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La lettre, une manière de « braconner » dans l’ordinaire de la guerre ?

p. 231-248


Texte intégral

1À partir de la réflexion de Michel de Certeau (1990) sur les faires quotidiens et les dispositifs de pouvoir, nous examinons la façon dont la pratique épistolaire a permis aux soldats de la Grande Guerre de contourner les mécanismes de l’ordre auxquels ils étaient soumis sur les champs de bataille. Rappelons l’importance du courrier dans une période et un contexte où pèse l’ombre constante de la mort : seul moyen pour les poilus de donner de leurs nouvelles et d’en recevoir de l’arrière, de conserver un lien avec leurs proches et, ce faisant, de les rassurer, la rédaction de la lettre a été une activité journalière de la vie des tranchées, y compris pour les individus alphabétisés depuis peu et/ou qui n’étaient pas des familiers de l’écriture.

2Dans un premier temps, nous préciserons en quoi la sociologie de l’ordinaire proposée dans L’invention du quotidien (ibid.) permet d’éclairer la nature des relations qui lient les combattants aux appareils de pouvoir militaires, à la censure notamment.

3Nous verrons dans un second moment que leur courrier ne dit pas simplement l’expérience de la guerre, mais qu’il est aussi un mode d’action inscrit dans ces « mille manières de braconner » (ibid. : xxxvi), une pratique qui offre aux poilus de s’aménager de petits instants de liberté sur un terrain dominé par les impératifs de l’autorité et de la discipline.

Le couple « stratégie »/« tactique », ou comment penser la résistance des faibles face aux forts

4Sur l’attitude des simples individus face à l’ordre et aux pouvoirs imposés, Certeau (1990 [1980]) invite dans son essai à ne pas s’en tenir aux mécanismes de surveillance et de soumission, mais à croire également en la possibilité de résistance et d’émancipation. À rebours du modèle de « discipline » de Foucault, ou de celui d’« habitus » de Bourdieu, lesquels, à propos des modalités de domination, font peu de cas de la créativité de l’homme ordinaire, pour Certeau au contraire :

« […] Mille pratiques inventives prouvent, à qui sait les voir, que la foule sans qualité n’est pas obéissante et passive, mais pratique l’écart dans l’usage des produits imposés, dans une liberté buissonnière par laquelle chacun tâche de vivre au mieux l’ordre social et la violence des choses » (Certeau 1990 [1980] : quatrième de couverture).

5La capacité de contrer l’emprise des pouvoirs est décrite chez lui à travers le couple « stratégie »/« tactique ». Premier terme de cette structure binomale, la « stratégie » ressortit aux entités capables de maîtriser un « lieu propre », lieu où s’originent et s’appliquent les normes qui fournissent à ces entités leur mode de fonctionnement et leur stabilité :

« J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces […], toute rationalisation “stratégique” s’attache d’abord à distinguer d’un “environnement”, un “propre”, c’est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres » (ibid. : 59).

6D’ordre topologique1, la maîtrise stratégique est en même temps de nature « panoptique », fondée sur la surveillance des individus, opérée par le pouvoir afin de permettre à ce dernier de rentabiliser sa visée ou d’affermir sa position :

« [le propre] est aussi une maîtrise des lieux par la vue. La partition de l’espace permet une pratique panoptique à partir d’un lieu d’où le regard transforme les forces étrangères en objets qu’on peut observer et mesurer, contrôler donc et “inclure” dans sa vision » (ibid. : 60).

7Concernant les possibilités d’émancipation vis-à-vis des structures de contrôle, Certeau voit dans les activités banales opérées par des sujets « supposés voués à la passivité et la discipline » (ibid. : xxxv) un moyen d’ouvrir des brèches dans les rapports de force et de domination qui les lient aux stratèges. Cette aptitude des gestes du quotidien à aménager des lignes de fuite est pensée en tant que « tactique », logique ingénieuse de l’action des « faibles » où le presque rien, les gestes minuscules et anodins de tous les jours, va à l’encontre des systèmes et des formes d’assujettissement :

« Beaucoup de pratiques quotidiennes (parler, lire, circuler, faire le marché ou la cuisine, etc.) sont de type tactique. Et aussi, plus généralement, une partie des “manières de faire” : réussites du “faible” contre le plus “fort” (les puissants, la maladie, la violence des choses ou d’un ordre, etc.), bons tours, arts de faire des coups, astuces de “chasseurs”, mobilités manœuvrières, simulations polymorphes, trouvailles jubilatoires, poétiques autant que guerrières » (ibid. : xlvii).

8Ne disposant d’aucun espace autonome, la tactique s’exerce sur l’environnement approprié par les stratèges, elle occupe un terrain qui n’est pas le sien, elle prend forme et se développe sur le lieu circonscrit par les « forts » :

« [...] J’appelle “tactique” l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. [...] La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait et de rassemblement de soi, elle est mouvement “à l’intérieur du champ contrôlé par l’ennemi”, comme le disait von Bülow, et dans l’espace contrôlé par lui » (ibid. : 60‑61).

9Si les dispositifs stratégiques opèrent du côté des institutions ayant vocation à ordonner et à maîtriser durablement un lieu, les opérations tacticiennes se jouent quant à elles sur des circonstances et des occasions fugaces, inopinées et fortuites qui échappent à l’organisation de l’ordre ; à l’image de la mêtis grecque, elles s’apparentent aux ruses de l’intelligence de l’agir ordinaire qui composent avec une habile utilisation des instants volés à la surveillance du pouvoir :

« [...] Du fait de son non-lieu, la tactique dépend du temps, vigilante à y “saisir au vol” des possibilités de profit. [...] En attente de toutes les occasions, disséminée[s] sur le terrain de l’ordre dominant [...] les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps, aux circonstances que l’instant précis d’une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de mouvements qui changent l’organisation de l’espace, aux relations entre moments successifs d’un “coup”. [...] les tactiques misent sur une habile utilisation du temps, des occasions qu’il présente et aussi des jeux qu’il introduit dans les fondations d’un pouvoir » (ibid. : 62-63).

L’ordinaire de la lettre en 1914

10Les lignes de force repérées dans la dichotomie stratégie/tactique sont mises à l’épreuve des correspondances de Charles Bourdin et Léopold Empereur, deux poilus ordinaires du Midi de la France2. Même si en recouvrant une diversité de statuts la catégorie « poilus ordinaires » correspond moins à une entité sociale homogène qu’à un ensemble composite, nous nous en tenons à une acception a minima : est considéré comme exemplaire de cette catégorie un sujet issu des couches populaires, n’occupant aucune position dominante dans l’espace social où il évolue, tant dans son groupe d’origine que sur les champs de bataille. De fait, Charles et Léopold sont avant leur mobilisation et restent tout au long du conflit des individus communs : tous deux sont issus de la petite paysannerie propriétaire de son exploitation ; scolarisés jusqu’au certificat d’études primaires, ils appartiennent aux premières générations instruites par l’école de la IIIe République ; fantassins de seconde classe, ils ont participé aux principales grandes offensives de la guerre et ont plusieurs fois été blessés. Démobilisés en 1919, aucun n’a été promu ni décoré.

11Cette qualité ordinaire se retrouve dans la fréquence avec laquelle ils écrivent, en moyenne une missive par jour. Une telle boulimie scripturaire est bien sûr tout à fait inconnue des témoins avant 1914. D’une part, parce que la lettre ne relève pas, au début du xxe siècle, du quotidien communicationnel des gens des campagnes, d’autre part, parce que l’exécution du travail de la terre repose encore dans les exploitations agricoles familiales sur les formes de l’oralité. Au sein de la petite paysannerie qui n’a pas basculé vers la mécanisation et la commercialisation des productions, la lettre ne participe que de façon très marginale à l’écheveau des relations sociales, culturelles et économiques, à la formation et à la cohésion des groupes d’appartenance, familiaux, vicinaux ou professionnels. Et si la « culture graphique3 » est loin d’être absente de la vie des simples ruraux, ou s’il leur est parfois nécessaire d’échanger un courrier, aucune raison n’appelle une correspondance suivie sur le long terme. Gardiennes du patrimoine épistolaire, les archives familiales de Charles et Léopold montrent qu’ils rédigent et reçoivent moins d’une dizaine de missives par an avant 1914 (Géa 2020).

12Pour le contexte qui nous occupe, l’activité épistolaire des témoins ressortit moins toutefois à une appétence exceptionnelle pour la lettre qu’à une pratique relevant de l’ordinaire de leurs jours de guerre. Dans l’insécurité et la violence des tranchées qui font de tout poilu un mort en sursis, l’écriture de la lettre est un geste routinier visant la continuité des sociabilités et des liens familiaux, mais aussi, et peut-être surtout, par son caractère répété, à rassurer les proches :

« Pour ne pas trop vous inquiéter je vous écrirez tous les jours, dans ton prochain colis tu me fera parvenir du papier car ce n’est pas toujours facile d’en toucher ici » (lettre de Charles, le 11 septembre 1914).

« Maintenant que je sais que le courrier arrive, je t’écrirais le plus souvent possible, une lettre par jour si je peux pour te rassurer sur mon sort » (lettre de Léopold, le 20 septembre 1914).

« Ne vous inquiétez plus maintenant comme le courrier fonctionne bien, je vous écrirai tous les jours pour vous prévenir de mon état (qui est très bien en ce moment) à chaque fois que vous recevrez ma lettre vous pourrez vous rassurer » (lettre de Léopold, le 22 septembre 1914).

13Considérant la masse de courrier échangée entre le front et l’arrière entre 1914 et 1918, le quotidien épistolaire de Charles et Léopold rejoint le rythme d’écriture moyen des soldats français4, rythme que peu d’entre eux avaient sans doute envisagé mais qui, rendu possible par l’acculturation à l’écrit opérée par l’école, et en raison de la nécessité de contrer l’angoisse de l’arrière, s’est vite inscrit dans la trame usuelle des jours des soldats.

14Le contenu des lettres est une autre qualité qui situe Charles et Léopold du côté d’un usage ordinaire de l’écriture épistolaire. Ramenant sans cesse sur le devant de la scène épistolaire la réalité prosaïque de leur vie aux tranchées, leurs correspondances oblitèrent l’intensité et la brutalité des combats au profit d’un discours sur la vie au cantonnement, les conditions météorologiques, la description des paysages ainsi que sur une multitude de considérations portant sur le contenu des colis, l’écriture, le retard ou le manque de courrier. S’ils communiquent sur la misère matérielle et morale de leur vie de soldats, sur la fatigue et le ras-le-bol provoqués par une campagne plus longue que prévu, l’aspect guerrier du conflit est cependant abordé de biais, comme flouté par leur intérêt pour les choses les plus infimes, la trivialité des tâches les plus communes, monotones et journalières enchevêtrées dans le quotidien du front. Centrés sur les détails périphériques d’une action au reste plus militaire que guerrière, les thèmes principaux de leur correspondance se fondent sur le non-événementiel, le grain minuscule des choses, ce qu’Albert Piette a appelé le « mode mineur de la réalité » (Piette 1996), l’ensemble des détails qui semblent « à côté », c’est-à-dire ne pas correspondre à la trame comportementale attendue pour une situation donnée.

15Pour autant, cette prégnance de l’ordinaire et du prosaïque semble moins ressortir à un manque de compétence ou à une facilité d’écriture qu’à une dimension argumentative5. C’est en mettant l’accent sur le dévoilement du banal, en privilégiant la texture de l’« infra-ordinaire6 » (Perec 1989) dans la mise en scène singulière du conflit, que Charles et Léopold font de la situation paroxystique où ils se trouvent une expérience de faible intensité, devenue en cela dicible, et donc communicable à leur destinataire. Considérant l’aspect argumentatif du discours épistolaire, l’occultation de la violence, du danger et de la mort au profit de la trame du quotidien banal constitue, dans la grande fabrique scripturale du conflit, un moyen de désamorcer l’angoisse et l’inquiétude des lecteurs, chose observée dans la plupart des correspondances échangées entre les simples poilus et leurs proches. Au demeurant, cette visée argumentative explique en partie les différences entre les correspondances des soldats issus de milieux aisés et celles des classes populaires. Alors qu’en réactivant des modèles d’expression rhétoriques et littéraires7, les élites cultivées ont souvent rendu tangibles sous une forme épique et descriptive les souffrances endurées pour faire comprendre la réalité de la guerre – pour témoigner –, les lettres des simples poilus ont plus constitué un effort pour gérer et désamorcer l’angoisse et l’incertitude d’une séparation au long cours.

L’armée, une structure de pouvoir stratégique

16Comme des millions de Français qui revêtent l’uniforme, Charles et Léopold se retrouvent à l’été 1914 soumis aux relations de pouvoir de l’armée. Relevant de cadres légaux et légitimes, le cadre militaire est un système organisationnel où se conjuguent une idéologie et des règles contraignantes, des forces d’encadrement hiérarchiques et autoritaires auxquelles chacun est tenu de se soumettre, dimension stratégique de l’agir des « forts » maintes fois soulignée :

« Nous voilà donc maintenant soldats et pour de bon cette fois plus question de rigoler, il ne nous reste plus qu’a suivre et obéir aux ordres en espérant que nos chefs [suite illisible] » (lettre de Léopold, le 27 septembre 1914).

« Plus question ici de penser par nous même, nous devons nous en remettre au commandement et à ses idées même si ce ne sont pas toujours les bonnes à ce que je vois » (lettre de Léopold, le 10 octobre 1914).

« C’en est fini depuis longtemps de notre vie de liberté d’avant, nous voici tous soldats maintenant et je te garantis que les officiers ne manquent pas de nous le rappeler » (lettre de Charles, le 12 janvier 1915).

17Soumis au quadrillage de l’ordre militaire, le champ de bataille, les tranchées de deuxième ligne, les cantonnements de repos ou les dépôts sont des terrains contrôlés et rationalisés, « lieux propres » (Certeau 1990 [1980]) du pouvoir dans lesquels nul n’a la liberté d’évoluer à sa guise :

« Il y a au dépôt une discipline très dure, les gradés nous font une vie plus dure encore qu’aux tranchées et les punitions pleuvent c’est dégoutant pour des hommes qui se sont battus comme on l’a fait » (lettre de Charles, le 15 janvier 1915).

« Bien sûr on ne peut jamais sortir du cantonnement comme on veut, nous sommes très surveillés par les officiers mais c’est pire encore quand on s’approche des premières lignes où là c’est les gendarmes qui nous ont à l’œil et eux ils rigolent pas du tout tu peux le croire » (lettre de Léopold, 21 janvier 1915).

« c’est nous qui sommes devant les Allemands, tous ceus qui nous ont envoyé ici, ils n’ont rien a craindre les journaux et les hommes politiques ils sont main dans la main maintenant pour qu’on y reste le plus longtemps possible » (lettre de Charles, le 12 février 1915).

18Régi par la surveillance, dominé par l’exercice de l’autorité, le front est bien un lieu stratégique où prévalent les mécanismes de disciplinarisation et de commandement, où se déploient les processus de répression pour qui tente de s’y dérober :

« L’autorité de certains officiers est insupportable surtout que beaucoup ne risquent pas grand-chose vus qu’ils restent toujours en arrière, mais que veux tu nous devons nous plier et obéir sous peine de punitions très sévères » (lettre de Léopold, le 3 octobre 1914).

« Hier on a assisté à l’arrestation d’un soldat resté en arrière au moment d’une attaque, le pauvre croyait peut être qu’il n’allait pas se faire coincer mais là je crois que son compte est bon, ici il y a toujours un salot de gradé à te surveiller et à te trainer devant le tribunal militaire quand tu files pas droit » (lettre de Charles, le 26 mars 1915).

19Nul besoin de multiplier les exemples, le corpus abonde en passages attestant que les tranchées dépendent d’un ordre panoptique, signalant que les scripteurs, « pris désormais dans les filets de la surveillance » (Certeau 1990 [1980] : xlv), n’ont d’autre choix que de se soumettre à la subordination et à l’autorité militaires.

La lettre, un paradigme de l’activité tacticienne

20Les contraintes de l’armée ne produisent cependant pas une aliénation totale à l’ordre et à l’emprise militaires, dans la mesure où le courrier des témoins leur permet de s’affranchir des processus de surveillance. Ce bricolage tacticien se repère d’abord dans le contournement de l’appareil stratégique qu’est le « contrôle postal ». Composé d’une dizaine de commissions de quinze à vingt-cinq membres, cette structure de l’armée veillait à ce que les lettres envoyées du front ne divulguent rien du déroulement des opérations militaires ni des mouvements de troupes, l’autre objectif étant de censurer les passages jugés nuisibles, marqués par le pacifisme ou le défaitisme, ou contenant une critique des autorités.

21Le contrôle postal apparaît comme une parfaite illustration du régime de surveillance panoptique qui, pour Certeau, est au fondement de l’ordre stratégique. Rappelons qu’un système panoptique vise à l’autodiscipline suivant un dispositif qui donne aux individus le sentiment d’être sans cesse surveillés sans qu’ils n’en aient toutefois confirmation. Élaboré à la fin du xviiie siècle par Jeremy Bentham, ce principe trouve son origine dans une réflexion sur l’évolution architecturale de la prison, le « Panoptique » du philosophe consistant en une tour centrale qui permet au geôlier de surveiller, sans être vu, les prisonniers enfermés en cellules dans un bâtiment encerclant la tour. L’obéissance et l’autodiscipline des détenus est d’autant plus fluide que, du fait de la dissimulation du gardien, ils n’ont jamais confirmation qu’ils sont observés.

22Dégageant les traits d’une société de contrôle où la surveillance et le pouvoir se font de moins en moins visibles, Michel Foucault place dans ce principe l’efficacité des modèles disciplinaires contemporains. Il insiste notamment sur le fait qu’un dispositif panoptique est autant une vision dissimulée, une surveillance invisible, qu’une façon efficace et économique d’imposer au plus grand nombre une conduite assurant le fonctionnement du pouvoir. Il affirme ainsi :

« [C]elui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même […], il devient le principe de son propre assujettissement » (Foucault 1975 : 236).

23De 1914 à 1918, ce cadre normatif s’applique dans celui de l’écriture et de la circulation du courrier. Que ce soit au début du conflit, où les poilus doivent présenter leurs lettres ouvertes au vaguemestre avant leur expédition, ou à partir de l’été 1915, date à laquelle le contrôle postal se substitue à cette obligation, aucun soldat n’ignore que sa correspondance peut être lue par l’autorité militaire, et donc, qu’elle peut être censurée. Le maître invisible, le « Grand Surveillant » (Foucault 1975 : 259), celui dont l’œil voit tout, devient alors le soldat lui-même, ce que montrent les conduites d’autocensure de Charles et Léopold :

« Nous avons obligation de présenter le courrier ouvert, je pense qu’il est lu avant d’être envoyé, il faut donc être prudent sur ce que nous écrivons » (lettre de Charles, le 29 octobre 1914).

« les officiers nous ont signalés qu’il est formellement interdit de dire où nous sommes dans nos lettres, comme on ne sait pas si on sera contrôlé il vaut mieux aussi ne pas dire tout ce que nous pensons depuis le temps que nous sommes ici car on pourrait le regréter » (lettre de Léopold, le 15 octobre 1915).

24L’abandon de la présentation de la lettre ouverte s’explique en raison de son impopularité auprès des poilus qui jugeaient la chose dégradante et immorale. Toutefois cette mesure peut également se voir comme une amélioration du dispositif de contrôle. En livrant son contenu au regard d’un tiers à qui elle n’était pas destinée, la missive non cachetée dévoilait aux poilus le système de pouvoir qui s’exerçait sur eux, ce qui neutralisait le principe de l’inspecteur invisible du panoptique. En renvoyant l’éventuelle ouverture du courrier à la commission de lecture, dans un lieu hors de la vue des épistoliers, l’autorité militaire a donc dissimulé son processus de surveillance, perfectionnant par là même l’efficacité de son pouvoir. Mais pour efficace que soit ce principe, le corpus montre que Charles et Léopold se sont vite soustraits à l’autocensure et à l’autodiscipline. Outre de nombreuses indications sur les opérations militaires, beaucoup de leurs lettres laissent éclater leur ressentiment, leur dégoût de la guerre, leur écœurement vis-à-vis des officiers et des politiques, leur rejet de la propagande anti-allemande. En témoignent les extraits précédents qui pointent l’ordre répressif et la dureté des gradés. Deux autres passages confirment cette anti-discipline :

« Car c’est terrible l’artillerie ce qu’elle tire, soit nous soit eux. Si ce n’était pas cela avec les boches nous sommes à 15 ou 18 mètres les uns des autres et si on voulait à coup de grenades on se tuerait tous mais ils sont comme nous ils n’en veulent plus de cette vie et ne demande qu’une chose d’être bien le plus possible tous les matins ils nous disent bonjour en sortant à moitié, et nous demandent du pain, ils la crèvent ils n’ont pas de pain cela leur manque et nous nous en avons de reste, c’est la seule chose, mais à la place ils ont de la confiture et du chocolat, avec une boule de pain en la lui montrant nous les prendrions au pièges les pauvres de suite qu’ils la voient ils viennent en rampant dans les fils de fer et ne pensent pas si nous leur tirerons dessus. C’est malheureux tout de même soit pour eux soit pour nous. Quand nous avons du pain de reste tous les matins, toujours ils nous le demande en nous disant bonjour et on le lui envoie, de suite ils nous envoient de belles cigarettes ou cigare a bout doré pour nous remercier, et vous croyez que c’est pas malheureux de ne pas pouvoir s’entendre que cela finisse nous avons une bande de tetu soit chez nous soit chez eux et de ceux qui font la guerre de Berlin ou de Paris qui apres la guerre je pense que si nous les chatillons pas nous n’aurons vraiment pas de couille au-cu. Tas de sallot faire tuer tant de pauvres malheureux » (lettre de Charles, le 22 août 1916).

« Hier des gendarmes à la solde des gouvernants ont emmené une bande à la gare […]. C’étaient des insoumis que l’on avait attrapé dans les bois […] il y avait des femmes qui venaient les accompagner, leur mère ou leur femme, sans doute, pieds nus, en haillons. […] L’idée m’est venu de faire la comparaison de ces misérables avec ceux qui étaient la cause de leur chagrin, qui étaient la cause du départ de leurs hommes et de tout notre malheur, en me représentant ces derniers luisants, guindés, parfumés, maniérés je les ai trouvé cent fois plus sales, plus ignobles, plus crapules que ces pauvres gens » (lettre de Léopold, le 14 mars 1917).

25Que ces lettres soient parvenues à leurs destinataires malgré l’aveu de la fraternisation avec les Allemands et la dureté des jugements émis envers les dirigeants est la preuve du braconnage épistolaire auquel se sont livrés Charles et Léopold sur les terres d’Anastasie8. Comme dans d’autres de leurs missives où se lisent des paroles antimilitaristes, voire révolutionnaires, la surveillance stratégique a été ici déjouée et trompée, et cette tromperie, concrétisant l’approche certalienne de l’agir des faibles dans le lieu des forts, est bien d’ordre tactique. Ainsi que l’atteste le cachet des enveloppes, les épistoliers n’ont pas fait poster leurs lettres à l’arrière, ils n’ont pas non plus essayé de duper le regard du censeur en codant leur texte ou en utilisant le provençal. Jouant « avec le terrain qui est imposé » – dont notamment la langue nationale –, ils sont restés dans le système normatif de circulation du courrier, « sans pouvoir se tenir à distance », ils l’ont tourné de l’intérieur d’après les « possibilités de profits » (Certeau 1990 : xlvi) laissées par les failles du système, dont l’impossibilité, pour l’armée, d’examiner l’ensemble des lettres expédiées vers l’arrière9 :

« Tu trouveras dans ma lettre beaucoup d’opinion négatives, c’est le dégout de cette vie et des salots qui nous tiennent ici, peut être que ma lettre sera retenue mais que veux tu il faut bien essayer de vous faire comprendre l’etat d’esprit ou nous sommes en ce moment » (lettre de Charles, le 10 novembre 1916).

« Tout le monde sait maintenant que le contrôle n’a pas le temps de lire tout le courrier qui part d’ici et beaucoup ne se privent pas de dire tout ce qu’ils pensent des officiers, pour moi c’était le cafard qui m’a fait écrire ce que je t’ai dit mais c’était surtout le dégout de la situation où nous sommes » (Léopold, le 21 novembre 1917).

26L’art tacticien de Charles et Léopold ne se limite pas à un calcul sur la probabilité de tomber sous le regard du contrôle postal, il apparaît aussi dans l’usage pragmatique du temps de l’écriture, sous forme d’opportunités et d’instants volés dans le lieu de la discipline et de la surveillance qu’est la tranchée. Idée, non plus d’une écriture à contresens du discours patriotique ou nationaliste, mais d’un temps épistolaire comme occasion et circonstance, profit subrepticement escamoté à la vigilance de l’ordre sur le terrain même du pouvoir :

« Comme il y a une tournée des huiles dans les tranchées, j’ai pu m’échapper un moment des corvées, je profite que suis dans un abri qui vient d’être inspecté pour faire réponse à tes lettres du 12 et du 15 » (lettre de Léopold, le 20 août 1915).

« Nous profitons de chaque instant pour écrire tu ne le croirais pas nous écrivons mêmes dans la cagna sous les marmites » (lettre de Léopold, le 15 avril 1916).

27Loin de n’être qu’une activité représentationnelle, de se réduire à la seule capacité de donner sens et de communiquer ce qui est vu, vécu ou ressenti, le geste épistolaire est donc une pratique par laquelle les poilus interviennent sur l’ordre des choses, une praxis qui leur permet notamment de s’abstraire du champ de bataille, de retrouver un univers domestique et de continuer à exister dans une famille dont ils sont éloignés :

« Tout ce que vous pouvez me dire m’intéresse, pendant que je lis vos lettres je ne suis plus dans la Meuse » (lettre de Léopold, le 8 mars 1915).

« Quand je t’écris je ne suis plus dans la tranchée toute mon attention va vers vous je me figure un moment à Pierrevert au milieu des amis et de vous tous » (lettre de Charles, le 12 mai 1915).

28Insistons sur les marges de liberté subjective créées par la lettre, ces moments où la lecture et l’écriture du courrier offrent aux scripteurs de s’échapper du front, de se projeter hors des contraintes des stratèges : neutralisation du lieu propre par le temps, « victoire du temps sur le lieu », selon les termes de Certeau, littéralement inscrite ici dans l’opposition des marqueurs temporels et spatiaux : « pendant que je lis je ne suis plus dans la Meuse » ; « Quand je t’écris je ne suis plus dans la tranchée ».

29Ce qu’il faut retenir, c’est donc la capacité d’action que Charles et Léopold s’aménagent via leur pratique épistolaire, la façon dont leur écriture investit tel un art tacticien maîtrisé les différents lieux de pouvoir et de surveillance : le champ de bataille, le système de circulation et de censure du courrier, mais aussi les objets du discours dominant, l’idéologie patriotique et revancharde, l’unanimisme national visant à cohérer l’ensemble des gestes et des actions des citoyens vis-à-vis desquels ils se dérobent pourtant. Autre point remarquable : l’habileté des témoins à utiliser les catégories de l’ordinaire, du trivial et du routinier comme ressources référentielles pratiques quand la répétition forcenée du geste épistolaire assèche toute inspiration, mais aussi comme moyen de l’agir communicationnel. Un moyen efficace pour à la fois se relier à leurs proches et les rassurer, se projeter dans leur ancienne vie civile, un moyen, surtout, de retrouver une subjectivité dans la vaste entreprise de collectivisation et de déshumanisation de l’individu dans la guerre :

« Dans cette guerre où tout est bouleversé je te pries de croire que c’est par les lettres que nous tenons, c’est aussi avec toutes les petites choses que nous faisons tous les jours qui nous rappellent tant notre vie d’avant que nous nous échappons de ces régions, c’est avec elles que nous restons des hommes au milieu de tant de machines infernales. » (lettre de Léopold, le 4 août 1915).

30Qu’est-il ici suggéré ? Que si le conflit transforme le poilu, sa lettre et l’ordinaire de la réalité le maintiennent dans sa vie normale du temps de paix et dans son humaine condition. Avec la bataille de l’écrit, ce n’est donc pas juste ce qui est dit de la situation vécue ou de la relation du poilu aux autres qui importe mais la construction d’une écriture de soi, subjectivation et singularisation au reste souvent formulées chez Léopold : « je t’écris aussi bien pour toi que pour moi » (Léopold, le 08 août 1917) ; « je me parle à moi en t’écrivant à toi » (Léopold, le 15 août 1917) ; « en te parlant de moi c’est comme si je me parlais à moi » (Léopold, 15 décembre 1917). Au final, il est notable que des individus peu familiers de l’écrit aient su exploiter avec tant de sagacité le principe cathartique de l’écriture, principe qui ne fut pas juste le fait des milieux lettrés nourris d’humanités classiques et d’un bagage livresque mais également des premières générations rurales passées par l’école de Ferry, signe d’une acculturation à l’écrit des classes populaires réussie.

Le courrier au service des stratèges ?

31Malgré la pertinence interprétative de la sociologie du quotidien de Certeau, une interrogation persiste quant aux vertus tacticiennes et libératrices du courrier adressé et reçu à/de l’arrière. Charles et Léopold sont certes parvenus via leur pratique épistolaire à retrouver une logique du faire, à prendre certaines libertés par rapport l’ordre des dispositifs stratégiques, mais ce serait manquer d’acuité que de ne pas déceler l’ambivalence qui, ici, travaille l’économie scripturaire. Le fait est que les moments de microrésistances et de microlibertés gagnés par le braconnage épistolaire semblent plus avoir conforté la domination des stratèges que l’émancipation des scripteurs. En offrant aux poilus de faire abstraction du champ de bataille, en leur donnant la possibilité d’avoir prise sur les lieux de leur quotidien de guerre, le temps de la lecture et de l’écriture a pris valeur de refuge existentiel cependant aussi, il faut bien l’admettre, qu’il a été favorable à l’endurance et à la ténacité tant espérées des soldats par la classe dirigeante. C’est grâce en effet au courrier envoyé à leurs proches et reçu de ces derniers que les soldats ont tenu dans l’enfer des tranchées10 mais également qu’ils se sont conformés au modèle patriotique et citoyen comme le pouvoir politique et militaire, précisément, l’attendait d’eux.

32Face aux canaux de l’ordre et aux processus de domination, la ruse tacticienne ne doit donc pas toujours se comprendre comme un moyen d’infléchir la courbe de l’ordre social, une façon d’aménager des résistances durables. Car pour efficace qu’ait été le défouloir cathartique du courrier, et indisciplinés et astucieux les soldats dans leur pratique épistolaire, ces derniers n’en sont pas moins restés sur les champs de bataille, sur le terrain même des ordonnancements du pouvoir, en somme, dans leur position de dominés, contribuant au final à la fixation des normes sociales des stratèges. Sans doute parce que la tactique se situe davantage dans une logique de l’interstice, de l’écart ou de l’échappée que dans celle de l’évasion ou de la sortie définitive, certainement parce que, conditionné par des contingences situationnelles à l’intérieur d’un terrain qui n’est pas le sien, le jeu tacticien demeure lié aux circonstances et aux contingences imposées par l’ordre régnant. Quoi qu’il en soit, si en composant avec l’instant et l’opportunité, Charles et Léopold sont parvenus à s’aménager des plans de résistance dans l’idéologie dominante et la discipline des lieux propres, ils n’ont pu toutefois en saper les bases ni retourner les diverses assignations militaires dont ces tâcherons de l’écriture étaient l’objet. Ce n’est pas le moindre des paradoxes alors que d’observer que la pratique épistolaire, si centrale pour l’équilibre et le confort psychique des scripteurs, a été tout au long du conflit un rouage essentiel de leur opiniâtreté combattante et de la normalisation de leur conduite citoyenne. C’est aussi reconnaître que malgré tous les modes d’inventivité offerts par le courrier aux poilus, celui-ci a constitué un instrument de leur loyauté vis-à-vis de la mise en ordre militaire et sociopolitique des stratèges11.

33Jamais sans doute des hommes n’eurent à endurer plus d’horreurs et de souffrances que ce que l’immense machinerie de mort infligea aux combattants de la Grande Guerre, jamais non plus une armée ne fut plus écrivante et lisante qu’entre 1914 et 1918. Sur le plan conjoncturel, deux réalités ici se superposent et se complètent, qui, dans le champ historiographique, permettent de pointer la réorganisation de la circulation du courrier survenue à la fin de 191412 comme l’un des premiers gestes stratégiques dans la conduite de la guerre. Sur le plan culturel, constatons aussi que les compétences scripturaires acquises à l’école furent un moyen d’installer et de préparer le pouvoir auquel les poilus allaient se conformer sur les champs de bataille. Étrange moment donc où le savoir acquis par les tacticiens – la conquête de la capacité à écrire – aura renforcé l’emprise des stratèges, où les modèles d’écriture donnés aux premières générations scolarisées auront nourri les modèles de conduite citoyenne et combattante attendus des soldats, une fois le temps de la revanche venu. C’est ce que suggère ce panégyrique républicain célébrant les vertus du savoir lire et écrire, prononcé en 1890 par Auguste Reynaud, l’instituteur de Charles :

« Songez, mes chers enfants, que tout ce que vous apprenez vous servira lorsque sonnera l’heure de la Revanche. Vous serez heureux et fiers de vos efforts, car un soldat ne se bat pas simplement avec son courage, il se bat aussi avec son savoir. Vous mesurez alors toute l’importance de savoir lire et écrire car cela vous servira autant que votre fusil. »

Bibliographie

Certeau Michel de, 1990 [1980]. L’invention du quotidien, t. I, Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais ».

Chartier Roger, 2001. « Culture écrite et littérature à l’âge moderne », Annales. Histoire, Sciences sociales, 56e année, 4-5, p. 783-802. Disponible en ligne : <https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2001_num_56_4_279985>.

Foucault Michel, 1975. Surveiller et punir, Paris, Gallimard.

Géa Jean-Michel, 2015. « Le dialecte dans l’écriture de la guerre : la part absente ? », in Steuckardt A. (dir.), Entre village et tranchées. L’écriture de Poilus ordinaires, Uzès, Éditions Inclinaison, p. 53-65.

Géa Jean-Michel, 2020. « Écrire au quotidien, écrire le quotidien : les lettres des simples poilus comme “arts de faire” », in Bianchi N. & Meynier  F. (dir.), Les Stigmates du feu. Identités et altérités dans les représentations de la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Art et société ».

Jeanneney Jean-Noël, 1968. « Les Archives des Commissions de Contrôle postal aux Armées (1916-1918). Une source précieuse pour l’histoire contemporaine de l’opinion et des mentalités », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15(1), Janvier-mars 1968, p. 209-233. En ligne : <https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1968_num_15_1_3340>.

Mariot Nicolas, 2013. Tous unis dans la tranchée? 1914-1918. Les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Éditions du Seuil.

Martha Hanna, 2003. « A Republic of Letters: The Epistolary Tradition in France during World War I », American Historical Review, 108(5), p. 1338-1361.

Perec Georges, 1989. L’Infra-ordinaire, Paris, Éditions du Seuil.

Piette Albert, 1996. Ethnographie de l’action, Paris, Métailié.

Trevisan Carine, 2003. « Lettres de guerre », Revue d’histoire littéraire de la France, 103(2), p. 331-341.

Notes de bas de page

1Ce qui ne signifie pas que la stratégie soit exclusivement liée à un lieu physique. Pour Certeau, le lieu propre se retrouve aussi dans les idéologies et les discours dominants.

2Leur courrier, adressé à leur femme, cumule environ 1 300 lettres. Originaires de Pierrevert et de Saint-Saturnin-lès-Apt, dans le Luberon, ces scripteurs sont des dialectophones natifs.

3L’expression « désigne, pour un temps et un lieu donnés, l’ensemble des objets écrits et des pratiques dont ils sont issus » (Chartier 2001 : 785).

4Environ dix milliards de lettres ont été échangées entre les poilus et leur famille, soit près de mille lettres par soldat pour la durée moyenne de son incorporation, soit une lettre par jour pour chacun, quel que soit son milieu social (cf. Martha 2003 ; Trevisan 2003).

5En analyse du discours, la notion de « dimension argumentative » ou « argumentation indirecte » traite des formes d’argumentation non strictement repérables dans des arguments formels ou explicites. L’idée est que de nombreux énoncés, dépourvus de schème de raisonnement spécifique, orientent les façons de voir et de penser de l’allocutaire en vue d’aboutir à une conclusion déterminée.

6« Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel » (Perec 1989 : 11).

7Touchant tout particulièrement au récit de guerre, voir le travail de Nicolas Mariot sur la façon dont les membres de la bourgeoisie lettrée ont rendu compte de leur attitude guerrière dans leurs correspondances, carnets ou dans leur réécriture romancée (Mariot 2013).

8« Anastasie » (ou « madame Anastasie ») est la figure allégorique de la censure gouvernementale. Représenté sous les traits d’une vieille femme reconnaissable à sa paire de ciseaux démesurée, le personnage est déjà présent dans les journaux des années 1870, popularisé notamment par le dessinateur André Gill.

9Chaque jour, environ quatre millions de lettres partent du front mais à peine 180 000 sont visées par le contrôle postal (cf. Jeanneney 1968).

10Nous ne faisons évidemment pas du courrier le seul facteur explicatif de l’abnégation et de la résistance des poilus.

11Ce qui, en un sens, donne raison à Foucault quant au caractère absolu des pratiques du pouvoir et des stratégies d’assujettissement.

12Dans les premiers temps du conflit, les lettres du front vers l’arrière ou à destination des poilus mettent quinze jours, parfois un mois pour arriver à destination. Une réforme de fond du courrier est mise en œuvre à la fin de 1914 par le commandement militaire, qui abaisse à trois jours l’acheminement d’une lettre du front vers le Midi (et inversement).

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