Abdelmalek Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré
p. 223-235
Note de l’éditeur
Préface de Pierre Bourdieu
Paris, Éditions du Seuil, collection Liber, 1999
Texte intégral
1Ce livre posthume est un recueil d’articles que l’on doit aux bons soins d’amis et à la diligence de Rebecca Sayad. Par la diversité des sujets et des approches, il donne une excellente vision de l’activité du chercheur inlassable, minutieux et original qu’a été Abdelmalek Sayad. Pour cette raison, la tâche du présentateur n’est pas très aisée, puisqu’il doit prendre sur lui ce qu’on peut appeler sans emphase une « lecture », ou du moins, certains choix.
2Qu’est-ce qu’un immigré ? Cette question, Sayad n’a cessé de se la poser dans son œuvre, et c’est à elle que sera consacrée ma présentation, avec le risque, assumé, de négliger d’autres développements intéressants.
3Pour répondre à cette question, il faut, selon lui, se tourner vers une population qui, comme les Algériens de France, cumule toutes sortes de propriétés. Dire que l’immigration algérienne est une « immigration exemplaire », ce n’est pas attribuer une distinction particulière ni à ce groupe ni aux spécialistes de ce groupe, c’est poser une question fondamentalement sociologique, celle de la construction d’un type idéal nous permettant de saisir le réel à travers une accentuation et une réunion de traits qui, le plus souvent, s’offrent de façon affaiblie ou dispersée à l’observation.
4En premier lieu, vient le fait que les Algériens ont subi les effets d’une colonisation particulièrement intensive et durable qui a affecté le peuplement, l’économie, la culture. Cette immigration, si intimement liée à la colonisation, cette immigration qui aura été la première d’origine non européenne (p. 419), n’a pas été un accident mais le résultat d’une politique méthodiquement conçue et mise en œuvre depuis longtemps, depuis près d’un siècle, en tout cas au moment de la Première Guerre mondiale où l’on sait qu’un certain nombre d’individus de statut « indigène » ont eu l’honneur de « servir la France » (p. 104).
5En deuxième lieu, de façon également exemplaire, dans la personne de l’immigré se condense en l’espace de quelques années un passage entre des cosmos sociaux, économiques et culturels complètement distincts. Passage vécu, dramatiquement, comme la « contradiction entre l’ordre communautaire de la société d’origine, d’une part, et d’autre part, l’ordre plutôt “individualiste” qu’on découvre, qu’on subit, et qu’on apprend » (p. 421).
6En troisième lieu, cette immigration est subjectivement exemplaire par cette configuration spécifique d’illusions, de désillusions et de contradictions qu’elle réunit (p. 421). Expérience exemplaire pour ceux qui vivent une situation d’immigration. Ce point, tellement central dans l’argumentation de Sayad, fera, plus loin, l’objet de développements relativement détaillés.
7Enfin, en quatrième lieu, intervient le regard des dominants, des anciens colonisateurs. Héritier d’une histoire longue et lourde placée sous le sceau d’expériences traumatiques, successivement colonisation et décolonisation, l’immigré algérien ou venu d’Algérie n’est pas, en effet, une figure du « tiers-monde » en général mais le témoin d’une histoire inquiétante où se mêlent, aux yeux des dominants, la subversion, la pauvreté et, plus récemment, l’islam. L’être de l’immigré est, en partie, un être perçu avec lequel il doit compter dans son rapport à soi. Parmi les traits associés à la figure de l’immigré algérien, la dépossession économique remplit, évidemment, une fonction majeure : dans une période marquée par la crise de la classe ouvrière et de l’identité ouvrière, il est significatif, selon Sayad, que s’opère une « identification presque totale » entre la « condition d’immigré et la position d’OS » : « La condition d’immigré ne va pas sans qualifier socialement le travail qui est effectué par le travailleur immigré » (p. 237). Cette évolution décisive de la composition de la classe ouvrière a des conséquences qui n’affectent pas les seuls immigrés : sur ce point, on doit plutôt renvoyer à La Misère du monde (Paris, Éditions du Seuil, 1993) et notamment, aux contributions de Sayad lui-même, mais aussi de Stéphane Beaud, de Michel Pialoux, et d’autres.
L’immigré, celui dont on parle
8« Peut-être faut-il s’interroger sur ce que l’objet dont on parle, l’immigré, doit au fait qu’on en parle et surtout à la manière dont on en parle » (p. 257).
9La science de l’objet implique la science du rapport à l’objet. Ici, autant et peut-être plus qu’ailleurs, l’exigence de réflexivité scientifique suppose de prendre en compte les effets de la relation de domination sur la définition sociale de l’objet, l’immigration et les immigrés. Le sociologue ne peut avoir la naïveté de croire que, grâce à une observation minutieuse, systématique, il va accéder directement à la vérité du groupe qu’il étudie. L’observation implique des instruments conceptuels dont on hérite parfois malgré soi. Les catégories de pensée et de perception elles-mêmes, les mots les plus ingénus, ont une histoire. Et pour rompre avec les visions dominantes, qui sont, sinon toujours les visions des dominants, du moins celles qui sont déterminées par eux, il faut s’interroger sur les présupposés du discours concernant un groupe caractérisé précisément par le fait d’être, par excellence, objet et enjeu de discours : l’immigré n’est pas seulement celui qui porte ou supporte son lot, il est celui dont on parle pour l’accuser ou l’excuser, qui demande à être justifié, bref celui dont il est question dans l’espace public sans que sa voix ait besoin d’être entendue ou sollicitée.
10Et d’ailleurs, qu’aurait-il à dire ? Sait-il seulement « s’exprimer » ? Cette question, je n’oserais pas l’exprimer si elle n’avait eu la caution très docte de psychiatres, par ailleurs bien intentionnés. L’un d’eux, Jalil Bennani, écrit ceci : « La langue originale du malade — l’arabe dialectal —, sémantiquement pauvre, ne comporte pas ou peu de termes susceptibles de traduire ce qui est de l’ordre de l’affect. De là l’usage métaphorique du corps qui, désormais agi, tente de dire ce que le verbe ne peut exprimer » (p. 297). La boucle est bouclée. L’immigré est obscur à lui-même. Mais il parle dans son corps une langue que seul prétend pouvoir déchiffrer le spécialiste, un spécialiste qui, faute de savoir réellement écouter (ce qui est quand même le comble pour un « psy »...) s’en remet aux ressources procurées par une connaissance livresque de la « culture de l’immigré » et par la sémiologie foncièrement anhistorique de la psychanalyse.
11Faire la science de l’objet, c’est d’abord suivre la méthode du doute radical concernant le langage. Car les mots, même les plus anodins, étant marqués par la relation de domination, sont un obstacle à la science, sans doute le premier. La question du langage se retourne sur l’observateur qui doit renoncer à l’assurance de son propre discours et de son point de vue souverain, sous peine d’être simplement celui qui apporte aux relations de domination une contribution plus savante que d’autres. Il faut se défier de mots qui travestissent ces relations sous l’apparence de la description et du constat. Il en va ainsi de ceux-ci : « adaptation », « assimilation », « intégration », et même « culture », qui présupposent, plus ou moins ouvertement, un rapport de condescendance : « C’est la société française qui “assimile” et il n’est demandé à ceux qui sont l’objet de ce processus que de se laisser assimiler » (p. 312). Assimilation foncièrement unilatérale, mais d’autant plus indiscutable qu’elle apparaît comme un processus neutre d’égalisation, d’homogénéisation : pour être « accepté » de la société d’accueil, il faut oublier et faire oublier tous les traits d’origine plus ou moins implicitement constitués en stigmates. Surtout, on peut se demander si la sémantique de l’« assimilation » ne serait pas une forme de dramaturgie paradoxale consistant à représenter par le discours ce qui n’aurait de chances de réussir, de trouver une issue heureuse, que si l’on n’en parle pas ou peu, que si l’on renonce à l’ériger en thème explicite (p. 315).
12La dépossession symbolique de l’immigré est, en grande partie, le corrélat de ce qu’on pourrait appeler la circulation complice des silences et des discours entre États, en l’occurrence l’Algérie et la France. L’accord se fait entre ces partenaires officiels pour réduire l’immigration à une situation provisoire, en dissimulant que c’est un « provisoire qui dure » (p. 115). Et pour cause. Tout le monde a intérêt à cantonner l’émigration/immigration dans le seul domaine du travail. Conformément à la vision officielle de soi et du partenaire, chaque pays s’arrange pour traiter comme provisoire, l’un l’absence des émigrés, et l’autre la présence des immigrés (p. 183). Une fois le travail accompli et le contrat rempli, les travailleurs qui sont venus seulement pour le travail vont finir par rentrer « chez eux ». Telle est la condition pour que se perpétuent et le groupe d’origine de l’immigré et l’idée que le groupe se fait de lui-même : l’exil n’aura été qu’une péripétie, mais les choses vont bien finir par rentrer dans l’ordre, un ordre qui est celui des rythmes collectifs, des valeurs, de l’honneur... (p. 107-108). Quant au pays d’accueil, il ne se sera pas engagé au-delà de ce qu’imposaient les exigences temporaires de l’« économie ».
13C’est l’opposition entre deux formes d’émigration/immigration, celle de travail et celle de peuplement, qui, longtemps, a permis de procurer la vraisemblance nécessaire à l’illusion du provisoire. D’un côté, la réalité rassurante d’une simple main-d’œuvre en transit, qui peut demeurer lointaine et étrangère. D’un autre côté, la présence d’un ensemble d’individus et de leur famille qui pose la question de leur « intégration » ou de leur « assimilation » précisément parce que cette population ne saurait être réduite à la dimension purement économique (p. 111).
14Cette complicité des pensées d’État ne doit pas empêcher d’apercevoir la dissymétrie de situation. Dissymétrie entre le pays voué à accepter le départ de ses ressortissants par impuissance à leur procurer ce à quoi ils aspirent, et le pays, plus opulent sinon plus généreux, qui leur offre ce qu’ils n’ont pas trouvé « chez eux ». Dissymétrie entre un État « jeune » assailli par des problèmes de développement économique et d’unité idéologique et politique, et une puissance ancienne. D’où, enfin, la dissymétrie des instruments de pensée. Le constat de Sayad pourra sembler très sévère, au moins dans un texte de 1981 : la science de l’émigration apparaît soit inexistante, soit à la remorque de la science de l’immigration (p. 175). Le pays d’immigration est en mesure de considérer les immigrés sous une multitude de rapports (santé, éducation...), mais ce savoir n’est pas directement transposable de l’autre côté. À cela, il y a une raison majeure : penser le cours des choses suppose, dans un cas, de penser l’absence et, dans un autre cas, de penser la présence (p. 178). Or que serait cette science de l’absence ? C’est une science qui devrait, en principe, assumer deux présupposés douloureux : l’absent désigne une perte pour le pays, et une perte qui n’est pas nécessairement provisoire ; l’absent, qui a été poussé par la nécessité à partir, est autre chose qu’un transfuge, qu’un traître (voir le chapitre v sur « le choc en retour sur la société d’origine »).
15Or, la dissymétrie est masquée dans le discours officiel. Pour ménager la « susceptibilité » de l’État le plus dépendant, il s’agit d’entretenir la fiction de relations entre deux États souverains formellement libres même quand certaines mesures administratives trahissent l’état réel des rapports de force. C’est la règle du jeu en diplomatie. En tout cas, il y a un point sur lequel s’accordent tacitement les deux États : les intérêts des émigrés-immigrés sont adéquatement représentés par l’État d’émigration dont ils sont les ressortissants et auxquels ils n’ont qu’à s’en remettre. Ce qui signifie que le processus d’émigration/immigration, en devenant durable, n’a pas eu de conséquences suffisamment décisives, telles que l’apparition d’intérêts spécifiques, pour justifier l’idée d’une représentation autonome des individus. L’émigré-immigré n’est qu’un tiers pour les parties ayant voix au chapitre : « La duplicité indispensable [...] que suppose le phénomène migratoire commande l’illusion que les intérêts des trois parties enjeu [...] peuvent être conciliés et regardés comme complémentaires [...] mais cela à condition qu’on en convienne seulement à deux » (p. 129). Cette reconnaissance mutuelle de droits et de devoirs entre États parlant au nom de leur nation et de leurs nationaux est fondée sur ce que l’on pourrait appeler une exclusion originaire.
16La forme ultime de rationalité que prend la pensée d’État est celle de l’analyse en termes de coûts et de profits. La question de la légitimité politique de la présence des émigrés-immigrés se trouve déplacée sur le terrain prétendument neutre d’une question de pure technique. L’initiative de la démarche revient à l’État le plus « avancé » dont les experts cherchent à mesurer le solde de l’immigration sous différents rapports jugés pertinents (flux monétaires, logement,...). Premier présupposé : l’application, présentée comme indiscutable, de l’instrument à une population ne vaut-elle pas d’emblée pour annonce de condamnation, tant il est vrai qu’on n’a même pas l’idée d’y soumettre des groupes dotés d’un statut légitime ou incontestable comme le grand patronat ou les vedettes de la télévision (sans parler des habitants de l’Île-de-France, des résidents suisses, etc.). Deuxième présupposé : la validité des critères formels qui est, en fait, loin d’être garantie, comme le note Sayad à propos de l’exemple de la natalité, celle-ci se trouvant rapportée, selon les cas, à des considérations plutôt comptables (allocations familiales) ou à des considérations démographiques (le rajeunissement d’une population autochtone en voie de vieillissement) et pouvant donc être vue soit comme un coût, soit comme un profit (p. 122).
17S’il faut faire la science du processus migratoire, c’est en mettant un terme au morcellement qu’impose la complicité des pensées d’État. Quand la situation des individus concernés, initialement perçue comme provisoire se révèle durable, et quand, à l’évidence, l’immigration n’est plus cantonnée à la sphère du travail, on ne peut pas ne pas réfléchir à la nécessité de réunir les deux faces, l’émigration et l’immigration, l’émigré et l’immigré : « Interroger de manière complète l’immigration conduit inévitablement à s’interroger, en amont, sur les conditions de production et de reproduction des émigrés, et, en aval, sur les mécanismes sociaux qui président à leur transformation d’allogènes en indigènes » (p. 183).
L’immigré parle
18Ce dont témoigne toute l’œuvre de Sayad est que les psychanalystes n’ont pas le monopole de l’écoute et qu’il existe bien une écoute proprement sociologique. Une écoute difficile car, on l’a vu, elle doit compter avec les bruits et les silences des discours dominants. Elle suppose un mélange de proximité et de distance : celui qui écoute a quelques-unes des propriétés de celui qui parle, mais il n’en est pas exactement l’alter ego, celui dont on aurait à anticiper et à redouter les réactions ; il va comprendre d’abord presque à demi-mot, avant d’être en mesure d’entendre ce qu’on a « sur le cœur », pour aller finalement le transcrire, le publier, le faire éclater devant tous.
19Rien n’est plus éloigné du travail de Sayad qu’une vision personnaliste de la parole de l’immigré, comme de tout autre parole. Ce qui vient à l’expression n’est pas un moi profond mais un désarroi où le moi serait précisément la chose la moins assurée : qui est ce moi tout entier occupé à se demander où il en est, où il est ? Question médiatisée par l’espace géographique qui est aussi un espace social : on est « ici » mais aussi toujours en même temps « là-bas ». La chanson mise en exergue de l’article le dit : « Rester ou s’en aller... s’en aller ou rester... Refrain. Mon cœur pourtant réfléchit s’il doit rester ou s’en aller, s’il doit s’en aller ou rester ; ni il s’est en allé ni il est resté, ni il est resté ni il s’est en allé... » (p. 55).
20N’importe qui n’est pas disposé à parler. L’homme qui parle le plus volontiers de l’exil est celui qui cherche à se faire entendre pour dire ce que les autres taisent, habité par la rage d’avoir été floué et qui refuse de consentir au mensonge collectif, ce mensonge croisé. Presque un exalté, un idiot : celui qui a cru dans le groupe, dans les paroles du groupe, plus que n’y croyait le groupe lui-même ou, du moins, plus que le groupe à un moment critique de son histoire, dans une phase de démoralisation, de décomposition du collectif, celui-là est disposé à faire payer (symboliquement) au groupe le prix de sa mauvaise foi.
21C’est le cas de Mohand, jeune Kabyle âgé de 21 ans, en 1975, au moment de l’entretien avec Sayad. Il n’était guère en France que depuis un an, mais il est sous le coup de ce qu’il vient de découvrir. Tout son discours est, en effet, marqué par un débat entre lui et ses mystificateurs, débat qui se reflète dans le couple « on voulait me faire croire que... » / « mais j’ai découvert que... ». « Fils de veuve », comme l’on dit, arrivé tard dans une famille pauvre, il va d’abord s’efforcer de vivre en paysan, se conformant en cela à l’idéal d’excellence du groupe. Mais c’est un échec : il s’endette, et se voit contraint de suivre une voie tracée par d’autres (« J’en ai entendu parler depuis que je suis né et tous les jours, dix fois par jour »), ce qu’il appelle « la France », pas seulement un pays, mais un mode de vie, une conversion totale vers un avenir indéfini, excitant et inquiétant : « La seule porte qui reste, c’est la France [...] C’est ainsi que la France nous pénètre jusqu’aux os. Une fois que tu t’es mis cela dans la tête, c’est fini, cela ne sort plus de ton esprit » (p. 31). Pour accepter de partir, il faut se dissimuler l’arrachement qu’il va falloir subir : « Avant de la connaître, je ne croyais pas que la France était une terre étrangère » (p. 35). Mais c’est une tout autre réalité qui va se dévoiler : « Quelle France j’ai découverte ! Ce n’est pas du tout ce que je m’attendais à trouver. » Il ne découvre pas un secret quelconque, mais accède à l’expérience à la fois publique et déniée des conditions matérielles d’existence, la misère d’un taudis et la détresse de ceux qui y vivent : « Quelle tristesse ! Que de malheurs dans leur regard, dans leur voix — ils parlaient à voix basse —, dans leurs propos » (p. 38). Or découvrir une telle réalité dans sa nudité et sa brutalité, c’est en même temps découvrir la force du « mensonge collectif » qui rend possible la coexistence de la France réelle et de la France rêvée. Désormais, il est difficile à Mohand de se défaire d’un soupçon que tout ce qui lui est dit est vide, comme une façade derrière laquelle il n’y a rien, du vent. En France, on parle bas, et comment ferait-on autrement ? C’est quand on est de retour au pays, loin de la France, le temps d’un congé, qu’on peut prendre les autres et se prendre soi-même à l’illusion qui convient à tous : « Fanfaronnades, mensonges : “J’ai fait comme ci, j’ai fait comme ça ; j’ai ceci, j’ai cela” et on continue. » Celui qui, comme Mohand, vend la mèche est l’un de ceux pour qui l’expérience de la désillusion s’accompagne d’une protestation contre les mystificateurs, contre leur parole qui étouffe, au double sens d’atténuer un bruit et de priver d’air à respirer : « À tous les autres, au fond de moi, je leur dis : “Allez-y, je ‘sortirai’ tous vos mensonges, vous avez beau enjoliver les choses et orner vos propos”. » Il leur lance à la face des propos pleins de défiance et de défi : « Moi aussi, si tu le sais, j’étais là-bas [...]. Alors, ne mens pas, mens aux autres mais pas à moi qui ai vu. Ou bien crois-tu que je vais te couvrir et me mettre de ton côté ? Maintenant puisque tu le veux, nous allons dire la vérité à ceux-là qui nous écoutent, ceux qui n’ont rien vu » (p. 42). Pour vivre, il a besoin de « faire sortir » les mensonges, de ne pas les laisser croupir en les traitant comme une expérience purement singulière.
22Mohand est quelqu’un qui est fait sur mesure pour le sociologue, précisément pour les raisons qui, pour le groupe des pairs, font de lui quelqu’un de difficile, d’ombrageux, d’infréquentable, un misanthrope qui enrage et se moque, révolté autant par le cours des choses que par les masques des simulateurs et des dissimulateurs. Il est bien placé pour montrer au grand jour la « méconnaissance collective de la vérité objective de l’immigration qui est entretenue par tout le groupe ». Méconnaissance rendue possible par ce que l’on pourrait appeler l’inconséquence de l’immigré, l’alternance de jugements opposés sur les deux pôles de son expérience. L’immigré ne sait pas si son cœur est ici ou là-bas, mais pour supporter d’être là où il est, la terre d’exil, la terre d’elghorba se voit revêtue de significations opposées en fonction des catégories de pensée mythico-rituelles kabyles, étant tantôt du côté de l’ombre, de la solitude, de la misère, tantôt du côté du jour, de l’opulence...
L’immigré répond
23N’être ni ici ni là-bas, cette vérité de l’émigration/immigration qu’il a fallu conquérir contre les classements d’État n’est qu’une partie de la vérité. En effet, l’existence sociale de l’immigré n’est pas faite de la juxtaposition de discours : celui de l’autre et le sien propre. Il y aurait quelque risque à supposer que la vérité de l’immigré se livre dans sa parole, une fois celle-ci délivrée des catégories de pensée dominantes. Illusion populiste qui consiste à chercher une couche profonde d’expression au-dessous de la parole imposée. Car le propre de la domination est de marquer l’expérience du dominé, de l’intérieur, dans sa langue, dans son corps, bref dans son rapport à soi, et pas simplement de peser comme un carcan que l’on puisse secouer. Le malaise exprimé est une parole officieuse, clandestine, proche des états somatiques, une plainte privée, que l’on se dit à soi-même, quand on peut se prévaloir d’un droit à l’ambiguïté, à l’incertitude, à la contradiction, à la déploration pour soi ou, parfois, pour les autres. Affaire d’« état d’âme » qui regarde chacun, pris un par un, dans la solitude.
24Tout autre est la logique du discours public auquel nul ne peut se dérober et qui impose ses cadres génériques dans lesquels sont appelés à se reconnaître ceux qui correspondent aux critères. Autrement dit, la parole dominante n’est pas un voile dont on se défait, mais quelque chose avec quoi on doit compter parce qu’elle seule a le pouvoir de définir les règles du jeu. Ce n’est pas affaire de simple rhétorique, car l’ignorance a ses sanctions innombrables, par exemple celles du droit, celles de l’école, autant de ripostes à cette délinquance foncière, cette délinquance d’état (d’État) consistant à être celui qui est là indûment. L’immigration est non seulement associée au phénomène de la délinquance, plus fondamentalement, elle est elle-même, selon Sayad, délinquance, atteinte à l’ordre symbolique, à tout ce qui va sans dire pour ceux dont la présence va sans dire (p. 291-292).
25L’impossibilité de se dérober aux catégories de pensée nationales, aux catégories de pensée des nationaux, est ce que révèle, de façon éminente, la problématique de la naturalisation. En effet, l’appartenance nationale de l’immigré appelle à être tranchée à la façon d’une alternative : il y a une sommation de choisir qui oblige à donner une réponse claire et univoque, laquelle commande, le cas échéant, la carte d’identité, le statut de citoyen avec ses droits et devoirs. Le choix qui devra être fait est, en apparence, simple et pourtant il peut revêtir des significations multiples. D’abord, en fonction de la position dans l’espace social, il peut varier selon que, comme ceux qui sont en bas, il est vécu dans la logique d’un engagement total, ou que, comme ceux qui occupent des positions plus élevées, il est ramené à de plus justes proportions, celles d’une commodité administrative qui ne mérite pas des drames de conscience. Pour les premiers, la naturalisation est l’achèvement d’un processus commencé avec l’immigration : « Émigrer, c’est objectivement “déserter”, “trahir” » (p. 331). Pour les seconds, les significations extra-administratives politico-culturelles sont sinon absentes, du moins refoulées et minimisées comme des préjugés un peu archaïques que des esprits éclairés, instruits et modernes sont capables de dépasser (p. 330). Un autre facteur de différenciation est la forme de l’accès à la nationalité française. Selon qu’elle est demandée ou reçue, la nouvelle identité exige plus ou moins de l’individu : alors que dans un cas, elle a quelque chose d’une épreuve de Canossa (p. 326), dans l’autre cas, il s’agit plutôt d’une « douce violence », quelque chose qu’on espérait, mais jusqu’à un certain point, c’est-à-dire qu’on souhaitait avoir à accepter sans avoir eu à prendre l’initiative, quelque chose qu’on n’avait pas de raisons de refuser. Ce contraste de situation renvoie à la dimension temporelle : au fur et à mesure que s’impose une immigration de peuplement, l’opération de naturalisation qui se trouve inscrite dans l’ordre des choses et qui est automatique en vertu du jus soli, prend une valeur plus anonyme et plus massive, elle cesse, par là même, d’être un acte solitaire et significatif de reniement ou de bravade qui engage le for intérieur. Les petites désertions, en se multipliant, confirment en chacun la nécessité de tourner la page, ou au moins de se laisser faire douce violence, de se tourner vers l’avenir, en regardant plutôt du côté où les enfants sont appelés à vivre.
26Une fois qu’il a répondu à la question qui lui a été posée, celle de sa nationalité, l’immigré n’en a pas fini avec cette question, à la fois parce qu’il peut continuer à se la poser pour lui-même et parce que d’autres peuvent la lui poser. L’acte officiel qui consacre la métamorphose est en même temps miné par son caractère officiel. Il s’ensuit une interrogation sans fin sur l’identité authentique, sur l’authenticité de l’identité, un doute qui pèse sur soi mais à travers les autres soupçonnés de se renier, de se cacher, de chercher à être ce qu’ils ne sont pas (dans ce domaine, les pairs ne font pas toujours des cadeaux).
27« Tu t’interroges toujours et on t’interroge. Es-tu français et comment ? N’es-tu pas français et pourquoi. [...] On se met à t’interroger si tu as gardé des relations avec l’Algérie, avec l’Algérien que tu es. Combien de fois tu vas là-bas. [...] Et ce que je dis là c’est les savants qui font ce travail, c’est la science : j’ai répondu à des questionnaires comme ça, maintenant on pose ces questions à des gamins, à l’école : le couscous ou le steak, et tous les gamins répondent bien sûr le steak, Mc Donald » (p. 375). Je ne peux pas m’empêcher de penser à un travail de Joëlle Balhoul sur les pratiques alimentaires de Juifs d’Afrique du Nord qui montrait bien les différentes options et leurs enjeux symboliques (le steak-frites pour la vie quotidienne, le couscous pour les week-ends, les fêtes). Dans sa forme, la question de l’identité impose des alternatives que l’expérience ordinaire ignore, contourne ou parfois, refoule. Et ces alternatives (qui ne sont pas simplement celles d’un menu ou d’une carte de restaurant) ont le caractère total et totalement sérieux d’une épreuve, d’un serment, d’un engagement devant le tribunal des autres.
28Enfin, cette question « qu’es-tu ? » est piégée, car celui qui répond n’a jamais la maîtrise entière de ce qu’il allègue ou croit alléguer. Ce qui est en cause est une coupure invisible entre les dominants et les prétendants, les indigènes et les étrangers. Compétition sans issue car les armes sont inégales quand les uns n’ont qu’à être ce qu’ils sont pour être conformes à ce qu’il faut être, et que les seconds trahissent leur indignité par la tension pour s’y soustraire : rien n’est plus autodestructeur que la volonté de se conformer, pourtant sollicitée de toutes parts. L’immigré se trouve pris dans une lutte qui le dépasse, la lutte de classements, lutte symbolique ajoutant ses effets propres aux oppositions économiques, à travers les signes parfois imperceptibles de la valeur et de la distinction. L’image de l’immigré associée à celle de l’OS est le reflet inversé des figures d’accomplissement capables d’incarner la noblesse, à la façon de celui qui cumule tous les signes, ceux de richesse, de naissance, d’alliance, de culture, de religion, bref celui qui incarne l’existence sociale légitime. La hiérarchie est caractérisée par ses pôles extrêmes. N’étant pas du bon côté, l’immigré témoigne à sa façon, et malgré lui, de l’excellence des « meilleurs ».
29Dernier dilemme : se soumettre à son destin ou le refuser ? Mais comment ? Sayad évoque cette symbolique de la révolte qui n’échappe pas toujours à la loi de ce qu’elle dénonce. Mais c’est encore une autre histoire, et l’on ne s’y engagera pas ici.
Remarques critiques
30Parce qu’elle porte sur un objet au plus haut point investi par des représentations politiques, l’œuvre de Sayad est autant une contribution à la science qu’une façon exemplaire d’imposer le point de vue de la science dans l’espace public. Ni naïf ni ingénu, il connaissait trop bien le poids des mots pour ignorer que le moindre propos sur l’immigration enfermait une prise de position dans le monde social. Un peu comme Mohand, il cherchait à rendre public un savoir acquis, de façon patiente, minutieuse, subtile, à travers l’expérience de la vanité des mythes, dont ceux qu’enferment les slogans politiques et intellectuels. S’il nous laisse une ligne politique, celle-ci est inséparable d’une morale intellectuelle : refuser de faire un choix entre des mythologies en compétition et privilégier l’écoute, en assumant ce qui s’y livre, le désarroi et aussi parfois, l’ambivalence, l’indécision.
31La question dite de l’« identité », l’une des formes savantes actuelles d’imposition de problématique, pourrait bien être une façon noble, perverse, d’universaliser les préoccupations de salut d’intellectuels et de porte-parole en lutte pour imposer la catégorie ultime de classement. Le choix n’est pas entre l’universalité présumée du citoyen républicain et le multiculturalisme (avec ses variantes postmodernes, l’« hôte »...), deux façons de préserver les hiérarchies : ce qui est en cause est plutôt une lutte contre les fondements de la domination, contre les classements où se font piéger les dominés.
32Si Sayad était hostile à une certaine pensée d’État ayant la forme de l’impérialisme de l’universel, il n’était évidemment pas « contre l’État », ou pour une quelconque valorisation du « prochain », pour une exaltation de l’Autre et de l’Hôte, ces discours métaphysiques cache-misère qui s’en remettent à la bonne volonté éthique faute de volonté collective et civique, mais il était plutôt, je crois, pour un État conséquent, et dépouillé, autant que possible, de mauvaise foi.
33L’étude de l’immigré est-elle en mesure de rompre avec tous les présupposés inscrits dans l’objet ? Parmi ceux-ci, on a vu le rôle joué par le rapport au groupe perçu comme une unité. Groupe fragile, menacé dont il s’est fait le témoin, Sayad s’occupant de la question de l’immigré aurait peut-être négligé l’autre aspect, qui ne se révèle que plus tard, celui de la différenciation interne.
34Et d’abord, comment nommer la population considérée quand les générations se succèdent ? Fils d’immigrés ? Algériens ? Maghrébins ? Beurs ?
35On peut ensuite se demander quelles sont, au sein de la population considérée, les conditions et les formes d’accumulation de capital (scolaire, économique...) ? À la diversité des capitaux correspond la diversité des marchés auxquels peuvent accéder des individus diversement pourvus et portés, de ce fait, à faire des usages différents de leur « identité ». C’est une loi générale : être, avoir l’air arabe (ou « black », « chinois », « juif »...) dans les cités, à l’école, dans le commerce, la fonction publique, le champ de production culturelle, etc., n’a, évidemment pas le même sens. La sociologie de l’immigration ne devrait-elle pas se prolonger par une sociologie des identités collectives, entendues comme des constructions changeantes au sein d’espaces dont les hiérarchies sont elles-mêmes des enjeux ?
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