Femmes savantes, marraines de guerre, femmes du peuple
p. 141-153
Texte intégral
1Les lettres, les femmes, le deuil. En juin 2018, Le Monde rendait compte de l’exposition « Familles à l’épreuve de la guerre » qui se tenait au musée de la Grande Guerre à Meaux, soulignant que le bouleversement du modèle familial du xixe siècle qu’a engendré le conflit a été rendu particulièrement vivant par « l’abondance de documents intimes qui permett[ai]ent de mesurer la solitude et l’inquiétude provoquées par les séparations, de la mobilisation aux permissions, de l’absence temporaire à la disparition » (Flandrin 2018 : 12). La guerre, un « long sillon de douleurs familiales » selon l’article d’Antoine Flandrin, « cicatrice » inguérissable pour Laurent Veray, dont le film éponyme mobilise le même corpus familial que Femmes sur le pied de guerre (Allorant & Resal 2015), ici augmenté des lettres de leurs cousines artistes parisiennes, pianiste et sculptrice, marraines de guerre, mais aussi, afin de sortir de ce monde privilégié, de la correspondance de l’épouse d’un viticulteur de l’Orléanais, bûcheron au front. Ce corpus est donc composite, particulièrement dans le rapport de ces femmes avec les « gens ordinaires » : la base en est formée des lettres échangées au sein de la famille Resal, dont le père est ingénieur des ponts, directeur de la compagnie du tram de Bordeaux. Eugène et Julie ont six enfants dont quatre fils au front, ils s’écrivent chaque jour, souvent « long », parfois « court ». Ils et elles communiquent également avec leur grand-mère restée en Seine-et-Marne et avec leurs cousines Jozon et Jeanneney, famille de hauts fonctionnaires clemencistes. Ces épistolières sont lettrées, éduquées, cultivées, très bien informées par leurs deux oncles, collaborateurs de Clemenceau, Jules Jeanneney et Georges Maringer, et par l’ami de leur père, le général Lanrezac, grand rival de Joffre depuis l’École de guerre et à l’état-major. Par d’autres relations, elles ont des informations sur la direction des compagnies et les mouvements ferroviaires de troupes. Entre ces écrits « d’en haut » et les lignes « d’en bas », des points de contact entre classes sont offerts par l’hôpital de Bordeaux où vont quotidiennement Julie et sa fille Chérifa, lingère puis infirmière, par l’ouvroir qu’elles créent, par les conductrices de tram, épouses des wattmen d’avant-guerre qu’Eugène Resal emploie pour suppléer à leur manque de ressources. Les « Marraines de guerre » entretiennent un contact affectif, parfois intime, avec leurs filleuls, soldats de base isolés. Entre convenances moralisantes et subversion des codes sociaux, de nouveaux rapports sont expérimentés.
Le regard de femmes de la bourgeoisie patriote sur une guerre inédite1
2Parmi les épistolières de la famille Resal, trois se détachent par leur rôle particulier de relais des informations et de confluence de l’expression des sentiments : Mériem, la sœur aînée, point de ralliement parisien des permissionnaires en vadrouille et confidente de ses frères qui ne lui cachent pas les horreurs de la guerre, l’obsession de la peur de la mort et de la blessure invalidante, avec pour consigne d’épargner leur mère. Elle est aussi la protectrice de ses grands-parents restés dans la maison de famille de La Ferté-sous-Jouarre qu’elle finit par évacuer d’urgence à l’été 1918, choc qui provoque leur décès brutal. Elle sert de passeuse informelle entre les travaux d’enquête des comités secrets du Sénat où agissent sans relâche Jeanneney et Clemenceau, et les informations collectées par le général Lanrezac après la bataille de Charleroi.
3Sa sœur cadette, Chérifa, est la plus en contact avec le peuple et la souffrance des blessés, les soldats ordinaires et coloniaux. Leur mère Julie est la plus représentative de ces « femmes savantes », cultivées et curieuses. Libre, gaie, aimant la danse, le théâtre, l’opéra, la lecture, les réceptions, Julie a voyagé, apprécié les civilisations étrangères. La perte irréparable de son fils polytechnicien Younès, dès la bataille de la Marne, la transforme, bouleverse son caractère, ruine son équilibre nerveux et sa santé déjà fragile. Elle prend le visage de la Mater dolorosa brisée par le deuil, toujours inquiète pour la santé de ses trois fils survivants mais sans jamais les dissuader de reprendre le combat après leurs graves blessures.
4Les filles Resal, sans accomplir les brillantes études de leurs frères, partagent leurs centres d’intérêt, se tiennent au courant des avancées technologiques et participent au culte de la photographie aérienne. Elles fournissent des livres, échangent sur leurs lectures, informent sur les spectacles et sorties, les concerts de musique, l’opéra, le théâtre, et même sur le cinéma avec Charlot soldat.
5Cette correspondance frappe par la véritable religion patriotique qui en émane, ce qui n’exclut pas la lucidité sur le bourrage de crâne, l’impéritie de certains généraux ou sur les travers des postures parlementaires et des controverses stériles. Les changements de ministères, l’attitude des leaders politiques autres que Clemenceau, les bouleversements en Russie, en Grèce, aux États-Unis nourrissent leurs commentaires ironiques.
6Le débat sur le consentement par culture de guerre ou répression apparaît bien conditionné par le milieu social, ses valeurs, les convictions. Dans cette famille de l’entourage de Clemenceau, on « fait la guerre » pour la gagner, pour le droit, pour le droit des nationalités et pour donner un sens au terrible sacrifice. Ne pas récupérer l’Alsace-Moselle, accepter une paix sans vainqueur ni vaincu, ce serait rendre absurdes, vider de sens la perte du fils, les blessures et le handicap des autres. Et toutes tentent de s’abrutir d’occupations, de combattre les vagues de chagrin par le travail. Ainsi dès 1914, le deuil touche doublement la famille, le jeune polytechnicien Younès Resal, ainsi que son cousin notaire, Jacques Jozon, et les trois clercs de l’étude de ce dernier, sont tués.
7En dépit du deuil, la résolution de combattre semble intacte chez Julie Resal au moment où, en 1915, s’engagent ses deux plus jeunes fils : Paul l’aviateur, élève à Sciences Po, et Louis, tout juste sorti du bac, qui devient observateur et entrera à l’École polytechnique après-guerre. Elle écrit à sa cousine sculptrice Jeanne Jozon :
« Je n’ai pas besoin de te dire que ces séparations sont dures, mais chacun fait effort pour ne pas ébranler le courage des autres et ces petits jeunes qui partent avec tant d’entrain vous réconfortent par leur belle confiance et leur résolution à faire de leur mieux » (lettre de Julie Resal à sa cousine Jeanne Jozon, le 29 mai 1915).
8Cette correspondance permet avant tout de mieux saisir l’ensemble des types de rapports au sein d’une famille de la bourgeoisie républicaine ultra-patriote : paternité, maternité, sororité, indirectement conjugalité. Famille très unie, joyeuse et épanouie, les Resal sont d’autant plus durement frappés par le malheur et le deuil dès l’automne 1914, par l’inquiétude de l’absence de nouvelles, par l’angoisse atroce puis l’irréparable certitude du deuil. Le courrier resserre les rangs de la famille dispersée, suspend l’absence, affirme envers et contre tout la solidarité et l’affection. Grâce à la correspondance des femmes s’esquisse le portrait de groupe d’une famille bourgeoise de hauts fonctionnaires, de polytechniciens républicains et passionnément patriotes, imprégnés des pratiques culturelles de leur milieu social. Si elles ont accès par leurs réseaux privilégiés à des sources d’information proches du pouvoir, les femmes de la famille Resal en arrivent à mettre en doute le bourrage de crâne et à déplorer la censure, indigne d’une démocratie.
9Alors que la nature des combats, la séparation territoriale et physique entre le front et l’arrière paraissent réduire le rôle des femmes à celui de soutien moral des combattants, de l’infirmière à la marraine de guerre, de la mère à la sœur, les « munitionnettes » et les « wattwomen » contribuent à l’économie de guerre et répondent à l’appel lancé par le président du Conseil René Viviani dès le 7 août 1914. Toutefois, ces prétendues « doublures », ces « remplaçantes », ne parviennent pas à remettre durablement en cause le « rôle traditionnel des femmes » (Perrot 1984).
10Si l’histoire du genre appliquée a longtemps salué leur émancipation, à la faveur de l’absence des hommes, avec une fierté légitime du « devoir accompli », le retour contemporain de la guerre en Europe, dans les Balkans puis en Crimée, a remis au premier plan les « violences faites aux femmes » et la question du rapport à la culture de guerre, aux passions chauvines les plus exaltées. Dans ce corpus de lettres, des bourgeoises cultivées, ouvertes à la culture artistique et littéraire européenne, se muent en égéries nationalistes, en « femmes sur le pied de guerre ».
11En réalité, les carrières les plus prestigieuses qu’occupent leurs pères, leurs maris, leurs frères, restent barrées à leur ambition, et les discours politiques, familialistes, hygiénistes et natalistes convergent pour leur enjoindre une destinée conjugale et procréatrice, voire une sublimation par le dévouement infirmier.
12Au sein de la noria permanente des lettres entre l’arrière et le front, la voix de la mère, Julie Gratiot-Resal, occupe l’espace principal, « voie sacrée » que bordent les chemins secondaires de ses deux filles et de leur grand-mère. Lignage bourgeois d’avocats, de médecins, de polytechniciens ingénieurs des ponts, cette famille reproduit dans la Grande Guerre une division sexuée des rôles : les quatre fils sont au combat, soutenus inlassablement par la correspondance, les colis, la réception festive, lors de leurs permissions, de trois générations de femmes « unies comme au front ». La grand-mère maternelle a subi l’occupation prussienne de 1870 auprès de son père, leader républicain de la Seine-et-Marne et maire de La Ferté-sous-Jouarre (Allorant et al. 2016) ; sa fille Julie est mariée à l’ingénieur des ponts Eugène Resal, et elle souffre depuis Bordeaux du double éloignement de leurs fils soldats et de ses vieux parents, trop proches des zones de combats (Becker 2012), forcés à l’exode en juillet 1914 comme au printemps 1918. Ses deux filles, Mériem, professeure de piano à Paris, et Chérifa, lingère puis infirmière à l’hôpital de Bordeaux, incarnent deux parcours de jeunes femmes face au bouleversement opéré par la guerre. La voie de l’assistance et du secours est un apprentissage douloureux de la liberté : découverte de la chair à vif de la peau de l’homme, y compris du peuple ou de couleur, par de jeunes bourgeoises préservées de tout par leur éducation. Ce noviciat brutal, corollaire féminin de l’épreuve du feu, répond à l’infantilisation du soldat blessé, diminué, réduit à alimenter le fantasme de l’infirmière consolante : cette « incarnation du dévouement, ange et mère, est le personnage féminin le plus louangé de la Guerre » (Thébaud 1992 : 47‑48).
13Les relations de travail témoignent de la persistance de la hiérarchie des rôles entre les sexes et de la subordination constante des femmes. La protection paternelle de l’ingénieur trouve à s’exprimer envers ses employées du tram de la compagnie bordelaise, pendant que son épouse Julie s’emploie dans les œuvres de charité.
14Mais ce schéma est transgressé : Julie s’immisce dans le fonctionnement de la compagnie et propose avec sa fille Chérifa des toques qu’elles ont conçues pour les wattwomen. Sur le « front de l’arrière », les femmes, socles de la cellule familiale, confrontées à l’épreuve des privations, du deuil, de la perte, portent sur leurs épaules l’essentiel de l’effort de guerre, et ont en partage l’expérience de la séparation, de la pénurie de charbon et d’aliments, de la souffrance : « présence », « gaîté », « entrain » sont ici des thèmes récurrents, comme une litanie en creux de l’absence, de la tristesse, de la séparation.
15Détachées de la pratique religieuse, ces femmes la remplacent par le patriotisme qui seul peut combler l’absence scandaleuse de sens des sacrifices humains, de la mort de jeunes adultes au champ d’honneur. Leurs lettres juxtaposent la vie quotidienne à Paris et à Bordeaux, des jugements de valeur sur les acteurs du conflit, les pays belligérants et le caractère propre de chaque peuple, enfin la foi en la mission civilisatrice de la France républicaine, en des termes proches de ceux de Clemenceau, alors que la barbarie de l’ennemi, diabolisé, rejoue sur les peurs et les traumatismes de 1870. Ainsi la jeune professeure de piano Mériem se félicite de l’attitude de ses élèves :
« Mes petits élèves vont toujours bien ; je crois que tous refusent carrément de jouer de la musique boche, ou la font en grimaçant : c’est très bien, je trouve ! » (lettre de Mériem, le 20 mars 1915).
16Jeune fille curieuse des civilisations étrangères, Julie est devenue une mère vindicative face à un ennemi mis au ban des nations, exclu du cercle de la civilisation européenne, comme si la haine seule la faisait tenir debout.
Marraines de guerre artistes et filleuls « ordinaires » : un « flirt épistolaire » ?
17À l’évidence, les cousines germaines de Julie, Jeanne et Hélène Jozon, petites-filles du bâtonnier de Paris Adolphe Lacan et orphelines de père de l’ancien député gambettiste Paul Jozon, sortent de l’ordinaire de par leur vie et leur personnalité de femmes artistes et célibataires. À la faveur d’un concours lancé par Les Annales politiques et littéraires, Jeanne théorise même le lien entre célibat féminin et émancipation. À la question « Pourquoi ne se marie-t-on plus en France ? », elle avance crânement :
« Les mœurs se sont à ce point modifiées que la jeune fille naïve d’autrefois progressivement et rapidement a fait place à un être non moins charmant, mais conscient de son rôle avant d’avoir à le remplir, capable de se comparer moralement et intellectuellement à l’homme qu’elle épouse, sachant le juger, le blâmer, avertie des dangers qu’elle court, surtout en état de diriger sa vie sans le secours du mâle. […]
Actuellement, le spectacle d’une femme seule vivant dignement de ses propres ressources intellectuelles et morales rend bien davantage affligeant et pénible celui qu’offre un mariage mal assorti où chaque contracté dupé dans ses espoirs de bonheur à deux souffre solidairement auprès d’un être dont il avait espéré et attendu le bonheur. »
18Jeanne Jozon s’applique à elle-même cette philosophie de vie. Grande sculptrice Art nouveau, peintre de paysages bretons, aquitains et tropéziens, elle participe à l’effort de guerre en créant des jouets français, ersatz des importations « made in Germany » de la Belle Époque. Ses jouets en bois et en carton sont d’ailleurs exposés à New York en novembre 1917 sous les auspices du Lafayette Fund et grâce à l’organisation de la La Vie féminine.
19À l’automne 1915, la litanie des atroces disparitions se poursuit, et les courriers des femmes traduisent la souffrance en troubles corporels : vertiges, « oppression ». Un grand scepticisme s’étend sur toutes les informations filtrées, et la mère de Jeanne et d’Hélène, Marie Lacan-Brisson2, en convalescence à Royan, se résigne à penser que la guerre va durer tout l’hiver 1915-1916 et peut-être au-delà : « Nous prenons L’Écho de Paris pour varier, je crois cependant que tous ces journaux se valent, on n’est guère au courant de ce qui se passe3. » Les nouvelles, y compris des connaissances, prennent parfois des chemins étonnants. Ainsi, amie d’Hélène et fiancée de son frère Robert, Lucie, bloquée à Copenhague, déplore le fait de ne pouvoir revenir en France des mines et des sous-marins, et, à défaut de tricoter pour les soldats, elle tente de profiter d’être dans un pays neutre pour passer des nouvelles des populations des départements envahis4. Mais la séparation devient encore plus cruelle quand elle prive d’accompagner l’être aimé lors de ses derniers instants, et elle se transforme ainsi en remords qui taraudent la jeune Lucie, fiancée de Robert qui meurt de maladie en 19175.
20Hélène, pianiste, est marraine de guerre. Nous possédons uniquement les réponses de ses filleuls, ces hommes d’en bas, « gens ordinaires », qui écrivent maladroitement aux femmes d’en haut. Ce « flirt épistolaire », très recherché des poilus isolés de leurs familles, s’accompagne parfois d’annonces un peu légères, suspectes d’incitation à la débauche aux yeux de la bonne presse et des associations moralistes. La marraine de guerre, louée en 1915 par l’opinion patriote, puis suspectée voire vilipendée, est passée brutalement de l’incarnation du dévouement à la femme légère soupçonnée de salir par sa dépravation l’héroïsme viril des soldats (Le Naour 2002 : 66). La marraine présente l’intérêt de bouleverser les lignes, de transgresser les rapports sociaux habituels. Exceptionnellement, la bourgeoise peut échanger avec un homme du peuple, souvent d’un autre département, d’une profession et parfois d’une génération différente, d’où la caricature de la vieille fille qui se vengerait d’une vie de solitude par une conquête tardive. Les filleuls bénéficiaires sont « deux fois séparés » : il s’agit de recréer une vie de famille pour les soldats privés de tout contact physique avec leurs proches, mais aussi sevrés de nouvelles, de courrier et de colis. Souvent du côté de la marraine, la compensation est présente, le désir de substituer un pauvre inconnu au frère, à l’époux, au fils ou au père tombé (Vismes 1918). Chez Jeanne et Hélène Jozon, le deuil est triple : orphelines de père depuis 1881, elles ont perdu de maladie leurs deux frères, Maurice et Robert, en 1911 et 1917. Leur cousine, Julie Resal, entretient également des liens avec un filleul après la mort de son fils Younès, alors que leur oncle, Marcel Jozon, ancien vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées, est administrateur d’une œuvre pour orphelins. Plus de 70 000 poilus isolés bénéficient du soutien des différentes associations apparues en janvier 1915, mais le marrainage décline en 1916 du fait de scandales médiatisés, de la déception de rencontres frustrantes, du discrédit jeté par une campagne de presse qui dissuade les jeunes femmes bourgeoises craignant d’apparaître comme débauchées. Mère, sœur, fiancée, amante, le statut de la marraine est d’emblée ambigu, et les cartes postales, le vaudeville et le roman se moquent de la vieille fille couperosée, ou à l’inverse lascive, prête au « flirt sur le front », assimilée à une prostituée, voire à une espionne, une Mata Hari doublée d’une propagatrice de maladies vénériennes. L’opinion peine à accepter que le soldat ait besoin de réconfort, surtout celui d’une femme libre, qui exprime ses sentiments par lettre sans contrôle, sans tuteur masculin. La marraine, comme la femme célibataire, inquiète, elle perturbe.
21Hélène Jozon-Brisson entretient des relations épistolaires avec trois filleuls, Jules Boulet d’avril 1917 à mai 1918, et surtout plus régulièrement et durablement avec deux frères, Charles et Henri Van der Meeren, d’avril 1916 à la fin de la guerre. Jules Boulet s’inscrit nettement dans le deuil de Robert Jozon, le frère mort à 38 ans, le faire-part de son décès est l’objet de la réponse du filleul qui s’attriste :
« Chacun a sa peine, il y en a pour tout le monde. […] Je prends part avec vous de votre chagrin car vous êtes pour moi une mère car je n’est que vous pour me donner du Secours » (lettre de Jules Boulet à sa marraine Hélène Jozon-Brisson, le 19 avril 1917).
22Les échanges avec Charles et Henri Van der Meeren sont plus approfondis car Hélène fait le lien avec leur famille, fait passer des photographies et des messages6. Henri exprime à Noël 1915 sa lassitude de la saleté permanente et sa participation à une trêve temporaire avec la tranchée d’en face7. Hospitalisé en juin 1916, il est heureux que sa marraine transfère des photos à sa femme, sa fille et ses parents. En août 1916, il s’excuse d’avoir pleuré la première fois qu’il est venu chez elle quand elle lui a donné une photo de sa famille8. Elle leur envoie du linge et des mandats de quelques francs. Une fois n’est pas coutume, le roman épistolaire se termine bien, Henri retrouve sa famille, rapatriée, et peine à reconnaître sa fille et sa femme, amaigries par trois années passées dans les caves et dans les privations, mais il s’inquiète encore davantage pour ses vieux parents restés au pays au milieu des destructions.
La guerre au village : carences matérielles et affectives d’une viticultrice qui « tient la queue de la poêle »9
23La correspondance conjugale de Gabriel et Alice Bergerat, viticulteurs dans le village de Chécy près d’Orléans, nous change de monde sur tous les plans : pratique catholique régulière, résignation et lassitude morale face à la guerre qui s’éternise, mais s’agit-il pour autant de « gens ordinaires » ? L’aspiration au savoir, à la qualité d’écriture, le recours à l’humour et à l’esprit critique sont frappants, éloignés des messages sibyllins des cartes postales. C’est une aristocratie villageoise fière, ambitieuse, portée par la proximité de la grande ville. Toutefois, le recours à l’écriture pour dire ses sentiments n’a pas le naturel de la pratique bourgeoise, les formules finales de réassurance affective sont timides (« je t’embrasse de tout cœur »), et parfois l’imagination manque : « Ce que je t’en dis, c’est pour garnir ma lettre, car il y a des jours où on ne sait pas quoi mettre10. » Leurs préoccupations quotidiennes sont plus obsédantes, mais tout le monde parle salaires, rationnement, privations, et les nouvelles du front sont tout aussi prioritairement attendues avec anxiété.
L’écrit dans une famille de vignerons-propriétaires au pays de Péguy et de Genevoix
24En 1911, Chécy est repassé en dessous des 1 700 habitants à la suite des grandes inondations décennales, de la fin de la batellerie de Loire et de la crise du phylloxéra qui a ruiné une grande partie du vignoble, même si les vignerons y représentaient encore 40 % des actifs villageois, dont une majorité de propriétaires.
25Le père a son certificat d’études et a suivi pendant deux ans les cours de l’école municipale professionnelle d’Orléans. En revanche, son fils n’a pu avoir cette chance, sa mère poussant le souci d’égalité jusqu’à ne pas privilégier l’un des trois enfants au détriment de ses deux filles. Il doit se contenter de cours particuliers auprès du curé de Chécy qui lui enseigne le latin. Cette frustration de ne pas avoir une instruction plus poussée se manifeste par un souci de la belle écriture, une maîtrise de l’expression écrite et une aspiration à la culture.
26La propriété paternelle est modeste, inférieure à cinq hectares : cela vaut au propriétaire le sobriquet de « petit guéret », c’est-à-dire de petite exploitation au repos, qu’on a biné mais qu’on ne cultive pas. À côté de la vigne, les cultures maraîchères, d’asperges et de haricots verts, assurent un apport complémentaire saisonnier. La famille possède un cochon et, signe de relative aisance, un cheval. Pour palier la perte de bras due à la mobilisation du père, la mère est d’abord secondée par son beau-père et par son fils jusqu’à son départ en 1916, puis par un journalier. Un agenda est tenu pour les plantations et pour le revenu des ventes.
27Sur le plan des engagements politiques et des pratiques religieuses, la famille Bergerat appartient à la société catholique. Le grand-père a été adjoint au maire, le marquis de Saint-Paul, figure de la droite orléanaise à la Belle Époque, opposant au leader radical Fernand Rabier. Très croyant et pratiquant régulier, il a œuvré dans différentes associations, du secours mutuel au syndicalisme agricole. En revanche, originaire de la commune « rouge » de Bou, Alice Bergerat, Picault de son nom de jeune fille, aurait lavé la maison à grande eau le dimanche matin dans l’espoir d’empêcher son époux de s’habiller pour la messe… Leur famille est soudée, Gabriel et son épouse sont des cousins éloignés. La séparation durant le conflit leur pèse d’autant plus.
28Ce corpus de lettres se compose en majorité des échanges multihebdomadaires entre Gabriel Bergerat père, né en 1873, mobilisé dans la territoriale dès la déclaration de guerre, affecté à un régiment du génie en tant que sapeur-bûcheron, puis comme infirmier, et son épouse, Alice, avec fréquemment des cartes postales insérées dans la même enveloppe à destination du fils et des deux filles. Le père conserve la totalité des lettres reçues de sa femme et de ses enfants, comme son épouse garde précieusement les lettres de son mari et de son fils Gabriel.
29Alice écrit à son mari pour s’inquiéter de son nouveau changement de cantonnement, et elle lui relate le flot des réfugiés qui « arrivent tous les jours », poussés par l’offensive allemande, « pauvres gens sur la paille c’est le cas de le dire », logés dans la salle communale. L’épouse déplore aussi la déprise agricole liée au manque de bras, avec des accents pacifistes11.
30La guerre provoque également le manque affectif des enfants privés de père, telle la petite Madeleine. Conscient de cette douleur, Gabriel lui écrit le 26 juin, mais, faute de temps et pour profiter du départ imminent du courrier, une carte postale qui représente l’église Sainte-Madeleine de Troyes et qui ne comporte que des éléments matériels très rassurants sur son installation et sa santé. En revanche, à sa femme, il s’ouvre de sa lassitude et de son sentiment de tristesse face au dur labeur de ses parents, contraints de reprendre les tâches paysannes les plus lourdes en son absence. Il trouve tout de même le loisir de plaisanter en promettant à Alice de faire fortune à son retour en piochant toutes les terres12.
31Proches de la cinquantaine, les époux anticipent un changement de leurs activités et leurs relations évoluent également. Alice constate : « En attendant, c’est moi qui tiens la queue de la poêle », et elle doute de l’efficacité de la bonne volonté de son mari qui veut tout entreprendre en même temps : « c’est sans doute qu’il t’a poussé une autre paire de bras, et que tu vas revenir avec quatre », celui-ci oubliant selon elle que la « culture est un métier trop rude » et que la vie des paysans les condamne « au travail à perpet13 ». Alice s’inquiète surtout pour les vendanges, non du prix de vente des vins car « le monde a grand soif », mais du personnel dont elle dispose : « Les hommes s’esquintent et les femmes se lassent, les enfants travaillent avant l’âge. »
32Sa femme lui décrit la situation matérielle, les difficultés du quotidien, la cherté des produits de base, surtout de la nourriture : « […] la viande à 3 fr la livre, les œufs 4 fr la douzaine, les gros fromages 35 à 40 sous14. » Elle se plaint de la complexité à trouver des femmes de journée pour l’accolage, en dehors des évacuées qui ne connaissent pas ce travail et dont l’aide ne serait « guère avantageuse ». La lassitude morale perce : « Si cette misère dure encore l’année prochaine, je me demande comment on s’y prendra, ce sera à n’y plus tenir15. »
33La guerre, contrairement au slogan « Unis comme au front », nostalgie illusoire, entretenue par les associations d’anciens combattants, d’un appel à la fraternité des tranchées, n’efface pas plus les différences sociales et culturelles que la séparation des genres. Un tel corpus se situe en contrepoint aux traces et écrits du for privé des « gens ordinaires », du côté principalement des femmes savantes, de bourgeoises cultivées ou artistes, républicaines et patriotes proches de l’entourage de Clemenceau. Si leurs sentiments ou positions ne sont en rien généralisables, elles sont caractéristiques d’un milieu particulier qui n’évoque qu’indirectement les « gens ordinaires », conductrices de tramway, personnel soignant de l’hôpital. Le point de contact est toutefois créé par l’institution des marraines de guerre qui voit ces femmes écrire à des combattants ordinaires privés de contact avec leur famille restée dans un département occupé.
34Enfin, femme du peuple, Alice, l’épouse du viticulteur du val de Loire, appliquée à bien écrire, incarne une épistolière intermédiaire entre les élites lettrées et les « gens ordinaires », de cette catégorie centrale décisive dans l’évolution de la société française, des « couches nouvelles » de Gambetta aux classes moyennes de l’expansion des Trente Glorieuses ; une femme qui aspire à la paix et à l’accès à la consommation, et aussi à davantage de liberté dans sa vie.
Bibliographie
Allorant Pierre & Resal Jacques, 2015. Femmes sur le pied de guerre. Chronique d’une famille bourgeoise durant la Grande Guerre (1914-1918), Lille, Éditions du Septentrion.
Allorant Pierre, Allorant Salomé & Resal Jacques, 2016. La République au défi de la guerre. Lettres et carnets de l’Année terrible (1870-1871), Amiens, Encrage, coll. « Vécus ».
Becker Annette, 2012. Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre, populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Hachette, coll. « Pluriel ».
Flandrin Antoine, 2018. « Le long sillon de douleurs familiales laissé par la Grande Guerre », Le Monde, jeudi 7 juin 2018.
Le Naour Jean-Yves, 2002. Misères et tourments de la chair. Les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, coll. « Historique ».
Perrot Michelle, 1984. « Sur le front des sexes : un combat douteux », Vingtième Siècle, 3, numéro spécial, « La guerre en son siècle ». En ligne : <https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1984_num_3_1_1692>.
Thébaud Françoise, 1992. « La Grande Guerre. Le triomphe de la division sexuelle », in Duby G., Perrot M. & Thébaud F., Histoire des femmes en Occident, t. v, Le xxe siècle, Paris, Plon.
Vismes Henriette de, 1918. Histoire authentique et touchante des marraines et des filleuls de guerre, Paris, Perrin.
Notes de bas de page
1Pour cette partie consacrée à la famille Resal-Jozon, tous les extraits de lettres sont issus du fonds Jacqueline Jozon.
2Marie Lacan, veuve en 1881 du député gambettiste Paul Jozon, se remarie au banquier et maire radical de Bourges Eugène Brisson, avec lequel elle a deux filles. Il la laisse veuve pour la seconde fois, avec six orphelins de père.
3Marie Lacan à sa fille cadette Hélène Jozon, Royan, le 25 septembre 1915.
4Lettre de Lucie Lakmé à Hélène Jozon, Copenhague, le 20 mars 1915.
5Lettre de Lucie Lakmé à Hélène Jozon, Copenhague, le 28 août 1917.
6Charles Van der Meeren à sa marraine Hélène Jozon-Brisson, le 4 août 1915.
7Charles Van der Meeren à sa marraine Hélène Jozon-Brisson, le 17 décembre 1915.
8Henri Van der Meeren à sa marraine Hélène Jozon-Brisson, le 15 août 1915.
9Pour cette partie consacrée à la famille Bergerat, tous les extraits de lettres sont issus du fonds Monique Ouvrard-Papadopoulos.
10Lettre d’Alice à son mari Gabriel Bergerat, Chécy, le 4 juin 1918.
11Lettre d’Alice à son mari Gabriel Bergerat, Chécy le 8 juin 1918.
12Lettre de Gabriel Bergerat à son épouse Alice, le 24 juin 1918.
13Lettre d’Alice à son mari Gabriel Bergerat, Chécy le 20 juin 1918.
14Lettre d’Alice à son mari Gabriel Bergerat, Chécy le 14 juin 1918.
15Lettre d’Alice à son mari Gabriel Bergerat, Chécy, le 10 juin 1918.
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Gens ordinaires dans la Grande Guerre
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