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Avant-propos. Pour hier comme pour aujourd’hui : « l’effraction du réel », enfin !

p. 11-16


Texte intégral

1Si l’on excepte la rubrique des faits divers, il est somme toute assez rare que des hommes et des femmes dits « ordinaires » soient exposés en pleine lumière, qu’ils soient conviés à prendre la parole, qu’ils accèdent aux médias au point d’y monopoliser un temps l’antenne et d’y côtoyer les hommes et les femmes qui « comptent », je veux parler des personnages qui quant à eux font régulièrement l’actualité digne d’être relatée et dont tous les mots, faits et gestes sont généralement estimés de la première importance par eux-mêmes et par certains « journalistes » ou autres « commentateurs » parfois réduits au rôle de faire-valoir des dominants et des détenteurs de pouvoirs. Or, il se trouve qu’à la fin de l’année 2018, le 17 novembre plus exactement, soit six jours après le discours prononcé par le président de la République devant les grands et les quelques grandes de notre monde à l’occasion du centième anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918, un mouvement social largement inédit dans ses modes d’action, ses formes d’organisation et sa durée a fait irruption sur la scène publique – ce que l’historien Patrick Boucheron, visiblement encore sidéré, a appelé « l’effraction du réel » (7 février 2019, matinale de France Inter). Chaque samedi, des milliers d’hommes et de femmes appartenant à la catégorie des invisibles ont endossé le gilet jaune indispensable à tout automobiliste qui souhaite être… visible des autres conducteurs et ont battu le pavé en scandant des slogans qui pour être parfois fleuris n’en sont pas moins fort politiques. Passé le premier saisissement engendré par la soudaineté et l’ampleur du mouvement initié sur les ronds-points, les bonnes âmes n’ont pas manqué, semaine après semaine, de relever les « insupportables » écarts de langage de quelques-uns, les actes de violence évidemment « illégitimes » perpétrés par quelques autres ; insupportable et « irresponsable » également, la mise à distance durable et globale des principales organisations politiques et syndicales, dont les modes d’opposition ont globalement fait la preuve de leur incapacité à préserver ce qui, pourtant, permet de faire société (Jeanpierre 2019). Voilà comment dénigrer et tenter de délégitimer un mouvement de colère populaire qui a eu l’audace de venir défier les puissants jusque sur leurs boulevards résidentiels. Ou comment faire la sourde oreille… Il reste cependant, et il restera pour l’histoire sociale et politique de ce pays, que les Gilets jaunes ont exprimé un océan de souffrances et d’humiliations quotidiennes et un ensemble cohérent de revendications tant sociales que politiques ; chaque samedi, ils ont fait entendre une parole jusque-là restée inaudible, c’est-à-dire une parole que les hommes importants et certains de leurs zélés intervieweurs affectent en temps ordinaire de ne pas entendre : « Circulez, il n’y a rien à voir ! » Eh bien ! des milliers d’hommes et de femmes à bout de difficultés et d’humiliation ont arrêté de circuler et se sont donnés à voir en rivalisant d’inventivité (Fautrier 2019). Ce faisant, les Gilets jaunes ont levé le voile sur une autre réalité que les nantis, les protégés et les satisfaits de leur sort et du monde comme il va pour eux refusent de voir. Pour ceux-ci, l’absence de révolte a longtemps valu consentement de ceux-là. Le réveil a donc été très désagréable. On le conçoit !

2Dans sa démesure affectant tous les secteurs de la vie de la nation, la Grande Guerre fut aussi l’occasion d’une grande prise de parole. Situation absolument inédite : des millions d’hommes et de femmes de tous âges et de toutes conditions, mais aussi des enfants, dont les vies ont été bouleversées sinon saccagées par la guerre, ont pris la plume et se sont échangé de part et d’autre de la ligne de feu des milliards de lettres et de cartes postales, moyen de combler les béances creusées dans tous les foyers par les séparations et les interminables absences. Outre son ampleur et son dynamisme, ce gigantesque marché des mots eut ceci de singulier que, pour la première fois dans l’histoire à cette échelle, l’écriture de la guerre n’était plus réservée comme autrefois à une élite lettrée circonscrite aux seuls milieux les plus aisés et les plus dominants. En 1914, en France, les effets des lois scolaires de la République sont partout palpables : tout un chacun et chacune possède alors, peu ou prou, la capacité de s’exprimer par écrit et en use d’autant plus largement que l’instauration de la franchise postale par l’État en guerre a levé la contrainte économique pouvant peser sur les épistoliers les plus modestes. Guerre de masses plus ou moins nationalisées, la Grande Guerre se caractérise également par une prise de parole de masse considérable, ce qui eut pour conséquence essentielle de générer une multitude de traces testimoniales venant compléter, sinon concurrencer, celles traditionnellement produites par les seules élites (Wieviorka 1998). Pour autant, cela ne généra pas immédiatement une prise en compte de toutes les voix. La plupart sont de fait restées très longtemps inaccessibles aux chercheurs soucieux d’écrire l’histoire de la guerre autrement que par le seul truchement du regard et des mots des élites. Cette difficulté fut, il est vrai, encore renforcée par le fait que les éditeurs ont de leur côté longtemps privilégié les témoignages des seuls personnages qui comptent. Aussi la capacité à mener de telles études est-elle relativement récente. Les 250 témoins du pionnier Jean Norton Cru (Cru 2006 [1929]) étaient à peu près tous des intellectuels déjà plus ou moins rompus à l’exercice de l’écriture et, souvent même, familiers de cet autre exercice plus ardu encore qui consiste à proposer son livre à un éditeur. Cru lui-même était cependant conscient de ce biais et prédisait la mise au jour prochaine de centaines de carnets et de liasses de correspondances qui seraient tirées des armoires et des tiroirs des familles de poilus. Comme l’ont démontré récemment Rémy Cazals et son équipe (Cazals 2013), Cru ne s’était pas trompé : correspondances, carnets, journaux intimes et autres récits des hommes et des femmes appartenant aux classes populaires forment aujourd’hui un corpus tout à fait appréciable et d’ailleurs en constante progression, avec une accélération notable lors du centenaire 2014-2018. Certes, il est d’ores et déjà notable que cet engouement formidable s’est très rapidement évanoui, en témoigne la maigreur du rayon consacré à la Grande Guerre dans les librairies. Il n’empêche, l’existence et l’accessibilité de ces différentes traces ont permis et permettent d’envisager sérieusement la restitution d’expériences de guerre fort contrastées et à rebours, disons-le, de l’image outrageusement homogénéisée et surplombante proposée par les historiens culturalistes sur la base de témoignages émanant des seules classes dominantes. Cette réflexion préliminaire nous plonge immédiatement au cœur de cette autre suscitée par l’expression « gens ordinaires », employée par les directrices de cet ouvrage.

3Dès lors qu’un chercheur en sciences sociales utilise la catégorie « gens ordinaires » ou ses presque équivalents, tels que « le peuple », « les sans-noms » (Benjamin 2003 [1940]), « les pauvres » (Hoggart 1970), « les dominés » (Bourdieu & Boltanski 2008), « les invisibles » (Le Blanc 2009), « les gens d’en bas » (Pauwels, 2014), il révèle à son lecteur une vision fortement marquée par la reconnaissance des différences et oppositions de classes, et l’appréhension de l’existence des rapports de domination et de force qui structurent incontestablement et profondément notre monde social. Mais voilà aussi une expression embarrassante, connotée, et sujette à bien des malentendus (Grignon & Passeron 1989). Pour commencer, qui sommes-nous pour décréter que telle ou telle fraction de la société appartient à la catégorie des « gens ordinaires », au « peuple » ? Qui détermine les catégories ? Qui fixe les frontières et sur quelles bases ? Et puis, ne versons-nous pas d’emblée, et de manière plus ou moins impensée, dans une certaine condescendance ? Peut-être la meilleure manière d’échapper à ce premier reproche consiste-t-elle précisément à penser la structuration du monde social en classes sociales plus ou moins poreuses, souvent antagonistes mais pas toujours, interdépendantes assurément, et à nous situer, nous, observateurs et descripteurs de ce monde (Rousseau 2018). Cette prise de conscience préalable peut à mon sens permettre d’échapper, en partie tout au moins, à deux écueils : celui du déni, d’une part, caractérisé par la restitution d’un monde social imaginaire, faussement homogène, lisse et réduit aux seuls « gens qui comptent » ; celui du parti pris compassionnel, d’autre part, qui consiste à peindre la réalité sociale des catégories dominées avec une générosité relativiste conduisant, in fine, à mettre à distance les effets tangibles du jeu effectif des rapports de domination (Grignon & Passeron 1989 : 38-39). Deux écueils, deux égales perversions du regard.

4Loin de ces deux postures stériles, l’ouvrage que voici propose d’aborder les traversées de guerre des plus modestes. Précisons que, dirigée par Agnès Steuckardt – une femme, est-ce un simple hasard ? –, déjà initiatrice du beau projet de recherche « Corpus 14 » consacré aux témoignages des « peu-lettrés » (Steuckardt 2015), Corinne Gomila et Chantal Wionet, cette publication fait suite au colloque « La Grande Guerre des gens ordinaires », tenu à Montpellier en juin 2018 et au cours duquel des spécialistes de différentes disciplines furent conviés à s’intéresser aux formes d’écrits produits par des « gens ordinaires » durant cet événement extra-ordinaire que fut la Grande Guerre.

5Tous ont pris au sérieux les écrits d’hommes et de femmes plus ou moins bien dotés du bagage scolaire acquis sur les bancs de l’école élémentaire au tournant du siècle. Au-delà de son apport strictement documentaire, l’écriture demeure une expérience sociale à part entière et un terrain d’exposition sur lequel s’expriment le pouvoir symbolique et les tensions qui le traversent (Bourdieu 1982). En renonçant au rôle de traducteur ventriloque que nombre d’intellectuels et de journalistes affectionnent encore aujourd’hui, les chercheurs et chercheuses ici réunis redonnent un certain écho à des voix non pas trop faibles, mais trop longtemps négligées, sinon méprisées, au seul prétexte qu’elles sont issues de milieux populaires et donc jugées, a priori, sans intérêt. Or, par-delà les enjeux linguistiques qui passionnent à juste titre un certain nombre de nos collègues, les enjeux historiographiques ne sont pas minces. L’existence de ces traces écrites permet d’envisager, enfin, l’écriture d’une histoire véritablement à parts plus égales entre milieux populaires dominés et dominants. Il revient à chaque chercheur ou chercheuse de décider de s’emparer, ou non, de cette ressource. En somme, de contribuer, ou non, à faire société.

Bibliographie

Benjamin Walter, 2003 [1940]. « Sur le concept d’histoire », in Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », p. 453-455.

Bourdieu Pierre, 1982. Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.

Bourdieu Pierre & Boltanski Luc, 2008. La production de l’idéologie dominante, Paris, Démopolis / Raisons d’Agir.

Cazals Rémy (dir.), 2013. 500 témoins de la Grande Guerre, Senones, Éditions midi-pyrénéennes / Edhisto.

Cru Jean Norton, 2006 [1929]. Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Nancy, Presses universitaires de Nancy.

Fautrier Pascale, 2019. La vie en jaune. Chronique d’un soulèvement populaire, Vauvert, Au diable Vauvert.

Grignon Claude & Passeron Jean-Claude, 1989. Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Éditions du Seuil / Gallimard, coll. « Hautes études ».

Hoggart Richard, 1970. La culture du pauvre: étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, traduit de l’anglais par Françoise Gracias, Jean-Claude Gracias et Jean-Claude Passeron, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun ».

Jeanpierre Laurent, 2019. In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris, La Découverte.

Le Blanc Guillaume, 2009. L’invisibilité sociale, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques ».

Pauwels Jacques R., 2014. 1914-1918, La Grande Guerre des classes, traduit du néerlandais par Franck Degrez, Paris, Éditions Aden.

Rousseau Frédéric, 2018. Penser le patriotisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire ».

Steuckardt Agnès (dir.), 2015. Entre village et tranchées. L’écriture de poilus ordinaires, Uzès, Éditions Inclinaison.

Wieviorka Annette, 1998. L’ère du témoin, Paris, Plon.

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