Les grammaires cognitives
p. 73-98
Texte intégral
Introduction
1On regroupe sous l’appellation « grammaires cognitives » un courant de recherche en linguistique qui est né dans les années 1980, sur la côte Ouest des Etats-Unis. Les principaux tenants de ce courant l’appellent plus volontiers « linguistique cognitive », mais nous avons ici préféré éviter ce terme, qui peut porter à confusion puisque d’autres courants, radicalement opposés, comme celui des grammaires génératives, revendiquent aussi cette étiquette1.
2Ce courant a rapidement acquis une large audience internationale, grâce notamment aux textes fondateurs de quatre auteurs : Ronald Langacker, avec le premier tome de Foundations of Cognitive Grammar (Langacker 1987) ; Leonard Talmy, avec deux articles essentiels : « Lorce Dynamics in Language and Thought » et « The Relation of Grammar to Cognition » (Talmy 1988a et 1988b), articles repris dans l’ouvrage récent Towards a Cognitive Semantics (Talmy 2000) ; Georges Lakoff, avec Women, Fire and Dangerous Things (Lakoff 1987) ; et enfin Gilles Fauconnier, avec un ouvrage écrit d’abord en français, Espaces mentaux (Fauconnier 1984), aussitôt traduit en anglais (Fauconnier 1985), et réédité par la suite avec une nouvelle préface (Fauconnier 1994).
3Ce courant s’est solidement structuré avec notamment la création d’une association (International Cognitive Linguistics Association) qui organise une conférence internationale régulière, édite une revue (Cognitive Linguistics) depuis 1990, et une collection (« Cognitive Linguistics Research », une quinzaine d’ouvrages parus à ce jour). Il s’est étendu et renforcé, avec un grand nombre d’études portant sur les langues les plus diverses, et aussi de nouvelles contributions théoriques qui ont élargi les approches fondatrices : on peut ainsi citer, entre autres, les ouvrages d’Eve Sweetser (From Etymology to Pragmatics, 1990), d’Adele Goldberg (Constructions – a Construction GrammarApproach to Argument Structure, 1995), ou de Mark Turner (The Literary Mind, 1996).
4Les fondements théoriques des grammaires cognitives reposent sur quelques principes, lesquels donnent à ce courant son unité et son originalité. En premier lieu, l’activité de langage, tout en ayant ses spécificités, doit être régie par des mécanismes cognitifs généraux, à l’œuvre dans toutes les activités cognitives. Ainsi, par exemple, comme nous aurons l’occasion de le voir plus en détail, l’opposition gestaltiste entre figure et fond se retrouve dans l’organisation des énoncés linguistiques. Plus généralement, la perception visuelle et l’expérience sensori-motrice jouent un rôle central dans la compréhension de la structure sémantique du langage.
5Il y a donc sur ce point une opposition radicale avec les conceptions fodorienne et chomskienne des relations entre langage et cognition. Le langage n’est pas une faculté autonome innée, dont les propriétés computationnelles seraient uniques et singulières, sans équivalent dans le reste du système cognitif. Comme l’écrit Langacker (1987 : 12-13) :
« Le langage est partie intégrante de la cognition humaine. Pour rendre compte de la structure linguistique, il faut donc se rattacher à ce que l’on connaît des processus cognitifs en général, même si l’on fait l’hypothèse d’un « module » spécifique du langage (Fodor 1983) ou d’une faculté de langage [en français dans le texte] innée. Si une telle faculté existe, elle est malgré tout englobée dans un cadre général de nature psychologique, car elle est le fruit de l’évolution et de la mise en place de structures d’origine moins spécialisée. Même si les plans d’élaboration des capacités langagières sont génétiquement codés dans l’organisme humain, leur réalisation comme système linguistique complètement spécifié au cours de l’acquisition du langage et leur implementation dans l’utilisation quotidienne du langage dépendent clairement de l’expérience et sont inextricablement liées à des phénomènes psychologiques de nature non spécifiquement linguistique. Il n’y a donc aucun argument solide en laveur d’une dichotomie radicale entre l’aptitude linguistique et les autres aspects de l’activité cognitive. Au lieu de se raccrocher au moindre indice confortant à première vue la thèse de la singularité et de l’isolement du langage, il vaudrait mieux travailler plus sérieusement à l’intégration des acquis de la linguistique et de la psychologie cognitive. » (Traduit par B. Victorri)
6En conséquence, les grammaires cognitives rejettent totalement la primauté et l’autonomie accordées par les grammaires génératives à la syntaxe. L’étude des structures syntaxiques n’est pas une finalité en soi, qui permettrait de découvrir l’essence même du langage. Au contraire, les constructions syntaxiques sont, au même titre que les autres éléments constitutifs des langues (les unités lexicales et grammaticales), des structures symboliques, porteuses de sens, qui contribuent à la signification globale des énoncés.
7C’est donc la sémantique qui est placée au cœur du dispositif. La finalité du langage est de construire des structures sémantiques complexes, que Talmy appelle « représentations cognitives », Langacker « structures conceptuelles » et Fauconnier « espaces mentaux ». L’étude de la grammaire consiste à rendre compte de la manière dont les unités linguistiques, sortes de « briques » élémentaires symboliques, se combinent pour produire des représentations complexes. Chaque différence de forme correspond à des différences dans la représentation construite. Ainsi, pour Langacker (1987 : 39), les deux énoncés suivants n’ont pas le même sens :
(1) He sent a letter to Susan
(2) He sent Susan a letter
8Même s’ils décrivent le même événement, ils ne le présentent pas de la même manière : l’énoncé (1), à cause de la préposition to, met en relief la trajectoire de la lettre, alors que l’énoncé (2) met l’accent sur le résultat de l’action, la possession de la lettre par Susan. Ces différences de focalisation (de « profilage », dans la terminologie de Langacker) doivent faire partie intégrante de la description sémantique de ces deux énoncés. Deux paraphrases, aussi proches soient-elles, n’ont donc pas la même représentation sémantique associée. A fortiori, deux énoncés de deux langues différentes sont irréductibles l’un à l’autre : comme on le voit, on est à cent lieux de la thèse chomskienne d’une « grammaire universelle » commune à toutes les langues, dont la diversité apparente se réduirait à de simples différences de valeurs d’un petit nombre de paramètres. Cela étant, il existe aussi pour les grammaires cognitives des aspects universels du langage : ce sont ces mécanismes cognitifs généraux qui sont à l’œuvre quelle que soit la langue, et qui s’appliquent au matériau linguistique spécifique de chacune d’elles.
9Les relations entre langage et cognition ne sont pas à sens unique. Si la connaissance d’autres activités cognitives, comme la perception, permet de mieux comprendre des phénomènes purement linguistiques, inversement l’étude du langage peut révéler des modes de fonctionnement qui s’appliquent à d’autres activités cognitives. La linguistique peut donc aider, en retour, à mieux comprendre le fonctionnement de l’esprit. C’est ainsi notamment que Lakoff défend l’idée que le mécanisme de la métaphore, loin de se limiter à un phénomène observable dans le langage, constitue en fait un mécanisme cognitif très général, à l’œuvre dans tous les domaines de la pensée, y compris le développement des sciences mathématiques (Lakoff et Nuñez 2000). De même, Fauconnier (1997) considère que sa théorie des espaces mentaux peut rendre compte des opérations impliquées dans le raisonnement en général.
10Il n’est bien sûr pas possible ici de décrire l’ensemble des travaux développés ces vingt dernières années dans le cadre des grammaires cognitives. Nous avons donc choisi de nous centrer sur quelques aspects, particulièrement significatifs, qui, du moins nous l’espérons, donnent un aperçu de l’étendue et de la richesse de cette approche. Il n’est pas possible non plus de présenter individuellement les travaux des divers auteurs ; nous allons nous appuyer tantôt sur l’un, tantôt sur un autre, de manière à montrer avant tout la cohérence et l’unité de ce courant de pensée, au risque de gommer les différences, parfois importantes, entre leurs approches respectives.
Le sens grammatical
11S’appuyant sur la distinction classique pour les unités linguistiques entre classes ouvertes (noms, verbes, etc.) et classes fermées (prépositions, déterminants, etc.), Talmy (2000, vol. I : 21) définit deux « sous-systèmes » au sein des langues, qui ont des fonctions sémantiques nettement différenciées : le sous-système grammatical, qui détermine la structure de la représentation cognitive évoquée par un énoncé, et le sous-système lexical, qui en détermine le contenu.
12Le sous-système grammatical, qui fait l’objet de cette section, contient donc les morphèmes grammaticaux (libres ou liés), tels que les prépositions, les conjonctions, les flexions nominales et verbales, etc. Mais il ne se limite pas à ces morphèmes. Il comporte aussi des éléments plus abstraits, tels que les catégories grammaticales (parties du discours), les sous-catégories (le fait pour un nom d’être massif ou comptable, par exemple), les fonctions syntaxiques (sujet, objet, etc.) et les constructions syntaxiques (l’ordre des mots, notamment). Ainsi, la distinction est plus subtile que celle qui est opérée traditionnellement. Un mot comme chien, par exemple, présente à la fois des aspects grammaticaux et lexicaux. En tant que nom comptable (caractéristique qu’il partage avec des mots comme chat, table, arbre, etc.), il relève du sous-système grammatical. Et c’est uniquement en tant que lexème• possédant un contenu sémantique qui l’oppose aux autres noms comptables qu’il fait partie du sous-système lexical. Le point clé, qui fait tout l’intérêt de cette approche, c’est de considérer que les aspects grammaticaux sont aussi porteurs de sens en eux-mêmes, indépendamment des aspects lexicaux. La même remarque s’applique aux autres classes ouvertes (verbes, adjectifs, etc.). Notamment, pour un bon nombre de verbes de mouvement, c’est pratiquement l’intégralité de leur sens qui relève de la sémantique grammaticale, comme on le verra ci-dessous avec un exemple (le verbe anglais arrivé).
13Cette sémantique grammaticale est essentiellement configurationnelle : le rôle du sous-système grammatical est d’organiser les différents éléments évoqués par un énoncé les uns par rapport aux autres en une scène complexe cohérente. C’est sans doute dans ce domaine que les apports des grammaires cognitives ont été les plus riches et les plus profonds, grâce essentiellement aux travaux de Langacker et Talmy. Ces deux auteurs ont élaboré, chacun avec sa propre terminologie, un cadre théorique et un outillage conceptuel novateurs, du moins dans le champ) de la linguistique nord-américaine. Il faut en effet noter que ces travaux sont assez proches, par bien des aspects, des théories énonciatives, issues d’une tout autre tradition, qui ont été développées de ce côté-ci de l’Atlantique, notamment par Antoine Culioli (1990, 1999).
14Le sens grammatical est d’abord conçu en termes de propriétés et de relations topologiques• et cinématiques•, représentées chez Langacker par des schémas diagrammatiques.
15Ainsi, l’entité évoquée par un nom est représentée par une région dans un espace multidimensionnel que l’on appelle son domaine (et qui dépend bien sûr du contenu sémantique du nom). L’opposition entre comptable et massif se traduit par une propriété topologique : la région est bornée (c’est un fermé) dans le cas d’un nom comptable, alors qu’elle ne l’est pas (c’est un ouvert) dans le cas d’un massif.
16Les unités linguistiques relationnelles, comme les prépositions, sont représentées dans ces diagrammes par des relations géométriques statiques entre les régions correspondant aux entités. Ces relations sont en général asymétriques : l’une des entités, appelée « trajecteur » (trajector), joue un rôle particulier par rapport aux autres, appelées « repères » (landmarks), qui servent de points de référence pour localiser le trajecteur. Pour prendre un exemple simple, les deux prépositions above et below correspondent à un même diagramme représentant deux entités X et Y disposées le long d’un axe vertical dans le domaine constitué par l’espace physique orienté. La différence entre les énoncés X is above Y et Y is below X consiste en une inversion du trajecteur et du repère : dans le premier énoncé, X est le trajecteur, alors qu’il est le repère dans le second.
17Les procès, évoqués par des verbes, sont représentés par des schémas qui comportent une dimension supplémentaire : le temps. Autrement dit, un procès sera représenté par la succession le long de l’axe du temps d’une série de diagrammes statiques, le premier correspondant à la situation au début du procès, et le dernier à la situation résultante. L’opposition entre procès perfectifs et imperfectifs est rendue, comme pour l’opposition massif/comptable, par l’existence ou non de bornes, cette fois sur l’axe temporel.
18Une notion importante est celle du « profilage », directement inspirée de l’opposition figure/fond de la théorie de la Gestalt. Dans un schéma, certains éléments sont plus saillants que les autres parce qu’ils sont plus directement évoqués par l’expression étudiée : ils constituent le « profil » (profile), qui se détache de la « base » (basé). Pour expliquer cette notion, Langacker prend, entre autres, l’exemple du nom relationnel uncle. Le domaine impliqué est ici celui des relations de parenté, que Langacker symbolise par un arbre généalogique. La représentation du sens de uncle réclame la prise en considération de toute une région d’un tel arbre, permettant d’illustrer la relation entre deux nœuds : l’oncle et le neveu. C’est l’ensemble de cette région qui compose la base, le profil étant constitué par le seul nœud oncle. Ainsi la représentation du nom nephew possédera la même base, mais c’est cette fois le nœud neveu qui sera profilé.
19Loin de se limiter à la représentation des noms relationnels, le profilage se révèle un outil très puissant qui permet effectivement de différencier des expressions linguistiques de toute sorte se rapportant à un même champ conceptuel. Notamment, sans entrer dans les détails ici, cela permet de distinguer un verbe évoquant un procès, un participe passé associé à l’état résultant de ce procès, une nominalisation de ce même procès, etc.
20Pour résumer l’ensemble de ces notions, on trouvera à la figure 1 la représentation que donne Langacker (1987 : 247) du verbe arrive. Le schéma comporte une série temporelle au cours de laquelle le trajecteur tr (typiquement : le sujet du verbe) se déplace, dans le domaine spatial, vers le repère lm (typiquement le locuteur, du moins dans des énoncés du type Peter arrives). Un contour indique la zone proximale autour du repère (typiquement : son champ de vision). Les éléments en gras matérialisent le profil dans ce schéma. Ce profilage indique que le sens du verbe est limité à une partie du processus représenté : l’entrée du trajecteur dans la zone proximale du repère, ce qui constitue effectivement une bonne définition de arrive. Comme on peut le constater, cette schématisation permet donc une certaine précision dans la description sémantique de ce verbe, tout en préservant les aspects qualitatifs et continus inhérents à son sens.

Fig. 1 - Représentation de arrive.
21À ces notions topologiques et cinématiques, Talmy ajoute un ingrédient supplémentaire, qui augmente considérablement le potentiel descriptif de ce dispositif : la notion de force, et donc de dynamique au sens « physique » du terme. Il s’agit avant tout (cf. Talmy 2000, vol. I : 409) d’une généralisation et d’un raffinement de la notion, traditionnelle en linguistique, de causatif•. Mais cette dynamique des forces joue aussi un rôle structurant à d’autres niveaux du langage. Talmy montre qu’un grand nombre de marques grammaticales servent à mettre en scène un système de forces opposées exercées par les entités évoquées par l’énoncé, entités appelées « agonistes » ou « antagonistes » (l’entité agoniste étant l’entité focalisée par l’énoncé). Ces forces sont aussi différenciées suivant que la tendance intrinsèque des entités est orientée vers l’action ou le repos. Prenons un exemple :
(3) The ball was rolling along the green
(4) The ball kept (on) rolling along the green.
22L’apport du modal keep dans l’énoncé (4) consiste à mettre en scène l’herbe comme un antagoniste exerçant une force supposant à la force, plus puissante, sous-tendant le mouvement de la balle (l’agoniste).
23De même, on peut rendre compte de l’opposition entre les causatifs made et let dans des énoncés tels que :
(5) The ball’s hitting it made the lamp topple from the table
(6) The plug’s coming loose let the water flow from the tank.
24Dans (5), l’emploi de made s’explique par la mise en œuvre d’un antagoniste (la balle) l’emportant sur l’agoniste (la lampe) tendant au repos. Dans (6) au contraire, l’antagoniste (la bonde) exerce une force plus faible sur l’agoniste (l’eau) qui tend au mouvement.
25Les mêmes mécanismes s’appliquent aussi à des situations plus abstraites dans lesquelles les forces ne sont plus de nature physique : elles peuvent être d’ordre psychologique, sociale, argumentative, etc. Talmy rend compte ainsi, notamment, de la sémantique de marqueurs aspectuels (tels que try, finally, etc.) et modaux (should, have to, etc.).
26Contrairement à ce que cette présentation beaucoup trop rapide pourrait laisser penser, Langacker et Talmy ne limitent pas leurs analyses à l’anglais. Ils les étendent au contraire à une grande variété de langues (notamment amérindiennes), y compris les langues des signes, montrant ainsi l’universalité de leur cadre théorique.
27Cette sémantique configurationnelle mérite donc bien son appellation de « cognitive ». C’est une théorie dans laquelle les marques grammaticales, au sens large, servent à construire de véritables images mentales forgées par le langage. Les entités et événements évoqués par les énoncés ne sont pas simplement décrits : ils sont mis en scène, présentés selon un certain point de vue, avec des éléments saillants et un arrière-plan, dans des configurations dynamiques qui évoluent dans le temps en fonction des forces qui animent les entités représentées. Le parallèle avec la perception visuelle, omniprésent, correspond bien à une conception unifiée du système cognitif : même quand les domaines représentés sont plus abstraits que l’espace perceptif dans lequel se meuvent les objets physiques, ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l’œuvre pour donner « à voir » ces configurations abstraites.
Le sens lexical
28En ce qui concerne la sémantique lexicale, nous retiendrons deux aspects essentiels : d’une part la théorie du prototype, directement inspirée de travaux de psychologie cognitive, et d’autre part le mécanisme de la métaphore, à laquelle il est donné un rôle fondamental.
29La notion de prototype a été popularisée par la psychologue Eleanor Rosch (cf. Rosch 1975, 1978 ; Rosch et Mervis 1975). Le point de départ consiste à remarquer que, au plan cognitif, l’appartenance d’un élément à une catégorie n’est pas traitée de manière binaire, en tout ou rien, mais plutôt de manière graduelle. Il existe, comme le confirment les études expérimentales, de « bons » exemplaires et de moins bons, pour les catégories des oiseaux, des meubles, des couleurs, des formes, etc. Cela conduit à refuser de définir les sens d’un mot comme on le fait en logique, par un ensemble de conditions, nécessaire et suffisant, qu’une entité doit satisfaire pour pouvoir être désignée par le mot en question. Il faut plutôt le définir comme un ensemble de traits, plus ou moins caractéristiques : plus une entité possède de traits associés au mot, plus elle a vocation à être désignée par ce mot.
30On aboutit donc, là aussi, à une représentation géométrique du sens. On peut en effet définir une distance entre entités désignées par un même mot, distance plus ou moins grande suivant le nombre de traits qu’elles partagent. Le sens du mot est alors représenté par une région, au centre de laquelle se trouvent les meilleurs exemplaires (ceux qui possèdent le maximum de traits) : plus on s’éloigne de ce centre, moins le mot est pertinent. Les frontières de cette région sont donc floues, ce qui correspond aux hésitations des locuteurs (et aux désaccords entre locuteurs) sur la désignation d’exemplaires particulièrement atypiques. C’est le centre de la région associée à un mot que l’on appelle le prototype.
31Lakoff (1987 : 74-76), par exemple, analyse dans ce cadre les différents sens du nom mother, montrant que les traits prototypiques (la femme qui a donné naissance à l’enfant, qui a fourni le matériel génétique, qui le nourrit et l’élève, qui est l’épouse du père) ne sont pas des conditions nécessaires à l’emploi de ce mot. Quand ces diverses conditions sont remplies par des femmes différentes, on peut appeler mother n’importe laquelle d’entre elles.
32Deux remarques importantes s’imposent :
- Comme le font remarquer Ungerer et Schmid (1996 : 39)2, il existe une certaine ambiguïté sur la nature précise des prototypes, notamment chez Lakoff (1986) : tantôt ils sont identifiés aux meilleurs exemplaires, les plus « typiques », ceux qui viennent les premiers à l’esprit des locuteurs, tantôt ils ont le statut plus abstrait d’une représentation mentale, d’une image cognitive associée au mot ou à la catégorie évoquée par le mot.
- Les traits définitoires, dans ce cadre théorique, n’ont rien à voir avec les traits différentiels (les « sémèmes ») des sémantiques lexicales issues du structuralisme. Ce ne sont pas des éléments minimaux rendant compte des oppositions entre lexèmes. Au contraire, pour les grammaires cognitives, ce sont toutes les propriétés cognitivement pertinentes qui doivent être prises en compte dans la définition d’un mot. Langacker, notamment, récuse toute séparation entre connaissances lexicales et connaissances encyclopédiques (cf. Langacker 1987 : 154-161) : certains traits sont bien sûr plus centraux que d’autres, mais là encore ce n’est qu’une question de degré sur un continuum impliquant tout le réseau des connaissances associées à un concept donné.
33Pour rendre compte de la polysémie lexicale, la théorie du prototype telle que nous venons de la présenter doit être sérieusement amendée. En effet, une même unité lexicale peut évoquer des entités appartenant à des catégories conceptuelles nettement distinctes, même si elles entretiennent des relations de voisinage sémantique. Ces différences ne sauraient être ramenées à un simple éloignement par rapport à un même prototype, chaque catégorie étant elle-même justifiable d’un traitement autonome en terme de prototypie. La solution proposée par des auteurs comme Lakoff (1987) est directement inspirée de la notion de « ressemblance de famille » introduite par Ludwig Wittgenstein dans sa célèbre analyse du mot Spiel (jeu, cf. Wittgenstein 1958 : 6667). On aboutit alors à ce que Georges Kleiber (1990) a appelé la « version étendue de la sémantique du prototype ».
34Traduite en termes géométriques, cette théorie revient à représenter le sens d’un mot par une région connexe décomposable en un ensemble de sous-régions (cf. figure 2). Chaque sous-région possède son propre centre et donc son propre prototype (notés A, B, C,... sur la figure). Des sous-régions voisines possèdent une intersection non vide, ce qui signifie que les prototypes correspondants (A et Β, Β et C, etc.) partagent des traits communs, mais des sous-régions plus éloignées (A et D, par exemple) n’ont plus aucune raison d’en avoir : on peut ainsi décrire la diversité des sens d’une unité polysémique, en représentant à la fois ce qui les relie et ce qui les différencie.

Fig. 2-La version étendue de la sémantique du prototype.
35Même si cette théorie a été forgée avant tout pour les unités lexicales, elle a été aussi appliquée à des unités grammaticales, comme les classifieurs du Dyirbal (langue aborigène australienne) analysés par Lakoff (1987). Pour prendre un autre exemple, les prépositions du français, Claude Vandeloise (1993, 1995) définit pour chaque préposition un ensemble de traits définitoires dont aucun, à lui seul, n’est nécessaire : chaque emploi de la préposition fait appel à un sous-ensemble de traits qui définit le sens de la préposition dans cet emploi particulier. La préposition peut donc changer de sens d’un emploi à l’autre, du moins en partie, si ce n’est pas le même sous-ensemble de traits qui est utilisé dans les deux cas. Par exemple, pour l’analyse de la préposition dans dans des expressions de la forme X dans Y, Vandeloise propose les traits suivants :
(a) Y contrôle la position de X.
(b) S’il y a déplacement, X se déplace vers Y plutôt que l’inverse.
(c) X est inclus (ou inclus partiellement) dans Y ou dans la fermeture convexe de la partie contenante de Y.
(d) Y protège X.
(e) Y cache X.
36Comme on peut le constater, ces traits ne font appel à des relations géométriques (« configurationnelles ») que marginalement : ils sont plutôt de nature fonctionnelle. À cet égard, la ressemblance de famille de tous ces traits est caractérisée, pour Vandeloise, par une relation fonctionnelle générale, qu’on peut appeler la « contenance » (containment en anglais). De même, la ressemblance de famille pour les traits associés à la préposition sur s’inscrit aussi dans une relation fonctionnelle générale, le « support ». Ces exemples3 montrent que, dans le foisonnement des propositions théoriques au sein des grammaires cognitives, la coupure entre sémantique grammaticale et sémantique lexicale n’est pas toujours revendiquée : certains s’en tiennent à une vision purement configurationnelle des marqueurs grammaticaux, alors que d’autres font aussi appel à des propriétés fonctionnelles, voire socio-anthropologiques, pour décrire ces mêmes marqueurs.
37Si la théorie du prototype étendu est utilisée pour traiter une partie des phénomènes de polysémie, d’autres mécanismes viennent compléter le dispositif, et, en premier lieu, la métaphore, qui, comme nous l’avons annoncé, joue un rôle capital en sémantique lexicale pour les tenants des grammaires cognitives. En effet, à la suite de Lakoff et Johnson (1980), la métaphore est considérée comme un mécanisme général de la pensée, permettant d’utiliser le domaine de l’expérience sensori-motrice pour appréhender des concepts plus abstraits. Nous ne sommes généralement pas conscients des métaphores dans lesquelles nous pensons, mais nous pouvons les mettre en évidence en étudiant les traces qu’elles ont inscrites dans les langues. Cette étude permet donc de remplir un double objectif : d’une part, au plan linguistique, de rendre compte d’une grande partie de la polysémie lexicale, et d’autre part, au plan cognitif, de mieux comprendre un mécanisme central de la pensée.
38Prenons un exemple : la métaphore, très répandue dans les langues, qui projette sur l’axe vertical le domaine de variation de n’importe quelle variable quantitative. On dit ainsi en français que les prix « montent », qu’ils « atteignent des sommets », qu’ils « dégringolent », etc. Cette métaphore, ancrée dans l’expérience perceptive quotidienne (le niveau de l’eau monte dans un récipient quand sa quantité augmente), explique la lexicalisation de sens quantitatifs d’un grand nombre d’unités linguistiques exprimant le mouvement vertical et l’altitude (monter, descendre, niveau, sommet, élevé, bas, au-dessus de, etc.). Mais au-delà du langage, c’est le raisonnement sur le concept même de variation quantitative qui s’appuie sur cette métaphore, comme le montre la représentation graphique des fonctions mathématiques où la valeur de la fonction est indiquée sur un axe orienté conçu et présenté comme l’axe vertical.
39La métaphore s’exerce sur tous les champs de l’expérience. Tout nouveau domaine, notamment, est immédiatement investi par le lexique du domaine le plus apte à développer une correspondance analogique opératoire : ainsi a-t-on pu assister récemment à l’introduction d’un vocabulaire biologique et médical en informatique, avec l’apparition des « vers » et des « virus » informatiques, plus ou moins « bénins » ou « virulents », qui « contaminent » les ordinateurs insuffisamment « immunisés » contre ces « infections » (cf. l’analyse de cet exemple par Fauconnier 1997 : 18-24).
40Parmi les métaphores les plus structurelles, Lakoff insiste sur l’universalité de la conception du temps comme un double déplacement spatial : nous « avançons » vers l’avenir et l’avenir « vient vers nous ». Les événements passés « sont derrière nous », ils « s’éloignent », alors que d’autres « arrivent » à grands pas (l’observateur est fixe et le temps « passe »). Mais nous pouvons aussi dire que nous « entrons » dans une nouvelle ère, et que nous « nous rapprochons » d’une échéance (le temps est immobile et l’observateur se déplace). Ces métaphores structurelles sont aussi à l’origine de phénomènes de grammaticalisation : par exemple, le fait que des verbes de déplacement, comme le verbe aller, en français, soient devenus des marqueurs temporels (Il va faire beau) est expliqué par la métaphore du temps comme déplacement spatial.
41D’une manière générale, les métaphores ne sont pas limitées, là encore, à la sémantique lexicale. Elles sont aussi invoquées pour rendre compte de la polysémie des unités grammaticales. C’est ainsi qu’Eve Sweester (1990, chap. 3) propose pour les verbes modaux (may, must, can, etc.) une évolution diachronique des emplois déontiques (John may go) aux emplois épistémiques John may be there) et énonciatifs (« speech-act modalities » : He may be a university professor, but he sure is dumb) qui serait due à un mécanisme métaphorique. Partant d’une analyse en termes de forces et d’obstacles, proche de la théorie de Talmy, elle présente cette évolution comme une extension de l’application de ces forces du domaine physique et social (déontique) au domaine des processus mentaux et du raisonnement (épistémique), et au domaine des actes de langage et de l’argumentation (énonciatif).
Le sens syntaxique
42Comme on l’a vu, dans l’optique des grammaires cognitives, chaque unité grammaticale ou lexicale est porteuse de sens. Il en est de même des constructions syntaxiques qui contribuent elles aussi à l’élaboration du sens global d’un énoncé, de manière autonome par rapport aux unités qu’elles agencent. Comme l’écrit Langacker (1987 : 12) :
« Je soutiens que la grammaire elle-même, c’est-à-dire les modes de regroupement de morphèmes en configurations de plus en plus grandes, est intrinsèquement symbolique, et donc porteuse de sens. Il est dès lors aussi dénué de sens de postuler une séparation entre une composantes lexicale et une grammaticale que de diviser un dictionnaire en deux parties, l’une listant les entrées lexicales et l’autre les définitions. » (Traduit par B. Victorri).
43On doit donc attribuer à chaque construction syntaxique un sens qui lui soit propre et qui permette de rendre compte des effets différentiels obtenus par des permutations de construction sur un même matériau sémantique. Ainsi, reprenons le couple d’exemples que nous avons donné dans l’introduction :
(7) He sent a letter to Susan
(8) He sent Susan a letter.
44Pour caractériser la différence de sens entre les deux constructions, Langacker (1987 : 40) introduit les deux autres couples suivants :
(9) The shortstop threw a ball to the fence
(10) * The shortstop threw the fence a ball
(11) ? Your cousin gave a new coat of paint to the fence
(12) Your cousin gave the fence a new coat of paint.
45Ce sont les différences d’acceptabilité de ces couples qui lui permettent d’avancer que la construction oblique (Χ V Y to Ζ) profile la trajectoire de Y allant de X vers Z, expliquant la moins grande acceptabilité de (11), alors que la construction ditransitive (Χ V Ζ Y) profile l’état résultant : la possession de Y par Z, d’où l’inacceptabilité de (10).
46Prenons un autre exemple, le problème classique connu sous le nom de la « montée du sujet » (subject raising, Langacker 2000, chap. 11). Soit l’énoncé suivant :
(13) Don is likely to leave.
47Constatant que Don n’est pas le « sujet logique » de likely, les analyses les plus courantes (notamment dans le cadre des grammaires génératives) consistent à supposer une structure logique de la forme : [Don leave] is likely dont l’énoncé (13) dériverait par montée du sujet de la subordonnée vers la proposition principale. Cet énoncé serait donc parfaitement « équivalent » à l’énoncé plus « normal » :
(14) That Don will leave is likely.
48Langacker récuse cette analyse pour différentes raisons. Notamment, il note que les deux constructions ne sont pas toujours équivalentes, dans la mesure où des différences sémantiques sensibles peuvent se constater, comme dans le couple d’énoncés4 :
(15) Julius Caesar struck me as honest
(16) It struck me that Julius Caesar was honest.
49Le locuteur de l’énoncé (15) est forcément un contemporain de Jules César, contrainte totalement absente de l’énoncé (16). Même pour les énoncés (13) et (14), on peut relever une différence sémantique : dans (13), l’accent est mis sur l’état psychologique de Don (sa volonté de partir), alors que (14) est beaucoup plus neutre sur ce plan.
50De plus la proposition infinitive, qui comporterait donc le site initial du sujet avant le déplacement, peut être carrément absente, comme dans les exemples suivants :
(17) Who is coming to your party ? Well, Don is likely, and Sally is certain.
(18) Another war is likely.
51Langacker montre que l’on n’a pas besoin, pour analyser ces phénomènes, de supposer un quelconque « mouvement » à partir d’une forme canonique présumée. Il propose des représentations schématiques de likely (figure 3) qui le définissent comme attribuant à un événement (comportant, comme d’habitude, un trajecteur et un repère évoluant au cours du temps) une valeur élevée sur une échelle de probabilité. Les deux constructions possibles sont traitées comme de la polysémie : likely1 (figure 3a) admet un sujet nominal, le trajecteur de l’événement, qui est donc profilé (les autres éléments composant l’événement étant en arrière-plan, ce qui explique qu’ils puissent être omis), alors que likely2 admet un sujet propositionnel : c’est donc l’événement qui est profilé dans son ensemble, et qui joue le rôle de trajecteur pour likely. En combinant cette représentation avec le reste du matériel linguistique présent, on obtient pour les deux énoncés (13) et (14) deux représentations (figure 3c et 3d), qui rendent compte à la fois de la proximité et des différences entre ces deux énoncés. En particulier, dans (13), c’est le fait que Don soit profilé qui pousse à une interprétation centrée sur la volonté de Don de partir.
52Comme le montre cet exemple, le processus de construction du sens d’un énoncé est un processus d’unification (Langacker 1987 : 466) : les différents éléments constitutifs de l’énoncé (unités grammaticales et lexicales et constructions syntaxiques) apportent leur contribution au sens global qui est obtenu en fusionnant les représentations schématiques associées à chacun d’eux. Cette unification peut être parfaitement fidèle, l’apport de chaque élément étant aisément reconnaissable au sein de la représentation globale : le processus est pleinement compositionnel•. Mais fréquemment, certains éléments entrent en conflit pendant le processus d’unification.
53La cohérence de la représentation globale ne peut alors être atteinte qu’en déformant certains de ces éléments, ou en enrichissant la structure. La compositionnalité n’est, dans ce cas, que partielle : le tout est plus que la somme des parties.

Fig. 3-Représentations schématiques de likely et des énoncés (13) et (14).
54Notamment, comme l’a particulièrement bien montré Adele Goldberg, les constructions syntaxiques peuvent compléter une structure globale qui n’est que partiellement remplie par les unités lexicales présentes dans l’énoncé. Il est alors indispensable de prendre en compte pleinement le sens de la construction syntaxique pour pouvoir expliquer le sens global obtenu. Pour illustrer ce point, observons les énoncés suivants (Goldberg 1995 : 152) :
(19) They laughed the poor guy out of the room
(20) Frank sneezed the tissue off the table
(21) Mary urged Bill into the house
(22) Sue let the water out of the bathtub
(23) Sam helped him into the car
(24) They sprayed the paint onto the wall.
55Le mouvement qui est évoqué par chacun de ces énoncés ne peut raisonnablement être attribué ni au verbe lui-même, ni à une compositionnalité qui ne prendrait en compte que la sémantique des unités lexicales impliquées. Il faut donc attribuer à la construction syntaxique elle-même un sens qui permette d’intégrer les éléments présents dans une structure globale cohérente. Goldbeig, qui appelle cette construction « caused-motion construction », propose le schéma suivant : X causes Yto move Ζ, où X, Y et Ζ sont les trois arguments du verbe, ce qui permet effectivement de rendre compte du sens global obtenu, et de la forte productivité de cette construction en anglais.
La construction dynamique du sens
56C’est sans doute Gilles Fauconnier, avec la théorie des espaces mentaux (Fauconnier 1984, 1997), qui fournit le cadre théorique le plus général pour les grammaires cognitives, au sens où il permet d’intégrer la plupart des travaux que nous avons passés en revue dans une perspective plus large, centrée sur le discours, englobant sémantique et pragmatique. Pour Fauconnier, les formes linguistiques sont des instructions de construction de configurations cognitives, structurées et interconnectées, qui se mettent en place au fur et à mesure du déroulement de la parole :
« Une expression langagière n’a pas de sens en elle-même, mais plutôt un potentiel de sens, et ce n’est que dans le cadre d’un discours complet, en contexte, que le sens est véritablement produit. Le déploiement du discours met en œuvre des constructions cognitives complexes. Elles comportent la mise en place de domaines structurés liés les uns aux autres par des connecteurs ; ceci s’effectue sur la base d’indices linguistiques, contextuels et situationnels. Les indices grammaticaux, s’ils jouent un rôle crucial dans ce processus de construction, ne suffisent pas par eux-mêmes à le déterminer. » (Traduit par B. Victorri)
57Ce sont ces configurations cognitives que Fauconnier appelle des espaces mentaux. Ils forment un réseau qui s’enrichit tout au long du discours. L’espace de départ s’appelle la base du système. À tout moment, on peut distinguer deux autres espaces particuliers : le point de vue, sorte de repère à partir duquel sont spécifiés de nouveaux éléments, et le focus, l’espace qui reçoit ces nouveaux éléments. Base, point de vue et focus ne sont pas forcément distincts (notamment au début du discours). Certaines expressions linguistiques, les « constructeurs d’espace » (space builders), servent à construire de nouveaux espaces à partir du point de vue, ou de la base, à laquelle il est toujours possible de revenir. D’autres expressions servent à changer de point de vue ou de focus. D’autres encore servent à spécifier les relations entre espaces, notamment les relations d’accessibilité (le statut énonciatif d’un espace par rapport au point de vue dont il est issu). D’autres enfin servent, naturellement, à introduire du contenu, en évoquant de nouvelles entités, relations et événements qui viennent enrichir la structure du focus. Bien entendu, une même expression linguistique peut jouer plusieurs de ces rôles à la fois.
58Une notion fondamentale est celle de correspondance (mapping) : les relations entre espaces mettent en place des liens entre certains éléments de ces espaces, permettant ainsi un transfert d’une partie de la structure d’un espace vers un autre. Prenons un exemple très simple (Fauconnier, 1997 : 42-43) :
(25) Maybe Romeo is in love with Juliet.
59À lui seul, cet énoncé construit deux espaces (figure 4). En effet, maybe est un constructeur d’espace qui, en l’occurrence, spécifie une relation modale épistémique : le nouvel espace est présenté comme une situation « possible », non pleinement validée par le locuteur. Le réseau comporte donc une base (l’espace Β de la figure) dans laquelle sont représentés les éléments a et b, associés aux noms Romeo etJuliet. Toutes les connaissances partagées entre les interlocuteurs sur les deux personnes ont vocation à être représentées dans cet espace. En revanche la relation amoureuse supposée est représentée dans un autre espace mental M, qui est le focus actuel, accessible à partir du premier (qui est donc aussi le point de vue) par la relation modale de possibilité (indiquée sur la figure par la ligne en pointillés). Deux élé ments a’et b’sont arguments de la relation amoureuse (notée LOVE) dans l’espace M. Ils sont aussi mis en correspondance avec les éléments a et b de l’espace Β (relation d’identité notée id sur la figure), ce qui permet de transférer dans ce nouvel espace tout ou partie des connaissances présentes dans l’espace B, à commencer par les noms Romeo et Juliet, que l’on peut donc attribuer respectivement à a’et b’.

Fig. 4 - Représentation d’espaces mentaux.
60Il est important de noter que ce transfert s’opère par défaut, uniquement dans la mesure où les données transférées ne contredisent pas des relations explicites dans M. Par exemple, s’il existait dans B une relation entre a et b qui implique que Roméo ne peut pas aimer Juliette, celle-ci n’apparaîtrait pas dans M : en construisant l’espace modalisé M, le locuteur nierait implicitement la validité de cette relation dans ce nouveau cadre hypothétique ainsi évoqué. Même les noms Romeo et Juliet auraient pu ne pas être transférés dans la correspondance, si l’énoncé avait été le suivant :
(26) Maybe, Romeo and Juliet’s names are really Dick and Jane.
61Dans ce cas, les éléments a’ et b’ auraient bien sûr pour nom Dick et Jane, mais la correspondance permet de leur attribuer la plupart des autres propriétés des éléments a et b de l’espace B, l’hypothèse présentée dans M consistant à considérer les mêmes personne munies d’un nouveau nom. Ce jeu de correspondance permet notamment de traiter tous les problèmes d’analogie contrefactuelle, casse-tête des approches logiques du langage, qu’on peut illustrer par les exemples suivants (Fauconnier 1997 : 106-110 et 126-127) :
(27) In France, Watergate wouldn’t have done Nixon any harm
(28) Coming home, I drove into the wrong house and collided with a tree I don’t have.
62Au-delà de ces phénomènes subtils, Fauconnier montre que la théorie des espaces mentaux permet de traiter de manière adéquate, outre les conditionnels et autres modalités, les principaux systèmes grammaticaux qui opèrent au niveau du texte, depuis l’anaphore jusqu’aux différents systèmes modaux. En particulier, les notions de base, de point de vue et de focus sont particulièrement adaptées à la représentation des temps verbaux, notamment des temps relatifs et des interactions entre temps et modalités.
63Qui plus est, la théorie des espaces mentaux constitue un excellent cadre pour traiter des métaphores. Fauconnier et Turner (1998) ont introduit une opération, appelée blending, que l’on pourrait traduire par « mixage », qui consiste à créer une nouvelle structure conceptuelle à partir de la fusion de deux structures existantes. Par le jeu des correspondances, chacun des deux espaces de départ transfère une partie de sa structure à la structure résultante qui, de plus, s’enrichit de relations nouvelles, émergentes, fruit du mélange dans un même espace des relations ainsi transférées. Dans le cas de la métaphore, où les deux espaces initiaux sont le domaine-source et le domaine-cible, on peut rendre compte grâce à cette opération de la richesse créative du procédé. Le sens de la métaphore ne peut en effet être représenté fidèlement ni dans le domaine-source, ni dans le domaine-cible : en combinant les deux, c’est un sens plus riche qui est construit, impliquant de nouvelles relations qui n’existent dans aucune des structures de départ.
64L’opération de mixage se révèle très puissante à tous les niveaux de la cognition. Dans le domaine conceptuel proprement dit, Fauconnier montre qu’elle peut caractériser des développements créatifs en mathématiques et en physique, comme la découverte des géométries non-euclidiennes (cf. Fauconnier 1997 :165-168). Et au niveau de la structure syntaxique d’un énoncé, c’est le même processus de mixage qu’il utilise pour décrire les constructions étudiées par Goldberg comme la caused-motion construction que nous avons présentée plus haut (Fauconnier et Turner 1996).
65On peut d’ailleurs noter que le procédé d’unification, tel que l’utilise Langacker (cf. p. 97 sq.), est lui aussi très proche de cette opération de mixage. D’une manière plus générale, même si Fauconnier semble privilégier une notation logico-algébrique pour décrire la structure interne d’un espace mental (tel le « love a’b’ » de la figure 4), il est clair que l’ensemble des outils configurationnels développés par Langacker et Tamy en sémantique grammaticale pourraient facilement et sans doute avantageusement remplacer ces formules : on pourrait ainsi arriver, dans le cadre général de la théorie des espaces mentaux, à une véritable unification des différentes composantes du courant des grammaires cognitives.
Conclusion
66Depuis son apparition, le courant des grammaires cognitives ne s’est donc pas seulement amplifié et diversifié, il a aussi gagné en profondeur et en cohérence. Il faut souligner que ce renforcement ne l’a pas conduit à se refermer sur lui-même : il s’est aussi sensiblement ouvert à des problématiques plus centrées sur l’usage du langage. Nous avons déjà signalé les convergences avec la tradition continentale des théories de l’énonciation. On assiste aussi depuis quelques années à un rapprochement avec les linguistiques fonctionnelles (cf. François, dans ce volume). Des ouvrages comme ceux de Tomasello (1998) et de Barlow et Kemmer (2000) ont permis de confronter ces deux paradigmes théoriques et de mettre en évidence leurs points communs. De plus en plus, ces deux courants apparaissent comme complémentaires. Si les fonctionnalistes définissent avant tout le langage comme un outil de communication, ils comptent parmi les contraintes essentielles imposées à ce système de communication les propriétés de l’appareil cognitif général des locuteurs, ce qui les conduit à adopter sur de nombreux points des conceptions voisines de celles exposées ici. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, Van Valin et LaPolla (1997) intègrent dans leur appareillage théorique des pans entiers des grammaires cognitives, à commencer par la théorie des constructions développée par Goldberg. De leur côté, les tenants des grammaires cognitives ont, dès l’origine, accordé une place importante à l’utilisation du langage (usage-based models : cf. Langacker 1988) et à la pragmatique, notamment dans les travaux de Fauconnier (1997) et de Sweetser (1990).
67Pour les chercheurs en sciences cognitives non spécialisés en linguistique, les grammaires cognitives représentent aujourd’hui une alternative séduisante aux grammaires génératives qui ont longtemps dominé le paysage théorique en sciences du langage, notamment en psycholinguistique. Psychologues et spécialistes des neurosciences devraient trouver davantage matière à expérimentation dans cette approche qui relie étroitement les phénomènes linguistiques à des mécanismes cognitifs généraux. Du point de vue de la neurobiologie, Gerald Edelman avait déjà lancé un appel en ce sens il y a une dizaine d’années, en soutenant que la grammaire cognitive « s’accorde davantage avec les bases biologiques des fonctions cérébrales et corporelles, et avec les données psychologiques sur la catégorisation » (Edelman 1992 : 386). En ce qui concerne les modélisateurs et les spécialistes de la cognition artificielle, la place donnée dans ces travaux au continu et à l’émergence représente un véritable défi, puisque cela nécessite d’abandonner les formalismes logico-algébriques traditionnellement utilisés dans les modèles linguistiques pour se tourner vers d’autres outils mathématiques, comme la géométrie différentielle et la théorie des systèmes dynamiques, et d’inventer de nouveaux outils informatiques capables de les implémenter. Le connexionnisme a incontestablement permis de progresser dans cette direction (cf. notamment le plaidoyer de Langacker (1991 : 526-536) en faveur de « l’alternative connexionniste »), mais il est clair aujourd’hui que ces avancées ont été insuffisantes pour aboutir à des modèles qui rendent compte de la théorie dans son ensemble. D’autres efforts sont donc nécessaires. L’enjeu est de taille : on peut en effet penser que l’absence d’un cadre de formalisation adéquat constitue le principal obstacle que doivent sur monter les grammaires cognitives pour jouer pleinement leur rôle dans les recherches pluridisciplinaires en sciences cognitives.
Notes de bas de page
1 Il faut d’ailleurs noter qu’un certain nombre de tenants du courant des grammaires cognitives, comme Langacker et Lakoff, sont d’anciens générativistes ayant rompu avec l’orthodoxie chomskienne. Lakoff, notamment, a été au début des années 1970 l’un des chefs de file de la « sémantique générative », l’une des premières dissidences du courant chomskien (cf. Dubois-Charlier et Galmiche 1972, pour une présentation des débats entre générativistes à cette période).
2 Voir aussi Kleiber (1990 : 60).
3 Voir aussi l’analyse par Brugman (1988) de la préposition anglaise over, qui entre également dans le cadre de la théorie du prototype étendu, mais avec des traits entièrement configurationnels.
4 On peut faire les même constats en français sur des exemples du type : Marie semble malade/Il semble que Marie soit malade
ou, bien pire :
Marie paraît malade/Il paraît que Marie est malade.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS. Laboratoire « Langues, Textes, Traitements informatiques, Cognition » (UMR 8094, CNRS/ENS-Ulm/Paris VII).
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Informatique et sciences cognitives
Influences ou confluence ?
Catherine Garbay et Daniel Kayser (dir.)
2011