Journal de « l’adolescence corentine » : André Fontaine, Le plus jeune héros de la guerre Jean-Corentin Carré (1900-1915-1918)
p. 179-194
Texte intégral
1L’exploration archivistique de l’intime liée à la guerre de 1914-1918 met au jour des témoignages en marge des romans de Dorgelès et Barbusse ou des Calligrammes d’Apollinaire, tandis que la littérature de jeunesse française offre des exemples testimoniaux particulièrement intéressants au regard des recherches « entre centre et marge » au sujet de la Grande Guerre : si Le Tour de l’Europe pendant la Guerre (Bruno 1916) offre une vision romanesque de la France meurtrie mais vindicative à travers la descendance des héros du Tour de la France par deux enfants (Bruno 1877), l’apologue mêlé aux mémoires constitue un binôme efficace et complémentaire quand il est illustré par les ouvrages de Charles-Maurice Chenu et Pierre Chaine, respectivement Totoche, prisonnier de guerre (1918) et Les Mémoires d’un rat (2000 [1917]). Le micro-récit destiné aux enfants est plus rare. Il est illustré par le Journal de guerre de Jean-Corentin Carré (Fontaine 1919) publié sous l’égide d’André Fontaine, inspecteur d’académie. Le plus jeune héros de la guerre participe de l’entreprise testimoniale et mémorielle décidée par le ministère de l’Instruction publique et offre un exemple de témoignage de jeunesse inédit. L’objectif de cet article est d’étudier l’instrumentalisation du manuscrit de Jean-Corentin Carré dans un contexte post bellum d’une part, sa postérité au xxie siècle via la transmédialité d’autre part. Nous souhaitons en outre examiner en quoi il est à la marge de la tradition épistolaire et diariste issue de la Grande Guerre, et comment cette particularité a pu être explorée.
2Cet opuscule est remarquable à trois égards : tout d’abord, il interroge sur les modalités d’expression d’un petit héros de la Grande Guerre dont l’œuvre s’ouvre le 22 octobre 1915 et se clôt le 13 juillet 1917. Le témoignage proposé est étonnant car il laisse rarement entrevoir les préoccupations personnelles de son auteur. Ensuite, le journal est riche de révélations littéraires, historiques et psychologiques, nonobstant la jeunesse de son auteur. Enfin, le témoignage du jeune Poilu devient un support idéologique utile à l’inspecteur André Fontaine, qui veut souligner l’exemplarité du modèle auprès des écoliers français, et dont on peut observer les prolongements au xxie siècle.
Le témoignage de l’« adolescence corentine1 » : André Fontaine ou le témoignage de la jeunesse pour la jeunesse
3L’ouvrage d’André Fontaine (1919) coïncide avec le témoignage tel que le conçoit Jean Norton Cru (1930) et il a aussi pu œuvrer au formatage des esprits juvéniles avant de devenir un support mémoriel. Il ressortit à la catégorie livresque reconnue par l’historien :
« Les livres publiés par les témoins de la Guerre offrent une grande diversité. Un seul caractère leur est commun et les distingue du reste de la production littéraire : ils sont censés rédigés [sic] d’après des souvenirs et impressions du front, conservés dans la mémoire ou, le plus souvent, notés par écrit » (Cru 1930 : 73).
4L’hybridité de l’ouvrage d’André Fontaine incite ainsi à une réflexion sur les enjeux idéologiques et littéraires de sa publication.
Le témoignage à destination des enfants de la Grande Guerre
5Que penser de cette multitude d’ouvrages égrainée dans les kiosques, les bibliothèques et les écoles entre 1914 et 1919 ? Charles Guyon, dans la préface du numéro 144 des « Livres roses de la Guerre » publiés par Larousse, affirmait à propos des enfants héroïques :
« Ils sont pour les petits enfants de France le plus bel exemple de patriotisme et, pour notre pays, l’assurance que l’avenir lui réserve une génération de fils vaillants, dévoués et toujours prêts à donner leur vie pour lui » (Guyon 1915 : 6).
6L’écriture du quotidien n’est pas surprenante au regard des nombreuses lettres de poilus entrées dans le domaine public et utilisées dans le milieu scolaire comme socle de connaissances ou d’acculturation guerrière déjà pendant le conflit : les exercices proposés par le Manuel général de l’instruction primaire2 sont probants à cet égard et entretiennent l’esprit patriotique des élèves au même titre que la littérature ou la presse enfantine de guerre. D’ailleurs, comme le constate l’Américain Whitney Warren :
« On ne connaîtra jamais assez l’influence de la parole et de la plume dans cette guerre où l’on attendait tout de la science et du muscle » (Warren 1983 : 180).
7Le rôle de l’écriture dans la propagande en faveur de la guerre est manifeste dans ce que l’on peut considérer comme un glissement de la contrainte (Cazals & Rousseau 2001) au consentement patriotique (Audoin-Rouzeau 2004). Le journal de Jean-Corentin Carré opère un retour aux fondamentaux historiques et sociologiques qui renouent avec l’acception du « patriotisme » de Jaurès. Celui qui veut le bonheur de la patrie et non l’engagement dans des guerres destructrices. Toutefois, devant cette guerre meurtrière et durable, le ministère de l’Instruction publique met en place une politique mémorielle dès 1915, enjoignant de recueillir toutes les lettres reçues par les écoliers pour ériger un cénotaphe à la mémoire des combattants. Dans une circulaire du 3 avril 1915 relative à la conservation de la tradition orale pendant la guerre, Albert Sarraut invite « les instituteurs de leurs ressorts à prendre des notes sur les événements auxquels ils assistent présentement3 ». Il s’agit de constituer un fonds mémoriel en hommage aux combattants de la Grande Guerre. Il n’est donc pas étonnant de trouver parmi ces témoignages post bellum celui du « plus jeune héros de la guerre », érigé en emblème patriotique pour les élèves de 1919 et caractérisé par son hybridité générique.
Aspect multigénérique de l’ouvrage
8Le plus jeune héros de la guerre (1919), publié par André Fontaine, professeur au lycée d’Alger devenu inspecteur d’académie, est un opuscule de trente pages dans lequel se succèdent les voix des deux scripteurs – celles de l’inspecteur et de Jean-Corentin Carré, dont les lettres et le journal originaux ont été retrouvés par le représentant de l’institution scolaire – et où s’insèrent également des pièces cautionnant l’authenticité de leurs écrits respectifs : deux photographies du héros4, une carte postale autographe de son avion (ibid. : 27), un tableau de son foyer familial (ibid. : 19), deux lettres du jeune militaire (ibid. : 6-9) et des citations de l’armée (ibid. : 24-26)5 honorant Jean-Corentin. L’ensemble est tapuscrit, propose des notes infrapaginales attestant les sources du biographe, celles-ci étant actuellement accessibles sur le site Internet des archives de Pontivy et à la BNF6.
9L’hommage rendu se double d’un éloge de l’école de la Troisième République. L’étude de la transcription typographiée et commentée du cahier7 du jeune soldat permet de mesurer la distance qui sépare le regard d’un poilu pris dans l’action au front, du point de vue d’un éminent fonctionnaire à l’arrière chargé de perpétuer chez les plus jeunes la vibration patriotique et la reconnaissance des grands hommes.
« Aux grands hommes la patrie reconnaissante » : panthéonisation de Jean-Corentin Carré ?
10La devise inscrite au fronton du Panthéon rappelle que le monument est le lieu de commémoration des hommes sublimes et hors du commun, et non celui des gens ordinaires. Or, le mérite national, jusqu’alors réservé aux « grands hommes », voit ses frontières s’amenuiser et s’ouvrir aux plus « petits », comme l’affirme ici le désir d’André Fontaine de faire entrer Jean-Corentin Carré au Panthéon, mais comme le prouve également l’extraordinaire destin du jeune soldat.
Du geste de transgression à la geste héroïque
11En 1914, lorsqu’éclate le conflit, Jean-Corentin Carré n’a que quatorze ans. Né dans une famille modeste de journalier agricole, il se démarque par son intelligence et son esprit débrouillard. « C’était un élève brillant pour l’époque. Il a eu son certificat d’études à douze ans avec les félicitations du jury et a ensuite été employé chez le percepteur8 », raconte Pierre Palaric, le président de l’association Mémoire du pays du Faouët, dont le propre père a côtoyé Jean-Corentin dans la cour de l’école communale. Engagé illégalement en 1915, Jean-Corentin Carré gravit rapidement les échelons de la hiérarchie militaire : nommé adjudant, il devient pilote d’escadrille et meurt dans un combat aérien en mars 1918. Sa carrière fulgurante et sa jeunesse en font un héros aux yeux de la population française. Dès 1919, une affiche qui le représente à l’assaut, dessinée par Victor Prouvé, est placardée dans les écoles à l’instigation du ministère de l’Instruction publique, afin d’ancrer dans les esprits que les enfants de France appartiennent à un peuple intrinsèquement héroïque (Pignot 2012). Néanmoins, à l’issue de recherches pour savoir qui a abattu son avion, il s’avère qu’aucun pilote allemand ne paraît avoir revendiqué cette victoire : a-t-on voulu embellir la mort de ce soldat déjà célèbre en 1918 ? Quelle que soit la réponse, « le petit poilu de Faouët » est entré dans la légende de la Grande Guerre et appartient au mythe de l’enfant héros.
12Émile Gilles (1919), André Fontaine, le capitaine Bornecque et René de Valforie (1920) ou Charles Le Goffic9 l’ont célébré dans leur biographie ou bien leurs articles de journaux ; le peintre Charles Rivière lui a consacré deux de ses tableaux. La biographie de Jean-Corentin Carré serait incomplète si l’on ne se penchait sur la principale source littéraire, son cahier tenu au jour le jour pendant les vingt-deux mois qu’il a passés au front.
Les révélations du carnet de guerre de Jean-Corentin Carré
13Il ne s’agit pas du journal intime d’un adolescent mais d’un carnet de guerre témoignant d’une observation d’une rare acuité. Jean-Corentin Carré décide d’écrire pour témoigner de son passage dans les tranchées, mais aussi des conditions de vie des poilus. Ses carnets ne sont pas destinés à la publication. Le jeune homme lègue son cahier à ses parents comme en témoigne l’épigraphe de couverture :
« En cas de malheur, je désire que ces notes, prises pendant mon séjour à l’armée, soient transmises à mes parents, qui garderont ce cahier en souvenir de leur gosse tombé au Champ d’Honneur » (Fontaine 1919 : 15).
14Ces mots en exergue ont déjà l’allure d’une épitaphe. Du 22 octobre 1915 au 13 juillet 1917, le témoignage ne laisse pas de place aux atermoiements. Jean-Corentin sait adapter sa prose aux circonstances. Le style lapidaire accompagne les annonces de départ pour les premières lignes, les ordres de mission, les sensations rapidement éprouvées. Tout est exprimé avec l’aplomb d’un froid constat et la gravité qui sied aux événements.
« 16 novembre. – Il tombe de la neige, il fait un froid terrible. Pendant toute la nuit, je suis obligé de faire de l’exercice pour ne pas geler. Heureusement que les Boches sont à 500 mètres et qu’ils nous laissent tranquilles » (ibid.).
15Le cheminement du Mesnil-lès-Hurlus à Drouilly est relaté en une phrase qui s’essouffle dans une dernière juxtaposition avant le repos mérité au cantonnement :
« 5 décembre. – Oh cette relève ! dans l’eau bourbeuse nous nous acheminons lentement vers Le Mesnil ; nous nageons dans les boyaux. J’ai de l’eau jusqu’au ventre, de l’eau froide qui me glace […]. Quelques camarades n’ont plus la force d’avancer ; nous les poussons avec la crosse de nos fusils. […] Après six heures de marche et une halte à Saint-Jean-sur-Tourbe, pendant laquelle je puis acheter quelques biscuits aux mercantis, nous arrivons à Somme-Tourbe. Nous embarquons en tracteurs, nous dépassons Châlons-sur-Marne, et nous arrivons dans un petit village appelé Drouilly, sur la route de Vitry-le-François ; c’est notre cantonnement de repos » (ibid. : 16‑17).
16La sensiblerie n’est pas de mise mais il n’oublie rien de ce qui est inhumain ou immoral comme le marché noir des opportunistes « mercantis » de l’arrière-front. Sans jamais se plaindre, il accepte son sort pour sauver la patrie en danger, s’expose audacieusement et brave la mort. Il témoigne de son agacement devant le manque de volonté de l’homme de corvée, « prétendant qu’il lui était impossible de se traîner dans les tranchées » (Fontaine 1919 : 16). Le mépris à l’égard des embusqués afflue sous le modalisateur « prétendre ». Jean-Corentin n’omet pas ses moments de doute et de tristesse car ils n’entament en rien sa valeur de soldat ni ses convictions patriotiques. Il avoue le caractère éprouvant de sa situation dès le 5 novembre 1915 : « Je trouve mes débuts un peu durs » (ibid. : 13), écrit-il. « Pendant un moment, j’ai regretté de m’être engagé ; c’est le seul, du reste, pendant mes vingt-deux mois de front ; l’amour-propre, et non le courage, m’a retenu » (ibid. : 17).
17La remarque intéresse à plusieurs titres : d’abord elle témoigne de cette dialectique du combattant qui lutte contre ses aspirations secrètes au confort pour mieux vaincre ses faiblesses. Ensuite il prend le risque de démystifier cette notion si chère aux propagandistes de l’arrière et des livres de guerre pour enfants. L’angoisse de la mort n’est pas occultée même si elle va à l’encontre d’une éthique de guerre selon laquelle les poilus seraient des chevaliers sans peur et sans reproche. Jean-Corentin Carré trouve un moyen de désamorcer l’angoisse à travers l’humour et la verbalisation.
18Il n’hésite pas à utiliser des onomatopées enfantines pour traduire le bruit du canon – « boum, boum » – qui le réveille en fanfare. Il se morigène de sa réaction et retrace son dialogue intérieur – « Il faudra mon petit que tu t’habitues à cette musique ! » (ibid. : 14) – comme pour ancrer en lui une seconde fois cette impérieuse nécessité. Dans de telles conditions, un homme éprouve un sentiment d’urgence de vivre quand il se retrouve vivant après la bataille. « Je suis abruti et étonné d’être vivant », raconte Jean-Corentin le 1er juin 1916, dans un constat quasi pathologique après un violent assaut. À cet égard, il reprend à son compte les mots de Jankélévitch :
« La joie n’est-elle pas l’exultation qui s’empare de celui dont la mort vient d’être différée ? C’est l’hora incerta qui rend possible une si merveilleuse victoire » (Jankélévitch 1977 : 161).
19À ce stade, le carnet de Jean-Corentin Carré, de par l’exemplarité de son auteur, répond déjà bien aux procédés officiels d’embrigadement des esprits. La simplicité naturelle et le patriotisme éclatant des deux lettres insérées par son biographe confirment la débrouillardise de l’enfant mature et servent surtout le projet hagiographique d’André Fontaine.
L’hagiographie de Jean-Corentin Carré par André Fontaine grâce au témoignage pictural et épistolaire
20André Fontaine biographe témoigne de sa bonne foi en insérant dans son ouvrage les sources qui devraient cautionner son impartialité : iconographie et lettres. Dans un effet de redondance il joint à son livre le tableau de la pièce où est né Jean-Corentin. Pour attester que l’histoire du jeune homme n’est pas une fable, il insère dès la page de garde une photographie de Jean-Corentin Carré en pied, vêtu de son uniforme de fantassin et une autre de sa classe en 1908. Les deux représentations sous-tendent deux idées chères à André Fontaine : la défense de l’école et de la militarisation de l’enfance. La photo du fantassin trouve un écho dans la carte postale qui clôt le livre et couronne l’épopée dans une glorieuse acmé : on y voit Jean-Corentin dans son avion en regard de Jean-Corentin en fantassin. L’autographe écrit au dos de la carte postale est également reproduit afin de souligner les qualités intellectuelles et affectives du jeune poilu qui n’oublie pas son frère. Le témoignage des chefs de Jean-Corentin et les citations dont il a bénéficié servent de bases documentaires. Enfin les propres écrits autobiographiques et épistolaires du héros apparaissent comme les sources les plus fiables.
21Pour asseoir les fondations de son ouvrage, André Fontaine utilise le ciment des deux lettres de Jean-Corentin Carré, qui servent à merveille ses intentions d’inspecteur académique : la volonté d’honorer l’école et l’armée. En effet sa biographie est loin d’être neutre et souligne sans cesse les indubitables qualités d’abnégation et de bravoure du jeune poilu.
22La lettre du jeune homme à son colonel, placée à dessein au début du livre, confirme l’honnêteté et la précocité du fantassin. Ainsi, lorsqu’il prend le pseudonyme d’Auguste Duthoy, né le 10 avril 1897 à Rumigny dans les Ardennes pour s’engager prématurément, le choix de ce lieu de naissance n’est pas anodin mais mûrement pensé : Rumigny étant situé dans la zone envahie, il est impossible aux autorités militaires françaises de contacter sa municipalité pour demander confirmation de l’état civil du jeune homme. Dans sa lettre, Jean-Corentin explique son stratagème et fait part de son désir de servir la France dès son plus jeune âge. Le caractère administratif de cette missive n’enlève rien à sa spontanéité ni à l’aisance du style de l’adolescent de seize ans. Il doit ses talents littéraires et son civisme à son instituteur, comme en témoigne sa seconde lettre destinée à son ancien directeur d’école, monsieur Mahébèze.
23Jean-Corentin y rend hommage à son maître et à l’école de la Troisième République et de la patrie. L’école ne s’est pas contentée de lui donner les bases indispensables de la culture, elle a aussi su lui inculquer le sens du devoir et lui insuffler la morale de l’honneur. Il n’hésite pas à utiliser les hyperboles inhérentes à tout discours patriotique. L’armée ennemie est « formidable » – au sens étymologique, c’est-à-dire qu’elle fait peur – et menace de « ravager et anéantir » (Fontaine 1919 : 24) notre belle terre de France.
24La lettre de remerciements et d’hommage à son instituteur se double d’une leçon de morale à destination des petits écoliers du Faouët, aux futurs soldats et aux lecteurs potentiels. L’orientation de la pensée par l’école est manifeste. Les enfants doivent comprendre « les leçons […] de la même manière » (ibid.) que Jean-Corentin les a comprises. Il s’agit bien là d’une forme de conditionnement à laquelle l’institution scolaire adhère et obéit. L’école apparaît comme le vecteur de la transmission patriotique. Dans la droite ligne d’une tradition républicaine, elle a été l’agent de la transformation de l’élève, de sa maturation puisqu’elle a mué l’enfant en adulte, développant en lui au plus haut point le sens de l’abnégation et du don de soi. Enfin la lettre s’achève en point d’orgue sur une vérité générale rappelant que le sens de la vie réside dans l’engagement. C’est une véritable profession de foi laïque et patriotique. L’enfance est bien ce creuset patriotique, terreau fertile que l’institution scolaire entend faire fructifier, afin que germent l’énergie morale et le désir d’exemplarité civique. Le jeune poilu du Faouët en devient l’allégorie.
25Le poème lyrique inaugural (fig. 1) à la gloire du petit Breton ainsi que les dates repères du titre, « 1900-1915-1918 », se font écho et constituent une mise en abyme du projet auctorial : célébrer l’enfant héros, rappeler les souffrances endurées qui en font un martyr – ce à quoi il n’aspirait pas d’ailleurs –, évoquer son jeune âge et sa pureté grâce à la métaphore du « beau lys de Bretagne », mentionner ses motivations patriotiques, le faire entrer au Panthéon de l’histoire des « grands hommes ». Le travail effectué par André Fontaine atteste de la nécessité de « littérariser » le témoignage pour marquer les esprits juvéniles.
26Cette distanciation entre témoignage authentique et discours encomiastique peut être opérée par les élèves, un siècle après la parution du livre et des affiches propagandistes de la lettre de Jean-Corentin Carré à son maître dans les classes. Cette pratique de discernement répondait d’ailleurs aux finalités de l’enseignement du français en classe de seconde et de première générales, telles qu’elles sont énoncées dans le Bulletin officiel no9 du 30 septembre 201010, ainsi qu’aux objectifs de l’enseignement d’exploration « Littérature et société ».
Enseigner le témoignage en littérature : l’exemple de l’écriture corentine
27L’étude du journal de Jean-Corentin Carré est d’autant plus justifiée qu’il est accessible à tout niveau, du cycle 3 à l’université, et que son examen est transdisciplinaire. Sa postérité via la transmédialité offre des perspectives d’analyse en réseaux, de réflexions inhérentes aux objets d’études de lycée et d’initiation à la recherche universitaire.
Actualisation et contextualisation : phase d’acculturation
28Sujet d’actualité en 2018 et 2019, l’étude doit son intérêt à deux facteurs historiques que sont la date de la mort du héros (1918) et celle de la publication de l’ouvrage d’André Fontaine (1919). La partie émanant de l’inspecteur interroge sur l’esthétique de la réception, le texte et l’« architexte » (Genette 1982 : 7) : poésie, documents iconographiques, notes de bas de page orientent vers une lecture herméneutique soucieuse de délivrer un message propagandiste en 1919. Une recension numérique doublée de la lecture de l’opuscule d’André Fontaine et des hypertextes bédéistes offre un corpus de données exploitables sur les plans littéraire, historique, iconographique et idéologique. Il est ainsi possible :
- de consulter des archives en amont11 pour découvrir une première biographie d’Émile Gilles (1919) préfacée par Charles Le Goffic ;
- d’accéder aux réécritures transmédiales en aval telles que les trois albums de bande dessinée (Bresson & Chouin, 2014a et b ; 2018) parus entre 2014 et 2018 ;
- d’opérer une confrontation littéraire et iconographique entre hypotexte et hypertextes, et de réaliser une veille bibliographique. L’ensemble offre un large spectre d’exploitations de l’œuvre à travers les réécritures.
Réécritures : examen esthétique et éthique
29L’avis des trois biographes de Jean-Corentin Carré est unanime : Émile Gilles, Charles Le Goffic et André Fontaine souhaitent divulguer « la vie de cet enfant sublime », surnommé « Le petit poilu du Faouët », comme le fit Plutarque pour les hommes illustres : « Le Conseil général du Morbihan vient de voter l’inscription à son budget d’une somme de 500 francs, destinée à répandre dans les écoles du département la biographie de Jean-Corentin Carré […] » (Gilles 1919 : 7), rappelle Charles Le Goffic dans sa préface à l’ouvrage d’Émile Gilles.
30La lecture conjointe des œuvres d’Émile Gilles et d’André Fontaine révèle la même variété générique : encarts du diariste au combat, commentaires laudatifs des biographes, insertion épistolaire et de citations à l’ordre de l’armée, mention du poème d’André Fontaine à la gloire d’« un héros de 15 ans », « beau lys de Bretagne et de France » (ibid. : 59-60). Le poème inaugural dupliqué dans le livret de Fontaine en 1919 et servant de captatio clôt le texte d’Émile Gilles. L’intertextualité est notable puisque l’inspecteur a publié un article dans la Revue de France du 25 décembre 1918 avant de commettre son opuscule aux imprimeries Cerf en 1919.
31Les illustrations peuvent également faire l’objet d’analyses tant par leur valeur herméneutique que par leur trait : les trois dessins aux tracés épais du prix de Rome Jean Bouchaud soulignent l’humilité d’une vie provinciale et privée qui s’est insérée dans la grande histoire. Les dessins aux allures de croquis représentent le pays du Faouët, la maison paternelle. Ils contrastent par leur dépouillement apaisant et leur configuration rectiligne en plan large, avec « le dernier combat » de Souilly de Jean-Corentin Carré : celui-ci peint la chute vertigineuse son avion en contre-plongée avec force volutes et lignes torturées. Les deux ouvrages d’Émile Gilles et d’André Fontaine font émerger une sémiotique du témoignage par la variété iconographique : dessins au crayon, photographies, carte postale.
32La mise en perspective avec les trois albums de bande dessinée réalisés par Pascal Bresson chez Paquet, entre 2014 et 2018 (Bresson & Chouin 2014a, 2014b, 2018), atteste de la pérennité du mythe de l’enfant-soldat/enfant-héros, mais témoigne également du détournement de la visée initiale vers une perspective aventurière adaptée au public contemporain, celui-ci n’étant plus sommé d’entrer dans une idéologie patrio-belliciste mais incité à la distanciation et au pacifisme. Les dessins respectueux des uniformes et des situations accrochent le regard par un cadrage en plan moyen sur les scènes de combats ou d’échanges de propos dans les tranchées. Ils soulignent les visages suspicieux des sous-officiers contemplant Jean-Corentin Carré. Les gros plans insistent sur le regard fuyant du héros, un geste de réconfort ou bien le cliché de la bonne bouffarde. Le dessin en contre-plongée restitue une vision à hauteur d’enfant-soldat dans les tranchées. Les conversations exhaussent les points névralgiques de la guerre comme les décisions du quartier général en matière d’attaque, les échanges sur la faim dans les tranchées. Le visage juvénile de Jean-Corentin contraste avec les traits marqués d’officiers barbus et moustachus vociférant leurs ordres. La visée didactique affleure dans les phylactères sur le plan lexical avec le « no man’s land », les shrapnells et l’argot des tranchées destinés à familiariser le lecteur avec une culture de guerre.
33Cette exploration archivistique de l’intime des écrivains méconnus de la Grande Guerre participe de la formation de l’esprit critique, d’un jugement esthétique et de la création littéraire. L’analyse des mécanismes de divulgation, de l’horizon d’attente enfantin et de la fonction iconique d’un livret hybride a mis en avant la conviction patriotique innée et la fiabilité de l’écriture du diariste adolescent que fut Jean-Corentin Carré. L’acceptation de la souffrance et de la mort comme corollaires obligés de la guerre transcende la volonté militante du rapporteur André Fontaine. Jean-Corentin Carré est bel et bien une personne ordinaire, un jeune homme happé par la tourmente de la Grande Guerre. Si le patriotisme l’a conduit à se battre en transgressant la loi et s’il n’est pas le plus jeune engagé (le Britannique Jack Cornwell a été tué à seize ans, le jeune Italien naturalisé français, Désiré Bianco, engagé dans l’infanterie coloniale, est mort aux Dardanelles à treize ans), il n’en demeure pas moins le seul à avoir laissé des souvenirs manuscrits et littéraires de sa participation au conflit. La voix officielle l’a porté au pinacle dans une perspective mémorielle et encomiastique, et, de facto, a contribué à ce qu’Edgar Morin nomme « la fabrication de la renommée » (Morin 1957 : 9). Au témoignage contemporain de la Grande Guerre destiné aux lecteurs de 1919, se superpose celui adressé aux générations futures et aux lecteurs du xxie siècle. La voix auctoriale amplifie l’écho de l’instance narrative comme si l’écriture testimoniale était un éternel palimpseste restant toujours à fixer par le regard d’un nouveau lecteur. Elle signe l’émergence d’une « littérature de non-écrivains » (Coquio 2003) émanant du récit de catastrophes historiques. Le témoignage appelle inévitablement la mémoire afin d’éviter l’oubli des morts aux champs d’honneur, oubli tant redouté et décrié par Dorgelès : « On oubliera […]. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois » (Dorgelès 1990 [1919] : 282). Mais plus encore, l’examen de l’ouvrage d’André Fontaine rappelle que la mémoire de la Grande Guerre des gens ordinaires passe aussi par une irisation du tissu textuel et que « sans une mise en forme proprement littéraire, le témoignage du vécu ne peut atteindre son but » (Prost & Winter 2004 : 142).
Bibliographie
Audoin-Rouzeau Stéphane, 2004. La Guerre des enfants. 1914-1918, Paris, Armand Colin.
Bornecque Henri & Valforie René de, 1920. Les ailes dans la bataille, Paris, Librairie Hachette.
Bresson Pascal & Chouin Lionel, 2014a. Jean-Corentin Carré, l’enfant soldat, t. 1, 1915-1916, Genève, Paquet.
Bresson Pascal & Chouin Lionel, 2014b. Jean-Corentin Carré, l’enfant soldat, t. 2, 1916-1917, Genève, Paquet.
Bresson Pascal & Chouin, Lionel, 2018. Jean-Corentin Carré, l’enfant soldat, t. 3, 1917-1918, Genève, Paquet.
Bruno Giordano, 1877. Le Tour de la France par deux enfants, Paris, Librairie classique Eugène Belin.
Bruno Giordano, 1916. Le Tour de l’Europe pendant la Guerre, Paris, Librairie classique Eugène Belin.
Bulletin administratif du ministère de l’Instruction publique, 1915. Paris, Hachette.
Cazals Rémy, 2002. « 1914-1918 : chercher encore », Le Mouvement social 199, p. 107-108.
Cazals Rémy et Rousseau Frédéric, 2001. 14-18, le cri d’une génération, Toulouse, Privat.
Carré Jean-Corentin, 1915-1918. Journal de guerre [en ligne]. Disponible sur : <https://1914-1918.europeana.eu/en/contributions/11002>.
Chaine Pierre, 2000 [1917]. Les Mémoires d’un rat, Paris, Éditions Louis Pariente.
Chenu Charles-Maurice, 1918. Totoche, prisonnier de guerre. Journal d’un chien à bord d’un tank, Paris, Plon-Nourrit et Cie.
Coquio Catherine, 2003. « L’émergence d’une “littérature de non-écrivains” : témoignages de catastrophes historiques », Revue d’histoire littéraire de la France, 2(103), p. 343-363.
Cru Jean Norton, 1930. Du témoignage, Paris, Librairie Gallimard, coll. « Les documents bleus ».
Dorgelès Roland, 1990 [1919]. Les Croix de bois, Paris, Le Livre de poche.
Fontaine André, 1919. Le plus jeune héros de la guerre. Jean Corentin Carré (1900-1915-1918), Versailles, Imprimeries Cerf.
Genette Gérard, 1982. Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique ».
Gilles Émile, 1919. Le Petit Poilu du Faouët, préface de Charles Le Goffic, Pontivy, Imprimerie Charles Anger.
Guyon Charles, 1915. Les Enfants héroïques, Paris, Larousse, coll. « Les Livres roses pour la jeunesse », 144.
Jankélévitch Vladimir, 1977. La Mort, Paris, Flammarion, coll. « Champs ».
Morin Edgar, 1957. Les Stars, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Le temps qui court ».
Pignot Manon (dir.), 2012. L’enfant-soldat. xixe-xxie siècle, Paris, Armand Colin.
Prost Antoine & Winter Jay, 2004. Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Points, coll. « Points histoire ».
Rousseau Frédéric, 1999. La Guerre censurée. Une histoire de combattants européens de 14-18, Paris, Éditions du Seuil.
Warren Whitney, 1983. Les Guerres de la France au xxe siècle, Paris, Édilec.
Notes de bas de page
1En référence à L’Adolescence clémentine, recueil de poèmes de jeunesse de Clément Marot, dont la structure et les retouches récusent la spontanéité de l’écriture, mais attestent du désir de construire sa vie à partir de l’écriture.
2Le Manuel général de l’instruction primaire a été créé en 1832 pendant la monarchie de Juillet à l’instigation de Guizot, alors ministre de l’Instruction publique. Sa création répond au besoin d’améliorer l’instruction du peuple. Il participe à la formation des instituteurs primaires et contribue à l’efficience de l’enseignement. Il se présente comme une source de renouvellement culturel, d’informations officielles et un guide pédagogique. Il joue le rôle de relais entre les instances officielles de l’État et le public enseignant. En 1840, la partie officielle se détache et forme le Bulletin administratif de l’instruction publique. Le Manuel général de l’instruction primaire est un périodique correspondant au Journal hebdomadaire des instituteurs. Publié par Hachette de 1864 à 1926-1927, il est divisé en deux catégories, une « partie générale » et une « partie spéciale » qui devient « partie scolaire » ou « semaine scolaire ». À partir de septembre 1927, il se divise selon une triple sériation : « partie générale », « partie scolaire », « chronique administrative » nommée ensuite « partie administrative ». Voir en ligne : <https://www.bibliotheque-diderot.fr/>.
3Bulletin administratif du ministère de l’Instruction publique, Paris, Hachette, 1915, p. 536.
4Photographie de Jean-Corentin Carré en uniforme de fantassin engagé au 41e régiment d’infanterie en 1915, sur la page de garde ; photographie des élèves de la classe de Jean-Corentin Carré en 1908 à l’école du Faouët (Fontaine 1919 : 11).
5Citations insérées par André Fontaine au milieu des notes du diariste Jean-Corentin Carré. Ce dernier ne les mentionne que laconiquement au fil de ses remarques journalières. L’inspecteur les retranscrit dans leur intégralité par souci d’édification.
6Le journal manuscrit de Jean-Corentin Carré est détenu à la BNF et se trouve sur le site suivant : <https://www.europeana.eu/portal/fr/record/2020601/contributions_11002.html> [lien valide en mars 2024]. Les lettres originales et manuscrites destinées au colonel et à l’instituteur se trouvent aux archives de Pontivy sur le site <http://archives.pontivy.fr/?id=recherche_grandpublic_detail&open> (Archives municipales de Pontivy, fonds Blayo, 4Z/129_2 : « lettre à M. Mahébèze ») et sur le site <http://www.college-jccarre-lefaouet.ac-rennes.fr/spip.php?page=aff_rub_complet&id_rubrique=1> (« lettre au colonel Treillard »).
7André Fontaine a strictement respecté les propos de Jean-Corentin Carré comme l’atteste le cahier de Jean-Corentin Carré sur le site des archives de Pontivy.
8Voir : <https://www.ouest-france.fr/bretagne/le-faouet-56320/une-exposition-retrace-l-histoire-d-un-heros-5639712> [lien valide en mars 2024].
9Charles Le Goffic a consacré une série d’articles au jeune héros dans La Liberté en octobre 1918.
11Le fonds d’archives de Pontivy est facilement accessible sur <https://archives.pontivy.fr/search/results?q=jean+corentin+carr%C3%A9&scope=all>.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Gens ordinaires dans la Grande Guerre
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3