Le mythe de la réversibilité
p. 211-228
Texte intégral
Enquête sur la restauration des archives
1Quand un document d’archives arrive dans un atelier de restauration, la question de son identification ne pose plus de problème a priori. Une cote, une sous-série, une série d’appartenance, un service producteur voire un auteur et une datation lui ont été attribués. Le procédé de mise en archives, définitif, irrévocable et irréversible, est d’ailleurs tel que les dépôts fonctionnent comme des terminus patrimoniaux. Les archivistes, confrontés quotidiennement à la double immensité temporelle et matérielle des documents (Both 2010), ne désarment pas pour autant. Au contraire, ils s’organisent face à l’infinité de la masse et à la perpétuité de sa conservation. Dans cet univers où le temps perd de son sens et où l’on perd le sens du temps, ils s’en jouent en s’évertuant à le nier (Both 2012a). Invoquant l’éternité ou l’immédiateté pour expliquer leur engagement patrimonial, ils misent sur le pari pascalien de l’hypothétique lecteur, susceptible dans un mois comme dans un siècle de consulter le fonds qu’ils ont traité.
2Parents pauvres de la famille patrimoniale, les archives ont été rattachées au ministère de la Culture lors de sa création en 19591, après avoir changé huit fois de tutelle en à peine 170 ans. Elles le sont aussi de la littérature scientifique où les travaux portant sur leurs métiers sont encore rares, si l’on exclut ceux produits par la profession elle-même, notamment dans La Gazette des archives2 et ceux de Richard Lauraire (2014) sur la socialisation professionnelle des archivistes ou ceux de Julie Lauvernier (2012 : 257-279) sur la généalogie des pratiques de l’archivistique. Du côté de l’anthropologie, on peut déplorer l’absence de travaux réalisés sur les pratiques archivistiques professionnelles en tant que telles3. Il s’agit davantage du rapport aux archives personnelles, privées, ou d’utilisation des archives comme sources. Par ailleurs, lorsqu’on évoque les archives, et plus largement des objets ou du travail patrimonial, c’est en général pour leur caractère soit exceptionnel, soit probatoire (Jungen & Raymond 2012), exotique voire pittoresque.
3Quant à la restauration – longtemps restée l’apanage des beaux-arts, des monuments historiques et de l’archéologie –, elle est arrivée aussi tardivement dans les ateliers des archives. Patrimoine ordinaire, monstrueux par sa taille, la plupart du temps sériel, rarement prestigieux, il était confié aux relieurs, qui effectuaient des « réparations », quand ils ne refaisaient pas « à l’identique ». Cela explique probablement, au moins en partie, que les principes qui se rattachent à la restauration y soient relativement récents, à l’image de la création, là encore tardive, d’un corps de restaurateurs, dépendant de la direction des Archives de France (décret n° 75-736 du 29 juillet 1975). Il n’y a donc rien d’étonnant non plus à ce que la littérature scientifique, lorsqu’elle s’intéresse aux pratiques des restaurateurs, porte, en histoire de l’art par exemple4, sur les beaux-arts (Étienne & Hénaut 2012) ou alors sur des livres prestigieux tels les anciens manuscrits arabes de la bibliothèque d’Alexandrie (Jungen 2012) mais jamais sur des archives. Par ailleurs, la littérature sur la restauration existe depuis longtemps sous forme technique5 (les effets de tel protocole sur tel matériau, par exemple), théorique ou normative (normalisation Afnor, charte d’Athènes de 1933, convention de l’Unesco de 1972, conférence de l’Unesco à New Delhi de 1956…). Tout porte ainsi à croire que les pratiques de restauration des archives ne sortent pas des ateliers.
4Mais comment procèdent les restaurateurs face à la masse des archives, qui se mesure en kilomètres linéaires, se traite en mois voire en années, et dont la finalité est la conservation perpétuelle ? Fabriquent-ils, à l’instar de leurs collègues archivistes, des dispositifs singuliers pour se familiariser avec l’éternité et l’infini ? Finalement, sur quoi repose leur engagement patrimonial ? Pour tenter d’y répondre, j’ai mené une enquête ethnographique6 durant un mois dans un atelier de restauration et de reliure, au sein d’un service d’archives départementales, et durant deux mois dans l’atelier parisien des Archives nationales (AN)7, et produit une vaste collecte de matériaux8. Il s’agissait de procéder à une analyse comparée entre la perception des archivistes et celle de leurs collègues restaurateurs des archives. Une partie des résultats, portant sur la question de la temporalité, est exposée ici. En effet, comment les restaurateurs s’accommodent-ils du projet archivistique, qui est de conserver pour l’éternité une masse infinie de documents ?
Hésitations, doutes et hypothèses
5Il est apparu que la question ne se posait pas en ces termes : les restaurateurs n’ont pas plus affaire à l’immensité matérielle qu’à l’immensité temporelle. Au contraire, ils n’opèrent pas hors du temps mais contre lui. Leur travail n’étant ni définitif ni éternel, il devrait pouvoir être défait par un potentiel successeur. « Il faut que dans cinquante ans, un restaurateur puisse passer derrière toi et dire : “Cette restauration, ça va”, et défaire ce que tu as fait », m’explique-t-on assez rapidement dans l’atelier des Archives nationales. Quant au fantasme assumé de la conservation pour l’éternité des documents, ils le laissent à leurs collègues archivistes. En outre, ils les affranchissent temporairement de leur identité archivistique : la série, la cote ou leur producteur ne sont dans la plupart des cas même pas évoqués9. En revanche, il est question de registre, de calque, de plan, de liasse, de parchemin, toujours au singulier10. La matérialité recouvre ses droits. Quant à la datation, si chère à l’archiviste, elle devient plurielle, complexe et objet de spéculations. En effet, pas plus le mégissier, le relieur que le parcheminier ne signait ou ne datait son travail, contrairement au notaire ou au juge de paix… D’ailleurs, que faut-il dater ? La technique, les matériaux, les tracés, les rajouts, les réemplois ? L’objet n’a plus une datation fixe, incontestable, mais il appartient à plusieurs périodes, parfois très rapprochées ou d’autres très distantes. On passe alors du régime de la preuve de l’archiviste – qui s’appuie sur tous les signes d’authentification que sont la date, la signature, le sceau ou le cachet – à celui de l’hypothèse du restaurateur. « Ne jamais se fier à la date d’édition du texte pour déterminer la reliure. Jamais. C’est un indice, c’est tout », m’explique une restauratrice. Dans un atelier, on s’appuie sur des indices, des traces, des estimations, rarement transformés en preuves. Les restaurateurs, qui connaissent l’histoire des techniques, en font des repères, sans certitude absolue, les archives, surtout les registres, présentant souvent des techniques de périodes distinctes qui se chevauchent.
[Ce registre] est très intéressant, il a des aspects très médiévaux… Les coutures… Cinquante ans plus tard, on faisait plus ça. Des tranchefiles11 en cuir, des points de sellier : c’est un document de transition. Les motifs de la décoration, les attaches… C’est une reliure de transition avec des aspects modernes. Le format, c’est un petit format, c’est du papier.
6Ce registre, aux caractéristiques techniques anachroniques – coutures et formats correspondants à des périodes différentes – sera estimé à l’œil au premier quart du XVIe siècle, sa datation étant 1530. À ce petit jeu, les restaurateurs s’en sortent plutôt bien, surtout les plus expérimentés, qui repèrent des anachronismes, illustrant une période charnière. Le régime de l’hypothèse s’applique aussi pour les usages des documents tant du point de vue de leur fabrication – non de leur finalité, laissée aux collègues archivistes – que des aléas qu’ils ont pu subir. L’usage des termes « vraisemblables », « crédibles », « probables » dans le discours des restaurateurs atteste que la véracité et la cohérence prédominent par rapport à la vérité. Couvertes par le régime de l’hypothèse – qui comprend un risque, une honnêteté affichée, une compilation d’indices et un rejet de l’affirmation – leurs suppositions protègent leurs auteurs (« Ça reste flou… Je suis pas sûre de moi. Sur plein de choses, je n’ai pas de réponses catégoriques », « Ce qui l’a sauvé, lui [registre des rentes d’une abbaye], c’est la saisie pendant la Révolution. Il était dans son abbaye et il est arrivé ici. Ça c’est des suppositions qui sont vraisemblables »). L’absence de preuves conduit bien sûr les restaurateurs à être prudents mais cette précaution s’explique aussi par le fait qu’au-dessus d’un restaurateur, il y a toujours un conservateur (« C’est lui qui tranche », « On n’est pas légitime à décider »).
7L’hésitation se loge aussi dans les différentes options d’intervention, dans la crainte des réactions imprévisibles des matériaux, alors même qu’il y a une obligation de résultat et qu’il n’existe pas d’équivalent au « divers » et autres « varia », ces jokers si utiles pour sortir des impasses du classement archivistique. Les restaurateurs font du document d’archives un objet d’investigation empirique par l’observation à l’œil nu pour comprendre, relever des indices et émettre des hypothèses sur son histoire, ses usages, ses techniques, ses dégradations (mécaniques, biologiques ou physico-chimiques) qui ne donnent pas systématiquement lieu à des validations ou à des infirmations. Ensuite, ils poursuivent leurs interrogations pour déterminer la nature et les modalités de leur intervention. Parce que l’absolue certitude et la standardisation n’ont pas leur place et qu’il n’existe pas deux documents identiques, deux déchirures similaires, deux feuillets dégradés de la même manière et surtout pas une seule façon de procéder, les restaurateurs se plongent – non sans un certain plaisir – dans un questionnement permanent. Ce dernier ne les entraîne pas dans un abîme de perplexité mais au contraire stimule leur imagination (pour inventer des outils, des techniques), leur curiosité – chacun ayant sa propre documentation sous son établi – et les échanges entre collègues. Plusieurs options de traitement sont souvent possibles et les archives réservent des surprises, que ce soit au niveau technique (un point de couture inconnu), au niveau des réemplois comme des réactions des matériaux. Comme les documents réagissent mal ou ne se comportent pas toujours conformément aux attentes du restaurateur, il arrive que des encres fusent malgré les tests ou que des parchemins se montrent récalcitrants à la mise à plat malgré l’humidification. Dans le domaine de la restauration, « c’est la matière qui a le dessus », « c’est la matière qui décide de tout », « le parchemin gagne toujours, il a une puissance phénoménale ». Ainsi, le risque lié à la dégradation du document se double de celui de sa réaction et le restaurateur peut obtenir l’effet exactement contraire à celui recherché, c’est-à-dire dégrader encore plus le document alors qu’il a pour mission d’en améliorer l’état. Face à la ténuité des preuves de datation, à ses réactions parfois imprévisibles, le document devient énigmatique et amène le restaurateur à adopter un discours interprétatif, prudent, privilégiant le vraisemblable à la certitude.
Science ou scientisme…
8Face à ce faisceau d’incertitudes, la science, chimie en tête, et son discours savant apportent dans les ateliers la rationalité (Doumas 2010 : 32-39) – avec son lot de preuves matérielles – et surtout des réponses. Le phénomène n’est pas nouveau et remonte aux débuts de la restauration moderne entreprise en France dans les années 1980, période transitoire où les interventions ne font plus uniquement appel aux savoirs artisanaux, avec la remise à neuf, à l’identique, « à la façon de… », suivant la digne reproduction des techniques traditionnelles. Cela se traduit par l’introduction de machines et de procédés « magiques12 » tels le Filmoplast® – « quasiment du scotch » m’expliquait un relieur d’un service d’archives départementales – et le thermocollage par Laminator®13, autrement dit l’introduction de la technologie et de la science dans les ateliers de reliure. Des ingénieurs, des chimistes, continuent de leur prescrire via des directives ou des recommandations ministérielles des protocoles, des produits, des machines que les techniciens d’art suivent, ne disposant pas de toute façon des compétences pour les évaluer.
9Progressivement, l’autorité scientifique s’impose dans les ateliers. Le vocabulaire savant par l’entremise de la vulgarisation s’immisce dans celui des restaurateurs : on me parlait de « liaisons hydrogène », de « chaîne d’amidon » et autres molécules. La chimie aurait-elle réussi son entrée dans les ateliers de restauration des archives ? Il semblerait qu’il s’agisse davantage d’alchimie dans le sens où il y a agencement et transformation des matériaux que de chimie à proprement parler, en l’absence de recherche théorique et d’écriture de formules. Les anciens, parcheminiers, papetiers ou relieurs, ignoraient tout de la chimie des matériaux au sens académique du terme, ce qui ne les empêchait pas d’exercer leur métier. Cette chimie intuitive, qui ne s’attardait que sur les interactions visibles, est dorénavant détrônée par une chimie de l’invisible.
10L’introduction de notions, d’outils et d’appareils scientifiques, aboutit aussi à une exploration de plus en plus précise du document. Depuis l’échelle chirurgicale (scalpel, travail au millimètre) jusqu’à l’infiniment petit (explications des réactions chimiques) en passant par le point de vue microscopique (prélèvements en cas de soupçons d’infestations de moisissure, par exemple). C’est ainsi qu’on découvre qu’un tirage papier d’une photo argentique contient plusieurs épaisseurs. « Il y a l’épaisseur, l’image est contenue dans une couche de gélatine extrêmement fine, elle-même sur une couche, on va dire un emplâtre qui est le sulfate de baryum, extrêmement lisse, c’est ce qui donne le côté brillant. Il faut arriver à gérer trois épaisseurs : le papier qui est la partie la plus épaisse, le sulfate de baryum, qui est un 1/8e de l’épaisseur, et puis la gélatine qui est juste posée dessus avec les sels d’argent à l’intérieur », explique un restaurateur des Archives nationales. Cette perception de la matérialité du document revient à l’agrandir et à la considérer sous une certaine géographie avec ses plis, ses strates, ses bourrelets, totalement indépendamment de son contenu intellectuel. On assiste alors à une inversion des valeurs où tout en isolant une parcelle du document – donc en le réduisant symboliquement – les restaurateurs parviennent à l’agrandir. Le document acquiert dès lors une épaisseur, un volume, une dimension supplémentaire jusqu’aux limites du monde visible, au-delà duquel l’univers devient étranger au restaurateur. Ce seuil critique observé aux Archives nationales concerne des restaurateurs, anciennement relieurs ou doreurs, ou n’ayant pas suivi les nouvelles formations du type de celles des stagiaires qu’ils accueillent (master Conservation des biens culturels de Paris-1 ou de l’Institut national du patrimoine) où les enseignements de la chimie, de la physique des matériaux comme de la microbiologie occupent une part importante des emplois du temps (près de 11 % des heures). On observe alors une rupture tant générationnelle que technico-scientifique entraînant une transformation du document, lequel devient, comme les œuvres d’art ou les pièces archéologiques bien avant lui14, un objet dont on extrait des preuves, sous-entendu des arguments irréfutables. La politique d’accueil des stagiaires introduit dans l’atelier des AN des données scientifiques jusque-là inconnues, ce qui se traduit par une transaction entre des professionnels transmettant leur expérience et des étudiantes – puisqu’il ne s’agit que de femmes – apportant leurs connaissances. Ces futures restauratrices développent une triple approche du document d’archives – historique, scientifique et technique, à l’image du découpage de leur mémoire de fin d’année – laquelle se révèle très éloignée de la réalité de la vie des ateliers. En effet, malgré l’importance croissante des sciences « dures », notamment la chimie, dans les formations des nouvelles générations, les pratiques observées montrent que leur usage n’est pas courant dans les ateliers de restauration des archives, faute de compétences, d’utilité, de matériel et de temps.
La déontologie
11Si les restaurateurs sont confrontés à un infini, c’est celui du petit, voire de l’invisible avec la chimie, les millimètres de leur territoire d’intervention sur les archives, répondant aux kilomètres linéaires de celui de leurs collègues archivistes. Quant au rapport au temps qu’ils entretiennent avec les documents, il va se trouver considérablement changé avec l’arrivée de la déontologie directement dérivée de la théorie de Cesare Brandi (2001), qui a cherché à donner une approche critique de la restauration15. Son nom a été régulièrement évoqué dans l’atelier des Archives nationales. La théorie du fondateur, en 1939, de l’Istituto centrale per il Restauro de Rome est à la restauration ce que celle des trois âges des archives (courantes, intermédiaires, définitives) d’Yves Pérotin (1961) est à l’archivistique : incontournable. Autrement dit, en arrivant dans un atelier où ça frotte, ça gratte, ça colle et ça décolle, on m’a très vite incitée à détacher mes yeux des établis et à les plonger dans la théorie : « Il faut absolument que tu lises Brandi et Bertholon16. » L’apparition de la déontologie dans l’univers de la restauration en général, et des archives plus tardivement, fait figure de réponse aux pratiques antérieures où l’absence de règles et de principes a conduit aux pastiches, aux faux vieux. Elle se traduit par la mise en place d’une définition institutionnelle de la profession avec le texte dit « de Copenhague » (Icom 1986), complété et enrichi en 2002 par les règles professionnelles et le code éthique de l’Ecco (Confédération européenne des organisations de conservateurs-restaurateurs). La diffusion des grands principes de la restauration a été facilitée avec l’arrivée dans les années 1990 à l’atelier des Archives nationales d’une jeune équipe venant de la BnF. Dorénavant, le respect de l’intégrité intellectuelle et matérielle du document engage directement celle du restaurateur17, qui doit « rester honnête », car il n’est « ni faussaire, ni illusionniste ». Outre l’examen préalable du bien patrimonial à restaurer, les règles sont les suivantes : une intégration (chromatique ou de matière) visible, une intervention sur la structure (et non sur les informations) et la compatibilité des matériaux utilisés ainsi que leur réversibilité. Comment s’articule cette théorie à la pratique ? Il est vrai que si les anciens ont pu, en toute bonne foi, abîmer des documents et parfois jeter ce qui de nos jours serait gardé, on a l’impression en observant et en écoutant les restaurateurs qu’ils portent en eux la crainte de dénaturer, de mal faire. À tel point qu’on peut se demander si cette réflexivité récurrente sur le sens qu’il faut donner à la restauration n’en limite pas la portée. Les marges d’intervention semblent rétrécir toujours un peu plus, tant au niveau des matériaux qu’au niveau du degré d’intervention. En effet, l’interdiction d’un produit est rarement suivie de la proposition d’un produit comparable. « On n’arrive pas à l’équivalent souvent du résultat. Exemple : c’est bien la Klucel®, pour les encres métallo-galliques, mais l’adhésivité est moins bonne », m’explique une restauratrice des AN. Entre les matériaux qu’on peine à se procurer et ceux dont l’usage est interdit, l’étau se resserre. Par ailleurs, les interventions deviennent de plus en plus minimalistes. Au fur et à mesure que la restauration se déleste des interventions qui brutalisaient les archives (comme le blanchiment au chlore, aujourd’hui interdit), elle semble s’affranchir de plus en plus de sa matérialité. Ainsi, chaque traitement doit pouvoir être justifié, argumenté, légitimé. « Il faut justifier tes choix », conseille un restaurateur à une stagiaire des AN. La rhétorique prendrait-elle le pas sur la pratique comme la connaissance le fait sur l’expérience ?
Le mythe de la réversibilité
12En anthropologie, la notion de mythe18 définit classiquement un récit fondateur atemporel qui se transmet de génération en génération. Le mythe établit un ordre du monde tout en permettant un agencement entre passé et présent, une continuité entre une croyance et la réalité. Ce qui est qualifié ici de mythe de la réversibilité ne renvoie évidemment pas à l’acception cosmogonique ou symbolique du récit : point de héros, de personnages imaginaires ou de rituels qui les mettraient en scène. En revanche, on observe dans le cadre de la restauration des archives l’existence d’un dispositif matériel et intellectuel, porté par un discours, qui permettrait aux documents de traverser le temps dans le passé comme dans le futur et de conserver une constance matérielle. Ce dispositif repose sur une croyance en la fiabilité des matériaux utilisés.
13La réversibilité est un phénomène qui résulte directement de la conjonction des apports scientifiques et théoriques appliqués à la restauration. Il s’agit ni plus ni moins de pouvoir revenir à l’état antérieur grâce à l’emploi de matériaux neutres, stables et permanents19 tout en assurant la pérennité du document et en le protégeant contre lui-même. Concrètement, toute intervention que subit par exemple un registre dans un atelier doit pouvoir – en théorie – être annulée, sauf les opérations qui ont permis de retirer des éléments nocifs tels le dépoussiérage et la désacidification. En effet, « toute colle peut être réversible, dès lors qu’on a trouvé le solvant qui va avec », les coutures se défont, le pastel sec se gomme, le papier japonais se décolle. Rien ne doit être définitif. L’état originel d’un document n’existant pas – car il est indéfinissable –, le restaurateur par son action crée trois états : l’état constaté, l’état restauré et l’état permanent. Le premier correspond à celui du constat d’état, document descriptif préalable au traitement qui recense l’ensemble des altérations physiques et chimiques. Le deuxième état résulte des différentes interventions pratiquées par le technicien d’art. Enfin, le troisième est celui de la permanence, fabriqué à l’instant T, que les futurs restaurateurs devront pouvoir retrouver en pratiquant une dérestauration. Le document subit donc des traitements au présent dans une double perspective temporelle.
14La première le positionne délibérément à contretemps, puisqu’une fois restauré, il doit potentiellement pouvoir revenir dans le futur à ce passé, celui dans lequel il a été stabilisé dans l’atelier, un peu comme si les traces de la restauration pouvaient être gommées, comme s’il était possible qu’il retrouve son état constaté (exception faite des moisissures et de l’empoussièrement). La seconde le cristalliserait, l’isolerait, l’encapsulerait dans une temporalité propre, qui serait idéalement affranchie des inexorables dégradations du temps, il ne vieillirait plus… Ce chassé-croisé des temporalités aboutit à une situation tout à fait paradoxale où cet état, que l’on peut qualifier d’« intemporel », est tout à la fois un point de repère et une finalité, une cause et une conséquence, un idéal et un objectif. Cet état se révèle simultanément intemporel et éphémère puisqu’il se loge dans les interstices laissés entre l’état constaté du document entrant à l’atelier et l’état restauré, dans lequel il en sort. Ainsi, le document, grâce à la réversibilité, atteindrait l’idéal de la théorie de la conservation en conservant une permanence matérielle de son support tout en pouvant subir des interventions délébiles. Cela facilite, en outre, le travail des futurs restaurateurs, qui à leur tour utiliseront des matériaux encore plus neutres, plus permanents, plus stables et plus réversibles, afin que d’autres après eux puissent aussi défaire ce qui a été fait, et ainsi de suite… On peut imaginer de la sorte que la charte, la reliure, l’estampe ou le calque ne s’écarteront que très peu et surtout que très lentement de leur « état intemporel », et que leur conservation pourra s’étirer en longueur – sans aller jusqu’à l’éternité archivistique, les restaurateurs étant tout de même moins optimistes que leurs collègues archivistes. Cette idée fantasmagorique et vertigineuse, qui découle directement de la théorie, relève quasiment du registre de la croyance. Le restaurateur aurait le pouvoir d’arrêter et de statuer sur la matérialité du document à un instant donné et son efficacité dépendrait en grande partie d’une croyance partagée. Or, les restaurateurs s’avèrent, sur la question, plus dubitatifs que ne le préconise la théorie.
15En effet, lorsqu’ils ont évoqué devant moi ce principe de « réversibilité » des techniques et des matériaux utilisés, je l’ai trouvé assez séduisant tout en restant perplexe. Cela semblait incroyable, irréel et à la limite de la supercherie. Je cachais tellement peu mon incrédulité que les restaurateurs ont commencé à nuancer leurs propos. D’abord, on ne parle pas de « réversibilité » mais de « degré de réversibilité ». Ensuite, si un produit est réversible, il « laisse quand même une trace » car « ce n’est pas anodin », « la colle présente dans le papier n’est pas vraiment réversible », « la réversibilité c’est pour l’intervention, pas pour le traitement chimique, faut pas être dupe ». En outre, sur certains matériaux – les photographies, par exemple – la réversibilité théoriquement possible semble extrêmement délicate puisque effacer les interventions précédentes risquerait de les détériorer. Si l’application du principe de réversibilité est envisageable, elle n’est pas toujours souhaitable pour le document lui-même, comme me l’explique l’ancienne responsable de l’atelier des AN :
Un apport de produit chimique, c’est jamais neutre. C’est une matière étrangère qui n’existait pas à l’époque du document. […] On n’est jamais sûr de leur stabilité dans le temps. Finalement, c’est le produit naturel le plus fiable. À chaque fois, ça a été remis en question. Par exemple, pour les colles, la recherche nous a trouvé les acrylates stables. L’idée c’est d’avoir une colle réversible. Là aussi, la réversibilité est théorique. […] Et on se rend compte que les acrylates, c’est pas si neutre que ça…
16Évoquer la question de la réversibilité, c’est aussi interroger la confiance qu’accordent les restaurateurs aux matériaux qu’ils utilisent et, plus largement, à la science qui les fabrique, les recommande ou les interdit. Un chimiste explique qu’il y a « une dimension qui biaise tout ce qu’on peut dire : c’est réversible au moment où on applique le produit. Alors, on se dit : “S’il est réversible aujourd’hui, il le sera dans cent ans” ». Concernant les matériaux traditionnels tels les colles protéiniques (d’œuf, de poisson, de peau de lapin…), on dispose d’un recul historique puisque les restaurateurs constatent chaque jour de visu leur évolution à travers les siècles. Il en va autrement pour les plus récents. Or, l’enquête a révélé que certains restaurateurs, échaudés par les effets parfois désastreux des précédentes préconisations, émettent des réserves et que la confiance absolue n’est plus, comme pour ce relieur des archives départementales à propos du Filmoplast®, et pour son collègue à propos du thermocollage :
J’étais déçu, déçu, parce qu’on croyait avoir fait du bon boulot en suivant les règles de l’art. On suivait les règles. Surtout sur le ton sur lequel on nous l’a dit, c’est comme si on faisait des conneries. Et ça continue… Aujourd’hui, ils ont tous entre 20 et 30 ans, et ils ricanent de ce qui a été fait. […] Mais ce qu’ils savent pas, c’est que ce qu’ils sont en train de faire, ils prendront la même douche dans la gueule dans trente ans…
J’en ai fait deux mille des comme ça, des plans ! [thermocollage avec le Laminator®] Ils sont de toute beauté ! [rires] Ils sont pas abîmés, ils ont pas bougé… […] Bon, la seule chose, c’est que ça a bouffé les encres ! On va quand même pas… [éclat de rire] Faut savoir ce qu’on veut ! On va quand même pas jouer sur les détails !
17À tel point que l’impression donnée est que la science ou l’ingénierie inventent des produits, des protocoles, des machines que les restaurateurs utilisent en toute confiance jusqu’à ce que cette même autorité les déclare nocifs. Dans un cas comme dans l’autre, les techniciens se soumettent au discours de la connaissance dans le même temps que la connaissance leur échappe. Le doute peut même s’instaurer chez certains non seulement dans leur pratique mais aussi à l’égard de la science devenue toute puissante, comme chez cette jeune restauratrice des Archives nationales :
Si ça se trouve, dans vingt ans c’est moi qui vais me retrouver à sa place [doyen de l’atelier] et qui dirai : « Ah… dans mon temps, on faisait comme ça… » Et de l’autre côté, on va dire : « Mais c’est un truc de fou ! Vous êtes malades ! Mais pourquoi vous avez fait ça ? »
18De son côté, la science, représentée par des laboratoires comme le Centre de recherche sur la conservation des collections (CRCC) avance (« Il y a des modes. Pendant longtemps, ça a été l’acidité. En ce moment, le grand truc, c’est les encres ferrogalliques. ») Les ateliers des Archives nationales se trouvent associés à des expérimentations, bien que l’équipe ne saisisse pas toujours la subtilité des résultats. Toujours est-il que c’est la science qui déclare un beau jour, par l’entremise d’une directive ministérielle20, qu’il faut arrêter d’utiliser tel produit ou tel protocole. En outre, les restaurateurs n’ont qu’une connaissance très succincte, empirique et immédiate de la réversibilité de leurs actions, comme me l’expliquait l’un d’eux :
Par exemple, quand ils sont confrontés à un traitement inefficace qu’ils ont eux-mêmes mis en œuvre, ou bien parce qu’ils ont été obligés de démonter telle reliure pour diverses raisons, mais jamais parce qu’une étude particulière ou un laboratoire ou qu’eux-mêmes ont effectué une batterie de tests. […] Quand on sait les variations énormes qu’il peut y avoir en termes d’impact d’un même traitement sur deux objets anciens que l’on croyait similaires, on peut douter de la reproductibilité des expériences empiriques en réversibilité des traitements.
19Les restaurateurs, comme les institutions patrimoniales, sont obligés de se fier à la documentation scientifique en vigueur. Il serait intéressant de voir dans quelle mesure l’arrivée de nouvelles générations de restaurateurs dans les ateliers conduit à un autre dialogue avec la science, même si elle demeure à la périphérie de la pratique professionnelle. En attendant, les restaurateurs s’efforcent d’y croire, de se convaincre et de rassurer les responsables des fonds, leurs commanditaires, en produisant des dossiers de restauration de plus en plus épais et dotés des signes extérieurs de la scientificité.
Conclusion
20Le mythe de la réversibilité, découlant des apports scientifiques, théoriques et déontologiques appliqués à la restauration, permettrait de retarder toujours davantage la disparition définitive des archives grâce à un processus infini de restauration et de dérestauration. Dès lors que l’état intemporel a été défini dans l’atelier, les marques des interventions sur un document doivent pouvoir être intégralement enlevées. Or, ces traces font partie de l’histoire du document, au même titre que celles des anciens que l’on regarde parfois, telle la reliure du XIXe siècle appliquée à un registre médiéval, en respectant le principe érigé par Brandi (2001 : 32) qui stipule qu’il ne faut effacer aucune trace de son passage dans le temps. À l’atelier, on avance qu’il y aurait différents types de traces, qu’il serait plus légitime de préserver certaines d’entre elles, à l’image des traces d’usage que sont les plis sur un parchemin, légèrement mis à plat pour des raisons de conservation mais toujours visibles. Pour les restaurateurs, la restauration actuelle ne serait pas un usage en tant que tel, lié à la fonction du document, mais une action périphérique, qui en permet la sauvegarde et la consultation. Très logiquement, il n’y aurait aucune raison que cette étape, qu’ils espèrent réversible et éphémère à l’échelle de l’éternité de la conservation, trouve sa place dans l’histoire du document. Or, la restauration ne peut s’affranchir du temps car elle fait suite à un processus antérieur de dégradation (action chimique ou mécanique), elle a lieu à un moment donné (exposition, consultation, prêt, numérisation). Les interventions sont marquées par leur époque – l’« état intemporel » est lui-même daté – et des doutes existent sur la réversibilité totale dans le futur.
21À vouloir conserver au plus près le passé du document, s’écarter le moins possible de l’état constaté, minimiser les interventions, les restaurateurs n’occultent-ils pas une partie de l’histoire des documents, celle de leur travail ? Ne sont-ils pas de la sorte engagés dans une impasse, une double contrainte, une contradiction insoluble ?
Bibliographie
ARCHIVES NATIONALES, 1999
Règles pour la restauration et la reliure des documents d’archives, Paris, Archives nationales (service technique de la direction des Archives de France).
BARBE NOËL & JEAN-CHRISTOPHE SEVIN, 2005
« Rencontre avec un braconnier de l’archive », Sociétés et Représentations, n° 19, « Lieux d’archive. Une nouvelle cartographie : de la maison au musée », pp. 65-75.
BOTH ANNE, 2009
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Notes de bas de page
1Les Archives nationales ont été créées sous la Révolution par le décret du 7 septembre 1790, les archives départementales avec la loi du 5 brumaire an V (26 octobre 1796) tandis que les archives municipales ont connu une plus grande disparité avec néanmoins un premier dispositif législatif contraignant les communes à pourvoir aux frais de conservation de leurs archives avec la loi municipale du 5 avril 1884. La centralisation instaurée par la loi du 7 messidor an II impose un contrôle scientifique et technique de l’État sur toutes les archives publiques et la création d’un réseau archivistique national. Pour un historique des archives en France, voir Sophie Cœuré et Vincent Duclert (2001 : 11-13) et plus spécifiquement, pour les archives locales, voir Julie Lauvernier (2012: 46-51)
2D’ailleurs, ne sont abordés dans La Gazette des archives, publiée par l’Association des archivistes français, que les aspects du métier d’archiviste. D’où la publication d’un numéro consacré aux autres métiers des archives (photographe, restaurateur, magasinier, webmaster, chargé de la conservation préventive, etc.) : La Gazette des archives, n° 239, « Chemins de traverses : ces métiers au service des archives. Regard d’une ethnologue », 2015.
3 Voir les travaux de Christine Jungen sur l’utilisation des archives dans une enquête ethnographique en Jordanie (2009), de Valérie Feschet (1998, 1993, 2005) et d’Anne Monjaret (2005) sur les archives privées, et enfin de Noël Barbe et Jean-Christophe Sevin (2005) sur un collecteur de papier dans une déchetterie. De son côté, Daniel Fabre (2002 : 19-42) appréhende les archives autobiographiques comme la conjonction de trois phénomènes : une vie, un sujet et un écrit.
4On observe cette même hiérarchie dans les institutions au sommet desquelles se situent les musées des Beaux-Arts, puis les bibliothèques, et à la base… les Archives.
5On observe cette même hiérarchie dans les institutions au sommet desquelles se situent les musées des Beaux-Arts, puis les bibliothèques, et à la base… les Archives.
6Cette recherche s’inscrit dans la continuité de deux enquêtes ethnographiques sur les pratiques archivistiques, menées entre juin 2009 et juin 2010 au sein d’un service d’archives municipales, puis départementales et à la direction des Archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères et européennes, également financées par le ministère de la Culture et de la Communication dans le cadre d’appel à projets du même programme. Il en a résulté deux rapports (2009, 2010).
7La configuration de cet atelier a depuis considérablement changé : de nombreux restaurateurs ont quitté l’atelier, notamment pour éviter d’aller travailler dans le nouveau bâtiment des Archives nationales, situé à Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Certains ont changé d’institution ou de métier pour partir à la BnF, à la Sorbonne, dans des services d’archives départementales, aux Archives nationales d’outre-mer (Aix-en-Provence) ou encore aux Archives nationales de Fontainebleau. De nouvelles recrues, des jeunes restauratrices que je ne connais pas, sont venues en partie les remplacer. Comme toujours, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, le triptyque archivistique – personnel, fonds, bâtiment – (Both 2009) est animé par un incessant mouvement.
8Huit carnets de notes, 16 discussions ou explications enregistrées, 20 entretiens enregistrés, 1 351 photos, 197 vidéos, une trentaine d’échantillons.
9Exception faite toutefois de séries qui sont objets de grands chantiers, comme c’était le cas des plans de la série N2-Seine aux AN, restaurés avant leur numérisation. Dans ces cas-là, c’est la masse qui prévaut sur la pièce. Depuis, les grands chantiers de numérisation se succèdent. Quand les restaurateurs parlent de leur travail, ils n’évoquent plus des parchemins ou des registres, mais des noms de « projets », comme Verspera actuellement (projet de numérisation des plans de Versailles dans le cadre du LabEx Patrima) ou d’expositions à venir (« Jaurès », « Pouvoir en actes »…).
10Patrice Marcilloux (2013 : 33) rappelle que Michel Foucault fut le premier, avant Jacques Derrida, a faire un usage intensif du mot « archive » au singulier dans L’Archéologie du savoir (1969), tandis que quarante-cinq ans plus tard, le dictionnaire Le Robert le qualifie toujours au pluriel.
11La tranchefile est un petit bourrelet (papier, parchemin, cuir) entouré de fil qui se met en tête et en queue du dos d’un livre pour assembler les cahiers.
12Le terme « magique » est celui employé par un relieur, il doit être entendu au sens ordinaire, très éloigné de toute dimension surnaturelle.
13Le Laminator®, machine à laminer à chaud à l’acétate de cellulose, a fait l’effet d’une révolution. Son usage était recommandé en 1976 dans une directive de l’Unesco pour la conservation et la restauration des documents d’archives.
14Les beaux-arts et les pièces archéologiques bénéficient depuis longtemps des apports techniques et scientifiques qui permettent une pluralité d’analyses (morphologie, composition, provenance, datation, authentification). En comparaison, les archives ne sont que depuis très peu objet d’intérêt scientifique. On apprend par exemple sur le site du C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France) qu’une première expérience aux rayons X a été menée par le docteur André Chéron dès décembre 1920 au musée du Louvre sur L’Enfant en prière du Maître de Moulins et qu’un compte rendu en a été fait à l’Académie des sciences deux semaines plus tard. S’en suivront des études aux rayons X, à la lumière polarisée aux rayons ultraviolet et aux filtres lumineux pour authentifier les tableaux.
15Ce texte est devenu un véritable classique, objet de nombreux travaux en histoire de l’art. Voir notamment les actes du colloque du 25 octobre 2007 de l’Université libre de Bruxelles, intitulé « Cesare Brandi (1906-1988). Sa pensée et l’évolution des pratiques de restauration », édités par Nicole Gesché-Koning et Catheline Périer-d’Ieteren (2008).
16Les cours photocopiés de théorie de la restauration de Régis Bertholon, professeur d’histoire de l’art à Paris-1, sont soigneusement rangés dans la documentation personnelle, sous l’établi de la majeure partie des restaurateurs des Archives nationales.
17Mais l’affaire se révèle plus complexe que ne l’avait écrit la théorie, car l’objet patrimonial a une pluralité d’intégrités concurrentes à préserver – historique, physique, esthétique. Or, le restaurateur se trouve parfois dans une situation paradoxale où il doit arbitrer, argumenter, négocier tout en préservant son intégrité et celle de son objet dans un environnement qu’il ne contrôle pas totalement (Both 2012 : 57-58).
18Cette définition est très générale dans le sens où les structuralistes (Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes…) comme les sociologues des religions (Lucien Lévy-Bruhl, par exemple) peuvent l’employer.
19Voir les Règles pour la restauration et la reliure des documents d’archives, élaborées en 1999 par le service technique de la direction des Archives de France, devenue en 2010 le Siaf (Service interministériel des Archives de France).
20 Il peut s’écouler plusieurs années entre la rumeur de nocivité d’un produit ou d’une technique et la formalisation de son interdiction. Tables rondes, publications et autres conférences font circuler les informations. Le plus long est ensuite de changer les habitudes des restaurateurs.
Auteur
IdRef : 27388803X
Anne Both est anthropologue. Elle est secrétaire de rédaction de la revue "Études rurales", une revue de l’École des hautes études en sciences sociales, hébergée par le Laboratoire d’Anthropologie sociale du Collège de France.Elle a notamment publié "Les Managers et leurs discours. Anthropologie de la rhétorique managériale" aux Presses universitaires de Bordeaux (2007). Anne Both est également auteure de l’ouvrage "Le sens du temps, le quotidien d’un service d’archives départementales" (Éditions Anacharsis, 2017).
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