Introduction
p. 1-30
Texte intégral
1Dans un article publié en 1997 dans le quotidien italien La Repubblica, Claude Lévi-Strauss revient après un silence de presque un quart de siècle sur un problème fondamental de l’organisation des sociétés humaines et de l’histoire de notre discipline. Le point de départ de cette introduction, qui se veut aussi un hommage au grand maître français, aborde ce problème, qui est celui de l’oncle maternel.
2À l’occasion des obsèques de sa malheureuse sœur, la princesse Diana, Lord Spencer, dans l’église de Westminster, revendique pour sa propre famille et lui-même le droit de pourvoir à l’éducation de ses neveux, restés orphelins de leur mère, en les soustrayant pratiquement à leur père Charles et à la famille royale britannique, considérés comme indirectement responsables de la mort de Diana. Aux rapports apparemment négatifs qu’entretenait la princesse avec son mari et sa famille, des rapports caractérisés « par l’angoisse [...], les larmes, le désespoir », le comte opposait le souvenir de l’intimité tendre entre sa sœur et lui : « Nous deux, les plus jeunes de la famille, nous passions beaucoup de temps ensemble. »
3Lévi-Strauss remarque qu’en imputant le malheur de sa sœur à son ex-mari et à la famille royale dans son ensemble, le comte Spencer assume tout d’abord la position du « donneur de femmes » qui garde sur sa sœur une faculté de contrôle – et d’intervention – dans le cas où il la croirait, ou qu’elle-même se croirait, maltraitée. Mais surtout, le comte Spencer affirme qu’il existe entre ses neveux et lui un lien particulier lui conférant le droit et lui imposant le devoir de les protéger du père et de sa souche.
4Se recompose ainsi cette structure à quatre termes – l’atome ou élément de parenté, isolé il y a plus de cinquante ans par Lévi-Strauss (1945) lui-même – dans laquelle les attitudes caractérisant les relations entre frère-sœur et oncle maternel-neveu utérin s’opposent respectivement à celles entre mari-femme et père-fils. En même temps que sa présence est nécessaire à l’existence de cette structure et même de la famille nucléaire, l’oncle maternel assure une fonction symbolique que le monde contemporain ne semble plus reconnaître alors qu’elle tend à s’imposer dans les moments de crise sociale les plus aigus. Au Moyen Âge, cette fonction devait être si importante, comme le rappelle encore Lévi-Strauss, que « la trame de la plus grande partie des romans chevaleresques tourne autour des rapports entre l’oncle maternel et l’un ou plusieurs de ses neveux. Roland est le neveu utérin de Charlemagne ; Vivien celui de Guillaume d’Orange ; Gautier, de Raoul de Cambrai ; Perceval, du roi du Graal ; Gauvain, du roi Artus ; Tristan, du roi Marc ; Gamwell, de Robin des bois... Nous pourrions continuer. Cette parenté créait des liens d’une telle force qu’on en oubliait presque les autres : la Chanson de Roland ne mentionne même pas le père du héros ». Il faut ajouter que le texte ne mentionne pas non plus la mère de Roland qui aurait eu, d’après certaines légendes, une relation incestueuse avec son frère Charlemagne. Celui-ci serait donc tout à la fois le père et l’oncle maternel de Roland.
5Le problème soulevé par Lévi-Strauss permet de poser au moins trois questions d’ordre théorique. La première concerne la reconnaissance d’universaux culturels puisqu’on a pu constater que dans le passé de notre propre société l’oncle maternel jouait un rôle semblable à celui que les anthropologues ont mis en évidence dans les sociétés sans écriture. Ce rôle se serait défini (d’un point de vue logique plus que chronologique) au moment du passage de l’état de nature à l’état de culture. Les deux autres questions concernent toutes deux, avec certaines nuances, le rapport entre la structure et l’histoire, ou plus exactement entre une structure et les manifestations qui l’actualisent et la rendent reconnaissable à des époques différentes ou dans des contextes culturels différents. L’une aborde le problème de la dissolution de la fonction de l’oncle maternel dont il a été dit qu’elle était due aux changements ayant accompagné la révolution industrielle : après celle-ci, les liens de parenté seraient devenus incapables d’exercer leur rôle de régulateurs des rapports sociaux. L’autre fait référence à la remise en valeur du rôle de l’oncle maternel dans les moments critiques de l’histoire sociale, parmi des groupes dont les stratégies matrimoniales sont paradoxalement les plus proches de celles qu’impliquent les systèmes élémentaires étudiés par les ethnologues et où le choix du conjoint, s’il n’est pas prescriptif à proprement parler, est au moins orienté.
6S’il est donc possible à l’oncle maternel de réaffirmer sa place au sein de la parenté en dépit des changements subis par nos sociétés tout au long de leur histoire, c’est qu’il doit exister un fait de structure constant, voire une continuité de fonctions qui serait assurée par d’autres termes de parenté, cette structure demeurant néanmoins à l’état virtuel. Les essais réunis dans ce volume tournent tous autour de ces deux possibilités, qui d’ailleurs ne sont pas incompatibles. La crise du rôle de l’oncle maternel s’accompagne donc, dans l’horizon religieux chrétien, de la redéfinition et du maintien de la fonction symbolique qui lui est propre. Deux constatations préliminaires s’imposent alors. La première, fort évidente dans notre culture, est que le complexe avunculaire tire son nom du terme latin pour oncle maternel, c’est-à-dire avunculus. La seconde, moins évidente, est que ce terme, dans la société romaine comme dans d’autres sociétés, a une valeur de position qui lui permet de se définir au sein du système minimal de relations justement nommé « atome de parenté ».
7Nous commencerons donc par situer l’oncle maternel dans le système terminologique latin. Les données utilisées sont bien connues, mais il nous paraît utile d’y revenir ici.
8La terminologie latine pour les oncles et les tantes comporte quatre termes distincts auxquels correspondent des attitudes diversifiées dans les rapports avec ego : l’amita (qui pourrait par ailleurs dériver de amma, terme de tendresse pour la mère, la grand-mère et la nourrice), sœur du père, le patruus, frère du père, la matertera, sœur de la mère, et l’avunculus, frère de la mère. En utilisant la terminologie morganienne – dont les contenus avaient été découverts à vrai dire au xviiie siècle par le père jésuite Jean-François Lafiteau1 –, nous remarquerons que le système romain présente à la génération +1 une double inclination, qui montre d’ailleurs la relativité des concepts élaborés par Morgan : il est autant descriptif que classificatoire selon que l’on en considère ou non les termes utilisés par ego pour père (pater) et mère (mater). En effet, ego n’utilise un terme descriptif que pour désigner la sœur de son père (l’amita), alors que le frère de son père (patruus) et la sœur de sa mère (matertera) sont une extension des termes pour père et mère, et l’avunculus, frère de la mère, une extension du terme (avus) pour les grands-pères paternel et maternel. Cette tendance classificatrice est encore plus marquée à la génération o, celle d’ego lui-même, comme l’a montré Maurizio Bettini (1994) en réexaminant la terminologie relative aux cousins.
9Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, il n’y a pas de case terminologique « vide » pour les cousins croisés matrilatéraux (enfants de l’avunculus) et, par conséquent, l’hypothèse d’un mariage préférentiel dans la Rome antique avec la fille du frère de la mère n’a pas de justification terminologique. Les textes littéraires et juridiques ainsi que les usages sociaux montrent que consobrinus, loin d’être un terme spécifique dont l’analyse philologique voulait qu’il indique exclusivement le « fils de la sœur de la mère », est un terme générique pour les quatre types de cousins. Nous avons donc, à la génération o, une nomenclature de type eskimo, où les cousins parallèles (P) et croisés (X), patrilatéraux (p) et matrilatéraux (m), sont désignés par un même (=) terme différent (≠) de celui des germains (G), ce qui pourrait correspondre à la cognation caractérisant la parenté romaine ainsi qu’à la prohibition aussi bien qu’à la possibilité du mariage entre cousins2. Il n’empêche qu’à côté de ce terme non marqué, on a utilisé « indifféremment depuis l’époque archaïque », comme le précise Bettini, le terme spécifique de frater-soror patruelis (littéralement « frère-sœur par le patruus ») pour désigner les « enfants du frère du père », ce qui traduirait l’inflexion agnatique de la structure sociale à Rome – cette distinction terminologique résiste remarquablement dans certaines aires romanes, où la cousine parallèle patrilatérale est interdite, alors que l’on peut épouser les autres (voir Bettini 1988 : 77, n. 15).
10Qu’ils soient assimilés aux germains d’ego lorsqu’on les appelle frère-sœur ou qu’ils soient désignés par un terme descriptif dérivé de celui pour le « frère du père » (patruelis, de patruus, qui peut aussi s’accompagner des termes frater et soror, d’où frater-soror patruelis), les cousins parallèles patrilatéraux marquent de façon spécifique la terminologie latine au point qu’elle ne correspond, de ce point de vue, à aucun des grands systèmes terminologiques. On passe en effet d’un système eskimo classique : G ≠ (P = X) à un système insolite qui peut prévoir pour les cousins parallèles patrilatéraux le même terme que pour frères et sœurs : (G = Pp) ≠ (Pm = X)3 ou bien un terme distinct mais qui rapproche ego de son oncle paternel : (G ≠ Pp) ≠ (Pm = X). Le système est également insolite lorsqu’il s’ajoute le terme, tardif et d’usage exclusivement juridique, d’amitinus pour le « fils de la sœur du père » (de amita, « sœur du père »). Dans ce cas, on a : (G = Pp) ≠ Xp ≠ (Pm = Xm) si l’on garde les termes frater-soror pour les cousins parallèles patrilatéraux, et : G ≠ Xp ≠ Pp ≠ Pm = Xm, si l’on utilise pour ces derniers le terme de patruelis.
11La prise en considération globale de la terminologie est importante non seulement pour des raisons typologiques, mais encore parce qu’elle laisse entrevoir un large espace de négociation pour les relations parentales à travers les différents termes disponibles.
12L’étude en parallèle, et au fil du temps, des deux niveaux terminologiques considérés pourrait aider à mieux comprendre les logiques qui sous-tendent le fonctionnement du système de parenté romain, mais il n’y a qu’un aspect qui nous intéresse ici. La terminologie relative aux oncles et aux tantes non seulement ne montre pas les mêmes fluctuations que celles relatives aux cousins, mais elle indique clairement les fonctions symboliques associées surtout à la matertera (« presque une autre mère ») et à l’avunculus (« petit grand-père »), tout en maintenant la qualification globale des attitudes. En particulier, la fonction symbolique de l’avunculus s’accroît du fait que ce terme réfère en même temps aux deux lignées, paternelle et maternelle, d’ego (avus étant en effet, à la fois, le père du père et le père de la mère)4 s. Loin de signaler un trait d’indifférenciation, les cas bien attestés d’extension de l’appellation avunculus au frère du père témoignent eux aussi du prestige dont ce terme est chargé.
13En étudiant également, selon la méthodologie structurale, la distribution des attitudes dans le système de parenté romain, M.Bettini trouve en effet, d’une part, des oppositions pertinentes entre un avunculus, « bon, indulgent et protecteur du neveu », et un patruus, « décidément antipathique et mal vu », voire « méchant » (les mêmes oppositions concernent la matertera et l’amita), d’autre part, « certains traits de relations assez détachés et “sévères” entre mari et femme (d’ailleurs, le mythe de fondation du mariage romain, réactualisé dans plusieurs aspects du rituel, est constitué par un rapt) alors qu’il existe des éléments de relations assez tendres entre frère et sœur » (1986 : 121-122).
14C’est à ce niveau qu’il faut poser le problème des changements intervenus dans le monde roman par rapport au modèle de la culture romaine. La question est en effet de savoir pourquoi le système terminologique qui comportait quatre termes différents entre eux pour les oncles et les tantes d’ego n’est passé, dans son intégralité, dans aucune des langues ni des cultures de l’aire romane.
15Ce n’est pas seulement le système terminologique quadripartite qui a disparu, mais aussi le rôle structurant de l’oncle maternel en corrélation et en opposition avec trois autres termes (sa sœur, le mari de sa sœur et son neveu) qui composent l’atome de parenté – rappelons à ce propos que la relation du père à l’égard de son fils est aussi sévère que celle du patruus. Le rôle de l’oncle maternel s’est affaibli en dépit même de la continuité lexicale du terme d’avunculus. Si l’italien et l’espagnol comportent en effet un seul terme (par ailleurs d’origine grecque) différencié dans le genre (zio-zia, tio-tia) et étendu généralement aussi bien aux conjoints des oncles et des tantes qu’aux germains de ses propres grands-parents, le français en comporte deux : oncle et tante, qui eux continuent les types lexicaux avunculus et amita (d’autres formes dans Piasere 1998 et Poly 2003). Dans les dialectes de la Suisse italienne on trouve anda, pour les vieilles tantes célibataires. Les exemples pourraient continuer, pour les aires de langues non romanes influencées par la latinité (que l’on pense à l’uncle et à la aunt anglais ou à l’unkël et à l’emta italo-albanais), mais nous ne trouvons nulle part la quadripartition ou des fonctions symboliques ouvertement normalisées de l’oncle maternel. Considérons ces deux aspects ensemble.
16La crise du rôle de l’oncle maternel et la déstructuration du lexique ne sont pas forcément inscrits dans un rapport de correspondance mécanique : les appellatifs peuvent persister même en présence d’un changement dans les attitudes et vice versa, et cela en raison du rapport dynamique entre les deux systèmes, des appellations et des attitudes, déjà postulé par Lévi-Strauss dans son article fondateur de 1945, « Le structuralisme en linguistique et en anthropologie ». Étant bien entendu que les principes incontournables relevant du biologique restent partout à l’œuvre (voir le premier chapitre de ce livre), ce n’est qu’en étudiant la dialectique entre les appellations et les attitudes que l’on pourra faire apparaître, dans l’analyse des faits de parenté, « une signification là où, au départ, nous n’avons qu’une désignation » pour le dire avec les mots du Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste (1969 : 12).
17L’hypothèse de Bettini (1986 : 16) consistant à expliquer l’opposition terminologique entre le latin et les langues romanes par « l’affirmation du principe de “bilatéralisation” dans les rapports familiaux, par lequel la ligne paternelle ou agnatique et la ligne maternelle ou cognatique sont mises sur le même plan », mérite d’être approfondie. D’une part, conséquence du rapport dialectique entre systèmes d’appellations et d’attitudes, il arrive souvent, dans les cultures romanes, que l’on privilégie une ligne au détriment de l’autre : tel est par exemple le cas sicilien étudié dans le troisième chapitre de ce volume, où ego n’a une relation ouverte et confidentielle qu’avec ses oncles et ses tantes du côté maternel, par opposition à ceux du côté paternel ; d’autre part, il faudrait se demander comment et pourquoi se déstructure le système terminologique romain et quelle est la position parentale qui finit par assurer dans l’horizon chrétien les fonctions de l’oncle maternel. Nous nous sommes concentré surtout sur la deuxième question, qui est au centre des trois premiers chapitres du livre, ce qui nous a amené à développer le paradigme lévi-straussien.
18Nous sommes parti de la constatation que certaines fonctions de l’oncle maternel dans la société romaine ou dans nombre de sociétés sans écriture sont assumées, dans l’horizon chrétien, par le parrain, celui qui tient dans ses bras le nouveau-né lors du baptême, devenant ainsi compère de ses parents. Le parrain de baptême non seulement se présente comme un élément de reconfiguration de la structure précédente des rapports de parenté, mais l’étude de ses fonctions nous a permis de postuler l’existence d’une troisième variété d’inceste, après celles qui ont été isolées par Claude Lévi-Strauss et par Françoise Héritier, et de dessiner un atome de parenté spirituelle complémentaire et dérivé par rapport à l’atome lévi-straussien.
19En résumant ce que nous exposons dans les premiers chapitres du présent livre, nous remarquons que, dans certaines cultures, la relation sexuelle entre deux individus rituellement apparentés, même s’ils ne sont pas des consanguins ou des affins, est perçue comme incestueuse, et d’un point de vue idéologique parfois même comme plus grave qu’entre consanguins. Cet inceste du troisième type pousse aux conséquences les plus extrêmes le caractère symbolique de la prohibition, en confirmant cependant, comme toutes les autres formes de la Règle, la continuité entre le biologique et le social et les conséquences néfastes entraînées par sa transgression. Dans l’horizon chrétien, la relation compère-commère, c’est-à-dire entre la mère d’un enfant et son parrain5, est une relation très marquée qui s’oppose à celle entre mari et femme au même titre que les attitudes caractérisant les rapports entre père et fils s’opposent à celles entre parrain et filleul. En nous inspirant de Lévi-Strauss, nous avons appelé ce système global de relations « atome de parenté spirituelle ». Dans celui-ci, un des trois principes qui règlent tout système de parenté, la consanguinité, n’est représenté qu’incorporé dans l’axe de la filiation, étant donné que la relation frère-sœur de l’atome de parenté est remplacée dans l’atome de parenté spirituelle par la relation compère-commère. Nous avons choisi de représenter cette dernière par un signe en pointillé qui évoque la germanité (voir p. 65), bien que son caractère symbolique, la rapprochant également de la relation entre conjoints ou d’autres relations, eusse pu justifier des solutions différentes6.
20L’atome de parenté spirituelle a agi comme une sorte de schéma ordonnateur des relations parentales. On en a un reflet significatif dans les littératures européennes qui du Roman de Renart au Décameron de Boccace, du Reineke Fuchs de Goethe jusqu’à la tradition folklorique ont traité des relations sexuelles perçues comme incestueuses et notamment des relations entre compère et commère. Le cas du Roman de Renart, analysé dans le septième chapitre, est exemplaire, car c’est à travers la parenté spirituelle que les rapports se définissent entre Renard, le loup Ysengrin, sa femme Hersent et les louveteaux, en passant des antécédents latins à la tradition vulgaire. La reconfiguration qui s’est réalisée avec l’affirmation progressive des langues romanes et la traduction de termes d’origine latine (parrain de patrinus, compère de cum pater, commère de cum mater, filleul de filiolus) ne doit pas tromper. Comme nous avons voulu le montrer, surtout dans le deuxième chapitre, ce n’est pas seulement dans l’histoire canonique qu’il faut chercher l’explication des attitudes caractérisant les relations au sein de l’atome de parenté spirituelle, mais aussi dans le mythe (réalité historique pour d’autres) de la conception virginale de Marie et du rôle de tuteur de Joseph. C’est en ce sens que certaines pratiques sociales italiennes correspondant aux événements exemplaires racontés dans les Évangiles sont analysées dans le quatrième chapitre, qui traite des conceptions et de l’usage de la virginité en Sicile, et dans le cinquième, qui traite des tables dressées en l’honneur de saint Joseph dans les Pouilles.
21L’adéquation structurelle qui s’est réalisée tout au long de l’histoire de l’Occident chrétien, et qui a sa source dans le modèle évangélique, trouve sa justification dans la « spiritualisation de la chair »7. Celle-ci a été poursuivie au sein de l’Église essentiellement au moyen d’une double manipulation linguistique de la parenté : d’une part, par l’usage extensif et/ou classificatoire des termes pour les consanguins de la famille biologique (père, mère, enfant, fils, fille, frère, sœur) et par l’effacement des termes pour les collatéraux et les affins : surtout pas d’oncles et de tantes, de cousins ou de beaux-parents dans les usages métaphoriques de l’Église ; d’autre part, par l’invention de termes diminutifs complémentaires de ceux de la parenté biologique. Ces termes de la parenté spirituelle accompagnent tous les passages et les moments les plus significatifs de la vie depuis le baptême. Il est emblématique que le terme le plus prestigieux de la régénération par l’eau et l’esprit, le terme patrinus, ait été interprété en même temps comme un « petit père » (diminutif de pater), ce qui est certainement plus correct du point de vue étymologique, et comme une contraction de « pater divinus » (Corblet 1882), ce qui explique mieux les fonctions socio-symboliques dont celui-ci est chargé dans l’horizon chrétien : avatar de la parole fécondante, substitut du géniteur naturel, opérateur d’alliance. Que le parrainage soit apparu plusieurs siècles après le baptême des enfants ou que les Églises réformées aient rejeté presque tout ce qui s’associe à la parenté spirituelle n’est pas simplement une preuve de l’historicité de l’institution. On pourrait aussi parler, dans le premier cas, d’une structure non pleinement réalisée encore (mais dont les prohibitions se manifestent avant même qu’une terminologie spécifique n’apparaisse), alors que, dans le second cas, la structure se dérobe à ses réalisations pour récupérer sa pureté dans le modèle fondateur de la Sainte Écriture.
22Le rattachement de l’atome de parenté spirituelle au modèle évangélique nous a permis non seulement d’étudier (surtout dans le deuxième chapitre) les réalisations de cette structure dans l’histoire et dans différentes régions chrétiennes, mais aussi de poser la question de son existence dans des sociétés non chrétiennes et, si tel est le cas, d’en chercher une justification plus profonde au niveau anthropologique. Des données provenant d’autres aires culturelles ainsi que l’analyse de certaines hypothèses de l’anthropologie psychanalytique nous aideront à proposer une réponse.
23Deux exemples (l’un africain, l’autre amérindien) suffiront à montrer l’extension de l’inceste du troisième type et le choix préférentiel qui lui est souvent lié. Parmi les Medje-Mangbetu du Congo nord-oriental, brillamment étudiés par Stefano Allovio (1999), la circoncision collective des enfants peut intéresser deux ou plusieurs familles du même groupe, dans le dessein de renforcer les liens entre elles. Elle peut aussi servir à élargir le réseau des alliances, impliquant ainsi des familles d’autres groupes ethniques (surtout Babudu, Balika et Pygmée) dans le rituel de mélange du sang par la circoncision (noutu eipopoi), et cela pour faire face à des nécessités de tous ordres : amicales, économiques ou sociales. Les « frères de sang » (amekenghe), issus de patrilignages ou de groupes ethniques différents, sont obligés à l’aide réciproque, qui peut s’étendre jusqu’à la soustraction de biens appartenant au groupe domestique de l’autre, mais toute relation sexuelle avec les sœurs ou la femme de l’autre leur est interdite. Les prohibitions matrimoniales s’étendent aux groupes domestiques des deux amekenghe, tandis que le mariage avec les sœurs classificatoires appartenant aux lignées collatérales de celle du frère de sang est non seulement possible mais recherché. Comme le précise un des informateurs d’Allovio (ibid. : 71) : « Prendre comme épouse la sœur un peu éloignée de son amekenghe est une chose très positive qui vous fait honneur car ce n’est pas un mariage comme un autre. » La parenté spirituelle entre deux amekenghe instaure donc les deux ordres de relations qui sont plus strictement impliquées dans l’échange matrimonial : d’un côté, des relations entre individus avec lesquels on ne peut se marier pour des raisons de parenté ; de l’autre, la définition d’une aire dans laquelle le mariage est permis, voire préféré.
24Pareille logique est à l’œuvre parmi les Ayoré du Chaco boréal, où nous avons trouvé, au cours des enquêtes que nous y menons depuis plusieurs années, une forme de parenté symbolique liée à la naissance et que l’évangélisation, commencée au Paraguay au début des années 1960, n’a pas encore réussi à éliminer. Entre les parents d’un nouveau-né et la femme qui s’offre pour le laver et le masser après l’accouchement, une relation permanente s’instaure qui est soulignée par l’usage de termes et d’attitudes spécifiques ainsi que par des dons. Par exemple, le père du nouveau-né fera cadeau à cette femme d’une tortue ou bien d’une quantité de miel pouvant remplir la calebasse que celle-ci a utilisée pour le bain. Le mariage entre celle qui lave (l’uppòigattò) et le père du nouveau-né devenu veuf est impossible, car leur rapport est perçu comme un rapport entre frère et sœur. De ce fait, leur cohabitation -comme frère et sœur – est possible si le mari de l’uppòigattò (appelé uppòìngàssòi) meurt lui aussi. Ainsi, l’uppòigattò et le père du nouveau-né peuvent cohabiter, mais toute relation sexuelle est interdite. En revanche, il arrive fréquemment que l’uppòigattò conseille à sa propre fille de prendre comme époux son ggìùppùìgàdì (celui qu’elle a lavé), surtout si ce dernier a les qualités de bon chasseur et de bon guerrier exigées d’un homme ayoré – sachant que, chez les Ayoré, ce sont les femmes qui choisissent. Une femme peut aussi se proposer comme future uppòìgattò pour préfigurer des mariages, ce qui revient à orienter le choix du conjoint ; ne pouvant pas se marier avec leurs cousins, tous considérés comme des frères, ni même dans son propre clan, les filles ayoré choisissent dans les six autres clans.
25Les exemples de cette fonction du parent symbolique dans l’orientation du choix matrimonial sont nombreux et confirment tous une interférence aussi bien qu’une antériorité, du point de vue idéologique, à l’égard des champs de la consanguinité et de l’alliance. Nous voulons élargir la réflexion sur ce dernier point, commencée dans le premier chapitre de ce volume, en discutant les hypothèses sur l’atome de parenté formulées par l’anthropologie psychanalytique. En effet, celui-ci englobe le « triangle œdipien », outil conceptuel privilégié des psychanalystes dans l’analyse des mythes et des rites mettant en scène les relations fondamentales de la vie humaine.
26D’après l’anthropologie psychanalytique8, la famille œdipienne équivaut au noyau familial avant qu’il ne s’ouvre à la société pour y former l’atome de parenté. L’idée que l’oncle maternel s’ajoute à l’ensemble restreint composé par un homme, sa femme et leur enfant soulève quelques problèmes d’ordre théorique que nous nous efforcerons de traiter dans cette introduction. Rappelons tout d’abord que pour Lévi-Strauss la famille nucléaire – biologique ou œdipienne – n’est pas le point de départ de l’atome de parenté mais en résulte. L’oncle maternel ne s’y ajoute pas, il est là depuis toujours comme agent de l’échange matrimonial.
27L’hypothèse de Lévi-Strauss se fonde sur des prémisses implicites – jamais suffisamment explorées par les anthropologues – qui permettent de répondre aux critiques concernant le nombre de relations mis en lumière par l’atome. En effet, Lévi-Strauss n’accorde pas de rôle structural visible à la relation entre beaux-frères (mari de la sœur d’un homme et père de son neveu utérin vs frère de l’épouse) ni à la relation entre mère et enfant. Nous pouvons y ajouter un autre élément souvent évoqué par les critiques, à savoir le choix d’un enfant de sexe masculin au sein de l’atome de parenté.
28Commençons par ce dernier choix car il est tout à fait cohérent avec le manque de valorisation de la relation mère-fils et de la relation entre beaux-frères.
29Soulignons tout d’abord la nécessité qu’un enfant soit présent au sein de l’atome. Dans une perspective structuraliste, nous pensons qu’il est difficile de se passer de l’enfant : au sens où il n’est pas seulement là pour dynamiser le système mais accompagne dès le début, bien qu’à naître encore, l’aventure de la réciprocité. D’un point de vue logique, l’alliance entre mari et femme ne peut se définir que par rapport à la configuration globale qui résulte de la décision des hommes d’échanger les femmes, permettant ainsi de reconnaître, simultanément, les trois principes qui organisent tout système de parenté : outre l’alliance, la consanguinité (entre frère et sœur) et la filiation (entre parents et enfants). Cela ne signifie pas que l’atome de parenté soit égocentré sur l’enfant. Comme l’a bien vu Juillerat (2001), c’est plutôt à l’oncle utérin, représentant du groupe donneur, que revient la place de l’ego ; d’un point de vue structural, il faut justement que la relation avunculaire apparaisse pour que la relation père-fils puisse se définir aussi.
30Il y a ensuite la question du sexe de l’enfant. En général, les psychanalystes reconnaissent, avec Lévi-Strauss, que les attitudes les plus marquées dans la relation avunculaire concernent le neveu utérin plutôt que la nièce. Cette orientation dans la qualification des attitudes pose néanmoins des questions dont il faut chercher la réponse au niveau structural. Le choix de la relation entre l’oncle maternel et son neveu (plutôt que sa nièce) dépend strictement de la relation mère-fils, que les anthropologues ne peuvent laisser aux seules compétences des psychanalystes9. Nous pouvons réfléchir en adoptant un point de vue différent de celui des psychanalystes, mais il serait vraiment étonnant que la relation mère-fils soit laissée en dehors de notre analyse. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de reconnaître que les sociétés que nous étudions normalisent le rapport entre les paires mari-femme, frère-sœur, père-fils, oncle maternel-neveu, mais de comprendre pourquoi elles ne normalisent pas – en tout cas « pas au même degré » comme le dit Lévi-Strauss (1977 : 100) – le rapport entre la mère et ses enfants.
31Comparons les deux perspectives. Autant que la psychanalyse, l’anthropologie structurale s’est engagée à chercher une solution de type logique (voire anhistorique) à la quête de l’origine sociale de l’homme, dont on peut au moins imaginer qu’elle est aussi ancienne que l’homme lui-même. Les anthropologues et les psychanalystes ont élaboré des modèles du passage de la nature à la culture, qui expliquent non seulement la Règle de la prohibition de l’inceste (et l’exogamie correspondante), mais qui sont aussi proposés comme principes de l’organisation et du maintien de toute société humaine. Ces modèles, justement parce qu’ils représentent le passage d’un état logique imaginaire (comment pense-t-on que les choses ont pu se passer in illo tempore) à des attitudes qui semblent propres aux sociétés humaines en tant que telles, ne peuvent pas ne pas incorporer les matériaux ethnographiques ou cliniques sur lesquels les anthropologues et les psychanalystes travaillent respectivement.
32Il y a dans leur démarche des différences essentielles. Freud justifie son modèle au moyen des comportements reliant l’enfant à ses parents au niveau de l’ontogenèse (mais aussi au moyen des données des sciences naturelles et des sociétés anciennes ou des données ethnographiques alors disponibles), tandis que Lévi-Strauss a recours aux systèmes des attitudes qui caractérisent, dans des sociétés de types différents, la relation entre les quatre termes qui composent l’atome de parenté. Il en résulte quatre variantes de l’atome comportant chacune quatre relations marquées de paires de signes opposés, que Lévi-Strauss (1945) illustre avec cinq exemples : les Trobriandais matrilinéaires, les Siuai de Bougainville matrilinéaires, les indigènes du lac Kutubu patrilinéaires, les Tonga patrilinéaires et les Tcherkesses patrilinéaires du Caucase.
33C’est une autre différence majeure que nous retiendrons ici. Alors que le mythe des origines élaboré par Freud (1913) dans Totem et tabou présuppose l’existence d’une famille nucléaire – paradoxalement mutilée de la mère – préexistant à l’exogamie et à la prohibition de l’inceste, l’atome de parenté lévi-straussien est précédé par une situation aux contours flous dans laquelle même les positions parentales reconnaissables, y compris celle de l’oncle maternel, ne sont pas encore tout à fait définies. Le passage social décisif se réalise lorsqu’un homme renonce à sa mère et aux autres femmes qui sont issues du même ventre que lui, au profit d’un homme d’un autre groupe qui s’engage lui aussi à la réciprocité. L’aventure de l’alliance commencée par cet homme permet de structurer immédiatement des relations qui dépassent les évidences élémentaires de l’instinct sexuel et de la reproduction.
34En effet, il est possible d’imaginer que la valorisation des femmes comme objets d’échange entre groupes d’hommes différents a pu non seulement mettre en valeur les bénéfices de la réciprocité, mais aussi favoriser la stabilisation du mode de formation des couples. D’où la possibilité de soumettre à un contrôle strict la fécondité de la femme, entraînant ainsi simultanément la compréhension des mécanismes de la reproduction et la définition de la fonction sociale du père dont la reconnaissance biologique demeure néanmoins toujours incertaine. Parmi les sociétés que nous étudions, il en existe beaucoup qui, tout en maintenant le principe de la prohibition de l’inceste, représentent à rebours le passage de la nature à la culture permettant par exemple, à l’époque de la jeunesse, des licences sexuelles très larges auxquelles correspondent des attitudes complètement opposées après l’instauration d’un couple stable et la naissance d’enfants.
35Tel est le cas des Ayoré du Paraguay, où par ailleurs, également, le choix des relations sexuelles prématrimoniales ne revient qu’aux femmes, alors que dans d’autres sociétés la représentation symbolique de cette régression contrôlée à la nature est indiquée par des usages spécifiques du système des appellations : nous faisons référence à ces rapports prénuptiaux « sans semence » des jeunes filles pschav et xevsur du Caucase (Charachidzé 1968) avec des jeunes hommes du même village, que ces « sœurs-épouses » appellent « frères-époux ». Jamais pourtant ils ne seront les vrais époux (car il y aurait alors inceste). Ils ouvrent la voie à des hommes d’autres villages. Bien que réelle, l’union sexuelle de « frères » et de « sœurs » symboliques projette ces Géorgiens dans un état mythique originaire indifférencié qui fait apparaître en contre-jour les contraintes sociales de l’alliance.
36N’en va-t-il d’ailleurs pas de même pour la représentation des débuts de l’humanité chez les israélites ? La généalogie d’Adam mélange en effet la vision monogénétique de la création – qui pousse à imaginer après le péché du couple primordial une suite de mariages entre frères et sœurs – avec un monde déjà peuplé (le pays de Nod, face à Éden) où Caïn, qui avait déjà tué son frère Abel, connaît sa femme. De manière emblématique, le livre ne dit pas le nom de cette femme et par la suite les seules femmes nommées n’ont aucun lien généalogique avec leurs époux (comme Ada et Zilla, épouses d’un des descendants de Caïn, Lamech). La référence aux enfants est elle aussi très générique : soit il s’agit de filiation masculine excluant les femmes, soit on ne précise ni leur sexe ni leur nom et ils sont simplement regroupés sous la classe « garçons et filles ». Il faut arriver à la généalogie de Thare pour trouver des mariages entre cousins germains, dont le premier, entre Abraham et sa demi-sœur Sarah, comme nous le signalons dans le premier chapitre, est un bon exemple des possibilités de manipulation symbolique de la parenté à partir de la fusion terminologique10 et constitue une suite logique au monde sans alliance des origines.
37Nous pourrions également inscrire dans ce cadre les relations entre Charlemagne et Roland dont nous traitons dans le huitième chapitre, la Chanson de Roland, bien qu’il s’agisse d’une œuvre littéraire, ayant une texture mythique due à ce qu’elle a été conçue pour convertir l’histoire en un mythe capable de produire une nouvelle histoire (celle des chrétiens à l’heure de la première Croisade). Pour que le mythe soit opérant il faut, en d’autres termes, qu’en manipulant l’histoire il puisse marquer à la fois un temps des origines et un nouveau départ.
38En général, les groupes humains ne cessent de s’interroger sur le scénario qui a pu précéder l’état de société lorsqu’ils représentent, de manière plus ou moins explicite, dans leurs mythes et leurs rites ainsi que dans leurs pratiques sociales, l’impossible séparation dans l’acte sexuel des exigences respectives de la reproduction et du plaisir. Le fait que ce soit les femmes qui reproduisent la vie et que, dans la situation topique des origines, le désir sexuel ait pu s’orienter vers n’importe quelle femme (ou n’importe quel homme) explique pourquoi le lien, parfois profondément caché, entre la mère et son fils est si souvent au centre des récits mythiques et se présente comme un redoutable mystère.
39Arrêtons-nous sur cet aspect. La situation des origines, qui poussait des groupes d’individus isolés à vivre entre eux sur un même territoire et dans un état d’hostilité permanent, n’a certainement pas empêché que des attitudes et des rôles distincts soient reconnus, cela du simple fait de l’existence d’hommes et de femmes dont l’instinct à se conjoindre sexuellement constitue déjà, au sein de la nature, une amorce de la vie sociale. La relation mère-fils n’a pas vraiment besoin d’être définie par rapport aux autres relations retenues par l’atome, puisque ni la position centrale qu’elle y occupe ni sa caractérisation ne résultent de l’échange, du moins pas uniquement. Cette relation n’a nul besoin d’être motivée car, du fait même de la reproduction, elle appartient, plus que toute autre, à la nature. Les femmes ont toujours reconnu leurs enfants et – en principe – les enfants leur mère, et s’il est vrai que la prohibition de l’inceste mère-fils a pu s’imposer en même temps que se définissaient les relations entre les quatre couples de termes qui forment l’atome, il n’en est pas moins vrai que cette relation présente des traits constants aussi bien dans l’état de nature que dans l’état de culture (y compris la perception d’une fermeture extrême sur soi-même si le désir sexuel d’un homme se fixait sur la mère ou celui de la mère sur son fils). Il est évident que la relation mère-fils peut être objet elle aussi de qualification, mais ce sera alors au sein de configurations plus amples (des « atomes » lourds) qui ont leur origine dans l’atome de parenté.
40La relation entre beaux-frères n’a guère davantage besoin d’être définie à l’intérieur de l’atome, mais pour des raisons différentes de la relation mère-fils. Les deux hommes qui deviendront beaux-frères sont, eux, à l’origine de l’échange et la seule relation qui pourrait s’y opposer structurellement en dehors de l’atome est celle entre frères. Les mythes comme les rites insistent souvent sur les liens de solidarité entre beaux-frères (le terme qui les désigne peut aussi être réservé à l’ennemi11), et, inversement, sur l’opposition entre frères (jumeaux, doubles ou paires aînés-cadets) souvent à l’origine des civilisations à condition que l’un d’entre eux meure, le plus souvent de mort violente : de Gilgamesh à Enkidu, de Caïn à Abel, de Romulus à Remus, de Jésus à son cousin Jean, les exemples sont nombreux. Quoi qu’il en soit, la relation entre beaux-frères apparaît souvent dérivée de celle entre frère et sœur, comme l’écrit Juillerat en commentant l’opposition, formulée par Lévi-Strauss, d’une part, entre les attitudes de prohibition ou d’évitement, connotées négativement, d’autre part, entre les attitudes exposées ouvertement en public, connotées positivement : « On peut supposer que là où la relation frère-sœur est marquée d’interdit, il en va de même du lien entre beaux-frères, et là où frère et sœur communiquent ouvertement, on peut attendre une attitude positive, voire particulièrement valorisée entre beaux-frères » (2001 : 116). Cette équivalence des beaux-frères à la paire frère-sœur (et dans le même genre aux deux frères) montre, d’une part, comment l’atome de parenté ne nécessite, en principe, aucune ouverture ni aucun déplacement de fonctions (c’est bien dans son caractère élémentaire sa puissance conceptuelle !), d’autre part, l’importance de la relation frère-sœur, « noyau dur minimal de l’atome », comme Juillerat la définit, mais aussi l’importance du rapport mère-enfants, « noyau dur » de la situation topique des origines précédant l’atome.
41Revenons à cette situation. Un homme ne peut identifier ni les garçons ni les filles auxquels il a donné la vie, ni leur mère avec laquelle il s’est uni charnellement. En revanche, l’enfantement par les femmes permet à cet homme de connaître ses propres frères et sœurs, sa mère et les frères et sœurs de sa mère ainsi que tous les ascendants et descendants de sa mère en ligne féminine (et parmi ces derniers évidemment le neveu utérin dont le père demeure inconnu). Un homme ne reconnaît donc les liens généalogiques que par l’intermédiaire de sa mère ou de femmes affiliées à sa mère. Au-delà de la culture, la situation semble caractérisée en effet par l’impossibilité de connaître son propre père ainsi que les enfants dont on est le père.
42Cette « absence du père » met sérieusement en crise le récit (considéré par Freud comme « scientifique » et « historique ») du parricide fondateur. Je ne trouverais pas de mots plus prégnants que ceux de Juillerat pour représenter ce paradoxe illustré par Totem et tabou : « Ce récit du parricide originaire ne situe pas la mère et la relation mère-enfant dans la configuration de la “horde” ; la raison en est vraisemblablement, pour Freud, que la famille n’existait pas encore, le mâle dominant (le mâle alpha comme disent aujourd’hui les éthologues) monopolisant toutes les femelles. Mais si la famille n’est pas encore constituée, alors le père lui-même ne peut être reconnu comme tel : la relation père-fils n’existe pas. Il est donc curieux d’imaginer que le père ait été reconnu sans ou avant la mère, car si l’on peut imaginer une petite horde dont le mâle dominant se réserverait toutes les femelles, il paraît impossible de ne pas situer, à partir des enfants, des liens maternels singuliers » (ibid. : 125). Juillerat en déduit que le mythe freudien du « parricide » originaire n’est lié que dans l’après-coup à la structure œdipienne classique, triangulaire, mais il est bien possible que Freud ait voulu donner un fondement mythique à la famille œdipienne en projetant dans le temps des origines les fantasmes qui la caractérisent selon l’axe père-fils, c’est-à-dire le désir du parricide et celui du « filicide » pour la possession de la même femme. Curieuse tentative que celle de Freud de troquer la certitude de la relation à la mère – qui relève du biologique (et qu’il dissout, sauf dans une note où il résume le point de vue d’Atkinson, dans la catégorie générique des « femmes ») – contre des attitudes qui ne peuvent exister dans la psychologie des enfants qu’après la reconnaissance de la fonction du père au sein de la famille nucléaire. Il serait certainement plus intéressant d’insister sur l’ensemble formé par la mère et ses enfants des deux sexes. Enraciné dans le socle dur du biologique, ce « triangle maternel » contient en effet toutes les prémisses pour donner lieu à l’atome de parenté.
43Tout en reconnaissant l’importance de la découverte freudienne du triangle œdipien, nous faisons donc l’hypothèse que celui-ci n’a pu se manifester que simultanément ou après la définition de la famille nucléaire au sein de l’atome de parenté. Liées au développement ontogénétique de l’enfant, les attitudes signifiantes de ce triangle ont un caractère universel. Elles peuvent interférer, mais non se confondre, avec les attitudes propres à l’atome de parenté, car elles sont à double titre plus étroites : d’une part, parce qu’elles ne recoupent de ce dernier que les relations père-fils, mère-fils et mari-femme, d’autre part, parce qu’elles ne se manifestent que sur le plan sexuel. La critique faite à la conception freudienne des mythes comme des rêves est toujours qu’elle a sacrifié la multiplicité des codes présents et leur convertibilité réciproque à l’importance du code de la sexualité et de l’inceste (qu’elle a pourtant le mérite d’avoir découvert).
44Nous voudrions soulever encore un point à propos de ce « triangle maternel », formé par la mère, son fils et sa fille, précédant l’atome de parenté. Première remarque : lorsqu’un homme échange sa sœur, on peut supposer qu’il ne renonce pas seulement aux fruits de sa fertilité, toujours à l’arrière-plan en l’absence d’une filiation paternelle visible, mais aussi et surtout il renonce à se donner du plaisir avec une femme, qui se distingue, par ses liens généalogiques, de toutes les autres femmes. On peut aussi supposer que l’échange introduit dans son propre groupe une troisième catégorie de femmes qui modifie la relation aux deux autres – évidemment, il en va de même pour les femmes qui distinguent le groupe formé par leurs frères, leurs fils, les fils de leurs sœurs et les fils des sœurs de leur mère, du groupe formé par des hommes avec qui il n’y a pas de lien généalogique et, enfin, du groupe formé par ceux à qui elles sont cédées à l’extérieur. La réflexion sur cette différenciation de groupes distincts par rapport à la sexualité pourrait nous faire comprendre davantage quelques aspects des mythes, des rites et des pratiques sociales que nous étudions. Seconde remarque : en l’absence d’un statut paternel, il revenait probablement au frère d’assurer aux enfants de sa sœur des fonctions – de père social ante litteram pourrait-on dire – que les sociétés humaines ont gardées par la position de l’oncle maternel et par les diverses formes de parenté spirituelle. Dans cette perspective, la connotation symbolique de l’oncle maternel, récemment réaffirmée par Lévi-Strauss (2000) lui-même, dans la postface au numéro de L’Homme, « Question de parenté », relève non seulement de la position de donneur de femmes, qui lui est propre, mais aussi de fonctions dérivées (ou parallèles) de substitut du père, qui soulignent les aspects de manipulation de la sexualité dont d’autres termes de parenté peuvent aussi se charger (dans l’horizon chrétien c’est justement le parrain-compère)12.
45La question mérite que l’on s’y arrête par deux derniers exemples concernant un rituel (le Naven des Iatmul du Moyen Sépik) et une forme d’organisation sociale (la « famille à visite » des Na de Chine) qui montrent comment cette fonction symbolique de l’oncle maternel se met en scène à partir de ce « noyau dur » de la consanguinité et de l’atome de parenté qui est la relation frère-sœur.
46Le Naven célèbre les exploits culturels d’un garçon13 par des scènes de travestissement au cours desquelles des individus qui lui sont apparentés assument le rôle parental de l’autre sexe. Le rituel se structure manifestement autour de la différence sexuelle, car aucun des participants ne se travestit dans un parent de même sexe que lui. Partant des matériaux recueillis en 1931 par Bateson (1986) et dans les années 1970 par une équipe de l’université et du musée Ethnologique de Bâle, Michael Houseman et Carlo Severi ont proposé de considérer les séquences d’actions du Naven comme un seul rituel et remarquent justement, à propos des relations impliquées, que « le schéma de l’atome de parenté est formellement identique à celui proposé par Bateson pour expliquer le Naven » (1994 : 50). Par cette perspective systémique, il nous paraît également évident que le rituel, dont nous ne retiendrons ici que l’essentiel, représente (avec des contaminations importantes), d’une part, la régression à un état de nature, d’autre part, l’état de culture.
47En ce qui concerne le premier aspect, il suffit de rappeler que le Naven prévoit, parmi d’autres, le travestissement d’un oncle maternel (wau) en sœur et la simulation d’un acte sexuel avec le neveu utérin (laua), qui sera alors rituellement accouché par ce même oncle. Parmi les complications du rituel nous nous bornons à rappeler que l’oncle, dont il est ici question, n’est presque jamais le germain de la mère mais un frère classificatoire, ce qui a retenu particulièrement l’attention de Houseman et Severi (ibid. : 87-95) et qui est aussi de notre point de vue très significatif. En effet, en frottant ses fesses de haut en bas contre la cuisse de son neveu (qui subit l’acte rituel passivement avec honte), le wau le fait renaître symboliquement alors que, travesti en sœur, il met en scène une relation incestueuse mère-fils – relation incestueuse parfois également symbolisée par la danse de la mère dénudée devant son fils14. Or, en tant que frère (-oncle) classificatoire, le wau remplit les deux conditions d’extrême proximité et de distance, qui sont propres à la parenté spirituelle, ce qui est cohérent avec sa fonction de géniteur symbolique opposé au père de son neveu et avec la manipulation rituelle qui le voit transformé en même temps en mère et épouse de ce dernier.
48Quant au second aspect, rappelons que le rituel se structure autour d’identifications et d’oppositions qui permettent de faire émerger, en contre-jour, les relations et les principes constituant l’atome de parenté, et surtout l’alliance (de manière complémentaire à la filiation). D’abord, la compétition entre les représentants des deux groupes (paternel et maternel) de celui pour qui le Naven est fait. Le conflit – masqué pourrait-on dire, car la mise en scène prévoit toujours leur travestissement – est joué dans les cas les plus significatifs par l’oncle maternel (encore le wau) et la tante paternelle (la. yau) d’ego, c’est-à-dire par les germains de sexe opposé d’un couple mari-femme. Au moyen du rituel, ego a donc la possibilité de ranger, visuellement et mentalement, les consanguins et les alliés de ses parents dont la différence sexuelle demeure une donnée biologique incontournable qui s’offre à lui en miroir et qui va jusqu’à la revendication de l’apport différencié des substances par lesquelles il a été fabriqué :
« Je suis la mère, dit [le wau], je l’ai mis au monde ! J’ai dû endurer mille douleurs pour que votre clan ait un bel enfant sain ! J’ai donné le sang dont sa chair est faite !
– Oui, oui ! [répond la yau], mais moi il a d’abord fallu que je t’engrosse ! J’ai pris la peine de donner maintes fois mon sperme dont sont faits ses os ! »
49Ces phrases, recueillies par Stanek (et citées par Houseman et Severi 1986 : 26, et par Juillerat 2001 : 240), nous font sortir en partie du cadre mythique dessiné par la relation oncle-neveu utérin, en nous plongeant dans la dynamique des rapports d’alliance entièrement culturels entre les clans paternel et maternel du laua.
50Bien qu’un rituel comme le Naven « donne à voir », de manière si « spectaculaire », il n’en demeure pas moins que certaines relations importantes restent cachées. Que l’on pense à la relation père-fils dont le « silence rituel » et le manque d’exhibition qui l’entourent (remarquons qu’ils sont aussi les seuls à ne pas se déguiser) ne sont pas le résultat de la rivalité qui la caractérise (en dépit d’une certaine identification entre eux), mais un contrepoint structural à la relation oncle maternel-neveu. À ce propos, un dernier point mérite notre attention. Le wau accouche rituellement non seulement son lau, mais aussi parfois le père de celui-ci, mari de sa sœur. C’est donc bien le donneur de femmes qui fait émerger l’axe de la filiation dans son intégralité, tout en donnant symboliquement à son beau-frère l’existence qu’il n’avait pas dans la situation topique des origines. Plus que des personnes, l’oncle maternel accouche ainsi des relations de parenté.
51La manipulation des principes et des relations prévues par l’atome de parenté et la fonction symbolique de l’oncle maternel ressortent de manière significative aussi dans le cas des Na de Chine, un cas que nous voulons discuter ici.
52Petit groupe qui vit dans la région himalayenne, les Na de Chine (ou Moso, selon un autre ethnonyme), ont un système très éloigné de nos conceptions. Ce serait une société sans père ni mari, suivant le titre du livre de l’ethnologue chinois qui les a étudiés, Cai Hua (1997). La cellule domestique des Na se compose en effet essentiellement d’un frère, de sa sœur et des enfants de celle-ci qui appartiendront toujours à la lignée maternelle car leur père biologique n’habite pas avec eux et demeure même inconnu. La raison en est simple. Les femmes s’apparient avec des amants occasionnels qui leur rendent visite pendant la nuit et dont le nombre est si élevé qu’il est pratiquement impossible de reconnaître parmi eux les pères des enfants (il peut même arriver qu’une femme puisse recevoir deux ou trois visiteurs par nuit). En conséquence, il nous est dit que la terminologie de parenté ne prévoit aucun terme pour père ou mari, la prohibition de l’inceste frappant tout de même les rapports sexuels entre gens du même os, c’est-à-dire plusieurs générations de consanguins issus d’un même ancêtre féminin et vivant normalement au sein de la même unité domestique. À côté de la visite furtive, qui demeure la formule principale, il existe aussi d’autres modalités de vie sexuelle : la visite ostensible, qui n’est pas réglée de manière complètement privée comme la précédente, mais présente quelques aspects semi-sociaux, et la cohabitation, qui se présente comme « une modalité auxiliaire et complémentaire à l’institution de la visite » puisque on y a recours après avoir échoué dans une tentative d’adoption, en vue de perpétuer la maisonnée. En dépit de certains procédés qui pousseraient à considérer la cohabitation comme une relation entre affins, les Na tiennent les cohabitants pour des « amis », peut-être un peu moins étrangers mais aussi amis que ceux qui pratiquent la relation ostensible, et différemment de ceux qui se rencontrent lors des visites furtives classées par Cai Hua dans la catégorie de « connus » (étrangers). Il nous dit en conclusion que « le concept d’affin et celui de la relation d’affinité n’ont jamais pu pénétrer dans la conception des Na » (ibid. : 334), pas même à la suite de l’imposition de la quatrième modalité de relation socio-sexuelle, celle du mariage, imposition indirecte sous la dynastie des Qing et directe lors de la « Révolution culturelle ». D’autres ethnologues ayant étudié les Na (notamment ceux qui ont participé à l’ouvrage collectif dirigé en 1998 par Michael Oppitz et Élisabeth Hsu) présentent des données plus nuancées. Ils ont, en particulier, corrélé les différentes modalités de relation sexuelle et les types de filiation qui leur correspondent (y compris la filiation paternelle) aux trois couches (aristocratie, gens du commun, serviteurs) dans lesquelles la société Na s’articule ; ils ont dénombré un pourcentage de mariages important (Shih 2000) ; ils ont montré que non seulement les Na connaissent les positions de mari et de père, mais qu’ils utilisent pour ce dernier un terme, atai, qui n’apparaît pas dans la terminologie établie par Hua (ibid.). Mais il suffit ici de retenir les données présentées par Hua lui-même pour montrer que l’on peut arriver à d’autres conclusions que les siennes eu égard à « l’idéologie matrilinéaire » de ce groupe. Arrêtons-nous donc sur la visite furtive.
53En affirmant qu’une lignée na « peut subsister sans avoir recours aux non-consanguins » et comme il s’agit d’une société sans mariage qu’elle « est nécessairement aussi sans famille », Hua (1997 : 354-355) en déduit que certains concepts ne peuvent plus être considérés comme des universaux et que les deux grandes théories de la structure sociale fondées sur les relations entre les membres de la famille deviennent par la suite réfutables : celle de Radcliffe-Brown qui privilégie la filiation comme celle de Claude Lévi-Strauss qui privilégie l’alliance.
54Le champ de la parenté étant ainsi détaché des concepts de « mariage », d’« affinité », d’« alliance de mariage » ou de « famille », il ne reste plus que la consanguinité et la prohibition de l’inceste dont la corrélation constitue une contrainte sociale universelle que Hua propose d’appeler « principe d’exclusion sexuelle des consanguins ». L’hypothèse de Hua mérite d’être citée in extenso :
Étant donné que ce dernier [le principe d’exclusion sexuelle des consanguins] ne nécessite ni l’institution de la visite seule ni celle du mariage seul et qu’il ne constitue qu’une condition préalable qu’elles doivent impérativement observer, il doit exister quelque chose entre ce principe et ces deux institutions. L’examen des paramètres dont l’anthropologie sociale dispose aujourd’hui nous a conduit à penser que ce « quelque chose » est le principe-désir. Il consiste dans le désir de possession de partenaires et dans celui de multiplication de partenaires, deux exigences enracinées au tréfonds de la nature humaine. Lorsqu’une société fait prévaloir le désir de possession sur celui de multiplication, elle met en œuvre l’institution du mariage. Dans le cas inverse, c’est celle de la visite qu’elle met en application. En général, l’institution du mariage implique inéluctablement et par définition l’apparition de la famille, et celle de la visite contraint les membres consanguins d’un groupe à rester ensemble et maintient un groupe purement matrilinéaire et consanguin tel que la matrilignée na se présente (ibid. : 361).
55Le partage entre « sociétés à famille » et « sociétés à visite » est donc fait, la première fondée sur le désir de possession des partenaires, la seconde sur le désir de leur multiplication. En rappelant tout d’abord que la réglementation de la sexualité s’applique, quelles que soient les formes sociales, aux deux instincts du plaisir et de la procréation que l’appariement réunit dans l’acte sexuel, abordons le cœur de la question en discutant l’atome de parenté na (fig. 1), proposé par Hua (ibid. : 335) à la suite de celui de Lévi-Strauss pour marquer les différences entre la famille et la lignée na.
56L’atome de parenté na se compose donc de deux couples frère-sœur dont celui qui est à la génération supérieure se compose de la mère et de l’oncle maternel du couple qui est à la génération inférieure.

Figure 1 – L’atome de parenté na (d’après Hua 1997).
57L’atome de parenté na ne nous paraît pas bien dessiné : d’abord, parce qu’il redouble le couple frère-sœur à la génération o, alors que ce couple, chargé des fonctions qui reviennent ailleurs au couple mari-femme, est déjà présent à la génération + 1 ; ensuite, parce qu’il ne tient pas compte d’un élément, le(s) visiteur(s) : « arroseur(s) » de semence qui arrive(nt) comme la pluie sur terre, suivant la métaphore na de l’engendrement. L’importance de l’arroseur est soulignée par Hua lui-même lorsqu’il qualifie implicitement ses attitudes par rapport à celles qui caractérisent les autres termes de l’atome lévi-straussien : la femme avec qui l’arroseur a des relations sexuelles lors de sa « visite furtive », le frère de cette femme qui a avec elle une relation de signe opposé à celle de l’arroseur, des enfants dont l’arroseur ne peut pas exclure d’être le père, comme c’est le cas pour les enfants de sa sœur. Tandis que seuls les deux amants peuvent parler d’amour et que le but de l’arroseur « est à la fois de s’amuser et de faire acte de bienfaisance » (ibid. : 96)15, la relation frère-sœur se caractérise par « l’interdiction d’évocation sexuelle » d’où découle toute une série de règles d’évitement (ibid. : 101-103). Il en va de même pour la relation entre l’arroseur et les fils de la femme, relation qui s’oppose à celle entre les filles de cette femme et l’oncle maternel. Alors que les deux amants ne doivent pas parler fort « afin que rien ne parvienne aux oreilles des consanguins de la femme, surtout pas à ceux de sexe opposé » (c’est-à-dire du même sexe que l’arroseur), c’est surtout avec les filles de sa sœur que l’oncle entretient une relation marquée d’évitement : « ainsi lorsque l’oncle maternel a une remarque à faire à sa nièce, s’il s’agir de la vie sentimentale, il ne peut la confier qu’à un étranger pour la lui faire passer » (ibid. : 103). Plus généralement, les arroseurs doivent éviter de tomber sur les consanguins masculins de la femme visitée au cours de la visite, et ils ne peuvent prendre de repas avec elle ni avec personne de sa lignée. Comme toujours, c’est donc l’opposition entre les attitudes qui importe, même quand elles se présentent « en paquet ». Et en ce qui concerne encore les deux amants, même si l’arroseur rend sa visite furtivement (nana sésé), celle-ci, ainsi que leur relation directe, est lexicalisée. C’est encore Hua qui l’écrit, en ne trouvant pourtant pas de place pour ce terme dans la nomenclature : « Une femme et un homme qui établissent ce genre de commerce sexuel sont appelés, dans la société, nana sésé hing, qui veut dire “les gens en relation de rencontre furtive” et ils s’appellent discrètement entre eux açia » (ibid. : 143). En tant que nom, açia veut dire « amant », en tant que verbe, le même mot signifie « s’allonger » au sens propre, « s’accoupler » au sens figuré.
58Cette absence de l’arroseur dans la nomenclature (ibid. : 112-113) et dans l’atome de parenté na est surprenante à d’autres égards. Après avoir illustré le rôle de l’homme dans la procréation et les cas de stérilité féminine qu’il estime justement être les seuls possibles à prouver – car « si une femme n’arrive pas à être enceinte, c’est son problème à elle seule [...] car, à l’instar des autres femmes, elle a des relations avec des hommes différents, et les autres femmes sont enceintes alors qu’elle, non » (ibid. : 96) –, Hua nous apprend que l’un de ses meilleurs informateurs, un homme de 61 ans, « a remarqué cependant » que « certains hommes doivent, probablement, avoir eux aussi un problème. “Moi, par exemple, je suis allé chez pas mal de femmes un peu partout, mais aucune n’a eu d’enfant avec moi” » (ibid. ; nous soulignons). N’aurait-il pas été utile d’en savoir davantage ? Il en va de même pour l’expression utilisée dans les conclusions : « Un individu est considéré comme sans aucun lien avec son géniteur qui, d’ailleurs, n’est pas toujours connu et n’a pas besoin d’être connu » (ibid. : 349 ; nous soulignons). La distinction entre visite furtive, visite ostensible et cohabitation ne suffit pas à expliquer ce genre de nuances, alors que la quête d’une identité fondée sur la ressemblance entre visiteurs et enfants va dans la direction exactement opposée de celle invoquée par Hua.
59Même sans vouloir tenir compte du mariage, puisqu’il nous est dit qu’il a été imposé historiquement sans que les Na en absorbent l’idéologie, les trois cas de figure doivent être considérés comme formant un seul système, ce qui introduit une gradation dans les conceptions des Na. Hua (ibid. : 321) ne voit qu’une différence de nature, et non de degré, entre la cohabitation et le mariage ; or, le vrai problème, nous semble-t-il, se situe, d’une part, dans la perception que les Na ont des cohabitants par rapport aux visiteurs, et, d’autre part, dans la transformation de la visite en cohabitation, une stabilisation des rapports avec un seul partenaire qui s’accompagne de manière significative d’échanges de cadeaux et d’une affection plus étroite (voir Héritier 2000b : 118 ; plus généralement, Héritier 2000a).
60Quoi qu’il en soit, l’arroseur n’apparaît pas aussi inessentiel qu’on le croirait et il peut trouver pleinement sa place dans l’atome na qui devient ainsi, tout simplement, un atome de parenté spirituelle (ou symbolique) lui aussi dérivé et complémentaire de l’atome lévi-straussien (fig. 2).

Figure 2 – L’atome de parenté spirituelle na.
61En effet, si nous indiquons la relation entre les açia d’un trait en pointillé, nous obtenons une structure qui représente le lien sexuel (détaché, en quelque sorte, du lien d’alliance qui, lui, demeure à l’état virtuel) ainsi que l’effacement symbolique de la fonction paternelle au profit de l’oncle maternel qui la prend en charge. La multiplication des appariements provoque, plus qu’une dissolution des relations d’alliance et de filiation masculine, la transformation du père-mari en une sorte de sujet collectif s’incarnant à chaque fois dans l’açia qui rend visite à une femme. Il est important de souligner qu’on ne peut être açia qu’avec un seul homme à la fois, même quand on en reçoit plusieurs au cours de la même nuit16.
62Hua remarque justement qu’un homme peut se charger des rôles d’oncle maternel, de frère et de neveu au sein de chaque matrilignage, mais, du point de vue de l’étude de la structure de l’échange qui régit la société na, il n’est pas moins intéressant de noter que les hommes sont en même temps des arroseurs pour les matrilignages étrangers. En effet, à l’exception des femmes adoptées et de celles qui sortent de leur matrilignage à la suite d’une scission, il n’y a que les hommes qui circulent d’une famille à l’autre et rendent ainsi service à la communauté. Leur identité se structure en permanence autour d’une double fonction : d’oncle maternel, qui joue le « rôle de père » au sein de ses consanguins, et d’« arroseur circulant », dont les amantes et les enfants à qui il donne la vie peuvent être partout sauf à l’intérieur de son propre matrilignage.
63Hua affirme que « la visite n’est jamais fixée avec une unique partenaire, étant donné qu’elle est dirigée par la spontanéité, par le choix du soir, et conditionnée par l’occasion et par la disponibilité de la femme visée » (ibid. : 352). « Guidée par le hasard », l’institution de la visite n’aboutit donc à aucun « échange de femme, ni à celui d’homme, entre les groupes non consanguins » (ibid.). Néanmoins, de cette circulation des arroseurs (et de leur semence) entre différents matrilignages, on ne sait vraiment pas grand-chose. Comme l’admet Hua lui-même, ne faisant allusion qu’à quelques échanges villageois « sous la prohibition de l’inceste, il doit exister une certaine réciprocité entre lignées non consanguines » (ibid).
64En effet, cette réciprocité semble se manifester en négatif, pourrait-t-on dire, par la prohibition majeure qui frappe un homme et l’amant de sa sœur. Ne pouvant se rencontrer lors des visites nocturnes, ils se font implicitement les garants du partage des fonctions qui leur reviennent et que l’opposition entre le jour (du frère) et la nuit (de l’amant-géniteur) en quelque sorte confirme. Ces deux « beaux-frères virtuels » évitent ainsi toute confusion qui pourrait venir perturber le fonctionnement du système si un homme reconnaissait dans l’amant de sa propre sœur le frère de sa propre amante. Nous trouvons chez les Na la même séparation entre la paternité biologique et sociale qui s’exprime dans l’horizon chrétien par des attitudes caractérisant le rapport entre le père et le géniteur symbolique qu’est le parrain (lors de la cérémonie du baptême, le premier allant parfois jusqu’à se cacher derrière une colonne pour laisser la place à l’autre).
65Loin d’effacer les théories de parenté et de mariage, la structure familiale de sociétés comme celle des Na offre donc une image symétrique et inverse à la nôtre. Comme l’a écrit Lévi-Strauss : « Ces sociétés ont aboli la catégorie de mari ainsi que les nôtres ont aboli la catégorie de l’oncle maternel (pour laquelle nos nomenclatures n’ont plus de termes distinctifs). Une famille qui ne tient pas compte du rôle de mari ne doit pas nous surprendre. Dans tous les cas, pas plus que cette famille n’attribue le moindre rôle à l’oncle maternel, ce qui nous semble tout à fait naturel. Personne ne prétend que nos sociétés infirment leurs propres théories de parenté et de mariage. Le même discours est valable pour les Na. Il y a, tout simplement, des sociétés qui n’attribuent pas du tout – ou qui n’attribuent plus – de valeur normative à la parenté et au mariage propre à assurer leur fonctionnement, et qui font confiance à d’autres mécanismes » (1997 : 41).
66Mais il y a davantage. Les Na représentent, suivant notre hypothèse, un cas extrême d’une structure familiale bien documentée, de l’Inde à l’Afrique, qui met en scène, par l’effacement symbolique des fonctions paternelle et/ou maritale, les origines de l’humanité, ainsi que le font de nombreux mythes et rites. En valorisant les relations de consanguinité des couples frère-sœur et mère-fils au détriment des relations d’alliance et de paternité, les Na projettent une partie de leur structure sociale au-delà de la prohibition de l’inceste et de l’exogamie, que pourtant les relations entre consanguins et entre matrilignages étrangers affirment rigoureusement. Quant à la structure de l’échange que la société à visite des Na aurait dû mettre en crise, elle est affirmée au niveau le plus « cristallin » par cette société, juste à la frontière – pourrait-on dire – entre la nature et la culture. En renonçant à ses propres sœurs, au profit de tous les hommes non consanguins qu’elles acceptent comme amants (chacun à tour de rôle considéré comme unique), un homme a accès à toutes les femmes non consanguines, à la seule condition qu’elles aussi l’acceptent comme amant.
67La circulation de la semence-pluie étant réglée par l’institution de la visite nocturne, la société Na y intègre, comme nous l’avons vu, d’autres formes de relations (de la visite ostensible à la cohabitation et jusqu’au mariage) qui montrent de manière plus explicite la structure de l’échange sous-tendue à l’appariement entre les açia. Bien qu’extrême et peut-être à explorer encore davantage, le cas des Na de Chine finit par confirmer, là où on aurait voulu qu’il l’infirme, la théorie lévi-straussienne de l’échange.
68Les matériaux ethnographiques et les réflexions présentées dans cette introduction autorisent quelques mots de conclusion. Loin de se borner aux sociétés de l’horizon chrétien, qui la présentent pourtant sous une des formes les plus structurées (dans le mythe de la naissance virginale comme dans le rituel de baptême ou dans les usages sociaux étudiés dans ce volume), la parenté spirituelle, là où elle est opérante, interfère de manière significative avec les principes et les relations qui constituent l’atome de parenté : d’une part, la consanguinité, l’alliance, la filiation, d’autre part, les attitudes dans les couples frère-sœur, mari-femme, père-fils, oncle maternel-neveu. La parenté spirituelle manipule ces principes et ces relations en intervenant symboliquement sur le langage et les substances corporelles, mais aussi sur la dimension temporelle pour consolider des relations sociales fragiles, ou bien en permettant d’orienter le circuit de l’échange ou encore de représenter les règles fondamentales sur lesquelles se fonde la vie sociale.
69Nous sommes rapidement passé de l’exposition de ce que nous avons fait au projet. Il s’agit en effet de continuer à explorer, au moyen des formes de parenté spirituelle élaborées par des sociétés différentes, la dimension symbolique constitutive de la parenté. Nous serions satisfait s’il nous était reconnu d’avoir contribué à cette exploration tout en mettant au jour quelques structures utiles pour comprendre des aspects significatifs de l’organisation sociale des humains : l’atome de parenté spirituelle et l’inceste du troisième type.
Notes de bas de page
1 Lafiteau remarque avec une précision considérable que les « manières de parenté » des Iroquois, bien qu’un peu différentes des celles des Hébreux et des Chaldéens, peuvent expliquer certains choix matrimoniaux de ces derniers (notamment le mariage avec une tante appelée « mère » ainsi que le mariage pharaonique entre « frère » et « sœur ») en raison d’« équivoques dans les termes » : « parmi les Iroquois et parmi les Hurons, tous les enfants d’une cabane regardent comme leurs mères toutes les sœurs de leurs mères, et comme leurs oncles tous les frères de leurs mères : pour la même raison, ils donnent le nom de père à tous les frères de leurs pères, et de tantes à toutes les sœurs de leurs pères. Tous les enfants du côté de la mère et de ses sœurs, du père et de ses frères, se regardent entre eux également comme frères et sœurs ; mais par rapport aux enfants de leurs oncles et de leurs tantes, c’est-à-dire des frères de leurs mères et des sœurs de leurs pères, ils ne les traitent que sur le pied de cousins, quoiqu’ils soient dans le même degré de parenté que ceux qu’ils regardent comme leurs frères et leurs sœurs » (1983 : 141). Sur les propriétés classificatoires de la parenté par rapport au groupe, voir les considérations fort intéressantes de Zimmermann (1993 : 48 et suiv.).
2 Le problème des choix matrimoniaux à Rome a été largement débattu ces vingt dernières années. En faisant appel aux inscriptions funéraires, Shaw et Saller (1984), dans un article d’ailleurs très intéressant, ont soutenu la thèse selon laquelle, au cours des quatre premiers siècles après Jésus-Christ, les mariages endogamiques dans la société romaine d’Occident étaient rares, contrairement à l’opinion de Goody (1985), pour qui les mariages dans les degrés rapprochés et entre cousins germains ont toujours été pratiqués à Rome, avec la concession d’une dispense lorsque, à la fin du ive siècle, la législation devient plus restrictive (sur ces problèmes, voir Moreau 1994 ; Thomas 1980 ; Bettini 1988 : 80 et n. 31, 1994 : 234). En effet, le système eskimo en soi ne dit rien ni de la possibilité ni de la prohibition des unions entre cousins germains, du fait même qu’il différencie ces derniers dans leur ensemble des germains d’ego. Au fond, ce n’est que par l’analyse des pratiques matrimoniales (comprenant l’écart de la réglementation ou la prise en compte des différences sociales) que l’on peut se faire une opinion plus précise – c’est la thèse défendue dans les contributions de Mireille Corbier (voir au moins 1987, 1990), dont le concept d’« endogamie géographique et sociale » peut se révéler très utile pour le monde romain. Moreau (2002) est revenu sur la question apportant une vaste documentation sur les mariages endogamiques depuis le iiie siècle avant Jésus-Christ et sur leurs persistance même aptes l’apparition du christianisme et de la législation impériale. Sollicité surtout par l’interprétation des textes, le débat reste ouvert – nous paraît-il – au moins sur trois points : a. le type de système auquel on a à faire à l’époque archaïque (surtout pas un système élémentaire, car celui-ci ne se limite pas à interdire mais il prescrit aussi des mariages ; b. les glissements sémantiques entre les termes qui indiquent les germains (frater-soror), les cousins germains (consobrini) et les cousins issus de germains (sobrini) ; c. la portée du rôle joué pat le christianisme dans le rétablissement de la prohibition du mariage entre cousins germains (sauf à le permettre par la concession d’une dispense).
3 En distinguant entre la terminologie savante et la terminologie usuelle, Moreau (1994) appelle ce système « iroquois impur ».
4 Sur l’interprétation de ce « déplacement linguistique » qui situe l’oncle maternel dans une position particulière vis-à-vis du neveu utérin, voir Bettini (1986 : 50-76) et Benveniste (1969 : 223-237) dont les pages sur l’oncle maternel dans les langues indo-européennes conservent une portée inépuisable. Selon Moreau (2002 : 173 n. 7), c’est surtout par rapport à cette terminologie que Françoise Héritier (1994 : 95-96) a émis l’hypothèse d’un système semi-complexe dans la Rome archaïque. Dans un carme de Catulle et dans un texte de Firmicus Maternus, Moreau (ibid. : 67-70) identifie également l’inceste de deuxième type. La symbolique de ce dernier pourrait être présente aussi dans le ius osculi (voir Bettini 1988), c’est-à-dite le droit (-devoir) pour un homme romain d’embrasser publiquement sur la bouche les femmes de sa propre parentèle quand il les rencontre. Il était pourtant interdit de faire de même avec sa propre femme en présence de sa fille : Plutarque (Cat. Mai. 17, 17 ; Praec. Con. 13, cité par ibid. : 85) relate l’histoire d’un certain Manilio que pour cette raison Caton avait fait expulser du Sénat. Bien que les personnages impliqués soient exclusivement ceux de la famille biologique et que l’appariement symbolique ait lieu entre mari et femme, l’interdit paraît relever de la même logique qui est à l’œuvre dans la prohibition de l’inceste de deuxième type : éviter la rencontre de substances identiques de deux consanguins de même sexe. Ainsi que l’a montré Françoise Héritier (1997, voir aussi le premier chapitre de ce volume) dans son analyse du mythe d’Œdipe – à savoir la conjonction du père et du fils dans les socles de la même matrice – dans le cas romain que nous évoquons ici c’est le regard de la fille qui transforme le droit en délit, c’est sa présence dans le même lieu que sa mère qui provoque le court-circuit. En ce qui concerne la substance symbolique qui est censée provoquer la « contagion », elle rappelle de près le cas grec signalé par Margarita Xanthakou (1994), également connu en Sicile, selon lequel il n’est pas convenable qu’une femme boive dans le même verre que sa sœur et celui du mari de celle-ci. Sur le crime d’inceste, voir le travail récent de Puliatti (2001).
5 Nous expliquons dans le deuxième chapitre pourquoi il faut retenir du point de vue structural cette relation plutôt que celles – appelées par les mêmes termes de compère et commère – entre le père de l’enfant et la marraine ou entre le parrain et la marraine.
6 En appliquant, d’ailleurs de manière productive, la catégorie d’inceste du troisième type à la société tardo-latine et médiévale, Francesco Fontana (2000-200 : 290) m’attribue d’avoir proposé une « assimilation symbolique du lien compère-commère à celui frère-sœur », en raison du fait que : « Des trois relations canoniques prévues par l’atome de parenté : consanguinité, alliance, filiation, c’est [...] la première qui est remplacée par celle d’affinité spirituelle » et que « les relations frères-sœurs et oncle maternel-neveu y sont remplacées par les relations compère-commère (parrain et mère de l’enfant) et parrain-filleul » (cette fois-ci c’est nous qui écrivons, 1991 : 83). Quoique l’assimilation symbolique du couple frère-sœur au couple compère-commère soit celle que les informateurs eux-mêmes suggèrent le plus fréquemment, nous pensons, comme nous l’avons écrit également à propos des trois types d’inceste, que « c’est justement la nature symbolique des liens de compérage qui favorise la superposition ou la possibilité de traduire un système de relations dans les termes d’un autre » (1997a : 46-47 ; cité également par Fontana 2000-2001 : 294). Il s’agit, en réalité, d’un problème analogue à celui du rapport entre le Christ et sa mère. Quoiqu’il soit exprimé dans les termes d’une relation d’engendrement qui va normalement de la Vierge à son fils, ce rapport peut être renversé (comme l’a bien écrit Guerreau-Jalabert 1995 : 146). Ce « renversement par rapport à l’ordre humain » apparaît très clairement, par exemple, lors des « rencontres » de la Vierge mère avec son fils ressuscité qui ont lieu le dimanche de Pâques en Sicile (D’Onofrio 1997a : 178). Ce jour-là, la statue de Marie n’est plus celle qui, douloureuse, et généralement âgée de 45-50 ans, défile le Vendredi saint derrière le fils mort, mais une statue où la Vierge non seulement a une expression joyeuse (que sa robe céleste et non noire souligne davantage), mais apparaît du même âge sinon plus jeune que son fils. Souvent, les mots et les gestes de cette rencontre font alors allusion à une véritable « hiérogamie symbolique ».
7 L’opposition entre la chair et l’esprit est résolue par le christianisme en faveur de ce dernier. Renaître dans l’Esprit permet d’effacer les substances corporelles (notamment le sang) et le péché dont les hommes sont affectés génétiquement depuis Adam et Eve. Les justifications idéologiques de la « spiritualisation de la chair » auraient trouvé une systématisation définitive avec saint Augustin, qui associe de manière très misogyne la chair à la femme en soutenant qu’elle doit se soumettre à l’esprit représenté par son mari.
8 Nous faisons référence, entre autres, à la brillante exposition faite par Juillerat (2001), qui en est un des représentants les plus prestigieux.
9 Voir la réponse de Lévi-Strauss (1977 : 100) à la communication d’André Green lors du séminaire L’Identité.
10 Bettini (2003) a montré que les « pères anciens » dont parle saint Augustin dans La Cité de Dieu, en justifiant leur choix de prendre leurs épouses dans leur propre lignée par la préoccupation de renouer une parenté en voie d’extinction, sont ceux de l’Ancien Testament. Augustin propose en effet une véritable théorie de la parenté par laquelle justifie les mariages consanguins des israélites alors que les chrétiens doivent les éviter puisqu’ils produisent dans la terminologie un cumul de plusieurs positions de parenté (voir aussi Moreau : 2002 : 125 et s., 315 et s.). Il s’agit de la polémique envers les mariages entre cousins, signe de primitivisme sur lequel Frazer (1918) serait retourné dans Folk-lore in the Old Testament.
11 Tel est le cas de plusieurs sociétés amérindiennes (voir Désveaux 1997 ; Taylor 2000).
12 En commentant, dans le premier chapitre de Totem et tabou, les matériaux australiens concernant le rapport entre le totémisme, l’exogamie et l’inceste, Freud met significativement en parallèle, d’une part, la tendance des systèmes à classes matrimoniales australiens à interdire les mariages entre les parents de groupes de plus en plus éloignés et, d’autre part, l’attitude de l’Église catholique lorsqu’elle a étendu la prohibition déjà ancienne du mariage entre germains au mariage entre cousins et entre ceux qui ne sont unis que par un degré de parenté spirituelle : parrains, marraines, filleuls, précise Freud. Le problème est justement là. Freud voit un enchaînement allant des prohibitions dans la consanguinité (les frères qui renoncent aux « femmes libérées », par crainte de finir comme leur propre père) aux relations purement symboliques, alors que le symbolique prime dans les représentations par lesquelles les hommes justifient l’émergence du social. La famille symbolique formée par une femme, son fils et l’homme qui le parraine est nécessaire donc pour que la famille biologique (père-mère-fils) puisse se former et l’ensemble de ces relations – y compris le caractère incestueux des relations sexuelles entre compère (parrain de l’enfant) et commère (mère de l’enfant) – trouve son modèle fondateur, comme on l’a dit, non seulement dans l’histoire canonique ou les écrits conciliaires, mais aussi dans les relations de parenté symbolique de l’Évangile.
13 Le Naven peut être joué aussi pour d’autres personnes mais celui pour un jeune homme, surtout la première fois qu’il rapporte à sa mère la tête d’un ennemi qu’il a tué, est unanimement considéré comme le plus important.
14 Pour les implications psychanalytiques du « retour » du fils à la mère et de la permanence d’un lien incestueux sublimé entre mère et fils, voir Juillerat (2001 : 215-245).
15 Bien qu’elle jouisse des mêmes droits formels que l’homme, pouvant par exemple prendre l’initiative des avances, il paraît que la femme n’a aucun droit au plaisir et que son seul but, d’après une informatrice de Cai Hua (1997 : 96) est de faire des enfants, ce qui n’est pas mal pour une société fondée sur ce principe-désir de multiplication des partenaires ! Deux questions se posent alors : le système na ne mélange-t-il pas une sotte de polygynie à une sorte de polyandrie ? N’existe-t-il pas chez les Na, également pour les femmes, un désir de multiplication des partenaires ou tout simplement un désir sexuel ?
16 Cette singularisation serait probablement plus compréhensible en l’intégrant dans le cadre des réflexions de E. Hsu (1998) sur la maison na et de C. K. Shih (1998) sur les rituels funéraires.
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