Lettres de peu-lettrés durant la Grande Guerre. Une écriture sur le fil de la rature
p. 263-283
Texte intégral
1La correspondance échangée entre les poilus peu lettrés et leur famille occupe une place à part dans la catégorie des écrits privés à vocation non éditoriale1 (Biasi 2000 : 38) : ces lettres et cartes postales se singularisent notamment par leurs graphies non standard et par leur contexte de production et de réception (Steuckardt 2015). Leur (calli)graphie accroche aussi l’œil du lecteur, qui peut y lire l’empreinte d’un geste d’écriture. Dans la dynamique épistolaire de la Grande Guerre, l’écriture manuscrite est d’ailleurs plus que jamais symbole de vie, elle rassure le destinataire2, que ce dernier soit à l’arrière ou au front. C’est à cette vertu lénifiante de l’écriture que Marie Fabre3 et Ernest Viste4 réfèrent quand ils se réjouissent de (re)voir les quelques lignes écrites par la main de leur conjoint ou conjointe. Le geste d’écriture lui-même influe sur le moral du soldat empêtré dans la Grande Guerre, comme le confie Pierre Fabre à son épouse :
« Malgres ma blessure a mon bras droit malgres mon bras immobilisé j’ai toujours pu ecrire quelques lignes de ma propre main Ah ! Chère Epouse que j’aurais été puni malheureux s’il m’avait falu que je fasse écrire quelqu’un a ma place » (lettre de Pierre Fabre à son épouse, le 8 octobre 1914).
2La scription représente donc un enjeu non négligeable dans la pratique épistolaire de certains soldats peu lettrés. Nous souhaiterions pour notre part éprouver ici la valeur indicielle de l’écriture de ces peu-lettrés, en prêtant attention aux « petits détails matériels » (Ginzburg 2010 [1989] : 279) et « habituellement jugés comme dépourvus d’importance » (Ginzburg 1980 : 8) qui émaillent leurs lettres : les marques graphiques de reprises du texte. Ces dernières, majoritairement des ratures, matérialisent l’« avoir-eu-lieu » (Rougé 2000 : 7) d’une opération scripturale et peuvent en ce sens être considérées comme les indices possibles d’une pratique d’écriture en temps de guerre.
3Notre objectif est de voir dans quelle mesure les ratures relevées au sein d’un millier de lettres et de cartes échangées durant la Première Guerre mondiale entre des correspondants peu lettrés5 renvoient à des phénomènes liés à la pratique scripturale et, quand elles corrigent des lapsus, révèlent ce qui relèverait d’un indicible pour les épistoliers.
Sur les traces de la rature
4En tant que tracé qui « sert à corriger du déjà écrit » (Biasi 2011 : 122), la rature peut être envisagée comme la « trace visible d’une production laborieuse » (Rougé 2000 : 7). C’est pourquoi, dans une perspective génétique, la rature fait partie de la catégorie plus générale des graphes (Fenoglio 2006), c’est-à-dire les marques graphiques d’une transformation de l’écrit. En ce sens, la rature6 matérialise « une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement » (Ginzburg 2010 [1989] : 232), et situe dans les écrits du corpus les vestiges d’un « ça-a-été » (Barthes 1980 ; cité dans Galinon-Mélénec 2015 : 33) révélateur d’un geste d’écriture.
Les bifurcations d’une écriture sans filet
5Grâce aux rudiments d’une écriture7 apprise à l’école de la IIIe République, les épistoliers de notre corpus écrivent plusieurs lettres par jour, en français. Et très probablement sans brouillon, contraintes matérielles et parfois temporelles (infra « Du côté de la temporalité du geste ») obligent. Les poilus évoquent eux-mêmes dans leurs lettres la rareté du papier8 et seul un soldat, Alfred, mentionne l’existence d’un brouillon : « j’en est profiter pour écrire a tous ceux qui n’avait pas payer une carte militaire sous enveloppe. je te mais le brouillon dans ma lettre j’ai dit a tous a peut pret la même chose9 » (lettre du 2 avril 1915). Dans ces lettres et cartes écrites sans filet, figurent 784 marques de reprise10 qui prennent la forme de ratures et de surcharges. Les premières, simples biffures qui se matérialisent par un trait horizontal recouvrant l’élément à supprimer, ont la préférence des scripteurs : les 757 ratures relevées dans la totalité du corpus représentent 96,43 % des marques de reprise. Les 27 surcharges présentes dans le corpus sont des « forme[s] spécifique[s] du remplacement : celle[s] où le scripteur inscrit le segment de remplacement en lieu et place, c’est-à-dire sur le tracé même, du segment premier » (Grésillon 2000 : 60). Dans l’ensemble, les reprises concernent 0,24 % des mots du corpus. Une telle proportion peut, dans l’absolu, être considérée comme basse, puisqu’elle implique moins de 0,5 % des mots du corpus. Mais elle n’en demeure pas moins signifiante relativement au contexte génétique de la correspondance, la lettre étant « usuellement réfractaire aux corrections » (Biasi 2000 : 38). Une analyse des reprises par scripteur fait émerger quant à elle des profils distincts de « raturant » : la rature est pratique récurrente pour Alphonse et Joseph, plutôt marginale pour Abel, Alfred ou Ernest, et elle est absente des écrits de cinq épistoliers (Claudia Tarest, François Guillaudeau, Jean-Marie Ramier, Joseph Moumier et Sœurs de Saint-Joseph).
Tableau 1 – Pourcentage des reprises dans Corpus 14
Reprises | Ratures | Surcharges | |||
784 | 0,24 % | 757 | 0,23 % | 27 | 0,008 % |
Tableau 2 – Pourcentage des reprises dans Corpus 14
Scripteur | Reprises | Ratures | Surcharges | |||||||
Abel Gombert | 3 | 0,38 | 0,08 | 3 | 0,39 | 0,08 | 0 | 0 | 0 | |
Alfred Foray | 25 | 3,18 | 0,07 | 25 | 3,30 | 0,07 | 0 | 0 | 0 | |
Alphonse | 3 | 0,38 | 1,26 | 3 | 0,39 | 1,26 | 0 | 0 | 0 | |
André Tétart | 3 | 0,38 | 0,28 | 3 | 0,39 | 0,28 | 0 | 0 | 0 | |
Auguste Foray | 2 | 0,25 | 0,16 | 2 | 0,26 | 0,16 | 0 | 0 | 0 | |
Émile Foray | 1 | 0,12 | 0,07 | 1 | 0,13 | 0,07 | 0 | 0 | 0 | |
Ernest Viste | 2 | 0,25 | 0,02 | 2 | 0,26 | 0,02 | 0 | 0 | 0 | |
Henri Lorton | 49 | 6,25 | 0,65 | 36 | 4,76 | 0,48 | 13 | 48,13 | 0,17 | |
Joseph Ramier | 23 | 2,9 | 1,06 | 23 | 3 | 1,06 | 0 | 0 | 0 | |
Joséphine Pouchet | 31 | 3,95 | 0,73 | 31 | 4,10 | 0,73 | 0 | 0 | 0 | |
Jules Ramier | 186 | 23,72 | 0,27 | 172 | 11,75 | 0,25 | 14 | 51,85 | 0,02 | |
Julie Ramier | 1 | 0,12 | 0,21 | 1 | 0,13 | 0,21 | 0 | 0 | 0 | |
Laurent Pouchet | 206 | 26,27 | 0,32 | 206 | 27,24 | 0,32 | 0 | 0 | 0 | |
Léonie Ramier | 1 | 0,12 | 0,37 | 1 | 0,13 | 0,37 | 0 | 0 | 0 | |
Louis Thomasse | 1 | 0,12 | 0,07 | 1 | 0,13 | 0,07 | 0 | 0 | 0 | |
Louise Tessier | 12 | 1,5 | 0,57 | 12 | 1,58 | 0,57 | 0 | 0 | 0 | |
Marie Fabre | 88 | 11,22 | 0,33 | 88 | 11,64 | 0,33 | 0 | 0 | 0 | |
Pierre Fabre | 55 | 7,01 | 0,36 | 55 | 7,27 | 0,36 | 0 | 0 | 0 | |
Régis Landy | 3 | 0,38 | 0,29 | 3 | 0,39 | 0,29 | 0 | 0 | 0 | |
Victoria Arcis | 68 | 8,6 | 0,10 | 68 | 8,98 | 0,10 | 0 | 0 | 0 | |
Victorin Folier | 1 | 0,12 | 0,07 | 1 | 0,13 | 0,07 | 0 | 0 | 0 |
6Ce tableau répartit sommairement les marques de reprises par scripteur. La colonne Reprises renvoie à la totalité des graphes, qui sont distingués dans les deux autres colonnes en Ratures et Surcharges. Le premier chiffre de chaque colonne renvoie au nombre total d’occurrences : sur les lettres de Joséphine apparaissent 31 reprises, toutes des ratures ; sur celles de Jules, 186 reprises, soit 172 ratures et 14 surcharges. Le second chiffre correspond à la proportion ramenée au nombre total d’occurrences du corpus : les reprises de Joséphine représentent 3,95 % des reprises du corpus, ses ratures 4,10 % du corpus ; les reprises de Jules représentent 23,72 % des reprises du corpus, ses ratures 11,75 % du total des ratures et ses surcharges, plus de la moitié de celles du corpus (51,85 %). Le troisième prend en considération le nombre de mots11 des scripteurs. Joséphine reprend 0,73 % de ses mots par des ratures, Jules reprend 0,27 % de ses mots, il en rature 0,25 % et réécrit par-dessus 0,02 %.
7La présence de ratures dans les lettres du corpus, l’absence de mention de brouillon et l’évocation des conditions de production des écrits plaident en faveur d’une écriture sans filet, et situent ces lettres à un stade intermédiaire : elles ne tiennent pas du brouillon où les ratures seraient plus nombreuses, mais ne correspondent pas encore à la version au propre traditionnellement associée à la lettre.
Variations génétiques sur la rature
8Les ratures de notre corpus déclinent différentes caractéristiques génétiques12, qui aident à identifier la nature des modifications effectuées. Elles renvoient tout d’abord aux gestes d’écriture privilégiés. Nous retrouvons majoritairement dans notre corpus des ratures liées aux opérations scripturales de suppression et de substitution. Le scripteur rature soit pour éliminer définitivement un segment écrit sans le remplacer (1), soit pour lui substituer un autre segment (2)13 :
(1) « Je me suis fait porter malade
lesj’ai rester six jours au repos ; tu à l’haire de me le dire sale mal rasé et maigre » (lettre d’Alfred, le 19 octobre 1914).
(2) « Je prend la
plume<craiyon> a la main pour vous faire savoir demes<mais> nouvelle » (lettre de Joseph, le 5 mai 1918).
9Les ratures, d’étendue variable mais restreinte14, signalent d’autre part le type de modification effectuée par le scripteur. La palette des rectifications est large : le scripteur affine le choix d’un terme (2, plume <crayon>), corrige une graphie (1, haire ; 3) et élimine des scories comme les doublons (4), ou les lapsus (5) (infra « (En)rayer les lapsus ») :
(3) « nous ne savons pas ou nous allons c’est probablement dans
l’Este<l’Est> » (lettre d’Alfred, le 17 août 1914).
(4) « il aura raison mais
maisla Favier ce trouve encor sans servante » (lettre d’Alfred, le 16 janvier 1915).
(5) « Je ne set pas bien si il n y en a pas de
mort<blessés> » (lettre de Jules, le 26 juin 1916).
10Les ratures méritent enfin d’être analysées à l’aune du critère de liberté et de contrainte, qui détermine par extension le degré de liberté du scripteur par rapport à son écrit(ure) : « de la stricte autonomie à l’effet de censure, la rature peut décliner tous les degrés qui conduisent de l’exercice du libre arbitre à l’aliénation » (Biasi 2000 : 32). Et c’est bien l’aliénation, son degré maximal, qui s’affiche dans les ratures imposées par le service de censure militaire. Mais si les soldats ont parfaitement conscience, au début de la guerre, de l’existence de cette censure15, on ne retrouve aucune trace de caviardage sur leurs lettres, où les ratures sont toutes autographes16 et non occultantes. Néanmoins, le coefficient de contrainte de ces ratures dites a priori libres, parce que « le scripteur exer[ce] pleinement et sans contrainte son droit à s’amender et à se contredire » (Biasi 2000 : 32), reste délicat à évaluer. Les frontières de l’autocensure sont labiles, et « c’est [justement] dans cet espace de liberté totale que se rencontrent aussi, le plus souvent, les traces d’un système de contrainte intérieur » (ibid.). Les ratures de lapsus s’inscrivent dans ce périmètre de liberté difficile à circonscrire, et dans notre corpus, elles peuvent attester d’une contrainte en lien avec la situation d’écriture.
Du côté de la temporalité du geste
11Les lettres et cartes postales échangées entre les poilus et leur famille portent aussi les traces de leurs propres conditions de production. De ces dernières, nous savons ce qu’en écrivent les épistoliers. Dans leurs lettres se dessine une écriture du moment17, bornée par l’espace des tranchées et le quotidien de la vie militaire18. À l’arrière, le quotidien rythme aussi l’écriture des femmes. Marie, une paysanne de l’Hérault, écrit auprès de son nourrisson endormi19, en partant à la messe20, en gardant les vaches21, suspend son geste le temps du souper22. D’autres contraintes sont évoquées, contraintes physiques comme un vaccin au bras pour Alfred, contraintes matérielles aussi (supra « Les bifurcations d’une écriture sans filet »). Que les épistoliers écrivent deux mots à la hâte, ou qu’ils prennent le temps de rédiger de plus longues missives, leur geste se concentre dans le moment d’écriture, et leur propos semble s’échelonner au gré des ramifications de leur pensée.
12Les ratures témoignent par endroits de cette écriture « prise dans le mouvement du dire » (Branca-Rosoff 2015 : 51). Dans notre corpus, la plupart des ratures de substitution se font ainsi au fil de l’écriture : elles apparaissent en position intralinéaire, un empan nul séparant le terme raturé de son substitut :
« set
Boisurre<blessure> a la main » (lettre de Joséphine, le 9 janvier 1915).
« javez
donner<demander> des nouvelles » (lettre de Laurent, le 10 mars 1915).
«
l’autre jour<mercredi dernier> » (lettre de Marie, le 25 décembre 1914).
13Et souvent dans le cas de corrections orthographiques, le scripteur interrompt son geste pour rectifier une graphie erronée23 :
« je praifère un colis ou un
mad<mandat> » (lettre de Laurent, le 23 janvier 1915).
« celui qui aura le
bhon<bonheur> de sans sauver il poura aller se reposer chez lui car la France en a mare etla<L’Allemagne> » (lettre de Jules, le 29 mai 1916).
14D’autres ratures rendent compte de l’activité cognitive d’un scripteur pris dans son dire à venir. Les ratures anticipatoires suppriment des mots ou des parties de mots24 qui « arriv[ent] trop tôt dans la linéarité du discours » (Anokhina 2018 : 137), produisant des aberrations syntaxiques25 :
« dans tous les cas ou
snous <s>erions partis je t’enverai une depêche » (lettre de Jules, le 25 novembre 1916).
« je net pas bien le temp il faut aller chercher
etla soupe <et> les lettres » (lettre de Jules, le 11 juin 1916).
« Je te
qudit <qu>e un un ces jours je te R’onvoy erai de l’argent » (lettre de Jules, le 17 octobre 1914).
« Je fais rèponse a ton aimable
qlettre <q>ue j’ai reçu » (lettre de Laurent, le 18 février 1915).
15Ce type d’amorces raturées qui « fait son apparition dans le mouvement même de l’écriture » (Anokhina 2018 : 143) donne à voir le geste d’un scripteur dont l’attention est portée sur la planification de son discours. « Pour maximiser la vitesse de production » (Plane et al. 2010 : 17), les processus cognitifs impliqués dans l’acte d’écriture s’effectuent en parallèle :
« le processus de planification élabore une portion du contenu sémantique qui est transmise au processus de formulation. Pendant que celui-ci encode ce contenu, le processus de planification peut d’ores et déjà traiter en parallèle la portion suivante du contenu sémantique » (ibid.).
16Dans le corpus de référence, les scripteurs privilégient donc les ratures substitutives et suppressives, deux procédés de modification graphique bien connus des généticiens du texte qui les associent aux gestes fondamentaux de l’écriture. Le nombre de ratures appliquées au cours de l’écriture, au fil desquelles « le texte se crée vers l’avant26 » (Grésillon & Lebrave 2003 [1982] : 137), ainsi que la part non négligeable de ratures anticipatoires révèlent un geste de l’instant, une écriture engagée par les rails de la pensée27 et qui parfois achoppe sur un lapsus.
(En)rayer les lapsus
17Forme non organisée de la manifestation du silence28, le lapsus révèle le rapport du scripteur au dicible et au non-dicible, et la rature qui l’annule est la marque lisible d’une « hésitation entre une volonté d’effacement de la trace de parole singulière advenue et reconnue que constitue le lapsus et la reprise du discours » (Fenoglio 2004 : 308). Parce qu’elle renvoie à la contrainte d’un système intérieur, la rature de lapsus est délicate à repérer, elle nous laissera d’ailleurs parfois ici au croisement des interprétations. L’objet de cette partie n’est donc pas de psychanalyser le surgissement des lapsus retouchés par le scripteur, mais plutôt de voir comment in fine à travers quelques lapsus raturés affleure l’image d’une écriture parfois en prise avec le discours épistolaire.
Filer les ratures de lapsus
18Le lapsus, qui embranche la parole échappée du scripteur sur son discours en cours de réalisation, représente une « sorte d’événement d’énonciation, […] instituant, de ce fait, une rupture dans le continuum discursif » (Fenoglio 1997 : 42). Cette déviation de l’intention initiale du scripteur29 s’incarne dans une syllabe, une lettre ou un mot30, à la suite d’un processus de commutation : « une cible est remplacée par un intrus de même classe linguistique, susceptible par conséquent de postuler la position usurpée (Garrett 1980) » (Rossi & Peter-Defare 1998 : 35). Nous filerons pour notre part essentiellement ici les ratures qui attestent des lapsus de mots31. Les lapsus de mots sont raturés aussitôt que repérés par nos scripteurs qui restituent immédiatement, sur la même ligne, le terme cible :
(1) « les journées son trais
fraiche<chaudes> » (lettre de Laurent, le 1er octobre 1914).
(2) « je te dirais qu’on se trouve dans un patelain ou il y a
pa<beaucoup> de vigne et du bon vin » (lettre d’Henri, le 16 février 1915).
(3) « et maintenant
on<je> me trouve dans un beau pays devain<vin> » (lettre d’Henri, le 23 février 1915).
(4) « Je ne set pas bien si il n y en a pas de
mort<blessés> » (lettre de Jules, le 6 juillet 1916).
(5) « son marie â baucou plus de
pêrmision<Chançe> que moi » (lettre de Jules, le 8 février 1916).
(6) « Je pense que ma
carte<classe> doit être libérer » (lettre de Jules, le 8 avril 1919).
(7) « C’est le seul
bonnheur<plaisir> que j’ai » (lettre de Pierre, le 8 octobre 1914).
(8) « je suis à Aix en compagnie de Marius buvant un verre de
rhumbi([bière]) <Thé au rhum> » (lettre d’Alfred, le 17 août 1914)32.
19Ces ratures de substitution non occultantes donnent à lire la mécanique paradigmatique du lapsus : le scripteur commute des adjectifs (1, 4), des noms (5, 6, 7, 8), des pronoms (3) et des adverbes (2). Les lapsus calami, homophones de la forme cible, investissent quant à eux la matérialité de l’écrit (3, vain/vin). Des associations d’ordre sémantique expliquent l’émergence de ces lapsus : le lapsus et sa cible sont antonymes (fraîches/chaudes ; pas/beaucoup) ou synonymes (bonheur/plaisir), ils intègrent une série générique (boissons : bière/thé ; personne : on/je), ou révèlent une appréciation du scripteur (atténuation : mort/blessé ; interprétation : permission/chance). Pour parfaire l’analyse des lapsus et de leur fonctionnement, il est indispensable de considérer leur environnement.
20Le cotexte aide ainsi à identifier les lapsus d’anticipation et de persévération : le lapsus et sa cible, de forme identique, permutent sur un axe syntagmatique, et ce qui fait lapsus, ce n’est plus le sens du terme échappé mais sa place dans la chaîne écrite. Ces lapsus résultent, par anticipation lexicale (supra « Du côté de la temporalité du geste »), d’une interférence avec un mot déjà en mémoire, repérable dans le cotexte droit (9) ou, a contrario, par persévération lexicale, d’une interférence avec un mot encore en mémoire, et qui apparaît dans le cotexte gauche (10)33 :
(9) « elle a
tombé<glissé> sur la plaque et {tombé} sur le bort du berceau » (lettre de Marie, le 7 janvier 1915).
« ils ont obliger a les donnez car se n’est pas un
droit, <une faveur> c’est un {droit} » (lettre de Louise, le 1er août 1915).
(10) « la lettre c’est {perdu} je laurer
perdu<reçu> » (lettre de Laurent, le 17 février 1915)
« il ma dit de {me faire} inscrire pour demain Je vais esseyer
me faire<rentrer> à l’infirmerie » (lettre de Pierre, le 8 juillet 1915).
21L’apparition d’un lapsus peut être motivée par plusieurs distracteurs éventuels. C’est le cas, par exemple, du lapsus de Jules, qui juge que « ce pays ne sot <vaut> pas notre France » (le 29 décembre 1916). Une première hypothèse conduit à considérer « sot » comme un lapsus de phonème, du fait de sa proximité phonétique avec la cible « vaut » ([s]/[v]). Dans ce type de lapsus phonologique, très fréquent à l’oral34, le sens des mots n’intervient pas. Une contextualisation du terme nous invite cependant à ne pas écarter trop vite l’origine sémantique du lapsus. Le lapsus survient en effet dans un passage où Jules brocarde les habitants d’un lieu situé à plusieurs jours de marche de Salonique35 :
« Enfin le pays est assez agréable mais les gens ne sont pas curieux avoir que l’on dirait des chauvages je crois qu’ils sont en retard de 2 siecles femmes et hommes tous portent la même tenue les pientalons de jouave si l’on voyait des gens dans cette tenue la par la hau dans le pays on les sortirai quar on les prendrait pour des brigants enfin ce pays ne
sotvaut pas notre France mais faut éspérer que nous y retournerons quar par ici les journeaux parlent encore bien de pourparler de paix mais je ne sais pas si en france ils parlent la même chose c’est peut être que par ici » (lettre de Jules, le 29 décembre 1916).
22Les propos de Jules sur « des sauvages en retard de deux siècles » ont ainsi pu causer, par interférence sémantique, l’émergence du lapsus « sot ». Cette hésitation entre une lecture phonologique et une lecture sémantique du lapsus complique aussi l’analyse de l’occurrence (3), où Henri associe les deux homophones « vain » et « vin » ([vɛ̃]). S’agit-il d’une erreur graphique de type logogrammique, assez usuelle chez les scripteurs peu lettrés, ou d’un lapsus de mot ? Un recours aux routines graphiques d’Henri peut aider à voir dans quelle mesure le lapsus de sens est envisageable. Dans les écrits d’Henri, la forme graphique « vain » n’est représentée qu’une fois, dans notre occurrence, alors que la graphie « vin », pour désigner le breuvage, apparaît à six reprises36, parfois dans un environnement assez similaire à celui de l’occurrence : « je me trouve dans un pays de vin, sa vaudra mieu que la Belgique » (21 février 1915). L’hapax graphique « vain » pourrait donc aussi être interprété comme un lapsus de sens, et non simplement comme une erreur graphique. La nature de l’interférence sémantique reste quant à elle délicate à déterminer, le contenu du propos ne fournissant pas d’éléments qui justifieraient une association d’idée, sauf peut-être à considérer que le lapsus « vain » manifeste l’agacement ou la lassitude d’Henri :
« Je viens de Belgique, et c’etait presque le moment, car je comence a on avoir marre, depuis le temps qu’ont y était ; et les bains quont y prenaient, car ont y voyaient que de l’eau » (lettre d’Henri, le 23 février 1915).
23Une autre rature de substitution, sous la plume de Joséphine, ouvre le champ des possibles interprétatifs : « je ne voiplurien a te dire pour le mot <moment> que de ten voieir une grose carriese et poutounase de ton petit ratout » (10 mars 1915). Ici aussi l’identité phonique entre le lapsus raturé et la première syllabe du mot cible oriente notre interprétation vers le domaine orthographique, et invite à considérer la forme mot comme l’amorce de la variante motment. Cette variante graphique n’est d’ailleurs pas étrangère à Joséphine qui l’emploie deux fois, dont une en la corrigeant37. La forme standard du terme est cependant maîtrisée à dix-sept reprises dans des formules rituelles du type « je ne vois plus rien à te dire pour le moment que de t’envoyer… ». L’on pourrait donc aussi considérer la forme mot comme un lapsus sémantiquement motivé, ou pour le moins expliquer son apparition relativement au contexte génétique, la lettre. Le terme apparaît vingt-sept fois dans le corpus, dans des formules d’ouverture par lesquelles l’épistolier donne en un ou deux mots de ses nouvelles38. Ce même type d’interférence générique peut expliquer le lapsus de Jules (6) qui écrit trop vite « carte39 », à la place de « classe ». Ces ratures de lapsus génériques révèlent la complexité de la pratique scripturale dans laquelle sont engagés nos épistoliers occasionnels.
Ajustements épistolaires
24En 1917, L’Illustration. Journal universel consacre deux pleines pages à un dessin de Simont, titré « La lettre du front ». Une première vignette intitulée « La lettre du front – Celui qui l’écrit » y représente le Poilu qui écrit de nuit, à la lueur d’une lampe, tapi dans les tranchées. Dans la seconde vignette, « La lettre du front – Ceux qui la lisent », les enfants et leur grand-père entourent la mère de famille qui leur lit la lettre à voix haute. Les écrits de notre corpus écornent parfois cette image d’Épinal. Pour Laurent, dès 1915, l’écriture épistolaire ne suffit plus à abolir les distances :
« ceula ne se ra pas trop tot quand tous çela finira ch que nous pourron terminer toute les écriture lointaine, comme ça on poura se causer de vive voix » (lettre de Laurent, le 14 avril 1915).
25Déjà, plus tôt, ce poilu expliquait à sa famille combien l’écriture épistolaire est devenue une pratique réglée, cloisonnée, qui engage l’épistolier plus que le combattant :
« Tu me pardonnera ci jai tarder a te souhéter ta féte, car je ne croyer pas étre, çi prés du 19, car tu peu croire que lon pense pas à tous, sur tous laursque nous somme dans les tranchées, on regarde plustot ci les Boches ne vienne pas car çà la ferait mal sil venait nous prendre les tranchées […] a laur la il faut avoir une seule idée celle du serviçe, et puis une foi au repot à laur, on pense a tous vous autres ; il faut éspérè qu’un jours viendra, ou lon poura finir toute çes comédi décriture » (lettre de Laurent, 20 mars 1915).
26Ces passages ont le mérite de rappeler que l’exercice d’écriture ne va pas de soi pour nos épistoliers occasionnels, et que la lettre peut être le lieu d’un ajustement énonciatif dont certaines ratures de lapsus attestent la présence. La récurrence de ces lapsus de mots raturés affectant les paramètres énonciatifs du genre épistolaire « fait discours » (Fenoglio 2006)40. Le lapsus se fait ainsi parfois une place dans les formules liminaires d’usage dans la correspondance, à la forme semi-figée :
(11) « Je te fais réponse a ton aimable
le[lettre] <carte> » (lettre de Laurent, le 11 mars 1915).
(12) « était toujours en
fo[faurt (bonne)] <parfaite> santée » (lettre de Laurent, le 1er mars 1915).
27Dans la première occurrence, le lapsus témoigne du degré de figement d’une formule qui ouvre de nombreuses lettres de notre corpus41. On pourrait voir dans la seconde occurrence un détournement de la collocation « parfaite santé » au profit d’un plus personnel « faurt bonne42 ». Au-delà du figement des formules liminaires, ce sont les conditions de production mêmes des lettres qui peuvent favoriser l’émergence de lapsus. Rappelons que nos épistoliers écrivent beaucoup, parfois plusieurs lettres par jour, certaines destinées à être totalement ou partiellement lues à voix haute à un ou plusieurs destinataires. Leur écriture s’adapte aussi au quotidien du front ou de l’arrière (temps, lieu ; supra « Du côté de la temporalité du geste »). Il arrive, sans surprise, que cela complique l’ancrage de l’écriture dans un temps et un espace définis. Jules, Joséphine et Pierre perdent momentanément leurs repères temporels (14) :
(13) « Le
30<1> octobre 1917 » (Jules, 1er octobre 1917) ; « Le 234 octobre 1917 » (Jules, 24 octobre 1917) ; « Voici mon adresse. Ramier Jules8eColonial43 <a l hopital de Chauffailles Saone et Loire> » (lettre de Jules, le 3 septembre 1915).
(14) « de mardi jusqua
Jeudi<Vendredi> soir » (Marie, 23 novembre 1914) ; «La veille<le matin> du départ » (lettre de Pierre, le 8 juillet 1915).
28Dans ces conditions, il n’est pas toujours aisé de référer à l’autre, qu’il soit l’objet du discours (15) ou son destinataire (16). Les lapsus de déictiques montrent combien il est compliqué pour Laurent de passer du « tu » individuel au « vous » collectif, et inversement :
(15) « joubliau de te dire jai rencontre
Maurice Masséyer<Maurice chaléat> » (Jules, 2 janvier 1915) ; « Tu me dit sur ta lettre quejoseph<Jérémi> Dégua et allai en permision pour sa troisième fois » (Jules, 25 juin 1916) ; « jaurez aimer de pouvoir en nan voyer une aP<victorine> mai ma foi cela cera pour une autre foi » (Laurent, 30 janvier 1915) ; « jai écri aB<Louis> » (lettre de Laurent, le 8 mai 1915).
(16) « Je puis pas
vous<t’>espliquer » (Laurent, 2 février 1915) ; «vous<teu> men vaira qu’el-ques mouchoirs » (Laurent, 1er mars 1915) ; « Je fais réponse a ton aimable lettre la qu’elle ma fait plaisir sur tout en na prenand quevous<tu> es toujour en bonne et parfaite santé » (Laurent, 28 juin 1915) ; « Tu me di que ma tanteta<vous> a ècri » (Laurent, 16 mai 1915) ; « ébientu<vous> pouvez croire que je lai mettré dans une lettre » (lettre de Laurent, le 1er juillet 1915).
29Des ajustements concernent la dimension interpersonnelle de la lettre, et trahissent la complexité pour le scripteur de se situer par rapport à son destinataire (17), et par rapport au groupe qu’il intègre (18) :
(17) « quand tu m’écrira tu me dira si
mon<ton> frère joseph et parti » (lettre de Jules, le 4 avril 1916) ; « je pense qu’il la n’est de méme pourmoi<vous> autre » (lettre de Laurent, le 6 décembre 1914) ; «tu<je> suis bien comptemt » (lettre de Laurent, le 30 décembre 1915).
(18) « Je vien par cette lettre vous faire savoir létat de
not<ma> santé » (lettre de Laurent, le 23 juin 1915) ; « maintenanton<je> me trouve dans un beau pays devain<vin> » (lettre d’Henri, le 23 février 1915) ; « jai recut ton manda et je te remercie car celanous<me> permettra de boire quelque litres de pinar » (lettre de Jules, le 30 mars 1916).
30Dans un premier mouvement d’écriture, Laurent, Henri et Jules se désignent au moyen de ce nous exclusif44 ou groupal « par lequel tout poilu se fait le porte-parole de l’ensemble des combattants » (Vicari 2012 : 682). Ces lapsus de personnes renvoient à l’existence d’un ethos collectif dont le scripteur semble se saisir naturellement pour se désigner à l’autre, avant d’opter pour un « je » individuel qui ramène vers la petite patrie la voix du mari, du frère, du fils ou du père.
31Loin de n’être qu’un tracé rectiligne dans les lettres de peu-lettrés en temps de guerre, la rature restitue les rouages complexes d’un geste scriptural qui, déporté par le mouvement de la pensée, s’enraye parfois. Données à lire de l’autre côté du miroir, les ratures exhibent la présence de lapsus qui expriment la complexité d’une énonciation épistolaire par temps de guerre. Pour nos épistoliers occasionnels, la guerre s’écrit aussi entre les lignes.
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Portail de textométrie TXM de Praxiling : <http://textometrie.univ-montp3.fr/txm/>.
Notes de bas de page
1Outre la correspondance, Pierre-Marc de Biasi intègre aussi dans la catégorie des écritures privées à vocation non éditoriale, le journal, les souvenirs, les notes de voyage (2000 : 38). Cette catégorisation relève d’une approche génétique des écrits.
2Sur l’importance stratégique des lettres durant la Grande Guerre, et leur fonction rassurante, voir notamment Jean-Michel Géa (1997), et sur Corpus 14, Corinne Gomila (2015 : 160). Les soldats lettrés accordent la même valeur rassurante aux lettres (voir l’exemple de Giono dans Géa 2018 : 132). Pour l’effet de l’écriture manuscrite sur certains épistoliers de Corpus 14, voir Stéphanie Fonvielle (2015 : 170-173).
3« C’est encore une consolation pour moi lorsque je vois quelque ligne écrite par ta main » (lettre de Marie Fabre, le 9 septembre 1914). Les lettres du Corpus 14 sont consultables via le portail de textométrie TXM de Praxiling que nous avons utilisé avec profit : <http://textometrie.univ-montp3.fr/txm/>.
4« Heureusement que hier jai pu revoir ton ecriture autrement sa serait été un peu pénible te sachant malade » (lettre d’Ernest Viste, le 8 juillet 1915).
5Nous désignons désormais les épistoliers cités par leur prénom. Pour l’identité complète, voir le tableau 2 (infra).
6Au même titre que le symptôme, l’indice et le signe pictural (Ginzburg 2010 [1989] : 232).
7La fiche matricule des soldats indique un degré d’instruction 2 ou 3, « sachant lire et écrire » ou « sachant lire, écrire, compter ».
8« Un mot encore avant de te quitter car j’ai plus de papier » (lettre d’Alfred, le 20 octobre 1914), « laursque tu écrira a la maison tu leur demandera cil non pas du papier pour écrire car de puis le 27 jai reçu juste une lettre » (lettre d’Alfred, le 10 octobre 2015).
9Voir aussi « je te la renvoie telle que je l’ai reçu sans la defaire non plus tu verra comme elle est sur le brouillon on ne voyais pas bien » (lettre d’Alfred, le 11 février 1915).
10Une analyse textométrique du corpus a été effectuée en novembre 2018 avec TXM (« corpus 1412T ») à partir de lettres et cartes de 26 épistoliers. Les requêtes ont permis de connaître le nombre de reprises totales du corpus, de distinguer le nombre de ratures et de surcharges sur 1 241 textes (lettres et cartes) comptabilisant 324 178 mots et ponctuations.
11Unité de référence que nous avons choisie par commodité, TXM « corpus 14 » ne comptabilisant que les mots, non les lettres ou les syntagmes.
12Pour analyser nos occurrences, nous avons utilisé la typologie de la rature proposée par Pierre-Marc de Biasi (2000 : 17-47) qui définit la rature selon quatorze critères (identité, fonctions, étendue, tracés, amplitude, localisation, moment, etc.). Nous n’en aborderons que quelques-uns ici.
13Les substituts sont encadrés par < >.
14Le segment raturé se limite le plus souvent à la lettre, à la syllabe ou au mot, éventuellement au syntagme. Pas de paragraphe raturé dans les lettres.
15« Ne sois pas etonee si tu ne reçois pas quelque lettre de celles que je tai dega envoyees il nous est absolument defendu de trop parler » (lettre d’Ernest, le 13 novembre 1914).
16Précisons que seul Jules fait écrire ses lettres par un autre soldat : « Fadat […] m’écris mes lettres en ce moment » (lettre de Jules, le 20 mars 1915).
17Le moment de la lettre est souvent évoqué dans une formule liminaire : « Je profite d’un petit moment de loisir pour vous faire passés de mes nouvelles » (lettre d’Alfred, le 23 mars 1915), « je profite dun petit moment daret pour te faire savoir que je fais mon voyage en parfaite santee » (lettre d’Ernest, le 6 novembre 1914).
18« Au moment que je vous écri je suis dans la tranchées » (lettre de Laurent, le 26 novembre 1914).
19« notre chèr petit […] repose bien tranquille le pauvrou et je profitte de ce petit moment pour venir le passer au pres de toi » (lettre de Marie, le 28 novembre 1914).
20« C’est avant d’aller a la messe bien cher Epoux que je viens passer un petit instan au pré de toi » (lettre de Marie, le 20 septembre 1914).
21« C’est en gardant les vaches cheri que je viens passer un petit moment au pre de toi » (lettre de Marie, le 9 septembre 1914).
22« ((min beauou souppa)) me voilà apres soupé de nouveau au prés de celui que mon cour aime » (lettre de Marie, le 3 juillet 1915).
23Précisons que cette interruption du geste graphique peut être causée par le médium, quand le scripteur arrive en fin de ligne (représentée par une double barre oblique) : « on peut entrér a l hopital nin // <n’inporte> qu’el jour (lettre de Marie, le 29 août 1914) ; ne vous inqui // <inquiétait> pas de moi » (lettre de Laurent, le 29 novembre 1914).
24Il n’est pas rare que « l’instance de contrôle censure une anticipation dès la première syllabe » (Anokhina 2018 : 140).
25« Il y a deux éléments essentiels, deux “marqueurs”, qui permettent d’identifier ce type d’opération scripturaire : la reprise (ou le déplacement) d’un élément lexical au sein du même énoncé et la présence d’une rature qu’on pourrait appeler rature anticipatoire » (Anokhina 2018 : 131).
26Il s’agit de corrections d’écriture, que les auteurs distinguent des corrections de lecture « que les indices matériels permettent de dater comme postérieures au mouvement de l’écriture, [et qui] ne peuvent avoir été effectuées qu’à l’occasion d’une relecture d’un fragment textuel achevé (au moins relativement) » (Grésillon & Lebrave 2003 [1982] : 137).
27Nous détournons ici l’expression de Michel Leiris : « Me référant au terme de “bifur” […] j’entendais mettre plutôt l’accent sur l’acte même de bifurquer, de dévier, comme fait le train qui modifie sa direction selon ce que lui commande l’aiguille et comme fait la pensée, engagée quelquefois, par les rails du langage, dans on ne sait trop quoi de vertigineux ou d’aveuglant […] » (Leiris 1996 [1948] : 279).
28Le lapsus « commet un excès (il en dit trop) et montre un manque (quelque chose de ce qui est en silence). Il y a des formes organisées et non organisées de la manifestation du silence fondateur : le lapsus en est une forme non organisée, la censure une forme organisée » (Pulcinelli-Orlandi 1996 : 76).
29Le lapsus linguae consiste en une « déviation involontaire de l’intention du locuteur ayant pour résultat une modification non intentionnelle de la forme […] » (Rossi & Peter-Defare 1998 : 17).
30Voir Mario Rossi et Évelyne Peter-Defare qui distinguent les lapsus affectant les mots, des lapsus de syllabes, de voyelles, de consonnes (1998 : 37).
31Le résultat du lapsus est un mot ou une lexie identifiable quelle que soit sa graphie.
32Un lapsus interrompu par une correction doit être interprété comme s’il avait été complété, à condition d’être identifiable. Nous restituons une forme complète possible entre les crochets.
33Les doublons cibles sont encadrés par {}.
34Les erreurs phonologiques concernent 70 % des lapsus à l’oral, elles sont largement supérieures aux erreurs de mots (Rossi & Peter-Defare 1998 : 24).
35Dans sa lettre du 29 décembre, Jules ne mentionne pas le nom du pays dans lequel il se trouve et précise seulement : « Nous ne sommes plus au même endroit nous venons de faire 9 jours de marche » (29 décembre 1916). Les lettres que nous avons indiquent que Jules se trouve entre Salonique et Ostrovo.
36Dont celle que nous analysons.
37« je ne voies plurien a te dire pour le motmen <moment> que de tent voier une grose carriese de ton petit ratout » (lettre de Joséphine, le 15 mars 1915).
38« Deux mot pour te donne de mes nouvelles qui sont toujour bonne » (lettre de Jules, le 7 juin 1917) ; « Je vous écri ses deux mot pour vous faire savoir de mes nouvelles qu’elle sont bomne pour le moment » (lettre de Joséphine, le 11 septembre 1914).
39TXM relève 507 occurrences du terme « carte » qui fait référence au support épistolaire.
40Nous empruntons à Irène Fenoglio la notion de lapsus-discours, des « lapsus récurrents dont la récurrence fait discours ». Les lapsus-discours s’opposent aux lapsus-hapax (Fenoglio 2006).
41Le lexème « lettre » apparaît 1 472 fois.
42La graphie faurt domine dans les lettres de Laurent : 89 occurrences dans TXM, aucune de la forme fort (voir aussi pour cette routine graphique, Pellat 2015 : 74). Et l’adverbe y est souvent associé à « bonne » quand il s’agit de la santé. Il aurait été possible de considérer comme lapsus le terme forme (fo [forme] <bonne santé>), mais nous ne trouvons aucune occurrence de la graphie forme dans les lettres de Laurent.
43Il s’agit de son ancienne adresse.
44Le nous exclusif « Je + les soldats » est distingué du nous inclusif « Je + destinataire(s) » et du nous inclusif large « Je + communauté non limitée » (Kiviniemi 2019 : 115).
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