Faire entendre sa voix. Patriotisme ordinaire et rumeur dans une correspondance de la Grande Guerre
p. 155--177
Texte intégral
À la mémoire du docteur Maurice Cambon.
1De nombreux travaux ont montré l’importance des rumeurs circulant dans les tranchées pendant la guerre de 1914-1918. En quête d’informations, les soldats accueillent ces rumeurs avec plus ou moins de circonspection, en fonction de leur prédisposition à y accorder foi et de la possibilité – ou de l’impossibilité – de recouper les faits rapportés avec ceux qu’ils glanent dans les journaux auxquels ils ont accès, ou que leur fournissent les recrues qui viennent de monter au front. Leur étude dans les correspondances des poilus est intéressante en ce qu’elle permet d’appréhender les relations, de l’adhésion à la distance critique, qu’entretiennent les soldats avec ces rumeurs. On ne doit cependant pas sous-estimer que le fait même d’avoir véhiculé une rumeur tend à induire de la part de l’historien un procès à charge : en propageant par ces échanges épistolaires les « singulières efflorescences de l’imagination collective » (Bloch 1999 : 21), les soldats ne se révèlent-ils pas déjà englués dans les discours officiels ? De façon générale, la lecture des correspondances ainsi que celle des journaux intimes incitent souvent à considérer que les soldats de la Grande Guerre, confrontés dans les tranchées à une épreuve inimaginable – la violence extrême et la mort de masse –, et amenés à mobiliser ce qu’ils ont à leur disposition pour donner du sens à ce qu’ils vivent, ont participé à la diffusion de l’idéologie patriotique produite par l’armée et par la presse (Werth 1993 ; Gilles 2012). Faut-il dès lors supposer que l’on a affaire à des soldats soumis aux représentations dominantes de l’effort de guerre et partageant les valeurs d’héroïsme et de sacrifice qu’elles véhiculent ? Leurs discours seraient-ils à leur insu habités par une autre parole, une parole dont ils ne pourraient se défaire car elle constituerait une réponse à leurs peurs et à leurs angoisses du présent et de l’avenir ?
2On se propose de montrer qu’il convient d’examiner, dans chaque cas, les modes d’entextualisation (Bauman & Briggs 1990 ; Silverstein & Urban 1996) de la rumeur1. Un tel examen peut certes permettre de confirmer une analyse en termes d’emprise d’un système de représentations, dont il faut souligner la pertinence pour de nombreuses correspondances, mais il ouvre aussi la possibilité de l’infirmer, en partie ou totalement, en faisant apparaître l’existence d’une prise de position complexe dans l’acte d’écriture qui provoque la mise en circulation de la rumeur. Il est alors possible d’entrevoir une autre analyse, sensible à la structure polyphonique et argumentative de ce discours épistolaire et rendant justice aux formes de réflexivité qu’il peut contenir, et qu’il cherche à partager avec son destinataire.
3C’est ce mode d’approche que l’on se propose d’illustrer à partir de l’étude d’une rumeur, celle dite de « la conversion du maréchal Joffre », relevée dans une lettre datée du 18 juillet 1915 et extraite de la correspondance d’un poilu lozérien, Félix Nurit2.
Félix Nurit : un instituteur dans la Grande Guerre
4Cet article s’appuie sur des extraits de la correspondance d’un instituteur au front, Félix Nurit. Nous savons peu de chose de celui-ci, sinon ce qu’il dit de lui-même dans ses lettres. Les quelques éléments biographiques révélés par la correspondance permettent d’esquisser le portrait de ce soldat (fig. 1 et 2). Originaire de Lozère, âgé de 26 ans, il est agent de liaison dans un régiment d’infanterie du 16 octobre 1914 au 4 août 1916. Durant ces deux années, il échange une correspondance suivie avec sa « chère petite amie », Noémie Cambon, originaire d’Espalion (Aveyron), elle aussi institutrice. Il meurt au front le 24 août 1916. Avant son incorporation dans l’infanterie, Félix est instituteur à l’école libre, en Lozère. À l’époque, l’enseignement dans une école libre se conjugue facilement avec l’idéal républicain (Becker 1994). Deux photos envoyées à Noémie en septembre 1915 nous le montrent au début de la guerre, la première en civil, la seconde en uniforme.
5Ses lettres donnent l’image d’un soldat sans héroïsme particulier qui s’acquitte de sa tâche sérieusement. Le patriotisme ne fait qu’un avec la foi catholique, un syncrétisme plutôt répandu en ces temps de guerre (Becker 1994). Il ne semble pas faiblir au cours de ces trois années. Cependant, un épisode l’affecte profondément : le 26 mars 1915, en Alsace, un de ses frères meurt à l’assaut. Il tombe malade et perd quelque peu courage. Il maintient toutefois dans ses échanges avec Noémie le ton d’une personne sérieuse et responsable : « Mais je vais reprendre plus de courage encore et, comme lui, je tâcherai de faire bravement mon devoir », lui écrit-il quand il lui annonce cette mort (22 avril 1915). Le sentiment du devoir qui l’habite explique en partie son obéissance en tant que soldat. Pourtant, celle-ci sera mise progressivement à rude épreuve, en raison de la dureté de la vie des tranchées d’abord, de l’obligation d’obéir à des ordres qu’il ne comprend pas ensuite. Il vivra aussi très mal le fait qu’on ne lui accorde pas la croix de guerre : « Les instituteurs sont écartés des promotions », regrette-t-il, en janvier 1916, avec un ton d’amertume plutôt inhabituel chez un homme attentif à présenter à sa correspondante une figure sage, mesurée, courageuse et lucide. Tout indique que le refus de la croix est douloureusement vécu par un soldat qui a, chevillé au corps, le sens du devoir.
6Pendant la Grande Guerre, un nombre considérable de lettres partent chaque jour du front (Roynette et al. 2017). Après la guerre, plus d’un millier de textes paraissent encore – romans, témoignages, poésie, lettres –, comme si ses acteurs avaient voulu transmettre leur expérience « dans une immense prise de parole collective » (Audoin-Rouzeau & Becker 1998 : 148), témoignant ainsi des conditions de vie extraordinairement difficiles endurées au front. Comme nombre de poilus, Félix Nurit subit la terrible expérience de déshumanisation de la guerre, même si elle ne transparaît qu’en filigrane dans sa correspondance. Paradoxalement, c’est souvent un épisode heureux qui nous permet de saisir par contraste combien ce qu’il vit doit être difficile. Dans ses toutes dernières lettres, il mentionne ainsi plusieurs fois un événement survenu lors d’une période de repos à l’arrière en juin 1916. Plutôt que de rester dans des baraquements à l’écart, les soldats préfèrent, quand ils le peuvent, séjourner dans des villages habités (Nicot 2003) où ils peuvent être amenés à participer à la vie civile. C’est le cas de Félix Nurit qui a pu faire la classe à des enfants. Il raconte cet épisode à Noémie dans une lettre datée du 16 juin 1916 :
« du 7 au 15 je suis resté dans un petit village à 1 200 des Boches en qualité d’Instituteur, j’ai fait, quelquefois en pleine mitraille, la classe aux gosses du patelin. car il est encore occupé par les civils. Ces quelques jours sont passés bien vite et m’ont rappelé tant de souvenirs ! Il est temps je crois que la guerre finisse » (lettre de Félix Nurit à Noémie Cambon, le 16 juin 1916).
7Nous savons aujourd’hui que lorsqu’il écrit ces mots, le temps lui est compté. Après une campagne au front de l’Aisne, le bataillon est affecté au front de Verdun. Il se retrouve alors en première ligne et presque aucun homme du bataillon n’en réchappera. Fin août 1916, celui-ci est d’ailleurs dissous3. Avant d’être tué au front, Félix Nurit aura donc vécu un moment heureux dans les cantonnements de repos à Dhuizel, non en tant que soldat, mais en endossant son identité d’avant la guerre, celle d’un instituteur faisant la classe quelles que soient les circonstances, même « en pleine mitraille » comme il l’écrit.
8En ce mois de juin 1916, il sait désormais qu’il a peu d’espoir d’en réchapper. Cependant, il manifeste toujours une grande retenue dans ses échanges épistolaires, et ne voulant pas inquiéter sa fiancée, il préfère évoquer les moments d’accalmie. Les événements dramatiques ne sont que rarement rapportés, ils surgissent dans la correspondance lorsque, écrivant au lendemain d’affrontements particulièrement violents, la tristesse et le découragement l’envahissent.
Le récit de « la conversion du général Joffre »
9Revenons à la lettre du 18 juillet 1915. Félix Nurit va bientôt remonter en première ligne. Il écrit à Noémie Cambon en réponse à sa lettre du 13 juillet, dans laquelle elle annonçait qu’avec l’arrivée des vacances scolaires elle allait quitter le village de Marcillac où elle enseigne pour rejoindre Espalion où réside sa famille. Sa lettre mentionnait un événement miraculeux à Saint-Martin-de-Lenne en Aveyron4. Le récit qu’elle en a fourni a vraisemblablement pour but d’indiquer qu’il faut avoir confiance en l’avenir. C’est pour Félix l’occasion d’introduire à son tour la prétendue « conversion du général Joffre5 ».
10Le « miracle » de la Marne aurait conduit Joffre et son entourage à se convertir au catholicisme6. Cette rumeur a une forte teneur patriotique, mais aussi religieuse (de façon d’autant plus curieuse que l’extrême droite catholique accusera Joffre d’être franc-maçon). La célèbre exhortation du général Joffre à tenir coûte que coûte, prononcée la veille de la bataille de la Marne, se voit réinterprétée selon une geste chrétienne de défense de la France expliquant le « miracle » de la victoire : à son origine figure le nom de « Jeanne d’Arc » qu’aurait prononcé Joffre en conclusion de son appel et qui est perçu comme le signe annonciateur d’une conversion7.
11En rapportant cette rumeur dans une lettre destinée à sa fiancée, et en contribuant, à l’instar sans doute de milliers de poilus, à sa diffusion vers l’arrière, Félix Nurit s’est fait le relais d’un discours mêlant patrie et religion, et visant à transformer en véritable « miracle » la bataille de la Marne, un discours bien fait pour soutenir le moral d’un soldat tout à la fois patriote et croyant. Nous allons voir qu’une telle interprétation ne vaut que si l’on s’en tient au seul contenu de la lettre. Si l’on prend en compte le contexte pragmatique de son inscription dans une correspondance, il apparaît que la parole qui s’y donne à entendre peut difficilement être considérée comme la simple expression d’une doxa car elle met en jeu plusieurs régimes de justification.
12Observons la forme que prend ce récit dans l’espace de la lettre (fig. 3). Félix est presque parvenu à ce moment à la fin de sa missive, ayant écrit au crayon le recto et le verso d’une feuille in-8, soit quatre pages. Le voici qui, tout en s’excusant, se met à griffonner fébrilement dans les marges de la lettre tant au verso qu’au recto de la feuille.
13Faire le récit de cette conversion, de même que l’analyse qu’il en donne, semble donc lui tenir à cœur. Voici ce qu’il écrit :
« De mon côté je vais vous rapporter quelques petits faits presque miraculeux que je vous dis sous toutes réserves et à vous seule d’ailleurs sans porter aucun jugement. D’abord chez moi en Décembre et Janvier soir et matin on voyait s’élever à l’horizon une magnifique étoile portant un faisceau de drapeaux…Je ne m’en suis plus occupé depuis. Mais voici un fait qui a passé inaperçu et qui pourtant est vrai de signification. Je le tiens d’un personnage de l’entourage du Général Joffre : je suis plus bavard que vous, aussi malgré que j’ai serré l’écriture vous serez obligée de lire dans les marges : »
14Félix Nurit poursuit sa narration dans les marges :
« La fameuse bataille de la Marne commença le 3 septembre. Nous étions enfoncés partout. Le 4 le généralissime Joffre lança une proclamation8 vibrante à toutes les troupes et donna comme mot d’ordre : Jeanne d’Arc. Personne ne sait ce qui se passa, mais dès ce jour, dès ce moment Joffre prit confiance. Le même sentiment d’enthousiasme et de confiance gagna les troupes. Les régiments en fuite se rallièrent et malgré les souffrances et les privations de toutes sortes se retournent vers l’ennemi. La bataille n’était pas gagnée, mais elle tourna à notre avantage. On sait la suite – Le Général Joffre protestant disent les uns, du moins ne pratiquant pas se convertit dès ce jour et depuis pratique la religion catholique d’une façon admirable et son amour propre avec au milieu de tout son état-major. Voilà des choses qui seraient en rapport avec ce que vous me dites, mais nous ne sommes pas assez renseignés. On ne peut rien affirmer. Chaque Poilu garde pourtant, quelquefois malgré lui, une confiance inébranlable dans la victoire. Ne m’en voulez pas de vous dire si mal ces choses, et croyez-en aussi ce que vous voudrez. J’ai presque honte de vous envoyer une lettre pareille, mais on parle, on crie à côté » (lettre de Félix Nurit à Noémie Cambon, le 18 juillet 1915).
15Félix raconte longuement un épisode auquel il n’a pas assisté9, et il prend soin d’en préciser la source. Il le reprend d’abord presque entièrement à son compte sans en discuter le bien-fondé10, sous la forme d’un récit11 structuré. Il se compose d’une séquence d’événements qui reflètent l’ordre chronologique – d’abord le début de la bataille de la Marne, la déroute des soldats, puis la proclamation de Joffre, la confiance qui revient, la bataille qui tourne à l’avantage des Français et enfin, en conclusion (« On sait la suite »), la conversion de Joffre12.
16Le récit est sans surprise au passé simple (en alternance avec l’imparfait) – mais inclut plusieurs verbes au présent, reliant ainsi les événements cités à la situation d’énonciation comme dans ces deux extraits : « et malgré les souffrances et les privations de toutes sortes se retournent vers l’ennemi » ; « et depuis pratique la religion catholique d’une façon admirable ». La structure globale du texte est elle aussi propre à la narration : l’introduction au récit – « je vais vous rapporter quelques petits faits » –, la mention de la source, le récit à proprement parler et, enfin, la conclusion – « Voilà des choses qui seraient en rapport avec ce que vous me dites, mais nous ne sommes pas assez renseignés ».
17C’est donc sous la forme d’un récit comportant un événement significatif – « reportable event », selon Labov (2001 : 66) –, de nature mystérieuse, que Félix Nurit choisit de présenter la rumeur de cette conversion. La comparaison entre l’introduction et la conclusion fait apparaître une différence d’appréciation. La première semble indiquer qu’il est, en tant que catholique fervent, prédisposé à croire en la véracité de l’événement alors que la seconde explique que sa raison l’incite aussi à la prudence.
18Au sein de ce récit, une voix semble dominer, celle visant à magnifier la détermination du général et à légitimer l’effort de guerre. Le soldat, au moment de cette évocation, paraît se soumettre à une instance discursive étrangère. En témoignent notamment les emplois du pronom « nous », désignant les soldats, et du déterminant possessif « notre avantage », désignant ceux qui étaient à la Marne mais qui lui permettent de s’inclure par métonymie, en tant que soldat mobilisé. En attestent aussi les adjectifs « vibrante » et « admirable », qualifiant respectivement la proclamation de Joffre et sa pratique de la religion catholique, ou la formule suivante : « Le même sentiment d’enthousiasme et de confiance gagna les troupes. Les régiments en fuite se rallièrent et malgré les souffrances et les privations de toutes sortes se retournent vers l’ennemi », sans doute empruntée aux journaux ou aux déclarations officielles circulant dans les tranchées ou, en tout cas, qui en imite le style.
19De ce point de vue, on pourrait considérer que le discours de Félix est « banal » car il reprend le vocabulaire des journaux. Catholique pratiquant et instituteur animé par l’idéal républicain, il ne lui est guère difficile d’adhérer à une vision patriotique et religieuse de la guerre. La figure de Jeanne d’Arc est à cet égard exemplaire en étant mise en exergue dans le propos rapporté : « Joffre […] donna comme mot d’ordre : Jeanne d’Arc » et se prolongeant en écho avec cette carte postale (fig. 4) envoyée quelques mois plus tard par le soldat13.
20Comme le remarque Ruth Amossy (2005 : 69) à propos d’une lettre d’un autre poilu exprimant la même foi patriotique, « [i]l n’y a pas ici d’effet de polyphonie, mais l’assomption d’un discours ambiant par un locuteur qui a pleinement intériorisé la doxa de son temps ».
21Même si rien ne laisse supposer que certaines formes de narration soient plus « vraies » que les autres, « chaque stratégie de narration [ayant] sa cohérence et sa valeur » (Horne 2005 : 911), pour autant, certains témoignages peuvent avoir plus de valeur que d’autres14. Le discours du soldat peut faire entendre la voix de l’idéologie dominante, mais il peut aussi exprimer sa propre voix en rapportant une expérience vécue (Audoin-Rouzeau 2013)15.
Cultures de guerre et narrations
22L’historien John Horne s’est intéressé à la façon dont l’expérience du front se formule au travers de narrations et se communique à des proches en s’appuyant sur les fragments de lettres contenus dans les rapports du contrôle postal. Il a montré l’évolution au cours du temps de la « culture de guerre » (Horne 2005 : 907)16. En 1914, les soldats souscrivent à l’idée qu’il s’agit d’une guerre de libération nationale et manifestent un fort patriotisme. Peu à peu, avec l’expérience des tranchées et la découverte des horreurs d’une guerre industrialisée, s’expriment dans les récits le désir d’une victoire prochaine qui mettra fin à la guerre et la prise de conscience qu’il faut trouver les moyens de survivre au jour le jour tout en étant préparé à faire le sacrifice de sa vie.
23C’est surtout à partir de 1917, lorsque l’offensive de Nivelle échoue17, que les soldats vont ouvertement remettre en cause les discours officiels sur l’offensive totale qui conduirait à la victoire finale auxquels ils ont jusque-là accordé foi. Horne note (ibid. : 915) :
« Le discours du sacrifice utile était menacé dès le début par la violence de la guerre industrialisée et par l’impossibilité de réussir l’offensive libératrice – ce qui nourrissait le lexique du désespoir que nous avons vu, ainsi que le spectre du sacrifice inutile. »
24Pourquoi les soldats devraient-ils continuer à se sacrifier ? Ce questionnement se retrouve très clairement exprimé chez Félix Nurit, dans cette lettre envoyée en juillet 1916, quelques semaines avant sa mort :
« Aujourd’hui le patriotisme n’existe plus chez le soldat, pas plus que le courage il reste seulement une résignation voisine de l’abrutissement ! d’ailleurs les procédés de nos chefs – mais non je ne veux pas calomnier – ils ne font rien pour faire plaisir au soldat, relever son moral – la plupart du moins » (lettre de Félix Nurit à Noémie Cambon, le 12 juillet 1916).
25À l’instar d’autres poilus excédés par cette guerre épuisante et violente, Félix Nurit, qui a exprimé jusque-là à plusieurs reprises son patriotisme, commence à douter du bien-fondé des opérations avant cette date. Ce qui est vécu dans les tranchées ne peut plus être soutenu par la promesse de la victoire prochaine. Il ne s’agit plus en ce cas d’une culture, mais de diverses cultures qui s’élaborent au pluriel, comme John Horne le souligne :
« Non seulement les “cultures de guerre” s’élaboraient au pluriel, et en termes du vécu des soldats autant qu’en termes de représentations symboliques de la guerre (dans la presse et ailleurs), mais les mutineries dans l’armée (et la crise du moral dans la population civile à laquelle elles furent étroitement liées) marquent les limites de l’investissement dans la guerre. Du coup, on constate un renversement de l’équilibre entre langages officiels et narrations des soldats » (ibid. : 916).
26Ce décalage entre les narrations des soldats et les discours officiels s’est en réalité établi progressivement et l’on peut en voir des traces dans les lettres de Félix Nurit dès 1915. Il est possible cependant que, dans certains cas, les permissions et les périodes de repos à l’arrière estompaient les traumatismes et suscitaient le retour des discours convenus. Horne rend compte d’une telle situation lorsqu’il évoque le témoignage de l’historien Louis Madelin, affecté comme lieutenant à la IIe armée dans le secteur de Verdun et confronté, comme les autres soldats, à l’horreur :
« En fait, L. Madelin observe des hommes désorientés, qui souffrent d’une sorte de traumatisme collectif. Mais ceci ne dure pas. Cinq jours plus tard, un deuxième sondage, effectué par Madelin en raison du bas moral de la division, révèle les débuts d’une narration qui ordonne et rend compréhensible l’expérience récente, avec des valeurs implicites (virilité, courage, héroïsme) qui relient l’épisode de Verdun aux objectifs de la guerre. […] Malgré la persistance d’un sentiment de désarroi répandu, L. Madelin conclut : Le “cauchemar” qui opprimait encore les esprits, il y a cinq jours, s’estompe. Il reste une fierté encore accompagnée d’honneur.’’ » (ibid. 2005 : 912).
27C’est en allant à l’arrière que peu à peu les soldats héroïsent ce qu’ils ont fait, rejoignant ainsi les discours officiels. Il est cependant difficile de généraliser une telle alternance de mise à distance et de reprise des valeurs propres à la culture de guerre. Dans le cas de Félix Nurit, et sans doute pour de nombreux autres soldats, chaque retour en première ligne s’avère de plus en plus difficile. La peur de ne pas en revenir est de plus en plus grande et la justification en termes de sacrifice pour la patrie, de plus en plus difficile à invoquer.
Un point de vue polyphonique sur les correspondances de guerre
28L’étude linguistique de la structure polyphonique des narrations des soldats, et plus généralement de leur correspondance, invite à complexifier l’analyse. Ce sont de multiples voix qui se font entendre dans les correspondances dès le début de la guerre et non pas seulement dans les narrations rétrospectives des récits d’après-guerre. On constate la coexistence de multiples formes de conflits entre les représentations des soldats liées à l’expérience concrète de la guerre, expérience qui s’inscrit dans la durée (Beaupré 2013 ; Heimburger & Patin 2016).
29Les survivants des premiers mois, puis des premières années de la Grande Guerre, en devenant plus expérimentés, se constituent une culture de guerre : survivre à de tels combats suppose en effet l’acquisition d’un certain savoir-faire relatif à la manière de vivre la guerre et sa violence : cela inclut non seulement de savoir se défendre (par exemple, en utilisant un couteau et en pratiquant le corps-à-corps18), mais aussi de tenter d’éviter les blessures trop graves ou l’agonie dans la solitude19. Une discordance inévitable se crée entre les valeurs portées par les discours officiels, comme la foi en la victoire finale et le sens du sacrifice pour la France, et les valeurs issues de cette expérience concrète de survie au jour le jour. Cette discordance confère à l’expérience vécue une dimension réflexive, même partielle. Il n’y a par ailleurs aucune raison de penser que les représentations qui s’amalgament autour de l’expérience de la guerre soient particulièrement cohérentes entre elles. Elles sont convoquées diversement selon les moments vécus par le Poilu : posté en sentinelle la nuit, il peut ressentir de l’empathie envers l’ennemi dont il entend la voix et qui, dans la même situation, regardant les étoiles, doit aussi penser à sa famille. À l’inverse, il peut tout autant éprouver un désir violent de vengeance et être prêt à tuer parce qu’un camarade vient de tomber, abattu par un tireur embusqué.
30Ces représentations issues de la pluralité des expériences de guerre tirent parti des multiples sources de connaissance dans lesquelles les soldats sont amenés à puiser lorsqu’ils écrivent. L’intertextualité caractérise les correspondances de guerre, la matière narrative empruntant aux récits qui circulent sur le front, aux journaux, aux poèmes édités pour les poilus, aux romans qui se publient, etc. Une conception polyphonique du discours rappelle que le sujet écrivant mobilise une pluralité de voix. Le scripteur interagit avec les multiples discours qu’il rencontre, y compris de celles et de ceux avec lesquels il correspond. Le phénomène de l’interdiscursivité dans les correspondances de guerre a été d’ailleurs bien repéré tant par les historiens (Prost & Winter 2004) que les linguistes (Branca-Rosoff 1990 ; Amossy 2005). Ruth Amossy (ibid. : 72) souligne ainsi que « la polyphonie est l’ensemble des voix et des points de vue qu’orchestre la lettre pour agir sur les destinataires : elle engage le locuteur en manifestant ses choix et ses prises de positions ».
Faire entendre sa voix
31Félix Nurit recourt habituellement à un registre ordinaire – en particulier amoureux – dans ses échanges avec sa fiancée. Il en est ainsi dans cette lettre du 18 juillet où Félix sollicite en particulier un échange de photos. Le recours au registre patriotique développé dans le récit de la « conversion de Joffre » est inhabituel. On ne peut le considérer ici comme un simple effet indexical (qui suppose un cotexte congruent) propre au discours d’un énonciateur patriote et croyant. Il faut donc s’interroger sur le sens à donner à cette non-congruence, qui constitue selon Asif Agha un trope interactionnel (Agha 2005)20. L’usage de la polyphonie vise-t-il à transmettre une valeur patriotique – il faut garder la foi et plus particulièrement la foi dans la victoire ? C’est ce que semble indiquer l’ouverture du récit. Les faits feraient sens par rapport à ce que ce soldat vit, et leur dimension miraculeuse conforterait sa foi en la victoire :
« De mon côté je vais vous rapporter quelques petits faits presque miraculeux que je vous dis sous toutes réserves et à vous seule d’ailleurs sans porter aucun jugement. D’abord chez moi en Décembre et Janvier soir et matin on voyait s’élever à l’horizon une magnifique étoile portant un faisceau de drapeaux… Je ne m’en suis plus occupé depuis. Mais voici un fait qui a passé inaperçu et qui pourtant est vrai de signification » (lettre de Félix Nurit à Noémie Cambon).
32On notera cependant dans cet extrait l’adverbe « presque » modifiant « miraculeux » et la restriction « sous toutes réserves et à vous seule d’ailleurs sans porter aucun jugement », de même que l’expression « vrai de signification » plutôt que « vrai » tout court, qui tendent à atténuer la portée du propos.
33C’est dans la conclusion de ce récit que la non-congruence est la plus manifeste. Sont présentes des marques discursives indiquant une prise de distance franche par rapport aux événements rapportés. Au final, Félix Nurit laisse sa destinataire libre de juger l’épisode :
« Voilà des choses qui seraient en rapport avec ce que vous me dites, mais nous ne sommes pas assez renseignés. On ne peut rien affirmer. Chaque Poilu garde pourtant, quelquefois malgré lui, une confiance inébranlable dans la victoire. Ne m’en voulez pas de vous dire si mal ces choses, et croyez-en aussi ce que vous voudrez » (ibid.).
34Le soldat, qui a semblé dans un premier temps rapporter favorablement une telle rumeur, conclut sur une note très réservée.
35Pour comprendre ce basculement, il faut prendre en compte l’ensemble de la lettre car cet extrait vise en effet à contraster deux rumeurs. Un peu plus tôt en effet dans la lettre, le soldat a commenté l’apparition de la Vierge à Saint-Martin-de-Lenne évoquée par sa fiancée. Il l’invite à la prudence et lui conseille d’attendre que les autorités religieuses se prononcent. Croyant et pieux, il n’est pas pour autant prêt à prendre au sérieux des miracles non confirmés, même si la croyance en ces derniers aiderait à reprendre confiance. Il faut alors mesurer que le récit de la conversion de Joffre participe implicitement d’une argumentation précise, et qu’il doit dans un premier temps la présenter sous un jour favorable (d’où l’introduction). Présentant un récit qui peut paraître tout autant et même plus crédible (un témoin et non les journaux), il affirme pourtant que, même dans ce cas, « on ne peut rien affirmer ».
36En rapportant une rumeur, il s’est donc agi pour lui d’indiquer qu’il lui arrive aussi d’entendre des rumeurs « réconfortantes » tout en l’invitant à se comporter comme lui en ne portant « aucun jugement » sur leur véracité. Le récit de la conversion de Joffre se révèle être en définitive un levier rhétorique pour désavouer la pertinence d’une autre rumeur, celle que propage en direction du front sa fiancée, une personne « de l’arrière », tout en veillant à ne pas froisser sa susceptibilité, d’autant que Noémie Cambon avait sans aucun doute pour objectif en la rapportant de réconforter son fiancé en lui donnant des raisons d’espérer.
Un moment réflexif
37En examinant la dimension polyphonique du récit de la conversion de Joffre21, il apparaît donc que ce passage constitue sur le plan dialogique une réponse à une autre construction polyphonique, celle de Noémie Cambon qui, dans sa lettre précédente, a fait le récit de ce qu’il dénomme les « révélations » de Saint-Martin-de-Lenne. Ce point étant acquis, il convient d’examiner avec plus d’attention le passage qui précède ce dernier, comme nous y invite le scripteur lui-même par la formule d’ouverture : « Ceci m’amène à vous parler des révélations de St Martin de Lenne que vous me racontez. » Il s’agit d’une sorte de profession de foi :
« Enfin pour ma part je suis prêt à faire ce qu’on voudra. Je tâcherai pourtant de ne pas m’exposer inutilement, d’être prudent et j’espère qu’avec la grâce de Dieu, la protection de la T.S. Vierge je reviendrai – nous reviendrons Victorieux. Car pour ma part et malgré tous et tout j’ai une confiance absolue dans la victoire finale » (Félix Nurit à Noémie Cambon, le 18 juillet 1915).
38En première analyse, on peut considérer que l’évocation de la Vierge dans cette profession de foi conduit tout naturellement Félix Nurit à commenter l’apparition de Saint-Martin-de-Lenne. Mais il faut noter que le lien est plus profond, comme l’atteste le fait qu’au terme de sa relation de la conversion de Joffre, le soldat revient sur sa profession de foi, en généralisant la confiance dans la victoire à l’ensemble des poilus : « Chaque poilu garde pourtant, quelquefois malgré lui, une confiance inébranlable dans la victoire. » Dès lors que l’on met en regard ces deux passages, l’excursus sur les rumeurs s’éclaire.
39Si Félix a éprouvé le besoin de commenter la lettre de Noémie évoquant en détail une rumeur, c’est que celle-ci lui a paru entrer en contradiction avec la déclaration concernant sa confiance dans la victoire :
« j’espère qu’avec la grâce de Dieu, la protection de la T.S. Vierge je reviendrai – nous reviendrons Victorieux. Car pour ma part et malgré tous et tout j’ai une confiance absolue dans la victoire finale » (ibid.).
40Celle-ci ne procède d’aucune raison extérieure, même surnaturelle. C’est une conviction tout intérieure. Symptomatique à cet égard est la généralisation (Chaque poilu pour je) du second passage indiquant que sa prise de position est sans doute le propre de tout poilu. Ce n’est pas en raison de croyances extérieures – des rumeurs de miracles – que Félix peut garder foi en la victoire, mais parce qu’il lutte au quotidien, dans son for intérieur, contre le découragement et la dépression, et ce, face à l’adversité comme le montre l’expression « malgré tous et tout » dans le premier passage, et, « quelquefois malgré lui », dans le second.
41L’exposition du processus de subjectivation consistant à ne s’autoriser que de soi-même se révèle être la clé de l’entextualisation de la rumeur de la conversion de Joffre. En utilisant cette dernière pour montrer que les « révélations » de Saint-Martin-de-Lenne doivent être prises avec circonspection, Félix remet ainsi en cause, sans l’affirmer explicitement, la visée de l’entextualisation de la rumeur de Noémie.
42En juillet 1915, il ne lui est plus possible d’invoquer des miracles pour tenir bon et croire en la victoire finale. Quant à l’espérance de survivre à la guerre, Félix Nurit sait maintenant qu’il ne doit pas trop y croire et qu’il doit se préparer au pire. Cette lettre représente un moment clé de son cheminement. S’il continue comme dans ses lettres antérieures à se placer sous « la protection de Jésus et de la T.S. Sainte Vierge » et à affirmer que les prières de sa fiancée ont compté dans les moments difficiles, on peut déceler dans cette lettre une volonté de dire vrai. On peut en trouver un indice dans le vacillement dont témoigne la variation pronominale : affirmant d’abord « je reviendrai », il se reprend aussitôt : « nous reviendrons Victorieux ». Au premier abord, la rectification semble indiquer que Félix Nurit préfère s’inclure dans un groupe (la victoire sera nécessairement collective et un énoncé à la première personne du singulier serait inapproprié). Mais la substitution indique en fait qu’il ne peut plus prendre en charge cet énoncé depuis son expérience des derniers combats. La confiance dans son retour à la vie civile, consécutive à la victoire, qu’il manifestait avant la montée au front, n’est pas de mise. La proposition énoncée s’entend davantage comme : « Non, il n’est pas sûr que je revienne mais la France sera victorieuse. » Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes du nous qu’il permet de renvoyer à un groupe incluant le « je » sans que ce dernier soit nécessairement partie prenante du prédicat (Fornel 1994). Comme il le fait souvent dans ses lettres, Félix Nurit formule la philosophie pratique qui guide sa vie dans les tranchées.
43Évoquant la confiance en la victoire finale, Félix préfère faire référence au collectif sous forme du nous ou du distributif (Chaque poilu). La fébrilité avec laquelle cette lettre est écrite, et dont témoigne son écriture, s’explique sans aucun doute par le message qu’il essaie de transmettre à sa fiancée. Entre les lignes, se lit un aveu qui ne peut que se mi-dire, mais que l’analyse énonciative de la lettre dans son entier permet de révéler. Une argumentation produite dans l’urgence, sans plan préétabli, au fil du crayon, et qui convoque la conversion de Joffre pour tenter de transmettre indirectement une forme d’aveu. Cette lettre constitue donc un exemple intéressant permettant de montrer que la polyphonie peut être au service d’un moment réflexif. Convoquant un dire autre, dans les formes mêmes de ce dire (un discours historique au passé imitant un cliché narratif de l’époque) pour le révoquer afin de donner à entendre une position éthique personnelle, celle d’un combattant des tranchées face à la mort : c’est l’aveu du sacrifice consenti, mais sans la croyance dans les vertus de l’héroïsme ni l’exaltation du courage au feu. Jusqu’au bout, Félix fera son devoir. C’est en allant au front porter un ordre qu’il sera tué d’une balle, lors d’une contre-attaque allemande.
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Notes de bas de page
1L’entextualisation est le procédé de transformation en texte écrit d’un fragment de discours oral.
2Cet article est dédié au docteur Maurice Cambon. Il nous a confié cette correspondance que lui avait transmise sa tante, Noémie Cambon, tous deux originaires d’Espalion (Aveyron). Une série d’articles concernant cette correspondance a paru dans Le Bulletin d’Espalion, du 22 juillet au 20 janvier 2015. Une exposition a aussi été organisée à Saint-Côme-d’Olt, intitulée « La guerre des miens », en novembre 2017 et juillet 2018, avec la précieuse collaboration de l’Association de sauvegarde du vieux Saint-Côme.
3On le sait par le journal de son bataillon consulté en ligne sur le site Mémoire des hommes : <https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr>.
4La Vierge serait apparue début 1915 dans ce hameau de l’Aveyron, suscitant un grand émoi dans la région. Il semble que Noémie ait rendu compte de façon détaillée de cet événement dans sa lettre
5Le général Joffre n’est devenu maréchal que le 25 décembre 1916.
6L’expression « le miracle de la Marne » deviendra courante à cette époque. L’Église considérera qu’il s’agit d’un miracle « relatif ».
7On trouve dans le Journal d’un curé de campagne pendant la guerre de Jean Quercy (1915) une lettre envoyée le 9 septembre 1914 par l’un de ses paroissiens avec la mention de ce mot d’ordre : « Puis le 6 on s’est arrêté et le 7 on a commencé à faire front. Hier matin nous savions que ça allait chauffer. Moi j’étais content et j’avais bien confiance parce que par hasard, le mot d’ordre donné par le général Joffre était : Jeanne d’Arc. Avec ce mot d’ordre, on ne pouvait pas être battu. Et je vous assure qu’hier et aujourd’hui on a fait de la besogne. » Dans la préface du chanoine Stéphen Coubé (datée du 12 septembre 1916) du missel Dieu protège la France. Miracle de la Marne, dont le sous-titre est Miracle de la Marne, on trouve le passage suivant : « Or, voici la merveille ! Le 3 septembre, le nom de Jeanne d’Arc donné comme mot d’ordre vole parmi nos soldats, l’ennemi arrête sa marche vers la capitale. »
8La proclamation a eu lieu le 6 septembre 1914 à neuf heures du matin, par un message télégraphié de Vitry et lu sur tous les fronts.
9Par ailleurs, Félix n’a pas vécu la bataille de la Marne et il n’a donc obtenu le récit de sa source présumée que postérieurement. De façon générale, le fait n’est pas rare. Citons par exemple Moïse Hébrard, un soldat évoqué par Annette Becker (1994), qui raconte dans un récit qu’il fait a posteriori sur la Grande Guerre la mort d’un de ses amis pendant la contre-offensive alliée de juillet de 1918 alors même qu’il n’y était pas présent.
10Pour une étude approfondie sur les rumeurs, les fausses nouvelles, les secrets et les mensonges, le front étant à cet égard l’occasion « d’un renouveau prodigieux de la tradition orale, mère antique des légendes et des mythes » (Bloch 1974 : 94), voir Christophe Prochasson et Anne Rasmussen (2004).
11Ce texte présente les caractéristiques d’un récit au sens de la définition minimale qu’en donnent William Labov et Joshua Waletzky (1967).
12On retrouve aussi un schéma narratif classique : situation initiale, élément perturbateur, péripéties, résolution, situation finale qui comporte la conversion de Joffre.
13Sur une autre carte postale de la même époque, Joffre est assis à une table, entouré des figures de Bayard, Jeanne d’Arc et Napoléon. Le texte est le suivant : « Il rêve… et rompant le silence / des voix murmurent dans la rue / des conseils, des mots d’espérance / voix de ceux qui firent la France / et veulent la sauver par lui.
14Rappelons le travail de Jean Norton Cru sur l’enjeu du témoignage de guerre, qui constitue un système de valeurs visant à souligner la qualité d’un témoignage, ou au contraire à en dénigrer la valeur, de façon à démêler le vrai du faux (Cru 1993 [1929] ; Prochasson 2001).
15C’est bien ce que l’historien Audoin-Rouzeau reproche à son grand-père Max, estimant que celui-ci, dans ses lettres à sa femme, fait entendre la voix de l’idéologie dominante et non sa propre voix (Audoin-Rouzeau 2013). L’historien oppose à cette correspondance le récit que fait un jour par écrit son grand-père paternel Robert, de la mort des chevaux dans un bombardement (2013 : 43-44). Il donne ce récit comme un exemple remarquable de transmission d’une expérience vécue, un texte où s’exprime la voix d’un soldat confronté à l’horreur de la guerre.
16La culture de guerre est entendue au sens défini par John Horne : « les représentations du conflit et les valeurs qu’elles affichaient, telles qu’elles étaient relayées par la presse, la politique ou les églises, mais aussi telles qu’elles étaient appréhendées et exprimées par les soldats et les civils eux-mêmes » (Horne 2005 : 907). La notion a d’abord été développée par Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker (1997). Pour une critique du « consentement » patriotique, voir Frédéric Rousseau (2018).
17À la suite de l’offensive du général Nivelle sur le Chemin des Dames en avril 1917, les mutineries éclatent et se multiplient (Horne 2005 : 915).
18Voir Robert Graves (1957 [1929] : 153 et 171) ; voir le chapitre sur la dague de tranchée dans Stéphane Audoin-Rouzeau (2009).
19Voir Robert Graves (1957 [1929]) ; voir aussi la discussion sur les blessures possibles, infligées par les différentes armes, entre les deux poilus avant une attaque dans Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick (1957).
20Asif Agha (2005) a noté qu’il peut y avoir congruence ou non entre l’usage du registre et le cotexte. Il prend l’exemple d’une interaction en Lakhota, une langue amérindienne sioux. Dans cette langue, on constate qu’il existe deux registres, l’un associé au parler des femmes, l’autre au parler des hommes. Lorsqu’un homme s’adresse à un enfant en employant des formes grammaticales associées au parler féminin, son discours prend une tonalité maternelle et affectueuse.
21Ce récit est introduit par « Donc » et fait l’objet d’une conclusion où le locuteur se refuse à prendre en charge la voix de l’autre.
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