Les écrits personnels d’Olivier Chatellier (1897-1916), 2e classe au 4e Zouaves de marche
p. 249-261
Texte intégral
1C’est le 23 août 1831 que le maréchal Bourmont signale pour la première fois, dans une lettre adressée au ministre de la Guerre, l’existence d’un nouveau corps de troupe. Il le désigne sous le nom de Zouaves, terme dérivé de l’arabe Zouaoua, faisant référence à plusieurs tribus kabyles d’Algérie. Les Zouaves autochtones vont bien vite être rejoints par des volontaires européens. Le 4e régiment est créé le 28 octobre 1881, et contient une forte proportion d’engagés volontaires (Montagnon 2012). L’armée d’Afrique a donc pris part à de nombreux conflits dès la seconde moitié du xixe siècle (Clayton 1994). Les exploits de ce corps d’armée ne sont plus à dire, surtout depuis le Second Empire (Chazaud 2003), mais ces soldats se sont particulièrement illustrés lors de la Grande Guerre. Malgré leur participation aux batailles clés du conflit, il faut attendre les années 2000 pour que la France leur rende hommage. Ces « oubliés » de la Première Guerre mondiale ne font donc l’objet que de quelques études (Daniel 2006 ; Elkaïm-Bollinger 2015). C’est en ce sens que la mise en lumière des écrits personnels d’un jeune soldat, Olivier Chatellier, engagé dans le 4e régiment des Zouaves, apporte une vision nouvelle de l’armée d’Afrique pendant la Première Guerre mondiale. L’acte épistolaire et narratif de cet adolescent révèle toute la complexité de l’expérience combattante quotidienne : l’écriture au front permettant de transformer « l’ordinaire » de la guerre en acte « extraordinaire » par l’adoption d’un style narratif pouvant aller jusqu’au dithyrambique.
2L’analyse s’appuie sur un fonds en mains privées, comportant une correspondance active de 54 pièces, datée entre le 30 octobre 1909 et le 27 mai 1916, ainsi que deux fragments narratifs incomplets et non datés. L’analyse des graphies a permis de déterminer que ces écrits émanent de la main d’Olivier Chatellier, né le 8 septembre 1897 en Loire-Inférieure et « tué à l’ennemi » dans la Meuse le 3 juin 1916. Ce jeune homme d’origine modeste, dont les parents sont domestiques en région parisienne, donne à lire son expérience de la Grande Guerre dans des écrits personnels riches. L’ensemble de sa correspondance relate en effet sa vie au front, en un sens tout à fait traditionnelle, mais aussi éminemment singulière sous d’autres aspects.
3Nous commencerons par évoquer la spécificité des débuts de la correspondance entre le jeune Olivier Chatellier et ses parents, fruit d’un engagement militaire complexe, car soumis à autorisation. L’étude du reste du corpus nous mènera à mettre en lumière l’expérience combattante du jeune Zouave dans les moments clés de la Grande Guerre, exprimée dans de longs récits héroïsant la figure du soldat. Nous terminerons par évoquer la mort d’Olivier Chatellier, tombé à seulement dix-neuf ans à Verdun, et les deux fragments de récits non datés accompagnant sa correspondance. Nous analyserons ces tentatives d’écriture, qui ne sont pas sans rappeler celles de Barbusse (1916) ou de Genevoix (1949).
Un soldat à l’engagement militaire délicat
Olivier Chatellier, un jeune homme ordinaire
4Olivier Chatellier est né le 8 septembre 1897 à Couffé en Loire-Inférieure – aujourd’hui Loire-Atlantique. Il a passé une enfance dans un milieu plutôt modeste, son père étant valet de chambre et sa mère cuisinière. Le petit Olivier a été placé très tôt en nourrice alors que ses parents quittent Couffé pour travailler à la capitale en tant que domestiques. Il est ensuite placé en pension dans l’école secondaire de l’Immaculée-Conception à Paris, c’est d’ailleurs de cet endroit qu’il écrit sa première lettre, datée du 30 septembre 1909, à seulement douze ans. Cette lettre est écartée de l’étude car elle est en réalité un élément isolé : toutes les autres sont écrites au front, jusqu’aux derniers instants avant sa mort. Les lettres sont toutes adressées à ses parents même si certaines apostrophent aussi parfois un certain Georges, qui est son frère aîné. Il a également un frère cadet, François, dont il est parfois fait mention.
5Il ressent le feu patriotique très tôt car il a tenté deux fois de s’engager avant l’âge légal, ses parents lui en refusant l’autorisation. C’est par le biais d’une fugue et par la force qu’il obtient le précieux sésame de son père pour rejoindre les Zouaves à seulement dix-sept ans. Débute alors la correspondance qu’il entretient jusqu’à sa mort avec ses parents. La lecture du corpus laisse entendre qu’il a suivi une certaine formation intellectuelle, comme le confirme la qualité de son orthographe et de sa syntaxe. Ces aptitudes pour le travail d’écriture sont également développées dans les fragments narratifs qui complètent le fonds. Les extraits cités plus bas respectent d’ailleurs une forme d’édition imitative sans normalisation des graphies originelles du scripteur.
6Brosser le tableau de la courte vie d’Olivier Chatellier n’est pas chose aisée. Le fonds, à l’origine encore entre les mains des ayants droit, n’a fait l’objet d’aucune étude à ce jour, et n’a jamais été versé en service d’archives. C’est cependant avec bonheur qu’un de ses descendants, son neveu, a pu fournir des informations complémentaires ne figurant pas dans les écrits personnels en notre possession. Il est donc probable qu’Olivier Chatellier ait entretenu une correspondance avec d’autres personnes, peut-être une petite amie. Ces lettres n’ont malheureusement pas été retrouvées alors même qu’elles permettraient certainement de nuancer l’étude qui va suivre. Lors de l’entretien mené avec son neveu, nous avons appris qu’un ami aurait également écrit à la famille pour signifier que le jeune Olivier était mort en plein acte patriotique, d’une balle dans la tête, même si aucun document officiel n’a pu le confirmer, tous indiquant en effet pour seule mention : « tué à l’ennemi ». Son acte de décès, disponible dans la base de données « Mémoire des hommes » du ministère des Armées1, confirme bien sa mort le 3 juin 1916 dans la Meuse.
7Olivier Chatellier est donc un scripteur plutôt traditionnel dans le cadre de la Grande Guerre. Il a reçu une éducation, sans être pour autant particulièrement érudit ou issu d’un milieu social bourgeois ou aristocrate. C’est en ce sens qu’il est semblable à la plupart des autres poilus. En effet, prendre la plume au front n’est pas spécialement une démarche qui sort de l’ordinaire, comme en témoignent les nombreux écrits personnels mis au jour par la Grande Collecte2 lancée en 2013 par la Mission du Centenaire. Bien que de nature diverse, ces écrits du for privé (Ruggiu & Bardet, 2014) ont pour point commun de donner à appréhender l’intime du producteur et illustrent aussi la généralisation de l’acte de plume dans une grande part de la société française alphabétisée depuis les lois Ferry de 1881-1882 (Furet & Ozouf 1977). La Grande Guerre est en effet une période de foisonnement rédactionnel et a par conséquent signé l’acte de naissance de nombreux écrits, parfois restés dans l’ombre au sein de familles qui n’en soupçonnaient peut-être pas la valeur testimoniale.
Une démarche d’écriture qui en fait pourtant un scripteur singulier
8Les raisons pour lesquelles Olivier Chatellier prend la plume, dans le cadre de notre étude, en font néanmoins ici un auteur remarquable. La première particularité réside en réalité dans son corps d’armée, souvent peu étudié ou resté dans l’ombre : celui des Zouaves. Olivier Chatellier s’est engagé dans le 4e Zouaves de marche alors qu’il n’était absolument pas originaire d’Afrique du Nord. Les raisons de son incorporation dans ce corps d’armée si spécifique n’ont pu être explicitées avec certitude. La proximité géographique de la famille du scripteur avec Rosny-sous-Bois ainsi que la forte propension de ce régiment à incorporer de jeunes soldats peuvent cependant être des éléments d’explication. En effet, le 1er août 1914, au moment de la mobilisation générale, les premiers bataillons du 4e Zouaves de marche se forment en premier lieu en Tunisie. Le plan de mobilisation prévoit cependant qu’ils rejoignent en France d’autres bataillons3. C’est au fort de Rosny-sous-Bois que les troupes se rejoignent, et c’est donc très certainement en ce lieu, proche de la région parisienne où il était en pension, qu’Olivier Chatellier a pu intégrer ce corps d’armée. Il s’y sent d’ailleurs très bien intégré et en fait mention dans la signature de la quasi-intégralité de ses lettres. Elle se présente toujours de la même manière : « O. Chatellier. 4e Zouaves ». Cet engagement ne s’est cependant pas fait sans heurts car, à seulement dix-sept ans, le jeune homme a besoin d’une autorisation parentale pour s’engager dans le conflit mondial. Afin de contraindre ses parents à la lui accorder, il fuit le domicile familial. Les raisons mêmes qui poussent Olivier Chatellier à entretenir une correspondance avec ses parents le distinguent donc des autres scripteurs traditionnellement étudiés dans le contexte de la Grande Guerre. C’est bien l’éloignement qui le mène à prendre la plume, mais cette distance est volontaire et non liée aux aléas de la mobilisation.
9En ce sens, la lettre du 8 octobre 1914, adressée à ses parents, fait office de tournant :
« Depuis le commencement de la guerre actuelle j’ai toujours vue de m’engager et de donner s’il le fallait tout mon sang à mon noble pays […] Vous avez opposé votre volonté à ce désir […] je me suis révolté contre cette opposition qui me mettait dans l’impossibilité de contracter un engagement. Quand je me suis vu seul à Paris j’ai essayé de lutter contre ce désir terrible de m’engager et le devoir de vous rester obéissant mais fatalement j’ai obéi à mon désir de français j’ai manqué aux devoirs d’un fils et je suis parti. »
10Le post-scriptum complète cette idée :
« Si vous y consentez tout s’arrangerait pour le meilleur et alors je pourrai m’engager et accomplir mon devoir et repartir.
Ai-je eu tort de faire ce que j’ai fait ? A d’autres de juger pour moi je vous dit que j’appartiens plus à la France qu’à ma famille.
Je vous demande de bien vouloir m’excuser d’abord auprès de vous puis auprès de ceux à qui j’ai pu causer du souci. »
11Le jeune homme semble incarner l’esprit de revanche de la IIIe République (Contamine 1957) et porter la patrie plus fortement dans son estime que sa propre famille. La figure maternelle est remplacée ici par la France. Ainsi, malgré un engagement complexe ayant poussé le jeune homme à risquer jusqu’à la rupture avec les siens, nous avons ensuite dans la correspondance une description de la vie au front tout à fait « ordinaire », même si elle tend petit à petit vers l’héroïsation de la figure du soldat par l’écriture.
D’une expérience militaire traditionnelle à l’héroïsation du jeune soldat
Une vie au front semblable à celle des autres poilus
12Les thèmes abordés dans les lettres d’Olivier Chatellier restent tout à fait classiques et similaires à ceux visibles dans nombre de correspondances de poilus (Cru 1993). La problématique des difficultés postales est citée, par exemple, dans la lettre du 21 janvier 1915 :
« Je n’ai encore reçu ni mandat ni paquet. Il faut considérer tout cela comme perdu, sauf le mandat que vous pouvez toujours retirer de la poste. Si vous voulez m’envoyer l’argent, le plus rapide et plus commode moyen est de m’envoyer dans une lettre ordinaire (pas dans une lettre recommandée, ça ne vient pas). »
13Nous pouvons également y voir l’évocation de la censure dans la lettre du 5 février 1915 :
« La censure m’empêche de vous dire des noms précis de ville, ni aucun autre renseignement. »
14Les quelques inquiétudes pour l’arrière concernent plus un manque de ferveur et de soutien du conflit que les conséquences réelles des combats, comme nous pouvons le voir dans la lettre du 24 février 1915 :
« Un mauvais bruit circule parmi nous, quelques têtes échauffées nous disent que des symptômes de trouble se manifestent à Paris en faveur de la paix et contre la trop longue durée de la guerre. J’espère que tout cela n’est que sornettes et canards et qu’en réalité Paris est tout aussi calme à l’heure actuelle qu’aux premiers jours. »
15Ces thématiques restent habituelles dans les témoignages de l’expérience de la vie au front. Si nous comparons, par exemple, cette correspondance « ordinaire » avec une correspondance éditée par Vidal-Naquet (2014), qui est celle de Philippe Pétain et de sa maîtresse Eugénie Hardon, de fortes similitudes se donnent à voir. Cette correspondance, a priori exceptionnelle par son auteur, ressemble en réalité à tant d’autres. Voici un extrait de la lettre du 25 mai 1914 adressée par Philippe Pétain à Eugénie Hardon :
« Depuis que nous nous sommes vus à Paris j’ai reçu deux lettres de toi, la première à Arras, le jour de mon départ pour Saint-Omer (24 avril), la 2e ici hier dimanche. Celle d’hier est la première que je reçois à Saint-Omer, aussi mon étonnement est grand de lire cette phrase “Puisque tu as laissé ma lettre sans réponse”. J’ai conscience d’avoir répondu à toutes tes lettres et si l’une d’elles est restée sans réponse c’est que la lettre ou la réponse ne sont pas arrivées à destination. »
16Nous avons donc une expérience de guerre visiblement uniforme, qu’on soit un haut gradé, comme c’est le cas de Pétain, ou simple soldat à pied, comme Olivier Chatellier. En revanche, une particularité est bien vite identifiable dans la correspondance de notre protagoniste. En effet, la longueur des lettres semble augmenter proportionnellement au temps passé au front. Pourtant, la fréquence d’écriture reste la même, ce n’est pas un moyen pour le scripteur de combler un certain retard par des épanchements plus longs. Il s’agit véritablement d’un ajout de descriptions d’expériences combattantes dans un style nouveau, proche du récitatif et de la narration.
Sublimer le quotidien de la Grande Guerre par l’écriture
17En effet, cet homme « ordinaire » semble vouloir faire de son expérience combattante une expérience « extraordinaire », au sens d’un vécu hors du commun. Il commence à insérer des récits complets dans ses lettres, introduits par des guillemets à partir du 15 février 1915 :
« Je vais simplement vous parler de quelques heures de l’après-midi de la dernière journée. “Il était environ 3 heures 1/2. Je venais d’écrire une longue lettre à Georges, dont j’espère il vous parlera et dans cette lettre où mon camarade de combat un humble ami nommé Chapon avait écrit quelques lignes, nous nous moquons de la maladresse des tireurs allemands, qui depuis le matin arrosait de leur obus et de leurs bouteillons nos tranchées sans réussir à nous atteindre.” »
18Ici le changement de style d’écriture est très significatif. Nous entrons dans plusieurs récits enchâssés qui donnent une connotation très littéraire à la démarche d’écriture. Les temps utilisés ont changé, l’auteur passe du présent à l’imparfait. Si la syntaxe et l’orthographe sont parfois incorrectes, c’est tout de même un moyen de retranscrire le réel tout en le modifiant par la plume afin d’en donner une version édulcorée, presque romanesque. Nous entrons alors dans toute une série de lettres comportant plus de quatre pages alors que rares étaient celles qui dépassaient deux pages dans les débuts de la correspondance. Ces récits emboîtés sont visibles à plusieurs occasions, c’est le cas un peu plus tard dans la lettre du 3 avril 1915 :
« Voici un fait à peine croyable, bien que véridique : “Dans la nuit du 31 les Allemands lancèrent dans les tranchées un cadre de bicyclette dans lequel tournaient ces mots sur un papier : Vous ne tirez pas, nous ne tirons pas, venez vite nous combattre afin que cette guerre soit vite finie. Le zouave qui avait reçu cette lettre la montra à notre commandant […]”. »
19Ce changement de style épistolaire peut en réalité masquer une certaine inquiétude et être le fruit d’une volonté de modifier le réel. L’utilisation de périphrases et de litotes montre cette idée de minimisation du choc de l’expérience de guerre, comme nous pouvons le voir dans la lettre du 18 mars 1915 :
« Le service des pompes funèbres étant mal organisé, notre pauvre appendice nasal souffre du contraire de la parfumerie, enfin à la guerre comme à la guerre. »
20Nous avons là un discours véritablement euphémistique qui peut même avoir malgré lui un effet comique. C’est un moyen pour le scripteur d’occulter les difficultés de la réalité pour tranquilliser les destinataires, mais aussi peut-être pour se rassurer lui-même. La formulation très schématique « à la guerre comme à la guerre » devient en réalité bien vide de sens et n’évoque rien du vécu de ce soldat. Ce jeune homme n’a pas reçu de formation militaire, il est très loin d’être gradé et n’a en réalité qu’une très faible connaissance de la réalité du monde adulte et du monde guerrier. Ainsi cette héroïsation du soldat passe-t-elle par la volonté de montrer une image sans faille du poilu au front. Cette démarche d’écriture est alors peut-être pour lui un moyen d’être certain d’atteindre la postérité, si ce n’est par ses faits d’armes, tout du moins par le récit qu’il en fait.
La mort du jeune Zouave au front et la recherche d’une postérité
Une apparente inconscience face au danger et à la mort
21Olivier Chatellier ne semble pas mesurer le danger des combats auxquels il participe, n’en faisant jamais mention. Tombé à Verdun en 1916, il ne connaît donc pas encore la phase de désenchantement liée à la longueur du conflit. Il est une sorte de reflet de la fameuse « fleur au fusil » des débuts de la Première Guerre mondiale. Sa plume donne même à voir une certaine esthétique de la guerre, comme dans la lettre du 16 juin 1915 :
« Je viens de voir un des plus beau bombardement que j’ai vu depuis six mois. »
22Cet aspect est également visible dans la lettre du 1er octobre 1915 :
« L’offensive en Champagne est venue nous causer une joie extrême, ce n’était plus de la joie, c’était du délire. »
23Paradoxalement, par la suite, à mesure que le danger devient présent, la longueur des lettres diminue. Le support d’écriture change également. Sans nous plonger dans une pleine analyse codicologique, nous pouvons voir l’augmentation significative de l’utilisation des cartes postales de guerre, alors que les écrits précédents étaient rédigés sur du papier à lettres. Ce support ne donne donc plus l’opportunité de longs épanchements. Est-ce donc une véritable inconscience du danger ou une manière d’éviter de l’évoquer ? Le corps des Zouaves a souvent été placé en première ligne dans les combats depuis le Second Empire, et bien qu’il reste fidèle aux Zouaves, Olivier Chatellier est peut-être sur le point d’apercevoir les limites de son intégration dans ce corps d’armée. Un dialogue plus approfondi avec un de ses descendants a permis d’observer qu’il avait en effet évoqué oralement la dureté de la vie dans les tranchées. Cette dimension de l’expérience de guerre ne figure absolument pas dans ses écrits, peut-être pour éviter la censure, voire par autocensure. Nous avons donc des lettres de plus en plus courtes, le plus éclairant sur ce point restant sa dernière lettre, datée de la semaine précédant sa mort, soit le 27 mai 1916 :
« Le samedi 27 mai 1916
Chers parents,
Je suis actuellement à 40 kilomètres de Verdun et nous devons nous tenir prêt à partir d’une heure à l’autre. 200 autobus nous attendent pour nous mener à proximité du front. Suis toujours en bonne santé. Bons baisers. Olivier. »
24Il est possible de se permettre d’éditer en intégralité cette dernière lettre étant donné sa brièveté. Olivier Chatellier ne paraît pas avoir conscience de sa mort toute proche et semble avoir écrit un simple petit mot en préparation de futures lettres plus développées. C’est cependant malheureusement pour lui la dernière opportunité qu’il aura de prendre la plume et de communiquer avec ses parents puisqu’il est tué à l’ennemi une semaine plus tard.
Vers la recherche d’une renommée par la narration ?
25Après cette ultime lettre, le fonds est complété par des documents non datés et incomplets. Ils sont cependant très éclairants car ils montrent que le jeune soldat ne s’est pas contenté du genre épistolaire mais qu’il s’est essayé au romanesque. Ces documents semblent constituer le brouillon d’une tentative d’écriture de roman autobiographique. L’état même des écrits paraît prouver qu’il s’agit de brouillons, car ils sont rédigés sur un support papier portant les traces de l’utilisation régulière d’une gomme. Ils constituent en tout quatre feuillets, non seulement inachevés, mais aussi incomplets. C’est seulement dans ces feuillets que le scripteur fait mention de blessures de guerre et d’une véritable expérience combattante. Il ne s’adresse alors plus à ses parents et n’a plus la volonté de rassurer sa famille et l’arrière. Le poids de la censure, mais aussi de l’autocensure, est également contourné. Ces documents nous permettent d’appréhender l’intime de l’expérience de guerre de ce jeune homme ordinaire. En voici quelques extraits :
« Puis en me tâtant la tête je n’ai pas senti de sang et j’ai compris que je n’étais qu’étourdi, je n’avais reçu que la décharge de poudre alors que la mitraille avait passé quelques centimètres au dessus de ma tête.Cela dura 2 ou 3 secondes au plus et aussi je me remis à marcher. »
26Ici, Olivier Chatellier évoque enfin réellement tout le danger qui pèse sur lui. Il continue en décrivant l’atmosphère chargée du poids de la mort un peu plus loin :
« Quand nous arrivâmes en première ligne, les Boches venaient de sauter le parapet et de regagner leur tranchée, emmenant un lieutenant de chez nous prisonnier.
Le premier de chez nous était complètement démolie, il ne restait qu’un bout de parapet de 4 ou 5 mètres avec un pare balle d’égale longueur, le reste n’existait plus, à droite et à gauche pas de veilleurs, que des tués et nous restions que 9 pour garder le segment et une compagnie pour sonner l’alarme. »
27Il n’hésite pas cependant à se présenter comme un véritable héros de guerre, imperturbable face à l’ennemi :
« Un caporal d’une autre compagnie qui avait réussi à s’évader de chez les Boches vint nous rejoindre, nous mîmes baïonnettes au canon et nous nous serrions la main car nous avions promis de servir chèrement notre vie. Pour ma part j’ai eu la joie de constater que j’avais tout mon sang froid et toutes mes facultés, j’avais mes poches pleines de grenades et j’étais prêt à m’en servir. Dans leur fuite précipitée les Boches avaient oublié leur grenade à main, les munitions ne nous faisaient donc pas défaut. »
28L’expérience de guerre est donc décrite plus fidèlement, mais aussi sublimée dans ces écrits adoptant un ton plus narratif. L’évocation du rire dans l’extrait qui suit participe à donner une vision romancée de la vie au front, reconstituée à la manière d’une mise en scène, pour en donner un témoignage éthéré mêlant la fiction à la réalité :
« Sans doute par suite de son défaut, notre parapet ne pouvait être pris sous l’angle des canons car les obus passaient en rasant le parapet et éclataient 5 ou 6 mètres plus loin. Ce fut réellement par miracle que nous ne fûmes pas touchés, pour ma part je reçu qu’un sac de terre sur mon casque et ce fut tout. Nous étions couverts de boue et de vase, nos figures noires de poudre nous faisaient rire mutuellement. »
29Ces fragments montrent donc bien que l’acte d’écriture de ce soldat ordinaire est en réalité divers. La correspondance entretenue avec ses parents n’est qu’une des multiples facettes de l’expérience de guerre qu’il a vécue. Elle ne donne à voir les combats que par le prisme déformant de la correspondance familiale. Ces fragments se distinguent car ils illustrent en réalité non pas le témoignage direct mais la réécriture de l’expérience de guerre. Le travail de l’orthographe et de la syntaxe est le reflet très certainement d’une relecture et d’une véritable recherche de plume. Ces écrits seraient donc à insérer dans un travail plus large de génétique textuelle. S’agit-il alors ici d’une tentative d’écriture préparatoire à d’autres lettres, peut-être même avec d’autres destinataires ? Cette expression de la guerre par écrit est en tous les cas, par l’héroïsation de la figure du soldat, une recherche de reconnaissance et une certaine volonté d’atteindre la postérité, que l’on retrouve chez de nombreux poilus, quel que soit leur milieu social ou leur corps d’armée.
30Ainsi l’étude des écrits personnels d’Olivier Chatellier permet-elle de mettre en lumière une vision singulière de la Grande Guerre. C’est à la fois le reflet du regard d’un groupe spécifique – celui des jeunes soldats – et celui d’une classe sociale plutôt modeste. Enfin, Olivier Chatellier appartient au régiment des Zouaves, ce qui donne encore une autre spécificité à son expérience de guerre. Grâce à différentes démarches d’écriture, notre scripteur est parvenu à rendre l’image du quotidien au front véritablement exceptionnelle par un style narratif nouveau. Olivier Chatellier devient alors l’archétype du Zouave tel que le définissait le général Guedin au 9e Zouaves :
« Mais tout d’abord qu’est-ce qu’un Zouave ? Une définition venant de loin, du plus profond de la conviction du peuple de France affirme que c’est un homme intrépide, qui ne craint rien...4 »
Bibliographie
Barbusse Henri, 1916. Le feu. Journal d’une escouade, Paris, Flammarion.
Chazaud Quentin, 2003. Les régiments de Zouaves de l’armée française sous le Second Empire, une société militaire du premier âge industriel, thèse de doctorat, université Paris-Sorbonne.
Clayton Anthony, 1994. Histoire de l’armée française en Afrique, 1830-1962, Paris, Albin Michel.
Contamine Henry, 1957. La Revanche : 1871-1914, Paris, Éditions Berger-Levrault.
Cru Jean Norton, 1993. Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, [reprod. en fac-similé], Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « Témoins et témoignages ».
Daniel Michel, 2006. Un Breton chez les Zouaves. Un caporal et son escouade : carnet de Michel Daniel 1er régiment de marche de Zouaves. 1915-1918, Louviers, Ysec.
Elkaïm-Bollinger Renée, 2015. Un Zouave sur le front, 1915-1918 : des Dardanelles à la Lorraine, Paris, Les Éditions de Paris-Max Chaleil.
Furet François & Ozouf Jacques (dir.), 1977. Lire et écrire : l’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, vol. 2, Paris, Éditions de Minuit / Centre national de la recherche scientifique, coll. « Le sens commun ».
Galtier-Boissière Jean & Panné Jean-Louis, 2014. La Fleur au fusil, Paris, Éditions Vendémiaire.
Genevoix Maurice & Lagrange André, 1949. Ceux de 14, vol. 2, Paris, G. Durassié et Cie.
Montagnon Pierre, 2012. L’Armée d’Afrique : de 1830 à l’indépendance de l’Algérie, Paris, Pygmalion.
Ruggiu François-Joseph & Bardet Jean-Pierre (dir.), 2014. Les écrits du for privé en France : de la fin du Moyen Âge à 1914, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques.
Vidal-Naquet Clémentine (dir.), 2014. Correspondances conjugales. 1914-1918. Dans l’intimité de la Grande guerre, Paris, Robert Laffont, coll « Bouquins ».
Notes de bas de page
1Voir le site « Mémoire des hommes », <https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/>.
2Voir le site Internet « La Grande Collecte », <http://www.lagrandecollecte.fr/lagrandecollecte/>.
3Voir « Livre d’or du 4e régiment de zouaves, Gallica », <http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k6335417z>.
4Voir « Les Zouaves - des origines à 1940... », <http://collectifrance40.free.fr/index.php/france40/histoire/les-zouaves-des-origines-a-1940>.
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Gens ordinaires dans la Grande Guerre
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