Émotion, sélection et expertise patrimoniale
La conservation de l’ordinaire au musée
p. 231-252
Texte intégral
1Depuis les années 1980 et la mise en place d’une politique du patrimoine ethnologique, le champ patrimonial s’est considérablement élargi aux objets les plus divers. Aux côtés d’un patrimoine savant et élitiste, tel que l’archéologie, l’histoire événementielle et glorieuse, les arts ou encore l’histoire naturelle en avaient posé les fondements, s’est dessinée l’ambition de porter témoignage d’une histoire qui prenne également en compte les contextes sociaux des plus humbles. L’ethnologisation du folklore, les collectes muséographiques portées par les ethnologues, mais aussi les politiques de décentralisation et de démocratisation de la culture depuis l’ère Malraux en 1958, balisent les contours de cette mise en lumière de l’ordinaire dans les préoccupations scientifiques et muséographiques.
2La multiplication des musées des Arts et Traditions populaires, des écomusées ou encore la naissance des collections dédiées aux arts bruts ont contribué à cette requalification de l’ordinaire. Érigés en traces dignes d’attention et de nature à être conservées, des « objets de peu » (Debary & Tellier 2003) ont ainsi trouvé une destinée culturelle inédite. Cette conversion du populaire en patrimoine a d’autant plus fait bouger les lignes du projet muséal que les échelles de temps auxquelles le musée renvoie habituellement se sont également considérablement resserrées : du sauvetage des objets menacés de disparition témoins d’un temps révolu, le musée en est venu à enregistrer les traces « significatives du présent » (Chevallier 2008).
3Tout ceci crée aujourd’hui de nouvelles contraintes pour les professionnels des institutions du patrimoine chargés de l’enrichissement des collections publiques. Il ne s’agit plus de se contenter de rassembler des vestiges épars et qui ont échappé aux vicissitudes du temps mais d’identifier au sein d’un ensemble incommensurable ce qui est digne d’être conservé, autrement dit, à la manière de l’ethnographe qui « sécrète en quelque sorte ses propres sources » (Fabre 1992 : 40), exsuder le patrimoine de demain. Mais comment repérer au sein d’une production de traces infinie ce qui pourra faire patrimoine pour la postérité ? C’est à la mutation du regard imposée aux professionnels de la conservation dans la collecte d’objets ordinaires que cet article va porter attention.
4Cette sélection ne va pas de soi. Elle met les professionnels face à des contradictions d’autant plus vives que leur pratique s’inscrit « dans un continuum de résistances, de réactions et de détournements, allant des contestations de l’usage patrimonial à un recours alternatif au patrimoine » (Bondaz, Isnart & Leblon 2012 : 13-14). La manière dont ils y font face et les procédures affectives en jeu dans ce processus questionnent leur pratique de l’expertise patrimoniale. À partir d’une enquête menée auprès de conservateurs du patrimoine mais aussi d’autodidactes mobilisés par l’élargissement du champ patrimonial dans des territoires jusque-là tenus à l’écart des institutions de la culture, j’aborderai les manières dont les émotions interviennent dans la patrimonialisation de l’ordinaire. En scrutant la pratique de collecte des professionnels de musée, je propose moins de considérer ce que la patrimonialisation implique de stratégies de reconnaissance et de revendication sociale, résultats d’une « intrication d’initiatives top-down et bottom-up » (Tornatore 2011 : 86) qui attirent le regard sur la verticalité d’un processus désormais largement balisé (Lamy 1996 ; Heinich 2009 ; Rautenberg 2007) que d’examiner une horizontalité plus discrète de la fabrique du patrimoine, nourrie de négociations complexes entre sphères privée et publique et qui reconfigurent l’action patrimoniale au quotidien1.
Diplômés ou autodidactes, la palette des entrepreneurs de patrimoine
5Repérer un patrimoine ordinaire n’est pas anodin. Accréditer la valeur d’un bien dit « commun », autrement dit à la fois banal et générique, et bouger les frontières du collectif qu’il institue : tel est le double enjeu auquel se trouvent confrontés les professionnels chargés de sa collecte. Ces derniers peuvent agir sous divers statuts et être concernés par le patrimoine pour diverses raisons, dans des lieux éclectiques. C’est pourquoi j’ai pris le parti d’observer ceux qui s’engagent concrètement dans une collecte pour alimenter un fonds dont l’ambition est explicitement patrimoniale. Les jeunes institutions, publiques ou privées, où la collection a été entreprise par des personnes encore en poste aujourd’hui, ont donc constitué un bon lieu d’observation de cette pratique. Ces interlocuteurs, « entrepreneurs de patrimoine » au même titre que les « entrepreneurs de mémoires » décrits par Marie Buscatto (2006), ont été privilégiés dans la mesure où leur pratique les positionne au plus près de la germination patrimoniale. Leur participation active au projet d’enrichissement d’une collection en fait des témoins en prise directe avec la mutation de la patrimonialité que suppose l’entrée de l’ordinaire au musée.
6Les parcours des personnes rencontrées sont par conséquent très diversifiés, allant de la formation académique classique aux métiers du patrimoine aux expériences de recherche universitaire les plus diverses en passant par des itinéraires autodidactes ou des reconversions radicales les plus étonnantes. Thérésa s’est ainsi prise au jeu de la collecte d’objets ethnographiques un peu par hasard, à la suite d’un premier job d’été trouvé à la sortie du lycée, après un baccalauréat sans grandes perspectives professionnelles, Virginie est devenue conservatrice du patrimoine au terme d’un cursus à l’École du Louvre, Bastien a enchaîné un cursus universitaire en histoire de l’art avec dix-huit mois d’études à l’Institut national du patrimoine, Daniel a créé un musée par passion après avoir abandonné des études de physique et Caroline a poursuivi la quête d’œuvres d’art brut que son mari défunt avait entreprise.
7Leur pratique se joue également dans des lieux très hétérogènes, labellisés ou non par l’administration centrale de la Culture représentée par le service des Musées de France. Si la plupart sont subventionnés ou hébergés par des collectivités territoriales, certains sont des propriétés privées, en particulier dans le cas des collections d’art brut, à l’instar de la Fabuloserie, collection de la famille Bourbonnais (Dicy, Yonne), ou du musée international des Arts modestes (MIAM, Sète, Hérault) créé par les artistes collectionneurs Hervé Di Rosa et Bernard Belluc2. La plupart des musées ethnographiques au sein desquels officient les entrepreneurs de patrimoine rencontrés se sont toutefois développés dans le sillage de collections privées, phénomène courant depuis la première moitié du XXe siècle (Meyer 2008). De tels transferts ne sont néanmoins pas le propre des collections ethnographiques, celles d’art brut peuvent également devenir publiques. C’est par exemple le cas de la collection de l’Aracine au musée d’Art moderne de Villeneuve-d’Ascq (Nord).
8Privés ou publics, reconnus comme musées ou non par l’administration du patrimoine, tous ces lieux ont néanmoins en commun d’être présentés en tant que « musées » par ceux qui y travaillent. L’identité de musée prend du sens au nom de caractéristiques communes qui englobent leur ouverture au public associée à la volonté de rassembler des objets en collection autour d’une thématique définie. Autodidactes et diplômés du patrimoine, les professionnels rencontrés dans ces lieux s’accordent par conséquent sur la mission qui est la leur : contribuer à préserver et faire connaître des trésors insoupçonnés en les rassemblant dans un lieu ouvert au public. Leurs conditions d’exercice de la conservation diffèrent néanmoins du fait des cadres juridiques distincts qui les encadrent : tributaires des limites fixées par l’administration de la Culture dans le cas des musées labellisés, elles sont orchestrées par le droit successoral pour les collections privées. Le regard des professionnels sur leur métier varie en conséquence : les premiers revendiquent la spécificité d’une pratique technicisée alors que pour les seconds domine plutôt le modèle d’une conservation domestique qui conduit à laisser le temps faire son œuvre. René, ancien agriculteur qui a consacré sa vie à collecter des outils pour son « musée de la Main et de l’Outil », explique ainsi qu’« il n’y a rien à gérer, il suffit d’avoir l’idée de conserver », alors que Bastien, conservateur d’un établissement agréé, insiste au contraire sur l’importance de la gestion : « On doit gérer les collections mais aussi l’établissement, les expositions, les partenaires, on est des gestionnaires administratifs et scientifiques. » Au-delà de ces nuances, les manières de collecter ne sont pas aussi différentes qu’on pourrait le présumer. Curieusement, quels que soient les lieux d’exercice et les cursus suivis, les discours et pratiques de ces entrepreneurs de patrimoine présentent de nombreuses similitudes. C’est donc sur les ressorts communs de l’agir patrimonial tels que les met en lumière leur pratique de collecte que s’est portée mon attention.
Incarner l’expertise patrimoniale
9Qu’ils soient conservateurs, attachés de conservation, d’État ou territoriaux, autodidactes, artistes ou amateurs, les individus concernés par la sélection patrimoniale puisent paradoxalement leurs motivations dans des registres similaires. Si les fondements de leur motivation varient, tous revendiquent en effet d’emblée une commune appétence pour « la culture ». Cet intérêt se cristallise chez les collecteurs d’objets dans leur aptitude à en décrypter la valeur culturelle, faculté peu accessible au commun des mortels. Autodidactes et diplômés du patrimoine évoquent pour cela l’importance de certaines dispositions.
10De l’avis de tous, devenir un praticien de la conservation n’est pas le fruit du hasard. Cela exige certaines qualités. La première tient à l’idée d’une sensibilité particulière, elle-même issue d’une relation de familiarité entretenue de longue date avec des objets anciens et les lieux où l’on peut les trouver : « Mon père achetait des meubles et ça s’entassait à la maison », explique le fondateur d’un musée local ; « Je passais le temps avec les vieux qui me racontaient des choses » justifie un autre ; « J’ai toujours été curieuse, et puis je viens d’une famille où on allait au marché aux puces, y’avait des maîtres verriers, des peintres du dimanche dans ma famille », précise une conservatrice, « Depuis l’âge de quatorze ans, je suis passionnée d’art amérindien, j’ai un oncle qui est collectionneur », explique une autre. Cette immersion dans le monde des objets d’occasion remonte à l’enfance, âge dont Odile Vincent (2011) a montré qu’il est aussi celui des « petites collections ». Les expériences enfantines s’enracinent ainsi dans un terrain familial qui encourage des pratiques en faveur d’une seconde vie des objets que le musée permettra de redéployer (Grognet 2005). Cette prédestination familiale est présentée comme une caution quasi morale qui légitime l’implication professionnelle.
11Mais ces goûts familiaux se redoublent de dispositions plus personnelles. Le deuxième type de qualité s’accompagne en effet d’aptitudes intellectuelles particulières : la rigueur, la sensibilité, le sens de l’organisation, la curiosité. « J’étais bon en maths et, tout naturellement, j’ai été dirigé vers des études de mathématiques… J’en suis très content parce que ça m’a donné une capacité à présenter et à raisonner, […] pour le reste, je me suis formé sur le tas », raconte par exemple le fondateur d’un musée. « J’étais un amateur, c’est de par ma sensibilité de l’intérieur que j’ai fait ce travail, en autodidacte, je me suis formé », explique-t-il. « Par ma formation à l’École du Louvre, j’ai une curiosité assez transversale », dit une conservatrice. Ces facultés cognitives personnelles permettent l’acquisition de savoir-faire spécifiques qui seront développés au fil des ans, à travers un parcours de formation autodidacte, universitaire ou institutionnel. Si des « prédispositions » sont jugées indispensables, la compétence patrimoniale ne saurait donc pour autant être totalement innée. Elle repose aussi sur une formation spécifique. Cet apprentissage apporte une dernière qualité dont font état les entrepreneurs de patrimoine. Tous disposent d’un savoir qui dépasse celui des simples usagers de l’objet. « J’étais en esthétique, en philosophie de l’art puis j’ai bifurqué en histoire et civilisation et maintenant j’essaye d’obtenir un doctorat en anthropologie après avoir arrêté longtemps » explique une responsable de collection, alors qu’une autodidacte précise : « Petit à petit, j’ai lu, ça m’a permis de mieux comprendre la démarche, votre travail aussi, ça nous a permis de voir des choses auxquelles on n’avait pas pensé » ; « Je lis beaucoup, je me documente », explique une autre. Cette connaissance de l’objet qui échappe au profane en fait des spécialistes. La collecte l’alimente au fil des ans, autant chez les autodidactes – « J’ai tellement sillonné la ville, pressé les mémoires… Maintenant le musée c’est moi ! », raconte fièrement l’une d’elles –, que chez les autres – « Tous ceux qui sont là, je les connais », rapporte une attachée de conservation. Ce cumul de prédispositions et de savoirs patiemment acquis en fait des experts.
12Deux grandes modalités d’accès au rang de spécialiste se dessinent néanmoins : la première repose sur un parcours de formation relativement linéaire qui permet de devenir professionnel des métiers du patrimoine, la seconde est nourrie d’imprévus et de tâtonnements et caractérise les autodidactes. Les premiers disposent d’un diplôme qui entérine d’emblée leur statut d’expert. En tant que dispositif de consécration, son obtention délimite une frontière entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, et, dans le cas présent, leur assigne une aptitude à l’exercice patrimonial. Ancrée dans le vécu et l’histoire familiale, cette capacité à faire autorité en la matière est ainsi intimement arrimée à l’expérience biographique qui fait le lien entre un savoir institué et des découvertes personnelles. Leur incorporation au fil des ans naturalise pour ainsi dire la compétence à la manière d’une disposition génétique. S’éprouver en tant qu’expert appelle ainsi la possibilité de « naturaliser la différence » (Bourdieu 1982 : 61) en faisant de l’appétence patrimoniale un caractère quasi inné.
13Au-delà d’une simple procédure de validation institutionnelle qu’est appelé à mettre en œuvre le professionnel du patrimoine se joue donc une incarnation de l’expertise. En cela, amateurs autodidactes et professionnels diplômés se rejoignent dans la mesure où ils ont incorporé des savoir-faire propres, qui témoignent d’une relation privilégiée avec les objets du patrimoine. Leur évaluation repose ainsi sur une interaction entre trois niveaux d’investissement physique : « Une appréciation engageant directement le corps de l’expert ; une appréciation qui émerge de la mise en présence d’autres pièces […] ; une appréciation qui provient de la mobilisation de l’ensemble des connaissances stockées dans la documentation de l’expert » (Bessy & Chateauraynaud 2014 : 148). Elle légitime l’implication au nom d’un patrimoine pensé comme « public », y compris d’ailleurs lorsqu’il s’agit de collections privées.
14Être capable d’estimer la valeur patrimoniale intervient donc comme procédure de construction d’une légitimité professionnelle mais cela dénote aussi la possibilité « d’exciper d’une connaissance cognitive spécifique donnant droit à prescrire les normes les mieux à même de servir l’intérêt général » (Traïni 2015 : 20). L’idée d’œuvrer pour un « musée » joue ainsi un rôle essentiel. L’entrée des objets dans une collection pensée comme publique consacre leur valeur. L’appellation « musée » contribue par conséquent non seulement à la transmutation des objets qui y prennent place mais aussi à celle des professionnels qui y officient car « le sanctuaire des Muses est un lieu vide, que sa fécondité dans le champ de la parole et de la mémoire qualifie » (Falguières 2003 : 15). Les autodidactes de la conservation deviennent ainsi des experts en même temps que les objets qu’ils collectent deviennent patrimoine. Leur engagement dépasse l’enjeu strictement patrimonial puisqu’il contribue à leur propre reconnaissance professionnelle.
Collectionneur versus conservateur : le privé contre le public
15Il n’en reste pas moins une tension entre deux types de pratique et de praticiens : ceux qui officient au nom de l’administration du patrimoine d’une part, ceux qui exercent à titre privé d’autre part. Les textes de loi relatifs au patrimoine3, et plus particulièrement les dispositions relatives aux musées4 mais aussi l’ensemble des décrets relatifs au corps des conservateurs du patrimoine5 orientent en effet rigoureusement les manières de collecter et de conserver au nom de l’administration publique. Cet arsenal juridique énonce trois grands principes.
16Le premier est en lien avec le statut des collections des musées : « Les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont, à ce titre, inaliénables6. » Les objets du patrimoine public n’appartiennent donc ni à une personne ni à une entité collective puisqu’ils doivent perdurer indépendamment de tout lien de propriété. L’impératif de sauvegarde, qui détermine cette « inaliénabilité », induit par conséquent leur extraction de la propriété privée. L’entrepreneur de patrimoine doit donc y contribuer : « Tant que c’est privé, il n’y a pas de contrôle, ça se disperse, ça disparaît », explique un conservateur. Patrimoine privé et patrimoine public sont ainsi pensés en rivalité, le premier faisant figure d’ennemi du second. En tant que représentant de l’institution du patrimoine, son gardien est le garant d’une conservation pérenne de biens menacés de disparition.
17Une deuxième règle s’énonce comme conséquence de la première : s’il faut extraire ces biens de la sphère privée, c’est aussi à condition d’évacuer toute considération personnelle lors de la démarche. La charte de déontologie professionnelle des conservateurs l’affirme clairement :
Le conservateur ne peut se livrer directement ou indirectement au ommerce ou à l’expertise d’œuvres d’art et d’objets patrimoniaux. En aucun cas le conservateur ne doit tirer pour son intérêt personnel un avantage indu de sa position officielle. […] Il ne doit prendre de décision et n’agir qu’en fonction de considérations professionnelles. Il doit refuser toute sollicitation morale ou financière extérieure (cadeaux, invitations, avantages en nature, etc.)7.
18Le professionnel ne peut donc être impliqué à titre personnel dans les transactions d’objets. De cette règle déontologique découle la troisième : le recours au savoir scientifique est l’outil indispensable pour évacuer toute considération subjective. Il s’agit de substituer aux motivations d’un « je » celles d’un « nous » que la science aide à saisir. Si le Code du patrimoine ne définit pas la nature de l’objet patrimonial, il fixe ainsi les conditions de son entrée au musée :
Toute acquisition, à titre onéreux ou gratuit, d’un bien destiné à enrichir les collections d’un musée de France est soumise à l’avis d’instances scientifiques dont la composition et les modalités de fonctionnement sont fixées par décret8.
19La politique d’acquisition doit par conséquent s’inscrire dans un projet scientifique et culturel (PSC)9. Contrevenir aux règles déontologiques relèverait de la faute pour le professionnel d’une institution du patrimoine réglementée, aussi les propos des conservateurs institutionnels sont-ils extrêmement policés dès qu’il s’agit d’évoquer leur propre pratique. En découle la négation quasi systématique de toute implication affective pour la décrire.
20Cela n’est pas sans effet sur leur pratique qui, sous le regard quelque peu cynique de Jean Clair (1988 : 42-44), apparaît comme celle d’« un petit fonctionnaire, membre du clergé séculier d’un État qui fait de la culture le culte de sa propre image […]. Pour juger de tout, il ne lui faut décider de rien. Pour garder sa liberté envers quiconque, il ne lui faut s’attacher à personne. Pour accréditer la fiction d’un style universel, qui est la seule foi à laquelle ses fidèles pourraient croire, et pour laquelle certains d’entre eux sont prêts à sacrifier, il lui faut abdiquer tout goût personnel. […] S’il a un cœur égal, c’est parce qu’il a depuis longtemps bridé tout élan, et il ne garde la tête froide que parce que, bien plutôt que l’art, ce qu’il défend, c’est sa carrière ». Jean Clair relève ainsi une contradiction fondamentale à laquelle se heurte le professionnel chargé des collections publiques : pour garder l’approche critique qu’impose son travail de sélection des œuvres dignes de prendre place au sein de l’institution muséale, il lui faut évacuer les affects qui pourraient fausser son jugement. Or, ce faisant, il réprouve les émotions qui sont la raison d’être des objets de musée, objets de « délectation » selon la définition proposée par le Conseil international des musées10 (Icom). C’est donc à une paradoxale contrainte que se trouve soumis le professionnel : il doit évacuer tout attachement affectif aux objets, attachement qui en amont justifie son intérêt à l’égard du patrimoine.
21L’injonction à laisser de côté ses émotions est tellement forte pour les professionnels du patrimoine public qu’ils érigent en contre-modèle un autre acteur de la conservation patrimoniale supposé incarner la tentation affective extrême et néfaste. Miroir et repoussoir de leur pratique, la figure du collectionneur avec laquelle les conservateurs affirment une distance radicale personnifie une conservation abusive, jouissive et peu pertinente car totalement subjective :
Nous, [conservateurs] on fait l’acquisition d’objets dans un intérêt auquel on peut adhérer mais qui n’est pas le nôtre propre, donc on n’est pas dans les mêmes logiques, on est dans des logiques d’enrichissement et de pertinence du patrimoine, on n’est pas dans la logique du collectionneur. Je ne suis pas moi-même collectionneur, même si mon mari trouve que j’en ai un peu trop. Je peux acheter des objets mais dans une perspective de plaisir immédiat, pas dans un projet d’une série, de la collection. […] En plus, moi, la série, ça me donne des frissons, j’ai horreur de ça… [Une conservatrice.]
22Les entrepreneurs de patrimoine qui officient dans la sphère privée brandissent a contrario l’émotion comme moteur indispensable de leur pratique. Eux n’hésitent pas à mettre en avant des motivations affectives dans la collecte. Caroline Bourbonnais décrivait ainsi son mari, à l’initiative de la Fabuloserie, comme « un homme de passion. Bourbonnais, il a toujours fait les choses à fond, il était passionné de cette forme d’art, qu’il ne savait pas comment nommer parce que, pour lui, il n’y avait pas de nom »11. Loin d’être vue comme source d’altération du jugement, la passion est présentée comme principe d’une démarche infaillible, tenace et entièrement mis au service d’un type d’objet, ce qui garantit d’ailleurs la cohérence de la collection. La passion fixe une ligne de conduite. Pour la Fabuloserie, cette ligne est allée de pair avec la mise en œuvre d’un véritable protocole de collecte : « Au fur et à mesure, on profitait de balades ou de vacances, on en prenait peu mais avec les enfants on était obligés d’en prendre, et alors on cherchait des gens comme ça. On s’était fait une phrase et partout où on allait, dans les bistrots de campagne de l’époque, on disait : “On nous a dit qu’il y a dans la région un homme ou une femme, on ne sait plus très bien mais qui fait des choses comme on ne voit nulle part ailleurs.” Et ça, ça nous a ouvert plein de portes ! »12. L’étrangeté d’une production hors des circuits des pratiques artistiques reconnues est entrée en résonance avec la notion d’art brut proposée par Jean Dubuffet à la même époque. La passion du collectionneur s’inscrit ici dans un projet global qui vise la reconnaissance d’une nouvelle forme artistique. C’est donc par le rejet des contraintes académiques que passe paradoxalement son institutionnalisation.
23Alors que les collectionneurs sont érigés en figures emblématiques d’une conservation passionnelle et peu en phase avec les exigences d’une patrimonialité publique, le cadre réglementaire public est, à l’inverse, vu comme un repoussoir par les collectionneurs privés qui œuvrent au nom de l’art brut :
Écoutez, c’est extra : on ne fait pas un travail, on fait ce qui nous intéresse de la façon qui nous intéresse. On est maître de nous, maître de tout ça. Les aménagements, c’est nous qui les faisons comme on a envie. C’est une situation qu’il faut prolonger, sinon on va se retrouver avec des subventions qui vont nous imposer des expositions […]. Non, c’est notre identité, c’est vaincre ou mourir, et puis on n’en démordra pas.
[C. Bourbonnais, mai 2008.]
24Il n’est pas insignifiant qu’une telle prise de distance s’énonce à propos d’objets d’art dit « brut » ; elle renforce une posture de contestation des principes académiques. La liberté revendiquée intervient ainsi à de multiples niveaux : lors de la sélection des objets, laissée au libre arbitre du collectionneur, mais aussi de leur conservation, revendre, échanger restant toujours possible. Les objets du collectionneur privé sont « insérés dans un circuit de transmission permanente » (Bonnot 2014 : 95) alors que le musée apparaît être leur cimetière. La pérennité même du lieu de la collection est orchestrée par le droit successoral et nécessite par conséquent un héritier à même de devenir à son tour le dépositaire de sa portée affective.
25Si collectionneurs et conservateurs brandissent leur alter ego de la thésaurisation d’objets comme un stéréotype, c’est donc aussi en raison d’une proximité reniée, qui se déploie autour de la référence à une commune « identité savante » (Sagnes 2002 : 14). L’érudition unit en effet le collectionneur et le conservateur dont le métier s’est institué au XVIIIe siècle en rupture avec celle du « garde » associé aux tâches manuelles et subalternes (Poulot 1999). L’un et l’autre se nourrissent ainsi malgré les rivalités qui affleurent. Chacun a par conséquent en tête l’opposition privé/public quand il s’agit de faire valoir sa propre légitimité.
26L’horizon ultime de la légitimité professionnelle des conservateurs privés et publics est ainsi balisé par deux dispositifs réglementaires antagonistes : l’administration du patrimoine et le droit successoral. La réglementation publique intervient comme un cadre figé auquel chacun se réfère, y puisant tour à tour un modèle ou un contre-modèle pour sa propre pratique.
Émotions en chaîne : de la découverte à la conservation
27Le rôle des émotions qui se déploient à travers les enjeux d’orchestration du public et du privé déborde les seules considérations interpersonnelles et psychologiques. Dans les musées publics, l’action patrimoniale passe, on l’a vu, par la revendication d’un cadre scientifique impersonnel et objectif où les émotions n’ont pas leur place. Or elles n’en sont pas moins des ressources utiles à l’entrée dans la chaîne patrimoniale. Nathalie Heinich (2009 : 63-72) a ainsi repéré deux temps de la patrimonialisation appelant des émotions. Il y a tout d’abord celui de la confrontation avec l’objet patrimonial. La sociologue note cinq raisons de s’émouvoir face au patrimoine : son ancienneté, sa rareté, son authenticité, sa beauté, sa présence. Il y a par ailleurs le temps de la réaction face à la menace d’une disparition. Ce « travail de l’émotion » (ibid.) va de pair avec un engagement en faveur de la cause patrimoniale qui amène à la mobilisation de la société dite civile. Il semble tout particulièrement actif lors des « émotions patrimoniales » (Fabre 2013) que donnent à voir les réactions à des catastrophes ou des controverses. Les émotions paraissent cependant avoir moins de place dans l’action des professionnels du patrimoine public du fait de l’impératif de mise à distance.
28Si le cadre réglementaire dans lequel ils interviennent trace une ligne de conduite qui a pour corollaire leur neutralisation, le quotidien de la collecte publique laisse néanmoins entrevoir une réalité plus nuancée.
Dimanche, aux puces, voilà pas que j’ai trouvé un fichu de 1820 au plus tard, soie et laine, blanc… Ben je l’ai acheté, je l’ai lavé, je le porterai au musée, qu’est-ce que tu veux…
[Un conservateur.]
29Un objet ne peut en principe être acheté par un professionnel du patrimoine pour être ensuite revendu, ni même donné à un musée. Les conservateurs le savent et déploient souvent des subterfuges pour contourner et rendre imperceptible leur propre implication, inscrivant par exemple la transaction au nom d’un proche. Il n’est pas rare non plus que des objets soient offerts en cadeau à la personne du conservateur : « Mme Lionçot m’a offert ce calendrier l’autre jour, tu vois, il est là, sur mon bureau. Bon, je vais le faire entrer au musée mais je ne pense pas que c’était son intention », raconte une conservatrice. Au quotidien, la collecte renvoie régulièrement à des emprises affectives. Ces attachements multiples supposent la mise en relation avec un monde sensible et une intention qui oriente l’action.
30Que ce soit en découvrant un objet ancien qui tire son authenticité de sa singularité ou un objet banal, la mise en patrimoine peut emprunter un même canal émotionnel : « J’ai vu un fourneau à peignes. Le même que dans l’Encyclopédie de Diderot ! Je n’en avais jamais trouvé avant ! », s’enthousiasme un conservateur. « Ces objets n’avaient d’intérêt pour moi que parce qu’ils étaient les témoins des hommes qui les avaient utilisés », explique un autre. Une histoire sociale révolue qui devient sensible à travers un objet témoin enclenche l’émotion. Dans le cas d’objets contemporains, la rencontre interpersonnelle œuvre dans le même sens. Les souvenirs de situations riches en émotions jalonnent ainsi la mémoire des professionnels : « Comment ne pas s’intéresser à ce type d’objet, surtout quand la dame vous dit : « Ça, c’est mon frère » ? », demande le conservateur d’un musée de société.
31Le temps de la découverte patrimoniale est donc le premier volet de la chaîne dans lequel se déploient les émotions. Son histoire peut même se répercuter au-delà. Une responsable de collection au musée du quai Branly explique par exemple ne pouvoir supporter « le Boli de la mission Dakar-Djibouti, il me fait honte, je ne veux pas toucher cet objet ». Le chantage auquel Michel Leiris a pris part pour l’obtenir est immortalisé dans le récit qu’en a fait ce dernier dans L’Afrique fantôme (Leiris 1934 : 82-83). Le refus du contact marque une distance qu’il convient d’avoir avec les circonstances peu glorieuses voire honteuses de son acquisition, comme si le toucher entraînait l’adhésion au contexte de son entrée dans le patrimoine national français.
32Les relations instaurées avec les donateurs donnent une même charge morale aux objets collectés. Une attachée de conservation raconte ainsi l’histoire d’un homme qui, chaque mois, pendant quatre ans, s’est attardé mystérieusement devant les vitrines du musée et avec lequel s’est peu à peu instaurée une familiarité. Celui-ci arrive un jour accompagné de l’adjoint à la Culture et s’approche d’elle avec le regard de « celui qui va faire une bonne blague ». Il lui dit : « Tu te rappelles l’atelier de fabrication de peignes dont on avait parlé ? J’ai fait ça pour toi. » L’homme lui montre une maquette qu’il a patiemment réalisée pour elle sans le lui dire et qu’il donne ce jour-là au musée en présence du représentant de la mairie. Le cadeau matérialise un lien entre le donateur et le receveur, « sa matérialité est nécessaire à la construction et à la pérennisation du lien social » (Monjaret 1998). Le don fait au musée pour l’attachée de conservation scelle un contrat relationnel : « J’en ai pleuré », raconte-t-elle plusieurs années après. Cette triangulation du don appelle une intimité partagée : la connivence établie entre l’objet et son dépositaire prend une portée culturelle.
33La collecte d’objets place ainsi le professionnel à la croisée d’enjeux difficilement conciliables car elle « repose sur un curieux mélange de savoirs scientifiques, basés sur des orientations bien définies, et d’intuitions résultant de sa propre histoire, du contexte dans lequel nous évoluons et du hasard de la rencontre » (Kollman-Caillet 2003a : 29) et qui ne peuvent être exempts d’enjeux affectifs. Passé le temps de la découverte, l’enregistrement de l’histoire propre aux objets, à la manière envisagée par Igor Kopytoff (1986 : 67), amène à penser la façon dont ils ont été « culturellement redéfinis et mis en usage » et fait du professionnel le dépositaire vivant d’un héritage moral. L’art brut appelle ce même devoir vis-à-vis des créateurs, « ces gens que nous avons tous découverts » expliquait par exemple Caroline Bourbonnais. Mais la biographie racontée est dans ce cas moins celle de l’objet que celle de la personne qui l’a fabriqué, l’un et l’autre se superposant d’ailleurs bien souvent comme l’a montré Nathalie Heinich (1993) à propos des œuvres d’art. Être le dépositaire de l’histoire des objets et, en amont, d’une histoire sociale douloureuse, celle d’Émile Ratier, « devenu aveugle suite à la guerre », ou celle de Pierre Avezard, enfant « malformé et condamné à garder les vaches car les enfants se moquaient de lui à l’école », engendre une même responsabilité morale.
34Une fois inscrit dans les collections du musée, l’objet n’est donc pas moins support d’émotions. La relation physique directe que le conservateur peut établir avec lui renforce ce dispositif émotionnel. Toucher, tenir, manipuler l’objet patrimonial nourrit en effet des sensations à nouveau propices aux émotions : « Là, c’est un fauteuil en fibre de verre moulé de Charles Eames, c’est l’original. Je l’ai testé : ça, c’est le privilège du conservateur », explique une conservatrice.
35Ce contact physique, privilège des conservateurs, consacre le statut de l’expert. Eux seuls ont le droit de manipuler les objets au musée. Quand un simple visiteur ose en faire autant, la conservatrice explique « ne pas le supporter ». Le contact apparaît alors sacrilège. La colère éprouvée rappelle la patrimonialité de l’objet.
36Le pouvoir émotionnel des objets est d’ailleurs appréhendé comme un risque pour l’institution. Aussi l’accès aux collections est-il parfois réglementé, y compris pour les conservateurs, comme au musée du quai Branly : « Il y a une volonté de nous éloigner de la collection, les régisseurs eux n’ont pas une connaissance vénale de la collection, c’est pour éviter les vols », explique une responsable de collection. La mise à distance géographique des réserves favorise la prise de distance affective et limite les tentations.
Un pacte affectif pour essentialiser le patrimoine
37Les transactions d’objets qu’appelle l’enrichissement d’une collection patrimoniale se jouent donc dans un jeu de distanciation plus ou moins aisé. Une attachée de conservation fait ainsi la distinction entre les dons « froids », rares, entre inconnus, et les autres, qui appellent des confidences et l’amènent à entrer dans l’intimité des familles. « J’ai fait beaucoup de déménagements. Vous repartez avec les objets, les machines et les larmes », explique une autre, tel le médecin des âmes. Le donateur peut ainsi devenir un ami dont le professionnel suit la vie, surtout dans les petites institutions : « Depuis sept-huit ans, je vais souvent à des enterrements » remarque une conservatrice. La portée affective de la transaction s’inscrit dans le registre patrimonial à travers l’idée d’une transmission intergénérationnelle qui l’accompagne bien souvent : « Je te donne à toi, petite », lui dit-on. Les dons sont d’ailleurs souvent le fait de personnes âgées qui trouvent au musée la personne à qui transmettre un héritage affectif (Dassié 2010). L’oreille attentive de plus jeunes qu’eux en fait les garants des objets qui pourront être confiés. Rompre ce pacte affectif, c’est courir le risque de tarir une transmission. Refuser un don peut en effet « créer une situation de frustration pouvant entraîner l’auteur à ne plus renouveler une démarche personnelle parfois difficile. Refuser un don, c’est parfois se voir fermer une ou plusieurs portes, celles des possibles » (Kollman-Caillet 2003b : 34) remarque cette conservatrice. Les entrepreneurs de patrimoine doivent donc négocier avec finesse les règles du don et du contre-don, la maîtrise du système relationnel pouvant être mise au service d’une véritable stratégie d’acquisition : « Je joue les bécasses, je me fais expliquer… “Quel dommage qu’on n’ait pas une si belle chose à montrer au musée !” […]. Monsieur N., j’ai mis plus d’un an avant qu’il me montre ses trésors », explique une attachée de conservation. D’autres y font allusion à travers l’idée de devoir « mouiller sa chemise » ou encore de « travailler quelqu’un au corps » avant de pouvoir accéder aux objets convoités. Ainsi l’engagement patrimonial est-il un façonnage des corps physiques aussi bien que du corps social. Or, le pacte affectif scellé autour de l’objet appelle une réciprocité : celui à qui est confié son histoire devient redevable.
38Alors que du côté des institutions publiques la pratique est présentée comme exempte d’émotions, sources d’altération du jugement et d’incohérence, au nom d’une prise de distance scientifique censée encadrer l’action patrimoniale, du côté des institutions privées, les émotions sont au contraire revendiquées comme préalable indispensable, moteur de la pratique et principe de cohérence de la collection, au nom d’une proximité entretenue avec les objets. Nous l’avons vu, cette rhétorique de l’émotion et de la distance ne résiste pas à la mise en pratique de la collecte où, de part et d’autre, il s’agit de composer avec des émotions et de définir des principes qui légitiment les choix effectués et contribuent à donner corps à l’expertise de celui qui se mobilise au nom d’une cause patrimoniale. Dans tous les cas, la pratique de collecte suppose le transfert d’objets de la sphère privée, dans laquelle s’introduit par conséquent le professionnel, vers la sphère publique que représente le musée, y compris quand il reste une propriété privée. Ces transferts privé-public, ce processus de publicisation impliquent des logiques de désappropriation contraires à celles qui encadrent les patrimoines « de proximité » (Gravari-Barbas 1996 ; Chunikhina 2013). Il s’agit en effet moins de jouer sur l’appropriation d’un patrimoine au nom d’une relation affective liée à la familiarité entretenue avec lui que de produire une distance indispensable à la construction de sa portée collective, pour ne pas dire universelle.
39À l’heure du « tout patrimoine », le travail des conservateurs ne consiste par conséquent pas seulement au repérage des rares traces qui ont résisté à l’usure du temps mais aussi à faire advenir le patrimoine. Les conservateurs de musée sont ainsi confrontés à la redéfinition d’une patrimonialité qui impose le passage d’une posture de sauvegarde de restes à une posture d’élection. Sommés de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie face à une inflation des désirs de patrimonialisation, leur rôle consiste autant à établir le sens de l’objet patrimonial qu’à en fonder la valeur, ce qui complique d’autant leur action au quotidien (Martinet 1982). Ressentir et partager l’émotion permet ainsi de signifier mais aussi mettre en forme le système de valeurs qui charpente la relation patrimoniale.
Conclusion
40L’émotion s’impose donc aux professionnels comme une occasion de « réaffirmer leur attachement à des valeurs morales et spirituelles » (Lacroix 2001 : 94). Celle convoquée lors de l’exercice de la sociabilité patrimoniale contribue ainsi, bien au-delà du mode d’expression, à la production d’une valeur commune. Le statut d’expert de l’entrepreneur de patrimoine intervient en ce sens. Il amène à négocier des affects moteurs de la patrimonialisation à de multiples niveaux, de la découverte à la conservation, confirmant que « les régimes de coordination de l’émotion et de l’expertise semblent bien plus se combiner que mutuellement s’exclure » (Traïni 2015 : 22).
41Les émotions éprouvées lors de la découverte d’un objet interviennent ainsi comme des épiphanies : elles révèlent le patrimoine. L’émotion ressentie en découvrant l’objet intervient comme preuve : s’il y a émotion, c’est donc qu’il y a patrimoine et parce qu’il y a patrimoine, il y a émotion. Elle est simultanément l’indice de la valeur et son prétexte. L’objet devient ce dont il est doté, sa patrimonialité s’essentialise. S’enclenche ainsi la possibilité d’un agir : s’engager pour la conservation. L’émotion permet alors l’accès à un second niveau d’interprétation qui entérinera définitivement la valeur patrimoniale aux yeux du professionnel. L’émotion rend sensible une patrimonialité qui peut alors être considérée à travers les critères de la rationalité. Devenue une réalité objective, elle attise la force de conviction de l’entrepreneur de patrimoine pour lui donner sens. L’objet d’affection devient sémiophore (Pomian 1987), le sens de l’objet passant par l’énumération de critères aptes à fonder son authenticité. L’émotion, convertie ainsi en discours scientifique, fait advenir la patrimonialité qui une fois reconnue entérine par rétroaction le statut de l’expert. D’où l’enjeu à se positionner en tant qu’autorité. L’« intense attachement émotionnel et cognitif [en] fait […] des médiateurs essentiels à la mise en patrimoine » (Berliner 2013 : 399) mais qui se trouvent dans le même temps aux prises avec les conditions d’exercice de leur expertise et les rivalités qu’implique la multiplication à la fois des objets patrimonialisables et des entrepreneurs de patrimoine.
Bibliographie
BERLINER DAVID, 2013
« Nostalgie et patrimoine, une esquisse de typologie », in Daniel Fabre (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, ministère de la Culture et de la Communication / Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Cahiers d’ethnologie de la France », pp. 393-409.
BESSY CHRISTIAN & FRANCIS CHATEAURAYNAUD, 2014 [1995]
Experts et Faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Éditions Pétra, coll. « Pragmatismes ».
BONNOT THIERRY, 2014
« La collection patrimoniale, une accumulation raisonnée », in Valérie Guillard (dir.), Boulimie d’objets. L’être et l’avoir dans nos sociétés, Louvain-la-Neuve, De Boeck, pp. 91-103.
BONDAZ JULIEN, ISNART CYRIL & ANAÏS LEBLON, 2012
« Au-delà du consensus patrimonial. Résistances et usages contestataires du patrimoine », Civilisations, vol. 61, n° 1, « Au-delà du consensus patrimonial », pp. 9-22 [en ligne] https://civilisations.revues.org/3113 [lien valide en mai 2016].
BOURDIEU PIERRE, 1982
« Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 1982, vol. 43, n° 1, « Rites et fétiches », pp. 58-63.
BUSCATTO MARIE, 2006
« Voyage du côté des « perdants » et des « entrepreneurs de mémoire » », Ethnologie française, vol. 36, « Sports à risques. Corps du rique », pp. 745-748. Disponible en ligne : https ://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2006-4-page-745.htm [lien valide en mai 2016].
CHEVALLIER DENIS, 2008
« Collecter, exposer le contemporain au MUCEM », Ethnologie française, vol. 38, « L’Europe et ses ethnologies », pp. 631-637.
CHUNIKHINA IRINA, 2013
« Le « patrimoine de proximité » : du coup de cœur au label », in Daniel Fabre (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, ministère de la Culture et de la Communication / Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Cahiers d’ethnologie de la France », pp. 175-194.
CLAIR JEAN, 1988
Paradoxe sur le conservateur, Paris, L’Échoppe.
DASSIE VERONIQUE, 2010
Objets d’affection. Une ethnologie de l’intime, Paris, Éditions du CTHS, coll. « Regard de l’ethnologue ».
DEBARY OCTAVE & ARNAUD TELLIER, 2003
« Objets de peu. Les marchés à réderies dans la Somme », L’Homme, n° 170, pp. 117-138.
FABRE DANIEL, 1992
« L’ethnologue et ses sources », Terrain, n° 7, « Approches des communautés étrangères en France », pp. 3-13. Disponible en ligne : http://terrain.revues.org/2906
[lien valide en mai 2016].
FABRE DANIEL (DIR.), 2014
Émotions patrimoniales, Paris, ministère de la Culture et de la Communication / Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Cahiers d’ethnologie de la France ».
FALGUIERES PATRICIA, 2003
Les Chambres des merveilles, Paris, Bayard, coll. « Rayon des curiosités ».
GRAVARI-BARBAS MARIA, 1996
« Le « sang » et le « sol » : le patrimoine, facteur d’appartenance à un territoire urbain », Géographie et culture, n° 20, pp. 55-68.
GROGNET FABRICE, 2005« Objets de musée, n’avez-vous donc qu’une vie ? », Gradhiva, n° 2, « Autour de Lucien Sebag », pp. 49-63. Disponible en ligne : https ://gradhiva. revues. org/473 [lien valide en mai 2016].
HEINICH NATHALIE, 2009
La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, ministère de la Culture et de la Communication / Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France ».
HEINICH NATHALIE, 1993
« Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, n° 6, « Œuvre ou objet ? », pp. 25-55.
KOLLMAN-CAILLET VIRGINIE, 2003A
« Aux origines du musée et de ses collections », J’ai 10 ans. Collections choisies, catalogue de l’exposition organisée du 21 juin au 23 décembre 2003 au musée de la Chemiserie et de l’Élégance masculine, Argenton-sur-Creuse, musée de la Chemiserie et de l’Élégance masculine, pp. 17-29.
KOLLMAN-CAILLET VIRGINIE, 2003B
« La collecte : de l’objet donné à l’objet choisi, l’impossible choix », J’ai 10 ans. Collections choisies, catalogue de l’exposition organisée du 21 juin au 23 décembre 2003 au musée de la Chemiserie et de l’Élégance masculine, Argenton-sur-Creuse, musée de la Chemiserie et de l’Élégance masculine, pp. 31-41.
KOPYTOFF IGOR, 1986
« The cultural biography of things. Commoditization as process », in Arjun Appadurai (dir.), The Social Life of things. Commodities in cultural perspective, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 64-91.
LACROIX MICHEL, 2001
Le Culte de l’émotion, Paris, Flammarion, coll. « Essais ».
LAMY YVON (DIR.), 1996
L’Alchimie du patrimoine. Discours et politiques, Talence, Maison des sciences
de l’homme d’Aquitaine.
LEIRIS MICHEL, 1934
L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard.
MARTINET CHANTAL, 1982
« Objets de famille/objets de musée. Ethnologie ou muséologie ? », Ethnologie française, vol. 12, « Natures urbanisées », pp. 61-72.
MEYER ANNE-DORIS, 2008
« Les modèles du musée de collectionneur », in Anne Solène Rolland & Hanna Murauskaya (dir.), De nouveaux modèles de musées ? Formes et enjeux des créations et rénovations de musées en Europe, XIXe-XXIe siècles, Paris, L’Harmattan, pp. 71-84.
MONJARET ANNE, 1998
« L’argent des cadeaux », Ethnologie française, vol. 28, « Les cadeaux : à quel prix ? »,
pp. 493-505.
POMIAN KRZYSZTOF, 1987
« Entre le visible et l’invisible », Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », pp. 15-59.
POULOT DOMINIQUE, 1999
« Les origines du conservateur », Musées & Collections publiques de France, n° 21, vol. 222, « Conservateur du patrimoine : un métier pour le troisième millénaire ? », pp. 31-40.
RAUTENBERG MICHEL, 2007
« Les “communautés” imaginées de l’immigration dans la construction patrimoniale », Les Cahiers de Framespa, n° 3, « Patrimoine et immigration » [en ligne], http://framespa.revues.org/274 [lien valide en mai 2016].
SAGNES SYLVIE, 2002
« D’une histoire l’autre. Sociétés savantes et érudits bordelais au miroir de leur passé », rapport final à la mission du Patrimoine ethnologique, Bordeaux, ADERA.
TORNATORE JEAN-LOUIS, 2011
« Mais que se passe(nt)-il(s), au juste ? Sur la relation au passé (patrimoine, mémoire, histoire, etc.) et ses amateurs », in Gaetano Ciarcia (dir.), Ethnologues et passeurs de mémoires, Paris / Montpellier, Karthala / MSHM, coll. « Hommes et sociétés », pp. 75-91.
TRAÏNI CHRISTOPHE, 2015
« Introduction. Des dispositifs visant à la coordination des actions collectives », in Christophe Traïni (dir.), Émotions et expertises. Les modes de coordination des actions collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica ».
VINCENT ODILE (DIR.), 2011
Collectionner ? Territoires, objets, destins, Paris, Créaphis, coll. « Silex ».
Notes de bas de page
1Je remercie tout particulièrement Claudie Voisenat et Annick Arnaud pour leur patiente relecture de ce texte et pour leurs conseils avisés.
2Je remercie tout particulièrement Claudie Voisenat et Annick Arnaud pour leur patiente relecture de ce texte et pour leurs conseils avisés.
3Code du patrimoine, http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?cidTexte=LEGITEX000006074236 [lien valide en mai 2016].
4Loi 2002-5 du 4 janvier 2002 relative aux musées de France.
5Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État, décrets 90-404 et 90-405 du 16 mai 1990 ; 92-28 du 9 janvier 1992 ; 91-839 du 2 septembre 91 ; 2007-1245 du 20 août 2007.
6 Code du patrimoine, art. L450-5 à L451-9.
7Circulaire n° 2007/007 du 26 avril 2007 portant charte de déontologie des conservateurs du patrimoine (fonction publique d’État et territoriale) et autres responsables scientifiques des musées de France pour l’application de l’art. L442-8 du Code du patrimoine, p. 5.
8Circulaire n° 2007/007 du 26 avril 2007 portant charte de déontologie des conservateurs du patrimoine (fonction publique d’État et territoriale) et autres responsables scientifiques des musées de France pour l’application de l’art. L442-8 du Code du patrimoine, p. 5.
9Circulaire n° 2007/007, p. 9.
10Définition réactualisée dans les statuts de l’Icom, adoptés lors de la 21e Conférence générale à Vienne (Autriche) en 2007.
11Entretien avec Caroline Bourbonnais, mai 2008.
12Idem.
Auteur
IdRef : 126699593
Véronique Dassié est chargée de recherche et chargée de cours (Aix Marseille Univ., CNRS, IDEMEC, Aix-en-Provence, France) et responsable du pôle recherche-musée IDEMEC-MUCEM. Elle développe une ethnologie de l’intime. Ses recherches portent sur les engagements affectifs et les pratiques conservatoires qui leur sont associées, qu’elles se déploient dans des contextes ordinaires ou patrimoniaux.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le triangle du XIVe
Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris
Sabine Chalvon-Demersay
1984
Les fruits de la vigne
Représentations de l’environnement naturel en Languedoc
Christiane Amiel
1985
La foi des charbonniers
Les mineurs dans la Bataille du charbon 1945-1947
Evelyne Desbois, Yves Jeanneau et Bruno Mattéi
1986
L’herbe qui renouvelle
Un aspect de la médecine traditionnelle en Haute-Provence
Pierre Lieutaghi
1986
Ethnologies en miroir
La France et les pays de langue allemande
Isac Chiva et Utz Jeggle (dir.)
1987
Des sauvages en Occident
Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie
Frédéric Saumade
1994