Écrire dans le tissu de sa quotidienne existence
p. 213-230
Texte intégral
1Depuis une quarantaine d’années, les chercheurs en sciences humaines ont cessé d’écrire à la place du peuple. Longtemps, les intellectuels de gauche se sont faits écrivains publics. Ainsi Bourdieu, en sociologie, pouvait-il prêter sa voix aux gens de peu, supposés incapables d’exprimer clairement leur situation. Il était même davantage qu’un porte-voix, car il considérait que les dominés s’aveuglaient sur les raisons de leur domination. Plus généralement, les témoignages recueillis servaient en fait de documents pour nourrir des thèses qui prétendaient dévoiler une vérité cachée derrière les paroles. De plus, c’était le plus souvent le pouvoir qui avait suscité les documents. Dans le cas des sociologues, leur savoir intellectuel leur permettait de fixer les questions de leurs enquêtes (Bourdieu 1993). Dans le cas des historiens, les institutions de l’État étaient à l’origine des documents. Ainsi, pour approcher l’opinion des soldats1, les historiens de la Grande Guerre s’appuyaient sur les rapports envoyés aux préfets de police, sur les interrogatoires des prévenus traduits devant des conseils de guerre, sur les commissions de contrôle postal.
2Le centenaire de la Grande Guerre, en suscitant de vastes collectes auprès de la population, a permis l’émergence de sources inédites d’origine populaire. Dans toute l’Europe, des descendants de simples soldats sont venus déposer des correspondances ou des carnets, conservés dans leur famille, même lorsque les épistoliers étaient « peu lettrés2 » (voir, en France, le projet Corpus 14). Ces dépôts amplifient le mouvement amorcé avec les célèbres carnets du tonnelier Louis Barthas (2013 [2003]) et avec les lettres de la famille Papillon (2003). Un premier effet de ces textes est de substituer au point de vue du chercheur, le point de vue des gens « d’en bas », tel qu’il émerge d’un corpus spontané.
3Par ailleurs, sur le plan éthique, l’existence de correspondances suivies rend un nom propre (un nom en propre) aux soldats et à leur famille. Ils ne sont plus seulement « un paysan », « un vigneron », des anonymes substituables qui ne valent que pour la catégorie sociale qu’ils incarnent. Ce sont des personnes. Leur correspondance permet d’approcher les identités concrètes d’André Tétart ou de Laurent Pouchet, chacun selon son tempérament et selon la structure familiale qui le soutient à l’arrière. Les micro-histoires que racontent les collections de lettres posent cependant la question de la possibilité de considérer que l’analyse de leurs lettres vaut pour l’ensemble des fantassins d’origine populaire et de leurs familles.
4Le privilège de l’âge permet de considérer à distance les modifications du regard entraînées par ces nouveaux corpus et d’envisager un premier bilan du travail sur les correspondances familiales de scripteurs peu lettrés pendant la Grande Guerre.
5Je reviendrai d’abord sur la catégorisation binaire qui oppose des peu-lettrés et/ou des scripteurs populaires aux lettrés ou aux membres des classes supérieures. J’évoquerai ensuite ce que disent les correspondances privées des équilibres menacés entre langues locales et français, les apports de la linguistique de corpus à la linguistique variationnelle et les rapports entre l’écrit des peu-lettrés et leur oral. Sur le plan discursif, je m’en tiendrai à deux chantiers : celui du rôle des formules finales des lettres et celui de la conception du temps vécu au front. Ce qui permet d’interroger les normes villageoises à la lumière de ces nouveaux écrits et d’entrevoir, derrière les régularités observables dans les textes de ces ruraux faiblement instruits, des modèles qui régissent la société villageoise malgré les discontinuités introduites par la guerre.
6Qui sont les témoins de cette histoire vue d’en bas ? Le registre matricule fournit un état civil complet. Il renseigne en particulier la profession et le niveau d’instruction de chaque combattant selon un barème réparti en sept catégories :
- Degré 0 : ne sait ni lire ni écrire.
- Degré 1 : sait lire seulement.
- Degré 2 : sait lire et écrire.
- Degré 3 : possède une instruction primaire plus développée.
- Degré 4 : a obtenu le brevet de l’enseignement primaire.
- Degré 5 : bachelier, licencié, etc. (avec indication de diplôme).
- Degré X : dont on n’a pas pu vérifier l’instruction.
7Cependant, dans l’état actuel de la plupart des archives, les dossiers ne sont pas classés en fonction de ces critères. Prenons le cas du niveau d’instruction. Pour repérer dans des piles de documents ceux qui appartiennent à la catégorie des peu-lettrés, correspondant aux degrés 0, 1, 2, il faut disposer de critères permettant une fouille rapide des dossiers. Comme les lettres, sauf exception, sont soigneusement calligraphiées, ce sont essentiellement les écarts orthographiques (orthographe et ponctuation) qui servent de fait à repérer rapidement des correspondances intéressantes pour qui veut étudier l’appropriation du français écrit.
8Le corpus constitué sur la base de ces écarts n’est pas homogène. Tout d’abord, la maîtrise de l’écrit est graduelle et va du scripteur qui écrit en rébus (« Je tes crire le 18 qui Vondredi que lons se rarivé », lettre d’Antoine M., Historial de la Grande Guerre3) au scripteur qui trébuche sur certains accords (« Je vous envoie Deux mots pour vous dire que nous sommes arrivé a bon port nous avons arrivé a creü. a 9H du soir avec beaucoup de fatigue », lettre d’André Tétart, le 2 août 1914, Corpus 14).
9Et surtout, on ne peut pas dire que les correspondances s’organisent le long d’un continuum. En effet, une fois travaillés, les corpus révèlent leur hétérogénéité. Longueur du texte, orthographe, vocabulaire, syntaxe, habileté discursive ne se recouvrent pas : on peut écrire avec une orthographe hésitante et une syntaxe normée. Ces plans multiples empêchent de considérer, par exemple, qu’il y a une façon « peu lettrée » de s’exprimer, ou, sur le plan des représentations, une vision de la guerre qui serait le propre des hommes du rang qui ont un faible niveau d’instruction, considérés en bloc à partir des critères de tri.
10Enfin, ces documents ne sont pas généralisables à l’ensemble des combattants d’origine populaire. Les familles populaires ont moins tendance à conserver des documents, et encore moins à les juger suffisamment dignes d’intérêt pour les générations futures. Cette autocensure introduit un biais considérable lorsqu’on cherche à réunir un corpus représentatif sur les soldats « ordinaires ». Les chercheurs ont réuni moins de 10 000 correspondances de « peu-lettrés » ; ce petit échantillon est à comparer aux 10 milliards de lettres échangées pendant la guerre. On ne peut donc inférer, à partir de données si peu nombreuses, ni que l’école primaire produisait des « peu-lettrés », ni que les lettres recueillies sont un portrait de ce que pensaient les classes populaires.
11Toutefois, la description approfondie de ces corpus, quelles que soient leurs imperfections, permet d’affiner les questions et de faire entendre ces voix nouvelles longtemps ignorées.
Le français comme champ de tensions
12Des gens ordinaires, on passe aisément à la langue ordinaire qu’utilisent ces personnes pour s’exprimer… Mais que signifie ce singulier dans la France de 1914 ?
La coercition est-elle responsable de l’absence des dialectes à l’écrit ?
13La correspondance privée de 1914-1918 s’écrit presque entièrement en français, alors que les historiens décrivent la forte présence des langues locales dans les tranchées où se retrouvent des combattants de même origine géographique, avant que la mort ne conduise à reconfigurer les bataillons4. Du point de vue des langues minoritaires, cette absence apparaît comme une crise de l’écrit à un moment où l’écrit est vital.
14Les militants régionalistes reprochent régulièrement à l’école de Jules Ferry d’avoir éradiqué des parlers locaux plein de vitalité, en particulier en réprimant leur usage pendant les cinq ans (au minimum) d’école primaire (bien qu’il y ait pas mal de contestations actuellement sur l’importance effective des brimades exercées à l’encontre des élèves surpris à parler patois5). Or, même un tyran ne peut obliger quelqu’un à pratiquer une langue dans son domaine privé.
15L’intérêt des correspondances est de permettre l’observation des relations diglossiques (qui sont des phénomènes collectifs) au niveau des choix individuels. Deux raisons sont avancées dans quelques lettres.
16Un ou deux scripteurs témoignent de la difficulté qu’il y a à lire une langue sans tradition écrite, alors même qu’on peut ressentir de la gêne à s’exprimer en français. Gustave Vidalanche, un poilu ardéchois, se plaint :
« Je me trouve bien embarrassé pour vous raconter quelque chose, et je vais essayer si en patois ça pouvait mieux réussir : Eï en camorado de Lalevade qu’es porti én permissiéou avant hier, è si dé fés voulia li parla lou trouboré suromén vés Aoubénas disaté qué vé, éï bun bravé est faï dé bouon récounéissé é mé si […]. »
17Au bout de dix lignes Gustave Vidalanche revient au français parce que, dit-il, ce qu’il essaie de transcrire serait trop dur à déchiffrer pour ses lecteurs :
« Enfin je vois que je vous ferai perdre votre temps pour déchiffrer tout ce patois. Il faut bien que je termine ma lettre mon papier est très grand et je me vois bien dans l’impossibilité de le tout remplir» (lettre de Jean-Pierre Legagneux, correspondance de Gustave Vidalanche, 17 septembre 1917)6.
18D’autres soldats vont au-delà, estimant que le français est plus « rentable » économiquement et symboliquement. Économiquement, puisqu’on entrait dans la fonction publique si on le maîtrisait et puisque les marchés locaux, qui s’ouvraient peu à peu, mettaient en contact des producteurs avec des acheteurs et des fournisseurs qui s’exprimaient en français. Dans une économie en passe de devenir nationale, le commerce, dès lors qu’il dépassait l’épicerie du village, s’exerçait de façon unilingue. Mais le français bénéficiait aussi d’un investissement symbolique supérieur : il représentait la langue des nouveaux biens culturels, par exemple, la langue de la presse (des soldats de l’échantillon lisaient les journaux) et donc la langue de la modernité. C’est ce prestige qu’invoque Alfred Foray :
« Il faut parler Français à Roger c’est tout et tu sais ce que je t’ai toujour dit il faut lui apprendre le francais sa ne coûte rien et c’est plus chic » (lettre d’Alfred Foray, le 20 octobre 1914, cité dans Steuckardt 2015 : 4).
19Ainsi le recul des langues locales apparaît moins comme l’effet d’un jacobinisme acharné et brutal que comme le résultat d’une défaite des cultures locales dans un monde qui s’ouvre.
L’enjeu des sources exploitables par l’informatique. Un renouvellement des études sur les rapports entre standard et formes dialectales
20Le stockage, le traitement et le partage des données fournissent aux chercheurs des corpus disponibles pour des recherches variées. Dès à présent, la consultation de correspondances suivies permet de répondre à la question de l’influence des dialectes sur le français écrit des soldats. On pourrait en effet imaginer que la francisation du territoire à l’écrit aurait donné lieu à un français fortement régionalisé. Contrairement à cette attente, l’existence de grands corpus familiaux permet de souligner la fragilité des variantes régionales. C’est ce qu’a démontré Jean-Michel Géa (2015) pour Corpus 14. Son relevé montre que, pour les six scripteurs occitans qu’il envisage, les emprunts et les calques lexicaux sont peu nombreux et de caractère « marqué7 ». Pour la prononciation et la morphosyntaxe, la proportion de formes normées est aussi en faveur du standard. Je retiens quelques exemples de sa démonstration en écartant les cas où il y a trop peu d’attestations pour qu’on puisse en conclure quoi que ce soit.
21Jean-Michel Géa a retenu entre autres la transcription des nasales, puisque l’occitan n’a pas de voyelles nasales. Dans le corpus, on observe bien une dénasalisation de en en liaison, notée par a. Pour les autres voyelles nasales, l’orthographe standard est respectée en liaison. Hors liaison, on trouve des voyelles nasales comme dans l’expression « quand même » dont Laurent use fréquemment. L’utilisation de l’auxiliaire avoir au lieu de être ne s’observe qu’avec les verbes rentrer, rester, tomber, sortir, reposer et de façon non systématique : « et puis j’ai rentré au depot des Convalescents » (lettre de Pierre, le 17 juillet 1915). À l’état de trace si l’on considère tous les verbes auxiliés du corpus.
22Le de partitif (déjà peu attesté dans les textes de la période napoléonienne) n’existe qu’à l’état résiduel (Branca-Rosoff & Schneider 1994)8.
23La conclusion est nette : les scripteurs de l’échantillon usent davantage des variantes phonétiques et morphosyntaxiques standard que de formes d’origine dialectale. Cette étude réalisée sur un premier échantillon me paraît exemplaire de ce qui pourra être réalisé à plus large échelle, pourvu que les corpus soient accessibles et « interrogeables » à défaut d’être harmonisés.
Les formulaires qui ouvrent les lettres : l’énigme d’une persistance
24Tous les commentateurs qui ont travaillé sur les correspondances des épistoliers les moins familiers de l’écrit ont souligné leur caractère souvent hybride. En ouverture et à la clôture, on trouve souvent des tournures cérémonieuses et désuètes qui vont fréquemment de pair avec des difficultés pour manier la syntaxe de subordination, montrant la fragilité de la « forme phrase », unité discursive qui est un modèle stylistique et non un objet « naturel » :
« Bien chers parents, Je viens en deux mots vous faire savoir l’état de ma santé laquelle se trouve fort bonne et désire de grand cœur que vous soyez tous de même » (lettre d’Ernest Viste, Béziers, le 20 octobre 1914, Corpus 14).
« Chers beaus Parents
Je vous écri ses deux mot pour vous faire savoir de mes nouvelles qu’elle sont bomne pour le moment J’espère que ma lettre vous entrouve de mène » (lettre de Joséphine Pouchet, le 11 septembre 1914, Corpus 14).
25Ce langage tout surchargé et ritualisé est une aide à la formulation9 ; il est aussi lié au modèle de ce qu’est une bonne et belle lettre, et l’utiliser fait honneur aux destinataires.
« Chers parents et cher Louise, je vous envoie ces quelques lignes pour dire que je suis toujours en bonne santé et je crois que vous etes tous de même » (lettre d’André Tétart, le 07 août 1914, Corpus 14).
26Pour autant, ces introductions communiquent l’essentiel : la bonne santé, le souci de l’autre, la mort différée pour le moment. Reste l’énigme de la survivance de formules alambiquées, relativement stéréotypées, malgré les variantes de scripteur à scripteur. Repérées pendant la période révolutionnaire (Branca-Rosoff & Schneider 1994 ; Bruneton-Governatori & Moreux 1997), elles subsistent encore en 1914-1918, bien qu’elles soient déconseillées par les manuels scolaires et qu’on ne les trouve pas davantage dans les recueils de lettres modèles (ou « secrétaires »), qui plaident pour un modèle plus simple (sur les lettres modèles, voir Sybille Grosse 2017). Le livre récent coordonné par Joachim Steffen, Harald Thun et Rainer Zaiser permet de constater la présence de ces formulaires dans toute l’Europe et bien au-delà. Joachim Steffen (Steffen et al. 2018) remarque que les formules des poilus sont plus simples que ne l’étaient les formules des soldats de la Grande Armée et il met en rapport leur persistance avec la transposition du thème initiateur des échanges oraux (« ça va ? – ça va »). Dans le corps de la lettre, le ton est plus neutre, peut-être influencé par les conseils scolaires pour rendre les rédactions scolaires « vivantes ». L’essentiel est de faire circuler des paroles, mais aussi les paroles des proches qui ont fait l’effort d’écrire, le soldat redoublant leur message (« X m’a dit que »). Le redoublement de la parole proférée mimant l’oral, ce que vient confirmer l’introduction des nouveaux thèmes par des verbes de parole (« je vous dirai que »).
Écrire dans le tissu de sa quotidienne existence
27Lire en série les motifs les plus récurrents, qu’il s’agisse des formules de clôture ou des thématiques qui reviennent dans le corps des lettres, c’est entrer dans le point de vue des soldats et se demander selon quelles perspectives ils envisagent l’épreuve de la guerre, ou plutôt comment ils en coconstruisent l’intelligibilité avec leurs correspondants10, puisque évidemment une lettre est toujours adressée à quelqu’un qu’on essaie de ne pas trop inquiéter.
Les formules finales : le lien avec l’arrière
28Comme les formes d’ouverture, les salutations de fin de lettre sont des routines d’écriture. Ces formes de clôture attendues, qui manifestent qu’une lettre a été écrite, peuvent donner l’impression de n’être que des formes vides (comme on dit parfois des formules phatiques qu’elles se ramènent à un « je parle/j’écoute »). Or ce qui est intéressant dans ces motifs répétés, c’est à nouveau le mixte pré-linguistique, conceptuel et pragmatique qu’ils constituent. Les motifs permettent de satisfaire aux usages sans que le scripteur soit obligé d’improviser (un peu comme, à l’oral, lorsqu’on se dit au revoir à la fin d’une invitation en se promettant de se revoir). Ces motifs s’accompagnent de nombreuses variations : ils changent d’un soldat à l’autre et d’une lettre à l’autre.
29Conceptuellement, le motif rappelle qu’il est important d’énumérer soigneusement ceux qu’on a laissés afin de rester dans leur mémoire, contribuant ainsi à réaffirmer ce qui constitue l’identité collective de la petite société qui entoure le soldat11. Il maintient le réseau des relations qui le soutiennent et l’aident à supporter la guerre et, plus précisément, il maintient les rôles familiaux menacés par la séparation :
« Une grosse carresse au petit ratout et vous autre je vous em brasse du fond du cœur votre fils, Epous et papa pour la vie Laurent » (lettre de Laurent Pouchet, le 15 décembre 1915, Corpus 14).
« Je vous embrasse tous du fond du cœur. Vote fils, Epous et Papa pour la vie, Laurent. Bien le bonjour au amis et voisin » (lettre de Laurent Pouchet, le 12 décembre 1915, Corpus 14).
« Je vous embrasse tous de tous cœur en attendant de prés embrassez le gamin pour moi. Au revoir et bonne santé a Tous Votre Dédé qui pense a vous, André […] Un baiser a rené et a Louise et nini et alice André » (lettre d’André Tétart, le 8 octobre 1914, Corpus 14).
30Ainsi, historiens et analystes du discours ont dû se convaincre que les fragments les plus répétitifs des lettres pouvaient être pertinents pour la compréhension du passé et que les chercheurs n’avaient pas à les éliminer pour ne conserver que des parties « intéressantes ».
Le futur barré
31Pendant l’événement sans précédent qu’a constitué la Grande Guerre, les soldats affrontent l’extraordinaire d’un monde épouvantable fait de privations, de dangers, d’angoisse. L’infanterie surtout est confrontée à l’artillerie qui laisse à chaque offensive des dizaines de morts et de mutilés sur le terrain, mais aussi à la mort affreuse que les combattants sont parfois susceptibles d’infliger à la baïonnette lors des assauts12. Certaines tranchées sont de véritables charniers où flottent des odeurs pestilentielles. On pourrait s’attendre à un style tragique pour évoquer la souffrance, l’angoisse, la haine. Or, les soldats évoquent peu cette expérience, ou alors sous une forme relativement euphémisée, comme Laurent, un des plus « politisés » parmi les soldats de l’échantillon de Corpus 14 :
« au moment ou je técri nous somme au tranchées de premiére ligne, et jai fait un petit trou pour me mettre à labri des obus je fais la lettre alonger par terre, la terre et un petit carnet me serve de bureau, que veutu il faut èspére que toute cette barbarerie13, finira bientôt car je vie toujours dans les méme idées que laursque je suis parti ; inci que les camarades » (lettre de Laurent Pouchet, le 9 juin 1915, Corpus 14).
32Par ailleurs, ce sont plutôt les soldats diplômés qui évoquent des assauts. Dans la famille Papillon, c’est le bon élève, devenu clerc de notaire, qui peint des scènes atroces des combats de 1915 et 1916, évoquant, par exemple, « le terrain arrosé de sang » et les morts entassés de Bois-le-Prêtre (Papillon Marthe et al. 2003).
33Mais qu’ils en parlent ou qu’ils se taisent, les soldats qui étaient partis en imaginant une guerre courte réalisent que le conflit va durer parce que la guerre de position empêche toute avancée. Par ailleurs, l’infanterie subit de lourdes pertes à chaque assaut. « Comment penser l’avenir, s’interrogeait Agnès Steuckardt, quand l’existence de cet avenir devient plus qu’incertain ? » (2018 : 1).
34Les représentations de la guerre, en particulier la façon dont s’entrecroisent champ d’expériences et horizon d’attente (pour reprendre le couple de concepts posé par Koselleck 1990 [1979]14), sont fortement liées à cet enlisement et à l’alternance des quatre jours au front sous les obus et des quatre jours à l’arrière qui permettent aux soldats de récupérer assez pour prolonger la guerre, sans qu’une issue se dessine.
35La promesse d’une victoire qui devrait permettre d’instaurer une ère de paix universelle était présente en août 1914, mais l’espérance du retour s’est vite éloignée. En octobre 1914, Laurent Pouchet attend encore « la Victoire pour la France […] chaque jour » (lettre du 9 octobre 1914). En décembre 1914, il espère « bientôt la clôture finale et victorieuse ». En février, il commence à se décourager : « ce la ne sera pas malheures quand tout cela cera fini car aprésent nous somme tous fatiguer surtout que nous allon prendre le 7e ». En mars 1915, l’avenir est encore plus problématique :
« il faut éspérè15 qu’un jours viendra, ou lon poura finir toute çes comédi décriture cela sera une joie un bonheur pour nous, dabord il faut dire pour ceu dont nous auron location de voir la paix finale, mai malgré ça nous penson tous çeu qui çomme actuellement sur le front de pouvoir revoir tous çeu don qu’il nous som cher soit Parent, Epouse, ou enfants ; et amis » (lettre de Laurent Pouchet, le 20 mars 1915, Corpus 14).
36La fin de la guerre ne cesse de reculer, même si en juin 1915, le malheureux croit qu’il s’agit seulement de six mois supplémentaires :
« il faut èspére que toute cette barbarerie, finira bientôt car je vie toujours dans les méme idées que laursque je suis parti; inci que les camarades, mai la çeule chose qui nous fais le plus languir de voir que çeula prand aucune tournure ni pour, nous fairre partir c’est le contraire que lon croi que çeula va durrai, encore peutétre 6 moi de plus malgrés que l’Hitalie soit avec nous car il ne faut pas çe. fier au journaud parsqu’il ne dise pas toute les chose qui sont réélle » (lettre de Laurent Pouchet, le 8 juin 1915, Corpus 14).
37Le futur est barré, bien que la mort probable en première ligne soit peu évoquée, soit par crainte de la censure, soit pour ménager les proches, soit parce que les scripteurs se concentrent sur les jours de repos dans les lignes arrière, où la vie retrouve un peu de normalité. Même le futur proche est incertain, puisque les soldats manquent complètement d’informations sur la conduite de la guerre :
« je pense bien qu’on va partire bientôt par là autour de la Noël car il y aura un mois qu’on sera ici on ne sais pas ou on ira peut ètre aux avants postes peut étre ailleurs Enfin je termine en vous embrassants bien tendrement tous deux Je te récrirai demain ou peut étre ce soir si les photos son faites » (lettre d’Alfred, le 19 décembre 1914, Corpus 14).
Le temps circulaire
38Au-delà de leurs différences subjectives (la peur de l’un, l’humour d’un autre), les soldats se rejoignent surtout pour évoquer le quotidien vécu pendant les quatre jours de repos, avec des informations banales qui paraissent étrangement répétitives. Ils écrivent de façon factuelle avec très peu de commentaires réflexifs sur la situation, en se bornant au déroulement des journées. Des problèmes de place obligent à illustrer les thèmes par un seul exemple, le paradoxe étant que c’est la réitération des thèmes qui fait la singularité de cette vision peu lettrée du temps de la guerre16. On retrouve, par exemple, celui de la nourriture :
« Chère femme et cher fils bien aimée
Je vien de manger mon café au lait et ça ma bien gonflér et chez nous je ne pouvait pas temps en manger figure toi un demi litre de lait dans ma gamelle qui tient juste deux litres ensuite le cuisinier me met un quart et demi de café ca fait prés de deux litres alors le pain ne tient pas tout d’un coup je le fait griller et je le met en deux fois tu vois que ca fait quelque chose » (lettre d’Alfred, le 28 octobre 1914 à Valhey, Corpus 14).
39Ou celui des conditions météorologiques :
« je vous direz qua lendroi ou nous somme il fait tres froid dans la nui mes il lya une chose de bonne que les journées son trais fraiche chaudes a quand pouron nous revoir le beau solai soleil du midi » (lettre de Laurent Pouchet, le 1er octobre 1914, Corpus 14).
40De fait, dès qu’il pleut ou qu’il fait froid, les combattants sont plongés dans une misère physique épouvantable :
« Ce qu’il y a de dégoûtant c’est la boue dans laquelle on est obligé de se traîner à quatre pattes. Aussi sommes-nous dans un état de saleté repoussante. Depuis 4 jours, impossibilité absolue de se laver. On vient enfin de nous apporter un peu d’eau, le plus gros est enlevé mais les mains restent calleuses ce qui est assez désagréable. Pendant les quatre jours de tranchées j’ai eu froid aux pieds comme tous les camarades, on finit par s’y habituer » (correspondance de Marcel Gallix, lettre du 30 décembre 1914, cité dans Porte 2015, article « Boue »).
41Les lettres peuvent décrire l’emploi du temps, en particulier les exercices et les corvées, car même à l’arrière, les soldats sont sans cesse tenus occupés :
« Nous avons presque pas de service ici mais à l’exercice matin et soir et il faut mannœuvrer comme des bleu17 on rouspétent autant et meme plus qu’aux avants postes car on sai que ce qu’il nous font faire n’est pas utile et on a pas même le temps d’ecrire dans la journée il ne pas y contés et le soir on a que de 5 heures à 7 heures il faut qu’à 7 heures les caboulots ferme » (lettre d’Alfred Foray, le 27 novembre 1914, Corpus 14).
42Elles évoquent aussi les moments qui échappent au temps de la guerre. Les plus habiles occupent leurs loisirs en fabriquant des petits souvenirs qu’ils pourront vendre ou offrir :
« Alfred me demande si je peux lui faire quelques souvenirs. Je lui ferai un porte-plume. En ce moment, je fais des bagues avec des fusées d’obus boches, j’ai fait une alliance pour maman qui est bien jolie ! » (Auguste Foray, le 13 mai 1915, Corpus 14).
43D’autres jouent aux cartes ou se défoulent « comme des gosses » :
« hier matin nous avons eût repos l’aprés midi on est allér aux tranchés mais elle son finit alors on s’amuse on ce jette des mottes de terre tous le temp il y avait aussi des jeunes de 12, 14 ou 13 ans qui arrachais des pommes de terres il se sont mit aussi de la partit avec des pomme de terre alors c’etait rigolos de voir ces vieux briscards de 30 a 40 ans s’amuser comme des gosses. c’est le régiment qui veut sa si on les voyait faire comme ça dans le civile on les enfermerait tout de suite à St George18 » (lettre d’Alfred Foray, le 28 octobre 1914, Corpus 14).
44Ou ils boivent (beaucoup) :
« Comme je te l’avait dit hier je me suis fait porter malade et j’ai bien êté reconnu mais pense tu au lieu de faire des bagues je ne fait que boire avec les permissionnaires qui sont partit se matin on a commencer a boire le vin blances de grand matin » (lettre d’Alfred Foray, le 26 janvier 1916, Corpus 14).
45Tous évoquent le temps du courrier, celui qu’on écrit et celui qu’on va chercher :
« On est tres bien ici à St Nicolas tous les soir je sort avec mon cammarade Drevon et nous ecrivons tous les deux a nos femmes en buvant notre verre » (lettre d’Alfred Foray, le 27 novembre 1914, Corpus 14).
46La monotonie de l’existence est donnée à voir par le rabâchage d’informations qui ne sélectionnent pas les événements « intéressants ». « Redondance et factualité », écrit Nicolas Mariot (2014 : 178), caractérisent ce style d’écriture qui renvoie à « un style de vie dominé ». Étrangement, la vie précaire, à peine suggérée, prend de l’intensité. Il a fallu la délicatesse de Chantal Wionet pour faire entendre la puissance d’expressivité de ces voix paysannes (Wionet 2015).
47Les fêtes annuelles interrompent le déroulement des jours, mais elles sont une occasion de réaliser que l’année est passée pour rien, qu’elle n’a pas été orientée vers l’issue souhaitée :
« nous nous preparons bien a faire le jour de lan nous touchons du suplement vin et champagne mais il vaudrait mieux la fain de la guerre je vous quitte et vous enbrasse a tous bien fort ton epoux pour la vie qui tenbrasse » (lettre d’Ernest Viste, le 1er janvier 1915, Corpus 14).
« Me voila a toi et a tous mes chers parents profitant de ce jour de Paque se jour si gai dhabitude et si triste cette année on peut dire triste car jamais se jour la navait été marqué dune epreuve come nous subissons enfin je vous souhaite coique un peu en retard que vous ayez passé des heureses paques quant a moi je les passe dans mon petit trou mai coique ça je suis toujour en parfaite santee et nous ferons les Pâques avec le colis que jai eu le bomheur de recevoir juste au bon moment hier » (lettre d’Ernest Viste, le 05 avril 1915, Corpus 14).
48Alors même qu’aujourd’hui, la Première Guerre mondiale, qui a détruit tout l’ordre social traditionnel, apparaît comme un bouleversement décisif, l’expérience des fantassins semble hors du temps de l’événement. Les jours, les saisons, l’année tournent en rond et les soldats prisonniers de ce temps circulaire connaissent la « languitude » (lettre de Laurent Pouchet, le 10 août 1915, Corpus 14), le cafard ou l’ennui.
49Dans leurs lettres, les correspondants retrouvent une sorte de vie ordinaire, finalement rassurante parce qu’on sait de quoi elle est faite, mais l’ordre est sans cesse miné par sa précarité. Les lettres ont du retard, la permission attendue est annulée, un déserteur est fusillé (et le soldat est témoin des protestations murmurées contre une loi qui ne connaît aucune circonstance atténuante). Pourtant l’échange se poursuit jusqu’à la mort sanglante, qu’on avoue son cafard comme Laurent Pouchet ou qu’on écrive « je ne me bile pas » comme Alfred Foray (Corpus 14).
Bibliographie
Audoin-Rouzeau Stéphane & Becker Annette, 2000. 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard.
Audoin-Rouzeau Stéphane & Becker Jean-Jacques (dir.), 2004. Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Éditions Bayard.
Barthas Louis, 2013 [1978, 1997, 2003]. Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier. 1914-1918, Paris, La Découverte.
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Notes de bas de page
1L’intérêt pour l’expérience vécue par les acteurs historiques ordinaires, pour leur consentement à la guerre, pour leurs représentations du conflit, ainsi que pour le rôle des populations civiles (Becker 1977, 1980) avait déjà renouvelé l’historiographie de la Grande Guerre, qui s’était portée tout d’abord sur la question des responsabilités dans le déclenchement de la guerre et sur les opérations militaires (Audoin-Rouzeau & Becker 2004). Chez les historiens, un débat oppose toujours les historiens regroupés autour de Stéphane Audoin-Rouzeau et d’Annette Becker (2000), et, comme Frédéric Rousseau ou Rémi Cazals, les tenants d’une guerre qui n’a pu se mener qu’à cause d’une répression militaire féroce (Rousseau 2014 [2003]). Par ailleurs, en l’absence de corpus populaire, la plupart des analystes surreprésentaient la petite bourgeoisie (Mariot 2014 : 160-164).
2Les classes populaires sont toujours sous-représentées dans les archives. Beaucoup de familles ne voient pas l’intérêt de conserver des documents écrits dans un français « fautif », qui racontent un quotidien peu « intéressant », peut-être même en ont-ils honte.
3À la demande de l’Historial de la Grande Guerre, le nom du soldat a été effacé.
4Dans les tranchées, le commandement tolère l’usage des langues locales qui permettent d’affirmer une solidarité, y voyant une forme d’articulation patriotique entre la grande et la petite patrie. Yann Lagadec (2015) le rappelle pour le breton. Je citerai pour un exemple des Français d’Oc le témoignage de Marcel Gallix : « Le colonel D. [d’Hauteville] qui commande le génie est venu visiter de nuit mon chantier de première ligne. Lorsque je me suis présenté à lui nous nous sommes trouvés de suite les meilleurs amis. C’est un Ardéchois, ancien élève du Lycée de Tournon. Enfin ayant trouvé des soldats « de chez nous », nous nous sommes mis à parler patois et le colonel joyeusement s’est mis à nous réciter en patois la fable de la Cigale et de la Fourmi. Tout cela dans un morceau de tranchée en face d’un boyau allemand par un magnifique clair de lune » (correspondance de Marcel Gallix, lettre du 3 mars 1915, cité dans Porte 2015, article « Patois » : 148).
5On pourra consulter Anne-Marie Thiesse (2001 [1999]), et surtout Jean-François Chanet (1996).
6Le début de cette lettre de Gustave Vidalanche est cité dans Porte (2015, article « Patois »). La fin est consultable aux Archives départementales de l’Ardèche, correspondance déposée par Jean-Pierre Legagneux, contributeur 27.
7Le paragraphe qui suit reprend une partie de ce travail.
8Une occurrence : « Puis que vous avez d’argent de reste » (lettre de Pierre Fabre, le 8 décembre 1914).
9Comme on démarre à l’oral une conversation par un « comment ça va ? » routinisé.
10L’analyse des carnets de guerre des soldats d’origine populaire permettra d’avoir une autre perspective puisque les soldats n’ont pas à ménager leurs proches. Voir cependant Nicolas Mariot (2014) pour l’analyse du carnet de guerre de Joseph Astier qui recoupe le contenu des correspondances de Corpus 14 que nous évoquons ici.
11Certains correspondants sont cependant tournés vers leur famille étroite.
12Laurent Pouchet témoigne indirectement de la violence de ces combats à la baïonnette (la « fourchette ») : « je vez te çiter un fait, voila dejà 15 jours, que la division de vez faire une attaque, et le 95e D’Infie de vez commençer, ils on refusez, et on fait passer au 281e inci quaux autre régiments que çil monter, a la fourchetter ils y tirez de sur, a laur dans des condition com ça tout le monde arrefuser de marchez, et plus sa yra, personne ne voudra monter car çi tu voyer tout çeula qu’elle Boucherie, un carnage, en fin en un çeul mot c’est afreux de voir tout ça » (lettre de Laurent Pouchet, le 2 novembre 1915, Corpus 14).
13La barbarie allemande est un thème récurrent dans les journaux de l’époque. On la relève, par exemple, dans un article du quotidien La Presse, du 7 juin 1915, intitulé « Les atrocités allemandes ».
14Cité par Benoît Couliou (2008).
15Sur les occurrences d’espoir et d’espérer comme marques de l’incertitude, voir Agnès Steuckardt (2018 : 7).
16Les lettres qui rythment les journées comportent toujours une date. Les repères chronologiques permettent d’attester qu’à la date de l’envoi le soldat était vivant, que la famille pensait à lui. Ils sont notés avec une attention scrupuleuse.
17Bleu [1791] : terme d’argot militaire désignant une jeune recrue, puis, par extension, un novice dans un domaine quelconque.
18Asile psychiatrique.
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IdRef : 030435358
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