Les testaments de poilus : des écrits ordinaires méconnus de la Grande Guerre
p. 31-47
Texte intégral
1Les commémorations du centenaire de la Grande Guerre ont permis de relancer les études sur la période : travaux historiques et mémoriels ont proliféré, permettant l’émergence et la mise en valeur de sources inconnues ou inédites. Que l’on songe, par exemple, à la « grande collecte 14-181 », lancée en 2013, qui a vu l’entrée de centaines de milliers de documents dans les services d’archives et les bibliothèques. En 2014, les Archives de France publiaient un guide de sources (Nivet et al. 2014) recensant les principaux gisements d’archives publiques et privées pour renouveler l’histoire de la Grande Guerre. Aussi volumineux et riche soit-il, ce précieux guide n’est pas pour autant exhaustif. Pour preuve les testaments de poilus, écrits durant la guerre 1914-1918, que le guide ignore et qui constituent pourtant une source nouvelle dont nous voudrions ici montrer le potentiel. Un projet de recherche conduit au sein du centre Jean-Mabillon de l’École nationale des chartes a fait émerger ces « écritures ordinaires » de gens ordinaires (Fabre 1993), en réalisant l’édition électronique d’une centaine de testaments (Nougaret & Clavaud 2016).
2Quand la France entre en guerre le 1er août 19142, aucun des hommes appelés par la mobilisation générale3 n’a connu de conflit sur le territoire national : la guerre de 1870 est lointaine, mais sa mémoire a été ravivée par un grand élan de construction de monuments aux morts au tournant du siècle, financés par des comités locaux et l’association le Souvenir français dans une volonté de revanche sur l’Allemagne (Prost 1997 : 200). Soumis à la conscription, rendue obligatoire pour tous les garçons de vingt ans depuis la loi du 21 mars 1905 sur le recrutement de l’armée (Recrutement de l’armée. Dispositions générales 1918), les Français ont appris les consignes à suivre en cas d’une mobilisation générale dont ils perçoivent immédiatement la gravité. Aussi, quand sonne le tocsin le 1er août 1914, de nombreux hommes rédigent leur testament.
3Bon nombre des poilus n’ont pas cherché à utiliser leur testament pour autre chose que ce que prévoit le code civil : un acte de dernière volonté dont l’objectif premier est la transmission des biens aux héritiers (Carpentier 1922 : art. 895). Au-delà de cette question successorale (Nougaret 2016) et de celles de l’appropriation du modèle juridique et de la langue des poilus que nous avons précédemment étudiées (Nougaret 2020), il nous est apparu que ces écrits pouvaient constituer une source de l’écriture de soi et des sensibilités (Febvre 1941) en temps de guerre. Nous voulons ici tenter de saisir ce que cette nouvelle source peut nous dire de l’attitude des poilus devant la guerre et la mort.
L’invention d’une source : les testaments de guerre des poilus
4En 1996, Jean-Paul Poisson (1996 : 332) émettait le souhait d’une enquête sur les testaments de la Grande Guerre, lesquels étaient toujours négligés par les historiens contemporanéistes. Leur conservation dans les études notariales ainsi qu’une législation restrictive constituaient alors des obstacles insurmontables pour la recherche. Le raccourcissement des délais de communication des minutes notariales4 de 100 à 75 ans, suite à la loi du 15 juillet 2008, a permis aux services d’archives de les collecter et de les ouvrir aux chercheurs. C’est dans ce contexte qu’a été entrepris le repérage des testaments de poilus parisiens dans les fonds de trois offices notariaux versés aux Archives nationales en 2013. Leurs minutes ont été systématiquement dépouillées d’août 1914 à juillet 1922, période de règlement des successions des poilus morts pour la France5. 320 cartons ont été compulsés et 708 testaments masculins repérés. Les mentions portées sur les minutes, croisées avec les données du portail « Mémoire des hommes » du ministère de la Défense, ont permis d’identifier 167 testaments de poilus, dont 134 écrits pendant la durée de la guerre, d’où l’appellation de testaments de guerre retenue pour ceux-ci.
Tableau 1 – Répartition des testaments de guerre par année de rédaction
1914 | 79 |
1915 | 31 |
1916 | 14 |
1917 | 4 |
1918 | 6 |
5Écrits par les poilus qui les conservent par devers eux ou les confient à des tiers, les testaments des combattants de 1914-1918 n’ont pas tous été conservés : certains ont disparu sur le champ de bataille, d’autres ont été détruits après la guerre par les poilus retournés à la vie civile. Les testaments qui nous sont parvenus sont donc ceux qui ont servi à la succession des poilus morts pour la France. Ainsi s’explique la présence aujourd’hui de ces testaments dans les archives notariales. Combien y eut-il de testaments à l’origine, alors que 94 415 noms figurent sur le monument aux morts de Paris inauguré en 20186 ? Nous n’avons aucun moyen de le savoir, contrairement à l’Angleterre où 278 000 testaments de soldats de la Première Guerre mondiale ont été enregistrés par le service des cours et tribunaux de Sa Majesté (Prevéraud 2014), il n’existait en France aucune procédure similaire.
6Tous nos testaments, en effet, appartiennent à la catégorie juridique des testaments olographes, écrits sans le recours du notaire : ils sont écrits, datés et signés de la main même du testateur comme l’exige la loi (Carpentier 1922 : art. 970). Ils revêtent deux aspects : l’acte de dernière volonté en forme testamentaire et la lettre aux proches contenant des dispositions testamentaires. La forme testamentaire domine de manière écrasante puisqu’elle représente 93 % du corpus. Elle se caractérise par un texte bref qu’encadrent l’intitulé rituel, mais facultatif, « ceci est mon testament », la date et la signature du testateur ; le tout tient généralement sur une page. Il s’agit de parer au plus pressé en réglant le sort de ses proches. La seconde forme adoptée pour tester est celle de la lettre missive énonçant un testament, admise comme acte de dernière volonté par les tribunaux. Écrite le plus souvent au front, dans l’urgence, le danger et la précarité, elle représente 7 % du corpus. Généralement longues et écrites au crayon sur des papiers de fortune, les lettres intimes à vocation testamentaire ont été conservées par les familles pour être produites en cas de nécessité. Si tous les testaments olographes ont été exploités pour les besoins de nos recherches, seuls les 125 actes de dernière volonté en forme testamentaire ont fait l’objet d’une édition intégrale (Nougaret & Clavaud 2016).
7La contextualisation de ces testaments de guerre a permis l’identification précise de leurs auteurs (Nougaret 2016). Domiciliés à Paris, mais originaires pour près de la moitié d’entre eux de province, les poilus qui testent sont bien plus jeunes que les testateurs ordinaires, avec un âge moyen de trente et un ans au moment de la rédaction du testament. Nés après les réformes de Jules Ferry de 1881-1882, ils ont reçu une instruction primaire et maîtrisent suffisamment l’écriture et l’orthographe pour se dispenser du notaire (Nougaret 2020). Seules les différences de style traduisent les disparités sociales et de niveau d’éducation, entre des hommes de loi ou des banquiers au style élaboré (moins de 10 % de l’échantillon) et de modestes employés pratiquant peu l’écrit. Quel que soit leur statut, tous ces testateurs ont pour principal souci de régler leur succession. Les deux tiers d’entre eux sont mariés et pensent avant tout à améliorer le sort de leur épouse au-delà des règles de la dévolution légale privilégiant les héritiers de sang. Les célibataires quant à eux désignent leurs ascendants ou collatéraux comme héritiers, à moins que, vivant en concubinage, ils ne choisissent pour légataire leur compagne ou leurs enfants naturels.
Le poilu et la guerre
8Soixante-deux de ces testaments olographes ne comportent, à première vue, aucun élément lié au contexte extraordinaire qui les commande. Quoique ténues, les traces de la guerre sont cependant présentes dans l’échantillon. Elles se manifestent par les circonstances de rédaction des testaments, l’affirmation d’identité des auteurs, enfin le vocabulaire employé, témoin de l’attitude des poilus devant la guerre.
Circonstances de rédaction des testaments
9En tout premier lieu, ces testaments se signalent par leur date de rédaction : plus de la moitié d’entre eux ont été écrits en août 1914, 40 % l’ont même été la première semaine du mois7. La mobilisation est donc bien le facteur déclencheur déterminant, comme l’indiquent d’ailleurs certains poilus pour motiver ou dater leur prise de plume :
« La mobilisation générale est déclarée, je pars demain 2e jour. Pris à l’improviste je n’ai plus le temps ni les moyens de faire une donation en règle à ma femme bien aimée » (lettre de Jules Legeay, le 2 août 1914)8.
10Certains ont même anticipé la guerre, rédigeant leur testament avant la mobilisation :
« Avant de partir à la guerre dont tant ne reviendront pas, je tiens à décider ce qui suit… » (lettre de Fernand Chatin, le 31 juillet 1914).
11Le thème du départ, avec tout ce qu’il implique d’inconnu et d’incertitude, est bien représenté dans ces testaments (23 occurrences du verbe « partir » ou de ses déclinaisons ; 4 occurrences du mot « départ »). On le retrouve aussi dans les testaments rédigés par les classes incorporées ultérieurement9 :
« Paris, le 10 janvier 1916. Étant sur le point de partir sur le front » (lettre de Joseph Dauriac, le 10 janvier 1916).
12Le répit d’une permission avant un nouveau départ au front peut motiver l’écriture du testament :
« Fait à Paris étant en permission régulière de six jours le 20 Décembre 1915 » (lettre d’Auguste Leroy, le 20 décembre 1915).
13L’écriture d’un testament au front ou « aux armées » (8 occurrences) n’apparaît qu’à partir d’avril 1915 avec l’installation de la guerre de tranchées :
« Beaucourt L’Hallue, le vingt deux Juin mille neuf cent quinze. Fait au front » (lettre de Marcelin Descombes, le 22 juin 1915).
« Fait et écrit par moi aux Armées (secteur postal 168) le cinq mars mil neuf cent seize. P. Reyt » (lettre de P. Reyt, le 5 mars 1915).
14L’imminence du combat peut susciter la rédaction des dernières volontés comme le précise, à la veille d’une attaque, Jean Ravignon « réglant les derniers petits détails de la vie lorsque la mort paraît proche » (18 septembre 1915).
Affirmation d’identité des testateurs
15Outre les circonstances de leur rédaction, ces testaments se signalent par l’affirmation d’identité de leurs auteurs. Au moment de la mobilisation, les poilus veillent à donner précisément leur état civil ou leur adresse afin de garantir l’authenticité de leurs dernières volontés :
« Monsieur Joseph Séraphin Tardy né à Curienne le 16 mai 1880 à Curienne, Savoie, fils de Louis Tardy et de Billard Jacqueline » (lettre de Joseph Tardy, le 2 août 1914).
16Une fois incorporés, leur condition militaire vient s’ajouter à leur identité civile, voire s’y substitue :
« Je soussigné Louis Bocquet, vérificateur au ministère du Travail, demeurant à Paris, 32 avenue Daumesnil, actuellement soldat au 2e groupe d’aviation et en permission à Paris » (lettre de Louis Bocquet, le 4 novembre 1915).
« En foi de quoi je signe Pierre Retteler Classe 1898 incorporé le 29.4.1915 (gérant de maison de commerce avant la guerre) » (lettre de Pierre Classe).
17La profession d’identité peut aller jusqu’à dévoiler un parcours de vie, comme celui de cet engagé volontaire alsacien qui a opté pour la France et s’est engagé sous une identité d’emprunt :
« Je soussigné : Marcelin Adolphe Jacquat né le huit Janvier mil huit cent quatre vingt huit, 8 Janvier 1888, à La Baroche, Haute Alsace, Engagé volontaire pour la durée de la guerre : au bureau de recrutement sous le nom de : Bellan Georges, actuellement au 38e Artillerie, 81e Batterie, 53e Section, Armée d’Orient » (29 octobre 1916).
18Ces récits de vie, néanmoins, sont exceptionnels.
Attitude des poilus devant la patrie en guerre
19Testaments de l’entrée en guerre pour une bonne partie d’entre eux, ils ont peu ou rien à nous dire sur les campagnes du poilu et le déroulement de la guerre proprement dit. En revanche, ils peuvent être révélateurs du patriotisme des poilus et nous livrer des traces indicielles sur l’adhésion à la guerre ou inversement sur la contrainte qu’elle exerce, sentiments qu’ont étudiés Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker (2000), Jean-Yves Le Naour (2012) ou Pierre Purseigle (2013).
20La France et le patriotisme sont quasi invisibles dans les testaments (« France », 1 occurrence ; « bons Français », 1 occurrence ; « Alsace », 1 occurrence) :
« Mon vœu le plus cher est que mes enfants soient tous de bons chrétiens et de bons Français » (lettre de Louis Le Conte, le 16 novembre 1914).
21La patrie est mentionnée deux fois seulement, dans l’expression « mourir pour la patrie ». Quant à l’ennemi (2 occurrences : « ligne ennemie », « tué à l’ennemi »), il n’est désigné nommément que trois fois : la « campagne de 1914 contre l’Allemagne » (Paul Dumesny, 3 août 1914), la « guerre contre l’Allemagne » (Lucien Debain, 12 août 1914), les « lignes allemandes » (Jean Ravignon, 18 septembre 1915). Pas de Prussien ni de Boche (Auger 2015), dans ces testaments où la sobriété l’emporte.
22Pas de nation ni de défense nationale non plus, hormis pour mentionner, parmi les avoirs du poilu, les « bons de la Défense nationale10 » (2 occurrences). Le patriotisme affiché de Louis Baudu partant le 29 septembre 1915 « pour le front des armées de la République » est à ce titre particulièrement remarquable dans sa terminologie révolutionnaire, renvoyant à la patrie en danger.
23Finalement, c’est le mot « devoir » (3 occurrences) qui exprime le mieux le « patriotisme de légitime défense » (Cochet & Porte 2008 : 798-799), forgé par l’école des hussards noirs de la République et le service militaire obligatoire et universel instauré en 1905.
« Homme de devoir, je pars demain » (lettre de Joseph Tardy, le 2 août 1914).
« Avant de partir où le devoir m’appelle » (lettre de Barbut, le 3 août 1914).
« Avant de partir remplir mes devoirs » (lettre de Lucien Brivois, le 7 août 1914).
24L’évolution du sentiment patriotique alors que dure la guerre et que les pertes se font toujours plus nombreuses n’est pas sensible dans l’échantillon.
25La guerre elle-même semble tenue à distance. Les termes de « guerre » (22 occurrences), de « mobilisation » (7 occurrences), de « campagne » (6 occurrences), de « front » (5 occurrences) servent ici à motiver une prise de plume exceptionnelle. La guerre n’est pas le sujet de l’écrit, mais sa cause :
« Avant de partir rejoindre mon corps pour prendre part à la guerre » (lettre de François Gonthier, le 2 août 1914).
« Ce papier continuera d’être valable depuis ma mort (partant en campagne le 11e jour de la mobilisation et ne sachant si je reviendrais » (lettre de Jules Godard, le 12 août 1914).
« Je sousigne Mr Dussolier Gond Emile déclare donner a sa femme, Julie Dussolier Gond née Revial, tous se qui possede pour cause de guerre et en ca dacidents qui lui pourait ariver » (lettre d’Émile Dussolier, le 29 novembre 1914).
26Seul le testament de Jean Ravignon évoque en préambule la guerre et ses combats :
« L’attaque des lignes allemandes est imminente ; le jour exact n’en est pas encore fixé, mais il n’est pas loin : l’artillerie, qui commence aujourd’hui ses tirs de réglage, doit ouvrir la brèche dans laquelle nous nous précipiterons pour rompre enfin la ligne ennemie. Sur les pentes de la cote 191 et plus loin sur celles de – 185 dit la chenille – pas mal des nôtres resteront : je puis en être. C’est pourquoi il m’a paru convenable de prendre auparavant quelques petites dispositions » (lettre de Jean Ravignon, le 18 septembre 1915).
27Quant à la paix, une unique formule de règlement de succession y fait allusion :
« Si je venais à décéder pendant la guerre actuelle, l’emploie [de la succession] ne pourra être exigé avant un an après la signature de la paix » (lettre d’Édouard Gerber, le 14 août 1915).
Le Poilu et la mort
« Memento Mori. Peu d’époques semblent avoir négligé autant cet axiome classique que la Belle Époque, où l’Europe tout entière ne bruissait que d’un progrès triomphant dans tous les domaines, gage certain de sécurité et d’espérance en l’avenir » (Homer & Pénicaut 2016 : 7).
28Si le succès de la mobilisation et l’enthousiasme patriotique d’une partie des Français semblent dominer en août 1914, la possibilité d’une mort imminente est un sentiment bien présent, comme l’attestent la rédaction d’un testament et les allusions à la mort ou aux funérailles qui y figurent.
Faire son testament
29Combien sont-ils à avoir rédigé leur testament ? Comme nous l’avons vu, il est impossible de le savoir. De surcroît, la disproportion est gigantesque entre les deux millions d’hommes mobilisés en France en août 1914 (Cochet & Porte 2008 : 384) et notre modeste échantillon de testateurs parisiens. Mais des mentions telles que « Je n’ai pu dresser ce testament sur papier timbré, car il n’y en avait plus dans les bureaux de tabac » (Maurice Rogue, 2 août 1914) ou « Ce testament ne pouvant pas être sur papier timbré a cause du siège qui sévit a Paris » (Marcel Goigoux, 2 août 1914), semblent indiquer une ruée d’hommes pressés de tester avant de partir rejoindre leur régiment. Et ceci quel que soit leur âge : la présence dans l’échantillon d’un testament écrit à dix-neuf ans par Alfred Socquet-Clerc rappelle que la capacité testamentaire des mineurs a été reconnue pour le temps de guerre11 (Carpentier 1922 : art. 904).
30Faire son testament, c’est « eviter le malheur d’etre surpris par la mort avant d’avoir regle [ses] affaires » (Louis Canivenq, 4 août 1914) ; c’est aussi « aider le plus possible [les siens dans leur], vie nouvelle » (Lucien Gatbois, 15 septembre 1915) ; c’est enfin dire un « dernier adieu » à tous ceux que l’on chérit (Georges Nicolon, 12 décembre 1916).
Le vocabulaire de la mort
31Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les testaments olographes ne mentionnent en général pas expressément la mort du testateur. En effet, des expressions telles que « ceci est mon testament » ou « voici mes dernières volontés », ainsi que l’évocation de la succession, suffisent à rendre présente la perspective de la mort sans qu’il soit besoin de la nommer.
32Qu’en est-il pour les testaments de poilus rédigés en temps de guerre ? 60 % des testaments édités montrent que l’hypothèse de la mort à la guerre est clairement évoquée.
Décès/décéder | 37 testaments |
Mort/mourir | 24 testaments |
Tué | 3 testaments |
Euphémisme | 12 testaments |
Total | 76 testaments |
33Bon nombre de testateurs ont recours aux expressions rituelles « en cas de décès » ou « en cas de mort », au fil du testament ou sur l’enveloppe qui le scelle (« N’ouvrir qu’en cas de mort », Georges Belgiovanni, 4 août 1914). Dans ces formules neutres, qui renvoient à un contexte juridico-administratif, la mort reste somme toute une abstraction. Il en va différemment quand le testateur emploie le possessif (« mon décès », 28 occurrences ; « ma mort », 10 occurrences) ou le pronom personnel « je », dans une hypothèse au présent (« si je meurs »), qui exprime une éventualité probable, ou à l’imparfait, marque d’une éventualité plus improbable : « Si je venais à décéder pendant la guerre actuelle » (Édouard Gerber, 14 août 1915).
34Exceptionnellement personnifiée (« Au cas où la mort me surprenne », Léon Beaumont, 2 août 1914), la mort peut être sublimée par l’évocation du champ d’honneur (« Ci je meurs au champ d’Honneur », Pierre Retteler, 29 avril 1915).
35Quant au verbe « tuer », le seul qui renvoie explicitement à la violence de la guerre, il n’est employé que deux fois, hormis l’expression militaire et juridique « tué à l’ennemi » qui a précédé celle de « mort pour la France » reconnue à l’été 191512 :
« Dans le cas où je serai tué dans la guerre qui va suivre » (lettre de Nicolas Boch, le 4 août 1914).
« A la Vielle de Partir en geurre ci je me fait tué » (lettre de Fernand Mazurier, le 3 mars 1915).
36Enfin, certains testateurs évitent les termes « décès » ou « mort », peut-être pour conjurer le sort, utilisant de préférence des euphémismes ou des périphrases pour évoquer l’inconnu effrayant :
« Si je ne reviens pas de cette guerre » (lettre d’Henri Gé, le 2 août 1914).
« Si en cas de non retour » (lettre d’Émile Simonnet, le 2 août 1914).
« Dans le cas où il m’arriverait accident pendant la guerre » (lettre d’Alcide Tourain, le 2 août 1914).
« Conservant pieusement mon souvenir, le cas échéant » (lettre d’Hippolyte Bondeux, le 16 février 1915).
« En cas d’éventualité, le montant de ma caisse de prévoyance leur sera remis » (lettre de Léon Waguet, le 27 février 1915).
« Si je disparais » (lettre de Louis Jolly, 18 mars 1915).
État d’esprit devant la mort
37Comment analyser l’attitude des poilus devant la mort à partir d’un si faible matériau ? Dans les testaments olographes, la mort est avant tout évoquée comme une éventualité juridique qui n’appelle pas de commentaire de la part du poilu, sauf exception :
« Ceci est mon testament écrit en toute sérénité la veille de mon départ pour la guerre contre l’Allemagne » (lettre de Lucien Debain, 12 août 1914).
38La sérénité exprimée par le capitaine Debain, militaire de carrière, n’a aucun équivalent dans l’échantillon. Que déduire du testament laconique de Bernard Labrin, écrit au crayon deux jours avant sa mort au combat de Petites-Perthes (Marne), le 10 septembre 1914 ?
« 8/9/1914. Je laisse tout à mon père. B. Labrin [signé 4 fois.] »
39Si l’angoisse de la mort a pu commander l’écriture de ce testament fait au front, celle-ci n’est jamais verbalisée dans les actes en forme testamentaire, contrairement aux lettres testamentaires non éditées. Même silence dans les testaments de Jules Murat, Joseph Lagarde, Joseph Reyt ou André Charquillon, écrits en 1915 et 1916, peu de jours ou de semaines avant leur mort au front.
40Peu de testateurs manifestent d’exigences pour eux-mêmes après leur mort. Seuls trois d’entre eux donnent des consignes pour leur sépulture et leurs funérailles, afin d’être enterrés près de leurs proches :
« Je le prie au cas où je pourrai être transporté de m’enterrer auprès de mon père que j’ai trop peu connu ! » (lettre de Louis Brivois, le 7 août 1914).
« Pas de fleurs ni de couronnes, un enterrement simple, mais beaucoup de messes, en particulier les 33 messes grégoriennes dites le plus tôt possible après mon décès et des prières » (lettre de Louis Le Conte, le 16 novembre 1914).
« Je désire en cas de décé au champ de Bataille, que ma dépouille soit apprès la guerre rammenée aupprés de ma femme décédée le trente Août dix-neuf-cent-quatorze » (lettre d’Edmond Granié, le 28 juillet 1915).
41Tout juste peut-on lire en creux dans le testament de Louis Brivois une allusion à la réalité de la guerre, en particulier la destruction ou la disparition possible des corps. Les testateurs sont plus nombreux à terminer leur testament par un adieu ou un pardon, dans un message posthume aux proches où la sincérité le dispute à l’émotion.
« Je demande ici pardon à tous ceux pour lesquels je n’ai pas su avoir, ou manifester l’affection que je leur devais. J’embrasse en particulier mon père, ma femme, et mon fils, mon petit Jacques chéri » (lettre de René Patey, le 31 juillet 1914).
« Je remercie de tout mon cœur mon oncle Léon, ma tante Charlotte et ma chère Germaine de leur grande et constante affection. Elle fut pour moi la plus douce consolation de ma vie. “Mes souvenirs à notre famille et dernier adieu dans ce monde” » (lettre de Georges Nicolon, le 12 décembre 1916).
42Le beau testament de Jean Ravignon résume en quelques lignes l’état d’esprit de cette génération de sacrifiés qui aura fait son devoir pour la patrie :
« M’étant ainsi, si je puis dire, conformé aux usages du monde en réglant les derniers petits détails de la vie lorsque la mort paraît proche, j’envoie un ultime adieu à mes parents en les priant de n’avoir pas trop de chagrin en apprenant que j’ai été tué, puisque ç’aura été, comme on est coutumier de le dire, pour la patrie. Je quitterai le monde sans trop de regrets car sa monotonie est trop grande et les moments agréables y sont trop rares. J’ai terminé. Fait le dix-huit septembre mil neuf cent quinze, étant sain de corps et d’esprit. Vale »
(18 septembre 1915)13.
43Les testaments de la Grande Guerre ne se substituent pas aux correspondances de guerre, notamment conjugales, lieux privilégiés de l’expression de soi et de l’intimité (Vidal-Naquet 2014). Ils ne remplacent pas non plus les journaux et souvenirs de poilus dont les témoignages n’ont cessé d’être publiés dès 1915 (Cru 2006 [1929]). Malgré leur brièveté et leur laconisme, qui pourraient sembler leur ôter tout intérêt, ils constituent à la fois un témoignage mémoriel donnant à entendre les voix d’anonymes, qui pour beaucoup n’ont pas laissé d’autres écrits personnels sur leur guerre, et une source historique de l’écriture de soi qui émerge de leur mise en série. La plateforme d’édition numérique collaborative Testaments de Poilus14, lancée en 2016 avec le soutien du Labex Patrima, permettra d’affiner ces premiers résultats, car nous ne sommes qu’au début d’une enquête qui pourrait s’étendre à l’ensemble du territoire.
Bibliographie
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Prost Antoine, 1997. « Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? », in Nora P. (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1, La République, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », p. 199-223.
Purseigle Pierre, 2013. Mobilisation, sacrifice, et citoyenneté.
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Références sitographiques
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Testaments de Poilus. Transcription collaborative. Disponible sur : <https://testaments-de-poilus.huma-num.fr/# !/>.
Testaments de Poilus. Édition numérique. Disponible sur :
<https://edition-testaments-de-poilus.huma-num.fr/>.
Analyse et traitement informatique de la langue française. Disponible sur : <http://stella.atilf.fr>.
Notes de bas de page
1<http://www.europeana1914-1918.eu/fr> [N.D.É : tous les liens de l’ouvrage étaient valides en mars 2024].
21er août 1914 : ordre de mobilisation générale en France ; 2 août : instauration de l’état de siège en France métropolitaine et dans les départements d’Alger, d’Oran et de Constantine ; 7-10 août : premières offensives françaises en Alsace et en Lorraine (Archives nationales 2014 : 52-53).
3Ont été mobilisés pendant la durée de la guerre les conscrits de 1911 à 1919 et les hommes des classes antérieures : armée de réserve (1900-1910), armée territoriale (1893-1899) et réserve de l’armée territoriale (1887-1892). Du fait de la guerre, l’appel des classes 1914 et suivantes a été devancé (Boulanger 2002 : 13).
4La minute est l’original d’un acte notarié détenu par le notaire dans son étude, preuve de son authenticité.
5La mention de « mort pour la France » a été créée par la loi du 2 juillet 1915 (Dalloz 1915-1918 : vol. 5, p. 142) afin d’honorer les combattants, français ou étrangers, tués par l’ennemi depuis le 2 août 1914, ou décédés des suites de blessures de guerre ou de maladies contractées au combat ; cette mention devient obligatoire dans les actes d’état civil des morts et ceux qui en découlent (loi du 30 septembre 1915). La disposition est étendue aux disparus suite à la loi du 25 juin 1919 qui instaure une procédure de jugement par le tribunal, afin de constater le décès sur un faisceau d’indices et d’attribuer aux disparus la qualification de « morts pour la France ».
6Voir le site du monument aux morts de la Grande Guerre de la Ville de Paris : <http://memorial14-18.paris.fr/memorial/>.
7Dont 11 le 1er août, 19 le 2 août et 14 le 3 août.
8N.D.É : les extraits cités dans l’ouvrage sont retranscrits tels que retrouvés, sans intervention sur l’orthographe ou la typographie.
9Voir note 3.
10Emprunts à taux préférentiels mis en place par les banques afin de lever des fonds pour l’État dans le cadre de son effort de guerre.
11Innovation introduite par la loi du 28 octobre 1916.
12Voir note 5.
13Jean Ravignon sera tué huit jours plus tard à Massiges, dans les combats de Champagne de septembre-octobre 1915 qui ont vu la perte de 150 000 hommes.
14Voir le projet de transcription collaborative : <https://testaments-de-poilus.huma-num.fr/>, et l’édition numérique qui en résulte : <https://edition-testaments-de-poilus.huma-num.fr/>.
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Gens ordinaires dans la Grande Guerre
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