« Le bonheur est pour nous ». Les écolières boulonnaises, petites marraines durant la Grande Guerre
p. 195-210
Texte intégral
1La commémoration du centenaire de la Grande Guerre a entraîné une moisson de redécouvertes. C’est ainsi que onze cartons de couleur verte portant l’inscription « la guerre dans le ressort de l’académie de Lille », qui se trouvaient étrangement dans le fonds du Bureau d’études de la presse étrangère (BEPE) de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine de Nanterre (BDIC), ont commencé à être soigneusement dépouillés à partir du début des années 1990 par les archivistes. Un ensemble de documents assez disparates a peu à peu été mis au jour puis rendu accessible à tous via la bibliothèque numérique Argonnaute, lancée en novembre 2014. Le tout a trait à l’enquête lancée en avril-mai 1920 par le recteur de l’académie de Lille1. Chaque établissement scolaire public se mobilisa pour répondre, par l’intermédiaire de son directeur·trice et de ses enseignant·e·s, à un questionnaire concernant les événements vécus lors des quatre années du conflit, et ce surtout par les élèves. Mais, en faisant remonter à l’autorité rectorale ce formulaire préétabli, les divers acteurs du monde scolaire ont pris l’initiative d’y joindre des carnets de souvenirs personnels, des photographies, des documents administratifs, des correspondances (Battaglia 2011 : 84-88), bref, tout ce qui pouvait servir de témoignage par rapport à ce qui avait été observé et ressenti pendant la guerre. L’on y croise, outre le personnel éducatif, des enfants, des adolescents, d’autres membres de la société civile mais aussi des militaires combattants ou captifs de l’ennemi…
2Parmi les nombreux papiers identifiés et classés, un corpus formé de trois séries de documents a retenu mon attention : leur point commun est de nous révéler la teneur des échanges épistolaires entretenus entre des écolières scolarisées à Boulogne-sur-Mer et des prisonniers français détenus en Allemagne2. Si l’on sait que l’adoption d’un (ou de plusieurs) filleul(s) de guerre par des classes entières d’élèves a largement eu cours à partir de janvier 1915, dans le sillage de l’avènement de la pratique des « marraines » de guerre initiée par l’association « La famille du soldat », nous ne disposons pour l’instant que de très peu d’échantillons de ce type de correspondances entre deux catégories d’acteurs ayant longtemps fait figure d’« oubliés de l’histoire », à savoir les enfants, et singulièrement les fillettes appréhendées à travers leur statut d’écolières d’une part, et les prisonniers de guerre d’autre part.
3Il est intéressant de s’interroger sur les modalités et les ressorts d’un échange aussi singulier, mettant en communication des protagonistes appartenant à des univers très différents (celui de l’enfance et de l’école pour les unes ; celui des adultes et de la captivité en terre étrangère pour les autres). C’est la guerre qui rapproche, pendant un temps restreint à quelques mois, ces deux mondes de l’arrière – deux mondes qui ne semblent pas destinés à entrer en relation car situés de part et d’autre du front et du Rhin. Les écolières ignorent tout, au départ, du prisonnier qu’elles adoptent collectivement sinon qu’il est français – notons au passage que des personnes mineures qui adoptent un adulte renversent le procédé traditionnel de l’adoption. De fait, l’appartenance des épistoliers à une même patrie crée entre eux, de façon spontanée, une forme d’attachement quasi familial engendrant des liens affectifs, conçus comme naturellement réciproques. Encore faut-il tisser ces liens pour qu’ils acquièrent une véritable épaisseur, l’éloignement géographique constituant bien évidemment une difficulté majeure qui se surajoute au fait que les protagonistes sont étrangers les uns aux autres.
4Ce qui s’exprime dans le cadre des échanges entretenus entre les jeunes marraines et leurs filleuls prisonniers de guerre mérite donc analyse : comment le contact se noue-t-il entre ces acteurs ? Par-delà les interdits édictés par la censure, quels types de relations ont pu s’instaurer ? En m’attachant essentiellement à la nature des propos échangés, j’étudie les trois corpus laissés par les écolières de Boulogne-sur-Mer pour cerner ce que chacun et chacune laisse filtrer du quotidien de la guerre qu’il/elle expérimente. Un quotidien empreint de petits gestes et d’attentions simples, mais partagé par d’innombrables « gens ordinaires ».
Une attention particulière pour les prisonniers originaires des « régions envahies »
5Il paraît en premier lieu important de s’attarder un moment sur le contexte géographique dans lequel s’enracine cet ensemble documentaire. Si l’on se focalise sur les deux départements les plus septentrionaux de la France (Nord et Pas-de-Calais), la Grande Guerre les a coupés en deux : la zone de front, orientée nord-sud, occupée par l’armée allemande, et une zone ouest très densément militarisée. Le port de Boulogne-sur-Mer apparaît dès l’automne 1914 comme un point de débarquement majeur des armées britanniques, qui s’installent d’ailleurs en masse tout au long du littoral, transformé en base logistique de premier plan. La zone accueille aussi, dès les premières semaines du conflit, un nombre très important de réfugiés venus de Belgique et des territoires français proches envahis par l’armée allemande. Augmentés au départ par la quasi-totalité des hommes mobilisables pour le front, tous ces mouvements de population affectent profondément la vie des autochtones, notamment celle des enfants, dont la scolarisation s’avère parfois problématique. En effet, dès les semaines suivant la déclaration de guerre, plusieurs écoles sont temporairement réquisitionnées pour le cantonnement des troupes françaises et anglaises, tandis que d’autres permettent d’assurer le fonctionnement des cantines populaires3. Comme dans toute la France, beaucoup d’établissements sont privés de leurs instituteurs requis pour aller combattre. Une des particularités des communes de la zone du Nord-Pas-de-Calais qui n’est pas tombée sous le joug de l’ennemi est, en l’occurrence, d’avoir l’opportunité de remplacer ces enseignants par des maîtres qui ont fui les régions occupées, souvent désireux de ne pas trop s’éloigner de leur terre natale dans l’attente d’un retour au pays qu’ils espèrent très prochain. On remarque, par exemple, que des institutrices originaires d’Hénin-Liétard ont répondu au questionnaire proposé par le recteur de leur académie depuis Boulogne-sur-Mer, où elles demeurent toujours en 1920 après y avoir trouvé refuge et travail : une certaine Mme Eloy se retrouve directrice de l’école Frédéric-Sauvage tandis que Mme Hottin est devenue maîtresse à l’école Ernest-Deseille de la place Saint-Pierre de Boulogne-sur-Mer, tout comme Mme Bézelin, ex-institutrice à Liévin4. Certains élèves auparavant scolarisés dans les régions occupées poursuivent leurs études dans les établissements boulonnais. Durant l’été 1915, plusieurs salles de l’école primaire Frédéric-Sauvage sont employées pour répondre aux besoins de l’association de l’Œuvre des vêtements pour les enfants de la région envahie du Pas-de-Calais : « Vous avez […] pensé à vos petits camarades des pays envahis, vous, fillettes, vous avez confectionné des vêtements qui leur sont distribués et qui constituent un précieux secours dans leur dénuement5 », s’exclame l’inspecteur de l’enseignement de la circonscription lors de la cérémonie de remise de prix.
6Dans le contexte dans lequel elles évoluent, les écolières boulonnaises se sentent donc particulièrement concernées par le drame qui se joue à une centaine de kilomètres de chez elles. C’est sans doute la raison pour laquelle, lorsqu’il s’est agi d’adopter un filleul prisonnier de guerre, elles se sont majoritairement tournées, sous l’égide de leurs directrices d’école, vers des soldats originaires des régions envahies, et surtout des régions qui leur sont géographiquement les plus proches. Ainsi, Octave Herbaut, qui a été choisi par des élèves de l’école de la rue de la Scierie, est un habitant de Libercourt. Henri Dubois, qui correspond avec une classe de l’école Pierre-Bertrand, a vécu son enfance en Artois, à Robecq, et travaille comme secrétaire du conseil des prud’hommes à Lens ; il propose aux fillettes d’adopter un autre filleul en la personne de son frère, Louis, renforçant l’idée d’une famille où tous et toutes sont plus ou moins parents. Parmi les multiples prisonniers qui reçoivent et envoient des cartes aux élèves de l’école Edgard-Quinet, on rencontre un certain Zéphir Loiseau qui explique qu’il a laissé derrière lui une femme et quatre enfants « en pays envahi ». Les ressortissants de la France occupée se trouvaient très isolés dans leur captivité : jusqu’en hiver 1915-1916, leurs proches parents ne pouvaient leur envoyer qu’une carte postale par mois, obligatoirement visée par la censure allemande. Le régime s’est ensuite assoupli grâce à l’intervention de la Croix-Rouge (Nivet 2014 : 18), mais il est clair que les prisonniers dont la famille réside dans les régions occupées ont davantage besoin de soutien matériel et psychologique que les autres. On remarque au fil des courriers qu’ils envoient aux écoles que ces hommes, coupés de leurs attaches, cherchent à reconstituer par l’intermédiaire des enseignantes un réseau relationnel incorporant des réfugiés séjournant à Boulogne-sur-Mer, susceptibles de leur donner des nouvelles de ceux qui subissent les affres de l’occupation.
Des liens forts tissés à distance
7C’est en suivant l’injonction de leur autorité hiérarchique, incarnée par leur inspecteur de circonscription qui répercute lui-même les grandes orientations ministérielles, que les directeurs et directrices d’écoles boulonnaises ont incité certaines de leurs classes à adopter un ou plusieurs filleuls prisonniers de guerre.
8L’institution scolaire, on le sait, a réclamé une participation active à l’effort de guerre de la part de tous les élèves. Les écoliers fournissent ainsi leur aide lors de quêtes en faveur d’œuvres de guerre ; ils travaillent à la confection d’effets vestimentaires ou à la préparation de colis pour les soldats ou les prisonniers, opération nécessitant une collecte de fonds permettant l’achat de vivres ou d’objets dont ont besoin les destinataires. À l’école Pierre-Bertrand, la directrice, mademoiselle Distinguin, réunit pour deux prisonniers secourus la somme totale de 311 francs, recueillie au 15 avril 19176. Une élève de cette école explique en effet à son filleul :
« Chaque jour, au lieu de dépenser notre sou à l’achat de friandises inutiles, nous le remettons à notre maîtresse. Tous les petits sous réunis servent à vous acheter ce dont vous avez besoin ; parfois aussi nous apportons des boîtes de conserves et d’autres provisions » (lettre du 13 décembre 1915).
9Le colis est à l’origine de la correspondance, qui démarre parfois de manière relativement abrupte :
« Monsieur, c’est la première fois que je vous écris. Je ne vous connais pas ; malgré cela, j’éprouve déjà pour vous une grande sympathie. Avant peu sans doute, vous recevrez un colis. Grand sera votre étonnement puisque, étant des régions envahies, vous n’avez ni nouvelles, ni envois de personne. Ce colis vous est envoyé par vos petites marraines, élèves de l’école Pierre Bertrand, rue de Tivoli à Boulogne-sur-Mer » (lettre de Suzanne Wallet de l’école Pierre-Bertrand, le 13 décembre 1915).
10La composition du colis, généralement mensuel, sa réception complète et son état à l’arrivée forment le sujet central et récurrent des échanges épistolaires.
11À l’occasion des fêtes de Pâques, les écolières prennent soin d’ajouter des œufs au reste des vivres, et les accompagnent d’« un morceau de lard pour que l’omelette soit complète » (lettre d’Alice Boulanger de l’école Edgar-Quinet, le 19 avril 1916). Elles insistent pour que le prisonnier fasse état sans détour de ses besoins, qui ne sont pas que de nature alimentaire. Comme si un défi leur était lancé, elles font tout pour combler les désirs de leur protégé.
12Ainsi Henri Dubois (lettre du 10 octobre 1916) décline l’offre des écolières de l’école Pierre-Bertrand de lui fournir du linge, mais ne rejette pas l’idée d’obtenir une couverture en laine ; il leur précise qu’elles peuvent cesser de lui envoyer du chocolat et du tabac, mais que du thé et des cigares français lui feraient très plaisir. Quelque temps plus tard, il leur demande de remplacer les sardines par du café non moulu et leur explique que le cassoulet qu’elles ont glissé dans le dernier colis lui a fait « beaucoup de plaisir ».
13Octave Herbaut déclare quant à lui à ses petites marraines de la rue de la Scierie qu’il est « heureux de recevoir tant de choses, et [qu’il] trouve [sa] captivité plus supportable et le temps [lui] semble moins long » (lettre du 25 mars 1916).
14Un autre prisonnier réclame une paire de souliers pour les travaux des champs et remercie « du plus profond de [son] cœur » ses petites bienfaitrices de l’école Edgar-Quinet de les lui avoir procurés ; pour appuyer son propos il souligne, dans sa carte postale, datée du 25 juillet 1916, le mot « merci ».
15En suscitant de la reconnaissance chez le prisonnier, le colis crée du lien. Les mots ne sont donc pas tout. Si, pour certains contemporains de la Grande Guerre épris d’idéal, ces « questions d’épicerie et de boîtes de conserve » étaient trop triviales pour s’y attarder, Henriette de Vismes (1918 : 150-161), auteure de L’histoire authentique et touchante des marraines et des filleuls de guerre, remarquait déjà en 1918 à quel point la réception de ces colis constituait un « bienfait moral » pour le soldat. En se voyant confier la responsabilité de la confection puis de l’envoi d’un colis pour son filleul, l’écolière, tout en étant valorisée en ce qu’elle endosse un rôle l’assimilant à une adulte, intériorise la dimension sacrificielle qui est attendue d’elle par l’école et la société.
16Comme l’a bien montré Manon Pignot (2012 : 84-87), une certaine culpabilisation s’exerce sur les fillettes durant la guerre. En effet, contrairement aux petits garçons qui pourront un jour prendre les armes et se sacrifier à leur tour comme le font leurs pères pour les défendre, elles ne mourront jamais au champ d’honneur. Les petites privations d’argent et de friandises que tous les enfants sont incités à s’infliger pour améliorer le quotidien des soldats sont vécues par les petites filles comme largement insuffisantes pour apparaître dignes des souffrances endurées au front en leur nom. Pour compenser leur inaction guerrière, elles doivent déployer un surcroît d’énergie à l’arrière au service de la victoire et des combattants, qu’ils soient au front ou qu’ils aient été capturés par l’ennemi. Au filleul de sa classe qui semble confus en songeant à toutes les privations que le contenu du colis a nécessités de la part de ses petites marraines, Louise, scolarisée à l’école Edgar-Quinet, lui répond :
« Nous sommes si heureuses de remplir notre devoir de Françaises, il est inutile de nous en remercier, car le bonheur est pour nous » (lettre de Louise de l’école Edgar-Quinet, le 27 mars 1917) (fig. 1).
17« Le bonheur est pour nous » : c’est dans l’abnégation absolue que ces écolières, en tant que membres d’une nation en guerre, s’accomplissent. Placées dans une situation de débitrices, elles ne sauraient laisser s’exprimer le moindre apitoiement sur leur propre sort malgré les difficultés qu’elles affrontent dans leur quotidien :
« Vous ne devez pas avoir chaud par ces temps froids et pluvieux ! Quand la température est glaciale, notre pensée s’envole vers vous et vers nos soldats, et alors, nous n’avons pas un seul instant l’idée de nous plaindre » (lettre de Marcelle Baudelet de l’école Pierre-Bertrand, le 2 mars 1916).
18Pour que les écolières s’investissent avec enthousiasme dans leur action secourable, il est important que les bénéficiaires prennent corps. Faute d’éléments auxquels se raccrocher, la personnalité du prisonnier reste en effet très abstraite. Certes, sa parole, par l’intermédiaire de la lecture que l’institutrice fait de ses écrits, résonne dans un silence complet dans la classe. Mais pour faire plus amplement sa connaissance, l’un des premiers réflexes des écolières est de solliciter de sa part l’envoi d’une photographie. Une fois celle-ci obtenue, elle fait l’objet de commentaires un peu creux transmis à l’intéressé : « votre physionomie nous est très sympathique » (lettre du 20 février 1916, école de la rue de la Scierie) ; « nous vous avons trouvé une pose très simple » (lettre de Colette Blandin de l’école de la rue de la Scierie, le 11 octobre 1916), mais surtout la maîtresse l’accroche dans la classe face aux élèves :
« Chaque fois que nous sommes tentées de nous laisser aller à la paresse il nous suffit de la regarder pour nous remettre au travail ; vous êtes pour nous un exemple de courage » (lettre de M. Grébet de l’école de la rue de la Scierie, le 27 novembre 1916).
19L’image du poilu prisonnier prend une place centrale dans l’espace dédié aux tâches scolaires ; elle revêt des vertus édifiantes et matérialise la présence du filleul auprès de ses marraines :
« […] comme cela nous aurons une compagnie pour travailler tout en pensant à vous. Nous pourrons aussi dire que le prisonnier qui pense à nous et qui est là-bas en Allemagne est aussi en France parmi nous » (lettre de Colette Blandin de l’école de la rue de la Scierie, le 11 octobre 1916).
20Le poilu exilé en Allemagne réclame aussi parfois de son côté un cliché. Avec l’autorisation de la directrice de l’école et de ses parents, Odette Pénny envoie à Octave Herbaut sa photographie accompagnée de ces mots :
« Vous nous aviez dit que vous n’aviez pas d’enfants mais peut-être avez-vous des petites nièces ou des petites cousines qui me ressemblent, en me voyant vous penserez à elles et peut-être mon sourire pourra-t-il quelquefois vous faire oublier vos tristes pensées » (lettre d’Odette Pénny de l’école de la rue de la Scierie à Octave Herbaut, le 10 mai 1916).
21Octave Herbaut répond entre mai et juin 1916 :
« Votre photographie m’a fait bien plaisir je la regarde continuellement cela me rappelle mes petites nièces auxquelles je portais tant d’affection, je vous porterais en médaillon et quand je m’ennuyerai par trop vous serez aux moins là pour me rendre bon courage. »
22La contemplation de l’image du filleul par ses marraines ou de l’image d’une de ses marraines par le filleul constitue un moyen de raffermir un moral vacillant. Celui ou celle qui peut insuffler, par sa seule évocation visuelle, un regain de courage s’immisce du même coup dans un univers intime et familial qui imprègne progressivement les imaginaires : « C’est en regardant votre photographie accrochée dans notre classe que je vous écris », explique Marie Devos, qui poursuit ainsi :
« Il ne me semble pas regarder un étranger mais un ami que je connais depuis longtemps déjà, ou même un parent. Nous vous considérons toutes comme un membre de notre famille et vous avez ainsi 40 petites filles qui pensent souvent à vous » (lettre de Marie Devos de l’école de la rue de la Scierie, le 15 février 1917).
23Ces liens parentaux fictifs, très prégnants, trouvent leur traduction dans les formules employées en début de lettre : si les écolières de la rue de la Scierie écrivent au début de leur première missive « cher Monsieur », elles passent dès la deuxième à « cher filleul », puis osent un « cher cousin ». Elles s’autodésignent dans certains de leurs écrits comme les « petites cousines » du prisonnier7 et lui parlent comme à un « frère exilé8 ». Le prisonnier de guerre, dans ses formules de salutation, reprend à son compte ce type d’appellations : « Je vous embrasse de tout mon cœur, comme le ferait un grand frère à ses sœurs qu’il aime beaucoup », dit Henri Dubois (lettre du 10 octobre 1916) à ses petites marraines de l’école Pierre-Bertrand. Comme s’il était véritablement leur parent, la correspondance avec leur filleul est un motif de joie pour les fillettes comme en témoigne cette lettre de Rosalie Nacry à Octave Herbaut :
« Nous avons reçu toutes vos lettres et nous sommes très contentes d’avoir souvent de vos bonnes nouvelles ; depuis six mois que nous correspondons avec vous, nous sommes devenues vos petites amies et nous attendons vos lettres avec autant d’impatience que lorsqu’il s’agit de nos pères ou de nos frères » (lettre de Rosalie Nacry de l’école de la rue de la Scierie à Octave Herbaut, le 10 juin 1916).
24Tout retard dans cette correspondance est, à l’opposé, motif d’inquiétude, car l’arrivée d’une lettre, datée, est un signe de vie. Les filleuls expliquent parfois qu’ils sont soumis à des restrictions qui perturbent le rythme de leur correspondance.
Contrastes dans l’expression écrite
25Certains prisonniers, qui n’ont à disposition que des cartes postales, sont contraints d’adopter une écriture serrée et, de ce fait, de raccourcir leurs réponses. Lorsque le format lettre est autorisé, ces hommes ont tendance à s’épancher : on identifie facilement le niveau de maîtrise de la langue des différents scripteurs à des signaux maintenant bien connus (Steuckardt 2015), à savoir, entre autres, la rareté de la ponctuation et des majuscules, la sensation d’être face à un flux verbal charriant beaucoup d’émotions et transcrit « loin des canons orthographiques » (Pellat 2015).
26Hormis le prisonnier de guerre Henri Dubois, les filleuls des petites marraines boulonnaises appartiennent au monde des « peu-lettrés ». Les écolières, quant à elles, écrivent durant l’année où elles passent leur certificat d’études. Les textes que nous possédons d’elles sont des recopiages de leurs lettres originales, mais on saisit aisément leur caractère éminemment scolaire, à l’image de la dictée ou, mieux, de ces exercices de composition dont une majorité a trait à des sujets en rapport avec la guerre, comme nous le montrent les cahiers de roulement conservés par la BDIC. Le ton est souvent convenu, voire artificiel, comme lorsque Suzanne Poulain de l’école Pierre-Bertrand, loin de toute spontanéité, remercie Henri Dubois de sa carte de bonne année, illustrée par ses soins :
« Nous admirons la disposition de la branche de houx. Les tons sont bien choisis. Le petit oiseau semble apporter le printemps. Les mauvais jours de l’hiver sont partis. Vous allez être plus heureux à présent » (lettre de Suzanne Poulain de l’école Pierre-Bertrand à Henri Dubois, le 10 avril 1916).
27Même si elle cherche ingénument à remonter le moral de cet homme en proie à de véritables tourments, cette jeune fille s’exprime envers lui d’une façon tellement conventionnelle et factice qu’on croirait qu’elle s’attèle en réalité à obtenir une bonne note à sa rédaction. La graphie est extrêmement appliquée, l’orthographe, la syntaxe, la ponctuation sont impeccables. Nul doute que le texte adressé au prisonnier a été vérifié et corrigé par l’institutrice. Cette directrice est en effet le moteur véritable de l’action engagée : c’est elle qui a sélectionné le prisonnier, elle qui envoie les colis pendant les vacances d’été. Il est fort probable que l’élève en charge de rédiger la lettre accompagnant le colis ait été choisie en raison de l’excellence de ses résultats en français. Cette attribution est vécue par l’écolière comme un privilège.
28La pensée des jeunes filles aussi semble extrêmement encadrée, voire corsetée. Les informations données sont soumises au contrôle de l’enseignante ou passent tout simplement au tamis de l’autocontrôle, pour anticiper certes le couperet de la censure, mais aussi pour répondre à l’image que la société souhaite que les écolières renvoient d’elles-mêmes. Tandis que les filleuls rapportent des événements tragiques de leur existence, survenus durant leur captivité, comme l’enterrement d’un camarade au camp de prisonniers dans un froid glacial ou la perte d’un enfant en bas âge que l’on n’a pas revu depuis de longs mois, il est exceptionnel que les petites marraines boulonnaises s’abandonnent à évoquer leurs malheurs.
29Dans l’ensemble du corpus, on relève seulement deux occurrences :
« Nous allons bientôt entrer en vacances. La distribution des prix a lieu le 6 août. Puis nous nous reposerons pendant deux mois. L’idée de jouir de notre liberté pendant de si longs jours nous rendrait plus heureuses si nous avions près de nous tous les membres de notre famille » (lettre de l’école Pierre-Bertrand, le 28 juillet 1916).
« À la maison surtout, cher filleul, nous connaissons la tristesse. Mon père est trop âgé et n’est pas mobilisé, mais un de mes frères est tombé glorieusement pour la Patrie en 1914 et deux autres combattent encore courageusement. Nous vivons continuellement dans la tristesse et l’inquiétude, mais nous nous résignons cependant puisque tous ces sacrifices sont pour le salut de la France. » (lettre d’Hélène Vasseur de l’école de la rue de la Scierie, le 6 avril 1917).
30Plus libres dans leur expression écrite, et même s’ils font visiblement preuve de retenue, les poilus captifs se confient davantage sur leurs chagrins que les écolières, qui, elles, cherchent à tout prix à ménager leurs destinataires. Les correspondances étudiées ne vont pas au-delà de 19179. Mais si elles s’étaient prolongées, il y a fort à parier que nos élèves boulonnaises n’auraient pas fait allusion dans leur courrier aux masques anti-asphyxiants qui leur ont été distribués par la municipalité, et qu’elles n’auraient pas non plus mentionné les exercices de protection auxquels elles doivent se soumettre à partir de l’automne 1917 face aux bombardements10.
31Employant toujours un ton positif, elles cherchent avant tout à rassurer leur filleul sur leur sort – comme le filleul souhaiterait sans doute l’être sur le sort de ses proches – et, si elles l’interrogent sur ses occupations dans le camp « afin de [le] suivre par la pensée » (lettre de Colette Blandin de l’école de la rue de la Scierie, le 11 octobre 1916), elles décrivent sous un jour positif et serein leurs propres activités. En voici un exemple :
« Comment passez-vous votre temps en Allemagne ? Nous autres, élèves, travaillons avec ardeur à l’école. Nous sommes dans la 1ère des sept classes. Nous devons subir au mois de juin l’examen du certificat d’études. Aussi, nous nous appliquons de notre mieux. Nous voudrions bien toutes être reçues afin de contenter nos parents, nos maîtresses et aussi pour notre satisfaction personnelle » (lettre de Marcelle Ferrière de l’école Pierre-Bertrand, le 28 mai 1916).
32Le prisonnier Henri Dubois, qui est aussi passé sur les bancs de l’école de la IIIe République, envoie une chaîne qu’il a fabriquée lui-même à la main dans le camp pour récompenser celle « qui a obtenu la meilleure note au certificat d’études11 ». Alors que leurs aînés endurent tant de souffrances pour les protéger, les enfants doivent être sages et studieux ; la réussite scolaire des jeunes générations, qui constituera un des piliers de la puissance nationale, devient quasiment une façon de remplir un devoir patriotique. L’attachement à la patrie sous-tend d’ailleurs tous les échanges entre écolières et prisonniers de guerre. N’oublions pas que les cartes de correspondance remises à ces derniers sont obligatoirement vierges de tout drapeau français (Delpard 2014 : 61). Si Zéphir Loiseau termine sa lettre adressée aux élèves de l’école Edgar-Quinet par un « en attendant avec impatience la réalisation de notre plus cher rêve » (lettre du 19 décembre 1915), les marraines de l’école Pierre-Bertrand ne manquent pas d’envoyer, à la fin de leurs missives, de bons ou d’affectueux baisers de France. Plus subtil sans doute est le geste de Rosalie Nacry :
« J’ai […] cueilli au jardin quelques pensées que je vous envoie ; j’espère que ces fleurettes épanouies sur le sol de France vous rappelleront votre terre natale » (lettre de Rosalie Nacry de l’école de la rue de la Scierie, le 10 juin 1916).
33L’exaltation de la nation se doit d’être discrète afin de ne pas déclencher une obstruction de la part des geôliers allemands et se limite donc à des évocations très allusives. Elle n’en représente pas moins un puissant trait d’union entre les épistoliers.
34On ne sait si, malgré l’espoir entretenu, une rencontre entre les petites marraines et leurs filleuls originaires des régions occupées eut lieu après la libération de ces derniers. Dans le cadre des échanges épistolaires entretenus avec des écolières boulonnaises, des poilus prisonniers ont pu faire entendre leur voix en France tout en conjurant un oubli synonyme pour eux de quasi-mort sociale. Les attentions dont ils ont fait l’objet leur ont indéniablement réchauffé le cœur.
35Sous la houlette de leurs institutrices, des jeunes filles de 13 ou 14 ans ont, elles, accompli un devoir de guerre : qui sait quelle part réelle d’investissement affectif chacune a pu consentir ? Il faut souligner qu’en raison du roulement établi pour la rédaction des courriers, aucun dialogue individuel suivi n’a pu s’établir entre une élève et un prisonnier, lequel, parfois, préfère adresser sa réponse directement à l’institutrice plutôt qu’aux écolières. En classant soigneusement leur correspondance collective dans des albums, certains décorés par leurs soins (fig. 2), celles-ci ont voulu conserver presque pieusement la trace d’une relation exceptionnelle nouée avec un inconnu au cours d’une période particulièrement marquante de leur vie. À leur modeste échelle, en plus de faire preuve de solidarité envers un compatriote, elles ont aussi fait œuvre de mémoire.
36Portées par le même élan patriotique que toute la population civile, ces écolières boulonnaises, comme tant d’autres jeunes élèves de France dont on ne connaîtra jamais le travail, se sont appliquées à produire des textes simples et soignés. Leurs lettres comme celles de leurs filleuls ne sont pas des écrits « littéraires ». Mais elles reflètent bien les sentiments profonds qu’ont partagés pendant la guerre des millions de « gens ordinaires ».
Bibliographie
Battaglia Aldo, 2011. « Le fonds de l’Académie de Lille 1914-1920 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 101-102, p. 84-88. Disponible en ligne : <https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-materiaux-pour-l-histoire-de-notre-temps-2011-1-page-84.htm>.
Delpard Raphaël, 2014. Courrier de guerre. La poste aux armées. 1914-1918, Paris, L’Archipel.
Nivet Philippe, 2014. La France occupée. 1914-1918, Paris, Armand Colin.
Pellat Jean-Christophe, 2015. « Les graphies des Poilus, loin des canons orthographiques », in Steuckardt A. (dir.), Entre village et tranchées. L’écriture de Poilus ordinaires, Uzès, Éditions Inclinaison,
p. 67-78.
Pignot Manon, 2012. Allons enfants de la patrie. Génération Grande Guerre, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’univers historique ».
Steuckardt Agnès (dir.), 2015. Entre village et tranchées. L’écriture de Poilus ordinaires, Uzès, Éditions Inclinaison.
Vismes Henriette de, 1918. L’histoire authentique et touchante des marraines et des filleuls de guerre, Paris, Perrin.
Notes de bas de page
1Elle couvrait alors cinq départements (Aisne, Ardennes, Nord, Pas-de-Calais, Somme).
2Correspondance entre les prisonniers et les élèves de l’école Edgar-Quinet à Boulogne-sur-Mer (cote : A1.710), cahier contenant des photographies et des extraits de lettres de soldats faits prisonniers (22 cartes postales) ; correspondance entre les élèves de l’école Pierre-Bertrand de Boulogne-sur-Mer et des prisonniers (cote : A1.170), cahier contenant 13 lettres d’élèves, 2 lettres, 6 cartes et 2 photographies en provenance du prisonnier ainsi qu’un récapitulatif des œuvres de guerre auxquelles les élèves de l’école ont contribué ; correspondance entre les élèves de l’école de la rue de la Scierie et des filleuls de guerre et prisonniers (cote : A1.171), cahier contenant 14 lettres d’écolières, 15 lettres et 1 carte en provenance du prisonnier.
3Archives municipales de Boulogne-sur-Mer, 1R3207.
4L’inspection primaire recense 13 instituteurs originaires des « régions envahies » exerçant à Boulogne-sur-Mer.
5Archives municipales de Boulogne-sur-Mer, 1R3209, discours de P. Aubrun, inspecteur de l’enseignement primaire au moment de la distribution des prix en 1917.
6Tableau récapitulatif des œuvres de guerre de l’école Pierre-Bertrand à retrouver en fin de cahier.
7Colette Blandin, le 11 octobre 1916 ; Germaine Masset, le 20 décembre 1916 ; Rosalie Nacry, le 19 janvier 1917 ; Marie Devos, le 15 février 1917, de l’école de la rue de la Scierie.
8Yvonne Dumont de l’école de la rue de la Scierie, le 20 février 1916.
9Elles s’achèvent parfois par l’annonce du rapatriement du prisonnier.
10L’école maternelle Alexandre-Adam a même été touchée par des obus le 22 décembre 1917, ce qui a amené la municipalité à répartir les élèves dans d’autres établissements boulonnais. Voir Archives municipales de Boulogne-sur-Mer, 1R266.
11Ce travail d’artisanat ne parviendra jamais à ses destinataires, probablement égaré dans les méandres du courrier postal.
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IdRef : 060892382
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