Dominique, fondateur de l’ordre des Frères prêcheurs ou Dominicains, parmi lesquels se recrutaient une bonne part des Inquisiteurs.
Auteur
IdRef : 116700211
Sylvie Sagnes est ethnologue, chargée de recherche CNRS, membre de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC-Lahic-EHESS-CNRS).
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