Le tournant patrimonial
p. 17-41
Texte intégral
1Ce livre est moins un hommage qu’un témoignage. La mort de Daniel Fabre nous a saisis alors que je terminais cette introduction, me donnant l’exorbitant privilège et la responsabilité de transformer cette publication en « monument », au sens étymologique, ou en « tombeau », au sens vieilli, de ces termes. L’hommage viendra plus tard, préparé, pensé pour être à la mesure de la perte ; le témoignage, lui, est, dans la subjectivité de l’instant, une trace imprévue.
2Un témoignage donc, parce qu’à travers les descriptions et les analyses des mutations récentes des métiers du patrimoine, on saisit parfaitement ce « tournant patrimonial » à l’élucidation duquel Daniel Fabre a consacré, au long cours, une part non négligeable de son intelligence, et dont il nous a légué des clés de compréhension.
3Un témoignage aussi de l’empreinte qu’il laisse sur un domaine de recherche qu’il avait constitué, qui incluait le patrimoine sans s’y restreindre, et qu’il avait défini, avec la précision qui le caractérisait, comme l’anthropologie comparée des dispositifs d’instauration de la valeur des biens d’exception. Cet ouvrage est issu d’un appel d’offres du ministère de la Culture1. Daniel Fabre n’a pas participé à son élaboration, et s’il contient des contributions de certains de ses héritiers intellectuels, il réunit aussi bien d’autres auteurs. Leurs articles n’en portent pas moins la marque, avec plus ou moins de distance, de son influence. Pour tout analyste conséquent des phénomènes patrimoniaux, les travaux de Daniel Fabre constitueront longtemps un pôle magnétique, aimantant des boussoles permettant, soit de donner un cap, soit, comme il ne cessait lui-même de le faire, de repérer d’autres directions à explorer.
4Enfin, pour les plus proches, je pense bien sûr à Nicolas Adell, Véronique Moulinié et Sylvie Sagnes, pour ne citer que ceux qui participent à ce volume, et dont l’ordre alphabétique ne saurait définir celui, intime, des fidélités, cet ouvrage témoigne de la fécondité d’une pensée qui venait aiguiser, ciseler la nôtre ou à laquelle on allait frotter ses idées, comme pour les étalonner. Cette introduction, que Daniel aurait dû relire et qui en aurait été transformée, en est la preuve. Elle tente de répondre à la nécessité, qu’il avait maintes fois soulignée, d’historiciser l’usage du mot « patrimoine », de lui redonner ses bornes chronologiques exactes, indispensables à toute analyse du fait patrimonial.
5« Patrimoine » est en effet un terme curieux : il s’est imposé avec une évidence qu’il faut interroger pour désigner une réalité changeante dont il contribue précisément à brouiller l’historicité. La cause paraît pourtant entendue depuis l’effort historiographique et critique des années 1980 et 1990 et la synthèse qui en a été proposée au début des années 2000 dans le cadre d’un séminaire du Comité d’histoire du ministère de la culture (Poirrier & Vadelorge 2003).
6En 1986, à travers sept contributions, le tome 2 des Lieux de mémoire de Pierre Nora consacre le mot « patrimoine » et les étapes qui ont marqué sa maturation au XIXe siècle : période révolutionnaire, « Moment Guizot » et IIIe République. Marc Fumaroli, dans sa préface à l’Utopie française. Essai sur le patrimoine de Jean-Michel Leniaud, considère que « la notion a été inventée, jusque dans sa dimension d’utopie patriotique, par la Révolution française. Le mot à lui seul, associé à celui de “vandalisme” a puissamment contribué alors, dans les rangs mêmes des Jacobins, à créer un contre-courant qui résista à la fureur de la “table-rase” animant certains d’entre eux » (Fumaroli 1992 : I). Pour Dominique Poulot, « l’épisode révolutionnaire a ainsi forgé une spécificité française du patrimoine, quasi “sacrale”, où la cause nationale hic et nunc, s’identifie aux intérêts universels de la haute culture »2, et il entérine dans Patrimoine et Musées. L’institution de la culture « l’invention patrimoniale de la Révolution », dont il fait le titre de l’un de ses chapitres (Poulot 2001a)
7Chacun s’entendait donc à considérer le patrimoine comme une modalité de constitution de l’État moderne (Guillaume 1990 ; Poulot 2006 : 14 sq.) et comme un premier germe du sentiment national. Le mot « patrimoine » se confondait ainsi avec les politiques mises en œuvre pour assurer de façon institutionnelle et systématique la conservation d’un certain nombre de biens issus du passé, sélectionnés pour leur valeur artistique et historique, témoignages et incarnations de la grandeur nationale.
8Pourtant, nul n’ignorait, pour en avoir été le témoin, l’apparition récente du terme et sa fortune publique pour remplacer les catégories administratives et juridiques « Beaux-Arts » et « Monuments historiques ». Dès 1980, André Chastel, le premier, rappelait que « le patrimoine, au sens où on l’entend aujourd’hui dans le langage officiel et dans l’usage commun, est une notion toute récente, qui couvre de façon nécessairement vague tous les biens, tous les “trésors” du passé » (Babelon & Chastel 1994 : 11). La date précise de son émergence en France devait d’ailleurs faire débat. Jean-Michel Leniaud (1992) la fixe en 1975, au moment du colloque organisé sur le thème « Patrimoine européen au futur », tandis qu’André Desvallées (1995 : 7) rappelle que le mot était utilisé dès 1968 dans le cadre de l’Association générale des conservateurs des collections publiques qui titrait « Patrimoine et collections publiques » un numéro spécial de son bulletin paru en 1969. La plupart des auteurs soulignait d’ailleurs d’un même mouvement l’apparition récente du mot et la grande ancienneté du concept. Ou l’inverse. Comme Françoise Choay (1992), expliquant que « patrimoine » est un mot ancien récemment « requalifié en concept nomade ». Ce qui ne l’empêchait pas de proposer une archéologie de « l’instauration du patrimoine historique bâti », qu’elle faisait remonter au Quattrocento3.
9Cette propension des concepts à recouvrir a posteriori les catégories qui leur préexistent est bien connue. Elle semble avoir été encore facilitée par la prédisposition du patrimoine à l’essentialisation, liée à des critères d’élection encore prédominants tels que l’ancienneté ou l’authenticité, amenant à considérer que certains biens pourraient être « patrimoniaux par nature ». À désigner ainsi des éléments projetés dans une intemporalité paradoxale, que l’histoire des techniques de restauration illustre magnifiquement4, la notion même de patrimoine pourrait bien être devenue elle-même atemporelle, amenant les meilleurs historiens à commettre le crime majeur d’anachronisme et à opérer une confusion entre l’acception moderne du mot « patrimoine » depuis 1960, l’institutionnalisation de formes pré-patrimoniales de valeur accordées aux objets du passé, et la dimension anthropologique – supposée intemporelle et universelle – d’une nécessité fondamentale des sociétés humaines exprimée par ces sémiophores.
10Une autre raison, soulignée par Daniel Fabre, résidait dans l’illusion d’une apparente continuité imputable au fait que les registres de la justification conservatoire et les institutions qui les administraient, les musées par exemple, sont restés, au moins dans un premier temps, les mêmes.
11Il faut enfin préciser que l’effort historiographique des années 1990 s’inscrivait dans un contexte particulier, celui d’une prolifération des objets jugés dignes d’être pérennisés, d’une extension apparemment sans fin de l’emprise patrimoniale, qui amenait à protéger le plus récent, le plus ordinaire, le plus étranger à la culture classique européenne, et qui apparaissait comme un signe de délitement des repères de nos sociétés, l’indice d’une « folie », un « syndrome5 »Dans les années 1990, marquées par la dislocation de la Yougoslavie, le monde intellectuel s’interroge sur le sens de ce goût immodéré pour le patrimoine et ses implications politiques. On s’inquiète, plutôt à gauche, de ce qu’elle peut révéler de passions identitaires et de tentation de repli communautariste6, tandis que d’autres s’émeuvent du nivellement par le bas des valeurs esthétiques et morales, du naufrage irrémédiable du beau, du bien et du vrai dans un relativisme généralisé7 et de la contamination du patrimoine par la politique culturelle, « dernier remugle des mythes du XXe siècle » (Fumaroli 1992 : I). Le patrimoine était devenu symptôme, celui d’une société postmoderne (Guillaume 1990) confrontée à l’effondrement de sa philosophie de l’histoire (Hartog 2003). Il était dès lors d’autant plus nécessaire de fixer les cadres définitionnels et chronologiques du patrimoine, quitte à antidater l’usage du terme, que ceux-ci ne cessaient de s’élargir, laissant planer le spectre d’un emballement incontrôlable du fait patrimonial. À défaut de contrôler le phénomène, il importait d’en cerner les évolutions.
12Pour explicables qu’ils soient, les embarras sémantiques et chronologiques qui accompagnent l’usage du terme « patrimoine » n’en sont pas moins dérangeants lorsqu’ils contribuent à opacifier ce en quoi a réellement consisté sa nouveauté dans la seconde moitié du XXe siècle, et à n’y voir qu’une émergence de « nouveaux patrimoines » dont l’extension aurait fini par provoquer une rupture et une transformation de la notion.
13Pourtant, à défaut d’une chronologie précise, l’effort de réflexion des années 1990 a permis d’aboutir à une définition relativement stabilisée du concept de patrimoine tel qu’il pouvait être alors observé et que résume bien Dominique Poulot (2006 : 4) :
Le patrimoine se définit toujours comme un patrimoine transmis, c’est-à-dire glosé, restitué, raconté, travaillé. L’exégèse qui accompagne ses configurations successives, et qui s’assimile souvent à une sorte de science, relève de la réflexion savante mais aussi d’une volonté politique, sanctionnées toutes deux par l’opinion au sein du jeu complexe des sensibilités à l’égard du passé, de ses appropriations diverses, et de la construction des identités8.
14Une définition somme toute plus fonctionnelle que typologique, avant tout destinée à prendre en compte l’extraordinaire labilité du domaine. Comme le rappelle Loïc Vadelorge (2003 : 14), « le consensus scientifique est désormais établi sur la notion d’“invention” voire de réinvention perpétuelle du patrimoine, sur la “cohérence illusoire a posteriori” des éléments qui forment aujourd’hui le patrimoine, enfin sur la rupture introduite depuis le début des années 1980 par l’inflation du terme ».
Les nouveautés du patrimoine
15Depuis Roger de Gaignières qui entreprit, à la toute fin du XVIIe siècle, de parcourir la France pour dessiner et décrire « les monuments qui peuvent être de quelque considération pour illustrer l’histoire générale de la France » et dont les travaux furent en grande partie repris par Bernard de Montfaucon dans ses Monumens de la monarchie françoise (Montfaucon 1729-1733), c’est le mot « monument » qui devait servir communément à désigner les éléments du présent qui témoignent du passé, le rappellent au souvenir, et sont, à ce titre, jugés dignes d’être conservés. Dès le XVIe siècle, « monument » désigne ce que l’on dresse intentionnellement9 pour la mémoire future, qu’il s’agisse de documents (Rabelais 1970 : 312) ou d’ouvrages d’architecture ou de sculpture, et c’est au cours du XVIIe siècle, chez Vaugelas et Furetière, que le terme en vient à désigner les réalisations humaines ayant résisté au passage des siècles et attestant la grandeur de temps et de peuples disparus10. Au début du XIXe siècle, l’extraordinaire afflux d’objets dont la nation était devenue dépositaire du fait de la Révolution et des guerres a eu pour effet, non seulement de créer une effervescence sans précédent autour des questions de conservation et d’inventaire, mais également de brouiller les frontières entre ce que l’on appelait à l’époque les « antiques » et les « curiosités »11. Vont ainsi se trouver mêlés dans un même souci de préservation les restes de l’antiquité gréco-romaine, les traces du passé de la France (avec l’éveil d’un intérêt pour le Moyen Âge et pour la Gaule pré-gallo-romaine) mais également pour tout ce qui vient des populations lointaines12.
16Dans ce contexte, le mot « monument » va recouvrir des réalités extrêmement larges, jusques aux langues locales, comme l’atteste ce plaidoyer d’un membre de la Société des antiquaires pour le maintien de la diversité linguistique :
Il apparaîtra peut-être bizarre de présenter des mots comme des monuments antiques ; cependant les noms de lieux, les dialectes, le langage vulgaire qualifié de patois, pour n’avoir rien de matériel n’en sont pas moins de véritables restes qui, autant que des ruines, déposent pour l’histoire d’un pays. (Lemaître 1823 : 49.)
17C’est donc précisé par l’adjectif « historique » qu’Aubin-Louis Millin inaugure la carrière institutionnelle de ce terme qui va progressivement se restreindre à la désignation des grands ouvrages de l’architecture, domaine d’étude de deux cercles d’amateurs : les historiens d’un côté, que l’on appelle encore les « antiquaires », et les artistes (Bercé 2000 : 14).
18Le mot « patrimoine », quant à lui, désigne depuis l’Antiquité les biens et les charges hérités des ancêtres et propres à un individu ou une famille. Jusqu’au XVIIIe siècle, le seul sens figuré qu’on lui connaît concerne les biens ecclésiastiques, considérés comme patrimoine de Dieu et, partant, comme « patrimoine des pauvres »13. Le 4 octobre 1790, Puthod de Maison-Rouge présente devant l’Assemblée une pétition demandant de « procéder à la recherche et au relevé de toutes les inscriptions, légendes, épitaphes, tombeaux et autres monuments quelconques… Monument de la Piété, dont nos Temples sont remplis [et qui] sont aussi la plupart des Monuments précieux de notre histoire »14. C’est dans cette pétition qu’apparaît pour la première fois le terme « patrimoine national » : « L’orgueil de voir un patrimoine de famille devenir un patrimoine national ferait ce que n’a pu faire le patriotisme », c’est-à-dire, selon lui, ramener en France les nobles émigrés et leurs biens15. Cette mention restera sans lendemain, et au cours du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, le sens figuré du patrimoine sert plutôt à qualifier la sphère des idées considérée comme bien commun de l’humanité, d’une nation ou d’un groupe. Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe parlait ainsi des « pensées » du « génie de l’homme » qui deviennent « patrimoine de l’univers », Guizot considérait que l’histoire avait cessé d’être le patrimoine des érudits, Clémenceau évoquait le « patrimoine d’idées » de la France comme l’une des motivations à défendre le pays, tandis que Romain Rolland, en 1915 qualifiait dans Au-dessus de la mêlée, les œuvres des hommes de « patrimoine du genre humain »16. Ce nouveau sens du mot « patrimoine », essentiellement immatériel, s’inscrivait d’emblée dans une dimension universaliste, associée à l’idée de civilisation, et c’est à ce titre qu’il allait être de plus en plus fréquemment utilisé, dès le début des années 1930, dans les organisations internationales qui, avant la Seconde Guerre mondiale, préfiguraient l’Unesco et le Conseil international des musées (Icom). Il allait au passage y gagner une matérialité, celle des « chefs-d’œuvre » dans lesquels les idées et les valeurs de la civilisation venaient s’incarner.
19C’est dans le cadre de la conférence d’Athènes17 qu’Euripide Foundoukidis18, son secrétaire général, entérine l’usage du terme. Dès le mois d’avril, au cours d’une réunion où il présente devant le comité de direction de l’Office international des musées le projet de la conférence qui se tiendra en octobre, Foundoukidis suggère qu’on pourrait y mettre à l’étude « un classement international de certains monuments d’art pouvant être considérés comme patrimoine de l’humanité »19. Une préoccupation reprise dans les conclusions générales de la conférence :
La Conférence convaincue que la conservation du patrimoine artistique et archéologique de l’humanité intéresse la communauté des États, gardien de la civilisation […] estime hautement désirable que les institutions et groupements qualifiés puissent, sans porter aucunement atteinte au droit public international, manifester leur intérêt pour la sauvegarde de chefs-d’œuvre dans lesquels la civilisation s’est exprimée au plus haut degré et qui paraîtraient menacés20.
20Le patrimoine s’inscrit ainsi d’emblée, dès le début des années 1930, dans le sillage de l’idée de civilisation et, après les destructions provoquées par la « Grande Guerre », dans un contexte mondial d’internationalisation des préoccupations de protection des monuments qui témoignent du génie humain ; c’est dans ce cadre qu’il va poursuivre son évolution au cours des décennies suivantes21. Celles-ci seront marquées par un processus fondamental, celui de la critique de l’ethnocentrisme occidental, déjà sous-jacent chez les intellectuels entre les deux guerres mais qui prendra une forme institutionnelle, dans les instances internationales, après la Seconde Guerre mondiale.
21Comme l’explique Émile Benveniste (1966-1974 : 340-341), le mot « civilisation », tel qu’il apparaît au milieu du XVIIIe siècle, toujours employé au singulier, marque la naissance d’une nouvelle philosophie de l’histoire, universaliste et évolutionniste :
De la barbarie originelle à la condition présente de l’homme en société, on découvrait une gradation universelle, un lent procès d’éducation et d’affinement, pour tout dire un progrès constant dans l’ordre de ce que la civilité, terme statique, ne suffisait plus à exprimer et qu’il fallait bien appeler la civilisation pour en définir ensemble le sens et la continuité. Ce n’était pas seulement une vue historique de la société, c’était aussi une interprétation optimiste et résolument non théologique de son évolution qui s’affirmait.
22Dès le début du XIXe siècle, l’usage du pluriel vient signer la reconnaissance d’une pluralité de civilisations, ce qui n’empêche nullement Edgar Quinet d’affirmer en 1838 que « l’unité de civilisation est devenue l’un des dogmes du monde » ou Ernest Renan d’écrire en 1882 que « par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l’œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l’humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignons »22.
23Comme le souligne Philippe Bénéton (1975 : 45), « il existe donc, tout au long du XIXe siècle, un large accord sur la valeur bienfaisante et la portée universelle de la civilisation, accord qui repose sur la croyance en l’unité du progrès, c’est-à-dire en un progrès à la fois intellectuel, moral et social ». Une conception méliorative qui viendra soutenir les prétentions d’un Occident civilisé à coloniser le reste du monde.
24Mais, dans le contexte de la montée des nationalismes au début du XXe siècle, nourri du sentiment de décadence qui les caractérise, le terme change progressivement de sens et désigne moins un idéal universel à atteindre qu’un héritage particulier à préserver. Cette nouvelle conception, tournée vers le passé, va coexister avec les concepts universalistes et finir par s’y conjoindre (ibid. : 83-84).
25L’air du temps, celui de l’après-guerre, qui entérine l’idée que les œuvres des civilisations mortes sont le bien commun de l’humanité est parfaitement représenté par Paul Valéry, l’un des membres de la première heure – avec Henri Focillon, son fondateur en 1926 – de l’Office international des musées (OIM), dont Foundoukidis sera le secrétaire général en 193123. Comme il le constate, en 1919, dans un texte devenu célèbre :
Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus, tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques […]. Mais ces naufrages n’étaient pas notre affaire […]. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables ; elles sont dans les journaux. (Valéry 1919 : 321-322.)
26Dans les années 1930, le sentiment de la relativité de la civilisation européenne s’impose, soutenu par la fascination des Occidentaux pour d’autres formes de pensée et d’esthétique, et surtout pour les philosophies orientales, dont les valeurs spirituelles sont opposées à l’intellectualisme jugé stérile de l’Occident.
27C’est donc dans ce cadre bien particulier que le mot « patrimoine » fait son apparition. Il sera d’emblée mondial et universel puisque le patrimoine recouvre non seulement les œuvres de la civilisation occidentale mais celles de toutes les civilisations disparues ; ce qui explique qu’il soit, dès les premiers textes, qualifié par deux adjectifs : artistique et archéologique. Et il est aussi, dès l’origine, et comme le mot « civilisation », travaillé par la critique de l’ethnocentrisme, essentiellement portée par un discours anthropologique qui trouvera sa pleine expression après la Seconde Guerre mondiale.
28Philippe Bénéton (1975) a magistralement analysé comment le procès du mot « civilisation » a progressivement abouti à son effacement au profit du mot « culture », dont le double sens avait l’avantage de l’ambiguïté, puisqu’il était dans son acception classique, et depuis le XVIIIe siècle, très proche, voire synonyme du mot « civilisation » – sans compter qu’il était devenu dans les années 1930 l’un des mots-clés des intellectuels antifascistes – tandis qu’au pluriel, et sous l’influence des théories anthropologiques anglo-saxonnes, les cultures permettaient de rendre compte de l’infinie diversité des productions humaines et de l’impossibilité de les hiérarchiser.
29On sait également que l’Unesco, qui remplace en 1946 les institutions culturelles créées dans l’orbite de la SDN – la Commission internationale de coopération intellectuelle24 (CICI), l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI) et l’OIM –, est devenue le fer de lance de la dénonciation de la prétention occidentale à représenter la civilisation. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, dès 1950, elle accole au mot « patrimoine » l’adjectif « culturel » (Unesco 1950)25 et que dès son Acte constitutif, elle donne du « patrimoine universel » une définition élargie à l’ensemble « de livres, d’œuvres d’art et d’autres monuments d’intérêt historique ou scientifique », renouant à cette occasion avec l’usage ancien et polysémique du mot « monument ».
30Dès lors, si le monument était historique, le patrimoine sera culturel, c’est-à-dire ouvert à une triple extension, typologique, géographique et sociale, portée par le nouveau sens, anthropologique, du mot « culture » qui n’évoque plus un progrès ou un idéal mais une situation sociale, quel que soit son niveau de développement, et qui ne se rapporte plus à un individu (l’homme cultivé) mais à une collectivité, la société elle-même. En 1952, c’est sur l’incitation de l’Unesco que Claude Lévi-Strauss écrit son texte fameux, Race et Histoire, qui impose l’idée d’une pluralité des cultures, de leur nécessaire coalition et popularise le concept de culture au sens anthropologique du terme sur la scène internationale. Vingt ans plus tard, en 1972, la convention concernant le patrimoine mondial culturel et naturel incluait dans sa définition les « œuvres de l’homme ou œuvres conjuguées de l’homme et de la nature, et zones incluant des sites archéologiques, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue historique, esthétique, ethnologique ou anthropologique ». La transition était devenue patente.
31Mais la notion de patrimoine culturel recouvre encore une autre réalité. Dès les années 1950, patrimoine et culture allaient en effet devenir en quelque sorte consubstantiels. Selon la définition fondatrice proposée par Edward B. Tylor en 1871 dans Primitive Culture, la culture est « un ensemble complexe comprenant les connaissances, croyances, art, morale, droit, coutumes, et toutes autres aptitudes ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ». Pour reprendre les termes de Daniel Fabre, « il s’agit donc d’un composé d’œuvres, de règles, de symboles, de savoirs, en quoi consisterait le contenu même de la socialisation »26. Mais comme il le souligne également, cette définition implique une différence, fondatrice elle aussi, entre culture et société. Elle renvoie à l’idée que la culture peut subsister alors même que la société change. Ou que l’on peut être porteur d’une culture d’origine dans une société d’adoption. Elle implique en tout cas l’idée d’un décalage dans lequel « le temps est essentiel ; la société est toujours contemporaine d’elle-même, quand la culture, elle, peut se survivre »27. D’où l’idée de survivance théorisée par Tylor, qui exemplifie parfaitement que la culture porte un rapport au temps qui n’est pas celui du social, qu’elle est dans le présent une forme de vestige du passé, une sorte de conservatoire naturel, faisant des langues par exemple des « dictionnaires de métaphores fanées » pour reprendre l’expression de l’écrivain Jean-Paul.
32Ce recouvrement entre le patrimoine et la culture considérée comme l’ensemble des œuvres du passé n’a jamais été mieux exprimé que par André Malraux, dans le cadre de ses responsabilités ministérielles :
La seule force qui permette à l’homme d’être aussi puissant que les puissances de la nuit, c’est un ensemble d’œuvres qui ont en commun un caractère à la fois stupéfiant et simple d’être les œuvres qui ont échappé à la mort. Lorsque nous parlons de culture, nous parlons très simplement de tout ce qui, sur la terre, a appartenu au vaste domaine de ce qui n’est plus, mais qui a survécu28.
33Ou encore :
[Nos statues romanes] sont de leur temps, bien entendu : nous pouvons les dater ; mais elles sont survivantes. Comme le saint que l’on prie appartient à la fois à l’époque de sa biographie, et au présent de celui qui le prie. C’est pourquoi j’ai écrit que « le domaine de la culture était la vie de ce qui devrait appartenir à la mort ». (Malraux 1972 : 277-278.)
34L’adoption du mot « patrimoine » ne doit donc pas être considérée comme une évolution lexicale sans incidence : dès les années 1960, le terme anticipe en effet toutes les transformations des décennies suivantes, les politiques patrimoniales françaises ne faisant que concrétiser au fil du temps les extensions, ou plus exactement les inclusions, dont il était, dès l’origine, le porteur. Comme le rappelle ici Daniel Fabre, le patrimoine était, après le trésor, l’art et le monument, le dernier venu des dispositifs29 d’instauration de la valeur des choses du passé et il en renouvelait profondément le sens, les logiques symboliques et les fonctions sociales.
Le passé comme expérience
35Sémiophores, intermédiaires entre « les spectateurs et un monde invisible » (Pomian 1987) englouti dans le passé, « au fond inexplorable des siècles » (Valéry), les « monuments » du XIXe siècle ont toujours joué un rôle de truchement, de médiateur temporel, faisant la preuve de leur capacité à transporter dans l’histoire, à en faire expérimenter à la fois l’irréductible altérité des choses mortes et la troublante familiarité ; une expérience intérieure qu’illustrent parfaitement les voyageurs de Pompéi et d’Herculanum et que Théophile Gautier (1981 : 168) mettra en scène dans Arria Marcella, où le jeune Octavien, en visite au musée des Studj à Naples, tombe amoureux de la forme pure d’un sein et d’un flanc, empreinte en creux dans un « morceau de cendre noire coagulée »30.
36Cette capacité du monument à incarner une histoire vivante est fondamentale dans la construction de l’unification du champ des études historiques par laquelle l’histoire devient, dans les années 1830, une science (Gauchet 2002 : 10). La conjonction de l’héritage mauriste de la critique des sources et d’une histoire philosophique intégrant une réflexion sur les mœurs, le droit et l’économie débouche sur la constitution d’une histoire-récit, qui, d’une part introduit les masses et le peuple comme un acteur politique à part entière, et s’appuie d’autre part sur un renouvellement du style narratif profondément influencé par le roman historique que Walter Scott vient de mettre à la mode, soulevant une véritable passion parmi la génération des jeunes patriotes de 182031.
37C’est dans son œuvre qu’Augustin Thierry « découvre sa vocation d’historien en découvrant la différence du passé… et le plaisir intrinsèque qui s’attache à la mesure de son étrangeté » (Gauchet 1997 : 811). Pour lui, c’est dans sa puissance évocatrice, sa capacité à restituer une histoire vivante, que réside la vérité historique. Comme le souligne Gauchet (2002 : 14-15), « établir la vérité de ce qui fut, ce n’est pas seulement extraire ce que nous pouvons tenir pour certain des documents qui nous restent, c’est situer les termes ainsi dégagés à leur place dans leur temps et les concevoir dans leur étrangeté spécifique », c’est donc opérer une reconstitution ou, comme le dira Jules Michelet après Giambattista Vico, une résurrection. Pour les historiens de cette génération, l’histoire, et la poésie s’adressent à l’imagination et peuvent même parfois se confondre, comme dans l’épopée (Barante 2002 : 97).
38Ce renouveau des études historiques marque aussi le passage d’une histoire universelle laïcisée héritée du XVIIIe siècle à une histoire proprement nationale. On passe de la méditation sur les ruines et la chute des empires, indissociable de l’universalisme des Lumières, à l’exaltation de s’inscrire dans une histoire vivante où se lisent dans les luttes des peuples d’hier, les préfigurations des victoires de demain ; dans les révoltes des communes médiévales décrites par Augustin Thierry dans ses Lettres sur l’histoire de France, les prémices de la révolution. L’histoire n’est plus une fatalité mais devient destin national.
39Et cette dimension nationale se construit précisément dans le rapprochement de l’histoire narrative et de l’érudition antiquaire, du récit et des collections (Gauchet 1997 : 816 ; Poulot 2004 : 201). Si Thierry trouve sa vocation dans la lecture de Scott, c’est dans les salles du Musée des monuments français que Michelet a pris « l’étincelle historique, l’intérêt des grands souvenirs, le vague désir de remonter les âges »32.
C’est là et nulle part ailleurs, que j’ai reçu la vive impression de l’histoire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagination, je sentais ces morts à travers les marbres, et ce n’était pas sans quelque terreur que j’entrais sous les voûtes basses où dormaient Dagobert, Chilpéric et Frédégonde. (Michelet 1974 : 67-68.)
40C’est là qu’il expérimente le choc intellectuel et esthétique produit par « ces morts dans leurs tombeaux qui rendaient tous les temps contemporains » (Michelet 1995 : 520 ; cité par Poulot 2006 : 198), ces rencontres intertemporelles improbables et suggestives dont Louis-Sébastien Mercier avait subi la puissante fascination dans le spectacle de la « confusion des siècles » que donnait le dépôt des Petits-Augustins à ses débuts33, avant que la « froide symétrie » de la mise en ordre de Lenoir n’en ait chassé le « désordre sublime », et donné aux monuments de cette « collection magnifiquement confuse, poétiquement désordonnée » (Mercier 1994 : 948) leur statut de « témoins irréprochables de l’histoire » (Kersaint 1792).
41Et ce n’est pas un moindre paradoxe que de voir Michelet exhumer des tombeaux une histoire agissante, qui fait de la France un être vivant, tout à la fois être géographique, le pays, et être historique, la nation (Febvre 2014 : 45).
42Ce qui naît, dans le roman historique de Walter Scott ou dans le parcours chronologique du Musée des monuments français, des sombres voûtes des âges obscurs aux salles lumineuses des périodes récentes (Lenoir 1810 : 140), c’est une esthétique de l’évocation (Gauchet 2002 : 17). Elle devient le support d’une histoire confondue de l’art et de la nation, comme « substrat temporel », comme « structuration du collectif dans l’élément du devenir qui constitue le socle ultime de la légitimité démocratique » (ibid. : 18) et celui d’une pédagogie dont la cible est le peuple, devenu « acteur central dans une société des individus où chacun devra participer au mécanisme de la représentation politique après avoir été éduqué » (Fabre 2010 : 47)34.
« Le patrimoine c’est nous »
43Le patrimoine hérite du monument ce rôle de médiateur d’une expérience sensible de communion avec le passé. Mais, il lui donne une tout autre dimension. Le mot « patrimoine », nous l’avons vu, tel qu’adopté par les instances internationales, est porteur d’un pouvoir d’inclusion dont les débats intellectuels des années 1990, s’ils en décrivaient les conséquences, étaient loin d’avoir saisi le sens et les raisons35. Les premiers signes en furent un élargissement significatif : vers les valeurs universelles et non plus seulement nationales, et vers d’autres formes d’œuvres que le patrimoine bâti ou les beaux-arts. En France, la création de la Mission du patrimoine ethnologique à la fin des années 1970 en fut sans doute l’une des premières manifestations. Mais ce qui était en jeu n’était pas seulement une extension du domaine des biens jugés dignes d’être protégés et pérennisés, c’était un changement beaucoup plus profond, que Fabre situait au cœur même du dispositif patrimonial. Il rendait cette transformation intelligible par une formule incisive : « Le patrimoine ce n’est pas à nous, le patrimoine c’est nous. »
44Il a longuement décrit au cours de ses séminaires les multiples corollaires de ce retournement : émergence de la notion de communauté ; renversement des procédures de l’élection patrimoniale, qui se traduit, en langage managérial, par le passage du top/down au bottom/up ; incorporation de l’expérience du passé au plus proche de l’individu ; voire incarnation du patrimoine par les individus eux-mêmes comme dans les fêtes médiévales ou historiques où une communauté entière, auto-patrimonialisée, se donne à voir.
45Participation, médiation, spectacularisation, ces nouvelles formes de subjectivation36, d’intériorisation du dispositif patrimonial par des individus ou des collectifs, forment la toile de fond, visible mais pas toujours perçue, des transformations vécues au quotidien par les professionnels du patrimoine37. Elles n’en sont pas, bien sûr, la seule cause : l’informatisation et la technicisation croissante, la spécialisation des tâches, l’évolution des règles de l’administration publique, y jouent aussi leur rôle. Il n’en reste pas moins que la consubstantialité entre communauté, culture et patrimoine, caractéristique du dispositif patrimonial, est devenue tellement prégnante aujourd’hui que l’attribution des valeurs (d’ancienneté, de beauté, d’authenticité, de rareté, etc.) qui fondaient autrefois l’élection au titre de bien d’exception, s’est effacée au profit de la fonction de reconnaissance culturelle que ces valeurs conféraient aux biens retenus ; jouant, une fois encore, sur l’ambiguïté du mot « culture » qui permet, en dépit des leçons tirées des critiques de l’ethnocentrisme, le subtil amalgame et l’exhaussement des cultures en culture. En d’autres termes, par un phénomène de renversement de la cause et de l’effet, la valeur qui était autrefois la raison même de l’élection patrimoniale est devenue l’objectif recherché. On ne décrète pas qu’une chose est du patrimoine parce qu’elle a de la valeur, mais parce qu’on veut lui en conférer. Le patrimoine est performatif, son énonciation réalise la valeur, et il est désormais la grande scène mondiale où s’exposent les jeux complexes de la reconnaissance culturelle. Ainsi, la patrimonialisation de la culture afro-brésilienne a-t-elle constitué un élément majeur d’une reconnaissance par l’État brésilien de la communauté noire que le mythe de la démocratie raciale avait rendu invisible, occultant par là même le racisme ordinaire dont elle faisait l’objet (Capone & Ramos de Morais 2015). Nier son patrimoine ou le détruire c’est nier à un peuple le droit à l’existence culturelle et partant, à l’existence tout court en tant que groupe social porteur de valeurs spécifiques. Le patrimoine devient dès lors un médiateur social, culturel, voire spirituel (Voisenat à paraître) ; un outil de légitimité et un instrument politique ; une cible.
46Ces transformations induites par le dispositif patrimonial, Daniel Fabre les avait synthétisées en six points dans un texte qui, à la sombre lumière de sa récente disparition, prend valeur de bilan, de testament intellectuel et de viatique. Ce texte est aussi un souvenir très cher. Il a été prononcé, loin des cénacles universitaires, dans un séminaire du CRDP de Paris, devant un public d’enseignants du secondaire et de médiateurs culturels. Il m’avait appelée très tôt ce matin-là pour me dire de venir, qu’il tenait le fil d’une synthèse. Il la reprit par la suite, globalement ou par morceaux, dans les séminaires du laboratoire ou dans d’autres conférences, mais aucune de ces reprises n’eut l’éblouissante clarté de cette première énonciation ; ou tout au moins, je ne retrouvai jamais l’éblouissement de ce moment privilégié.
47Cela lui ressemblait de livrer le meilleur de son intelligence loin des lieux d’autorité. Il aimait la noblesse des « vies minuscules ». Il croyait, sans jamais hiérarchiser ses interlocuteurs, sans jamais présumer de la richesse d’une rencontre, à « la démarche doublement réflexive de deux pensées agissant l’une sur l’autre et dont, ici l’une, là l’autre, peut être la mèche ou l’étincelle du rapprochement desquelles jaillira leur commune illumination. » (Lévi-Strauss 1964 : 21). Il expliquait souvent, et a sans doute écrit quelque part, que le fil de ses réflexions sur le patrimoine avait été nourri par la rencontre, à Narbonne, sa ville d’enfance, d’une mère et son fils, venus contempler les fouilles qui avaient mis au jour les restes de la via Domitia. L’enfant, étonné du silence et du recueillement des adultes, demande ce que c’est et sa mère, grave, lui répond : « C’est des pierres du passé. » Daniel racontait que l’enfant, convaincu, n’avait plus posé de question. Et c’est précisément l’acceptation de cette valeur indiscutée, voire indiscutable, qu’il avait choisi d’interroger.
48Contrairement à ce que l’on a pu parfois lire au lendemain immédiat de sa mort, Daniel Fabre n’était ni un défenseur du patrimoine, ni l’ethnologue des survivances d’un passé imaginé38. Ignorance ou malignité, peu importe. On tente de réduire les intelligences comme on réduit les morts dans les sépultures, pour faire de la place. Mais les intelligences, c’est heureux, se défendent mieux que les corps. Leurs œuvres restent, leurs textes continuent de nous parler. Daniel Fabre était un analyste passionné, attentif et incisif des rapports au passé, jusque dans sa propre discipline dont il avait scruté l’émergence romantique et son paradigme caché, celui des « derniers » : ces individus-monde, qui apparaissent soudain, tels Ishi ou Dersou Ouzala, lorsque des ruptures, des failles, engloutissent brusquement des univers culturels entiers et qui viennent témoigner pour leurs mondes disparus39. On retournait à Alfred Louis Kroeber ou à Akira Kurosawa, on lisait La Route de Cormac McCarthy, ou les ethnographies de la Patagonie avec un autre regard. Daniel déplorait souvent que l’anthropologie ait, de nos jours, congédié le sens. Il mettait toute son intelligence et son talent, immenses, à en renouer les fils, à les faire jaillir de ces rencontres fortuites que les surréalistes avaient exploitées en leur temps, à nourrir ces rapprochements de l’immense érudition qu’il aimait tant faire partager. Il était le « dernier » magnifique d’une anthropologie engloutie, mais dont la puissance et la fécondité demeurent intactes.
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Notes de bas de page
1Plus précisément, du département du Pilotage de la recherche et de la Politique scientifique de la direction générale des Patrimoines.
2Dominique Poulot (1992), cité par André Desvallées (1995 : 10).
3Quattrocento qu’elle qualifie de « phase antiquisante », préparant la « phase de consécration » du xixe siècle qui « institutionnalise la conservation du monument historique en établissant une juridiction de protection et en faisant de la restauration une discipline à part entière » (ibid. : 24).
4Voir l’article d’Anne Both dans ce volume.
5Voir Henri-Pierre Jeudy (1990) et, pour la notion de syndrome, le dernier chapitre de L’Allégorie du patrimoine de Françoise Choay (1992 : 180-191).
6Une inquiétude dont les « Entretiens du patrimoine » se sont largement fait écho et dont témoignent les actes successifs qui en sont issus (Nora 1997 ; Le Goff 1998 ; Debray 1999).
7Voir Alain Finkielkraut (1987) ; Jeanne Favret-Saada et Gérard Lenclud (1991).
8 Il faut y ajouter que le patrimoine est un ensemble fini de biens, et que l’inclusion au sein de la sphère patrimoniale est un processus d’élection, impliquant des acteurs, des réglementations, des critères de valeur, des procédures, etc.
9Sur la notion de monument intentionnel, voir Aloïs Riegl (1984) ; Régis Debray (1999 : 11-32, « Le monument ou la transmission comme tragédie »).
10Voir les étymologies du mot « monument » dans le Trésor de la langue française publié par le Centre national de ressources textuelles et lexicales : http://www.cnrtl.fr/etymologie/monument.
11Sur le rapprochement des pôles que constituaient alors les antiquités classiques et les antiquités nationales, les antiquaria et les curiosa, voir Krzysztof Pomian (1992).
12C’est ce dont témoignent les « Instructions concernant la conservation des Manuscrits, Chartes, Sceaux, Livres imprimés, Monuments de l’antiquité et du moyen âge, Statues, Tableaux, Dessins et autres objets relatifs aux Beaux-arts, aux Arts mécaniques, à l’Histoire naturelle, aux mœurs et usages des différents peuples, tant anciens que modernes, provenant du mobilier des maisons ecclésiastiques et faisant partie des biens nationaux », élaborées par les Comités réunis d’administration des affaires ecclésiastiques et d’aliénation des domaines nationaux et publiées dans Les Monuments, ou Le Pèlerinage historique, journal hebdomadaire dédié aux « recherches décrétées par l’Assemblée nationale, le 4 octobre 1790, sur la pétition de François-Marie Puthod [de Maison-Rouge], Capitaine de chasseurs de l’armée parisienne et Membre de plusieurs Académies ».
13Voir les étymologies du mot « patrimoine » dans le Trésor de la langue française, Centre national de ressources textuelles et lexicales : http://www.cnrtl.fr/etymologie/patrimoine.
14Les Monuments, ou Le pèlerinage historique, p. 16.
15Les Monuments, ou Le pèlerinage historique, p. 15. Cette pétition suscite des réactions immédiates : l’Assemblée décide, le jour même, qu’elle doit être « envoyée au Comité d’aliénation des biens nationaux, afin de prendre à l’avance les mesures nécessaires pour la conservation des Monuments dont il s’agit » (ibid. : 17). Le 13 octobre, l’Assemblée constituante rend « un décret par lequel les directoires des départements et, à Paris, la Municipalité, étaient tenus de veiller à la conservation des églises et des maisons devenues Domaines nationaux et d’en dresser des états pour être envoyés au comité d’aliénation ». Simultanément deux commissions sont créées, l’une par la Municipalité de Paris, l’autre par le Comité d’aliénation. La seconde, qui se donne pour but d’« aviser aux moyens de connaître, vérifier et conserver tous les Monuments du Royaume, relatifs aux Sciences et aux Arts » commence à se réunir à partir du 8 novembre 1790 à la Bibliothèque des Quatre-Nations. Le journal Les Monuments, ou Le pèlerinage historique, est destiné à la publication de ses travaux. Il connaît huit numéros, reliés en un volume en 1791 par l’imprimeur L. Potier de Lille. C’est à Édouard Pommier (1997 : 1484-1486), que l’on doit la redécouverte de ce journal et de l’importance de la démarche de Puthot de Maison-Rouge.
16Tous ces exemples sont cités par Desvallées (1995 : 11).
17La première Conférence internationale des architectes et techniciens des monuments historiques se tient à Athènes, du 21 au 30 octobre 1931.
18Euripide Foundoukidis (1894-1968), né en Grèce, fait ses études à Paris à l’Institut des hautes études internationales et à l’École des hautes études sociales, à Paris. En 1929, il devient attaché, chargé des relations artistiques, à l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI), créé par la France en 1925 pour accroître son influence auprès de la Société des nations (SDN) (Reniolet 1999 : 44 sq.). En 1929, il est également nommé secrétaire de l’Office international des musées (OIM) créé en 1926, là encore sous l’égide de la SDN. Il en sera le secrétaire général de 1931 à 1941. Voir Desvallées (1995 : 11) et les archives en ligne de l’Unesco : http://atom.archives.unesco.org/foundoukidis-euripide [lien valide en mai 2016].
19« L’activité de l’Office international des musées », Mouseion, vol. 15, n° 3, 1931, p. 92. Cité par Desvallées (1995 : 12).
20Les recommandations de ces conclusions de la Conférence d’Athènes (Destrée s. d.) seront reprises et formalisées sous le nom Charte d’Athènes pour la restauration des monuments historiques, 1931, désormais communément désignées « Charte d’Athène ». Son texte intégral est en ligne sur le site de l’Icomos : http://www.icomos.org/fr/chartes-et-normes/179-articles-en-francais/ressources/charters-and-stan dards/425-la-charte-dathenes-pour-la-restauration -des-monuments-historiques-1931 [lien valide en mai 2016].
21Contrairement à ce qu’indique la chronologie officielle qui situe l’ouverture du patrimoine à la mondialisation en 2003. Voir la chronologie de la politique du patrimoine publiée par le site du gouvernement vie-publique. fr qui intitule le chapitre ainsi ouvert « Le patrimoine à l’ère de la décentralisation et de la mondialisation » : http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/politique-patrimoine/chronologie/[lien valide en mai 2016].
22Cités par Philippe Bénéton (1975 : 45).
23Sur le rôle de Paul Valéry à l’OIM, voir Marie Caillot (2011).
24 Sur le rôle de la CICI et sur la structuration internationale des réseaux de coopération intellectuelle de l’entre-deux guerres, voir Pierre Leveau (2014).
25L’une des résolutions de ces Actes de la Conférence générale évoque « la conservation de l’héritage culturel de l’humanité » (ibid. : 21)
26Daniel Fabre, « L’institution de la culture », séminaire du 29 novembre 2007.
27Idem. Pour Fabre, c’est ce décalage qui définit la spécificité de l’anthropologie au sein des sciences sociales. Elle porte une pensée du temps qui au moment où l’anthropologie est inventée va à l’encontre de l’idéologie dominante de la modernité, celle d’un progrès cumulatif et continu. Non que le progrès y soit nié, mais simplement l’anthropologie en rappelle le prix à payer, celui de la perte, de l’effacement, de la disparition. Car si les lambeaux subsistent, le sens, lui, se perd ou se transfigure ; il devient en tout cas méconnaissable.
28« Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la maison de la culture de Bourges », cité dans Bénéton (1975 : 162).
29Fabre avait adopté le mot « dispositif » au sens foucaldien du terme, soit « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit » (Foucault 2001 : 299). Il identifiait ainsi quatre dispositifs superposés plutôt que successifs, le trésor, l’art, le monument et le patrimoine (séminaire de janvier 2014).
30 À propos de l’amour suscité par les jeunes mortes antiques, voir Lucie Desideri (2008). Ce pouvoir de l’objet archéologique à être une « singulière machine à remonter le temps » est aussi parfaitement illustré par l’ouvrage Chasseurs de rennes à Solutré (Arcelin 1872), qui expose comment, par la vertu hypnotique d’un silex taillé, l’auteur se trouve transporté dans les temps préhistoriques et s’entretient avec des « indigènes d’il y a quinze mille ans ».
31Une passion somme toute paradoxale, car si Walter Scott met en scène le peuple, c’est un peuple conservatoire des traditions, que son immuabilité rend imperméable à l’idéal démocratique, un peuple en résistance contre le changement, quand les masses que les historiens cherchent à mettre en scène sont subversives et luttent pour leurs droits à l’égalité et la démocratie. « S’il met en scène des foules, c’est à dessein d’y noyer les prétentions abusives des individus ; tandis que ses admirateurs parisiens y trouvent la réhabilitation de la roture et la reconnaissance du rôle des masses » (Gauchet 1997 : 813). À propos de l’influence de Walter Scott dans les développements d’une ethnologie et d’une histoire romantiques, voir la synthèse fondatrice de Fabre (2010 : 38-47)
32Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, chapitre 7, livre 12, cité par Poulot (2001b : 127).
33Louis-Sébastien Mercier qui évoque ses souvenirs de ce « grand spectacle dramatique » dans Le Journal de Paris du 2 octobre 1797 précise : « Tout fut apporté avec soin, mais déposé, rangé, jeté au hasard, et tout offrit à ce musée l’image irrégulière mais frappante de la confusion des siècles. Un Jupiter armé de son foudre, près d’un Christ mourant, le regardait avec tranquillité, il semblait oublier que l’Homme-Dieu s’était placé sur son autel ; le buste du tendre Racine était posé sur la tombe de Frédégonde, Bossuet écartant César baisait le sein de Cléopâtre, François 1er était côte-à-côte de Charles Quint ! J’ai surpris un saint Bruno à genoux, les bras croisés, et en extase devant une Vénus callipyge […] Là, tous les siècles sous mes regards se donnaient la main, et oppressé de mille idées, heurtant du pied tous ces cénotaphes, je courais égaré comme dans une vallée de Josaphat, frappée en relief ; non, jamais le hasard n’a jeté sur le globe une plus grande scène tragi-comique que cet amoncellement imprévu et précipité qui aurait donné du génie à l’imagination la plus froide. »
34 Sur le choc qu’a représenté la découverte par les élites politiques d’un « peuple non républicain, ingrat au façonnement pédagogique, rebelle à l’inculcation civique », voir Mona Ozouf (1981 : 226-227).
35À la notable exception de Jean-Michel Leniaud qui propose, dès 1992, une définition, peu commentée à l’époque, mais qui garde aujourd’hui toute sa pertinence : « Le patrimoine n’existe pas a priori ; tout objet est susceptible d’en faire partie quand il a perdu sa valeur d’usage ; dans l’affirmative, il est affecté d’une valeur patrimoniale au terme d’un processus d’adoption qui s’appelle l’appropriation […] ; cette appropriation – ce que Sartre appelait l’assomption des monuments – s’opère selon certains critères […] ; ces critères sont appliqués par des médiateurs, par le truchement desquels s’exprime tout ou partie de la population […] ; c’est de l’application de ces critères, explicites ou implicites, par les médiateurs, c’est-à-dire de la procédure d’appropriation qu’on pourrait désigner sous le nom de patrimonialisation que dépendant la nature et l’importance du patrimoine : de l’essentiel réduit au sacré à l’accumulation élargie au profane » (Leniaud 1992 : 3-4).
36Le terme est emprunté à Gilles Deleuze (2003). Daniel Fabre a développé son approche des dispositifs dans le séminaire de l’EHESS, « Anthropologie de l’Institution de la culture » du 10 janvier 2014.
37Voir les travaux de Sylvie Sagnes sur les représentations et les médiations du passé ; en particulier Sagnes (à paraître), Coye & Sagnes (à paraître). Sur le thème de la participation, voir également Adell, Bendix, Bortolotto & Tauschek (2015).
38 Dans la revue Connaissance des arts et le quotidien Le Monde daté du 31 janvier 2016.
39Le séminaire du Lahic, « Genèses de l’anthropologie : le paradigme des derniers », s’est déroulé de 2007 à 2010. Deux grandes figures parallèles l’ont introduit : Dersou Ouzala, dernier des Gold, le 19 novembre 2007 et Ishi, dernier des Yahi, le 6 décembre 2007. On en retrouve les traces sur les sites de l’EHESS (http://enseignements.ehess.fr/2007/ue/1002/) et du Lahic (http://www.iiac.cnrs.fr/rubrique106.html). Voir également Fabre (2007, 2008, 2010).
Auteur
IdRef : 028738748
Claudie Voisenat est ethnologue, rattachée au Lahic et au ministère de la Culture et de la Communication. Étudiant l'histoire des savoirs ethnographiques, ainsi que la production et la réception des formes de narration du passé, elle a notamment dirigé l'ouvrage Imaginaires archéologiques en 2008 dans cette même collection.
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