Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France
p. 29-42
Note de l’éditeur
Paris, Éditions du Seuil, 1995
Texte intégral
Généalogie d’une canonisation
1Louis Pinto retrace dans ce livre la généalogie d’une dévotion : la naissance du culte intellectuel voué à Nietzsche. Cette histoire s’apparente en effet à une canonisation, à la fabrication d’un « saint », le « saint » de la « mort de Dieu ». C’est le culte qui fait vivre le saint. Ce qui frappe après la lecture de cette analyse des témoignages de la réception de Nietzsche en France, c’est qu’il s’agissait rarement d’un processus purement académique ou intellectuel de l’appropriation d’une pensée à l’instar de celle d’un Leibniz, par exemple.
2Le terme de canonisation recèle une double signification : il s’agit de classer l’auteur au nombre des saints en raison du très haut degré de perfection atteint dans une vie érigée en modèle. Mais le canon, c’est aussi l’ensemble des livres considérés comme divinement inspirés. Cette double « canonisation » se constate chez Nietzsche. Sa vie a été considérée comme la caution de sa philosophie : elle constitue un élément important de l’exégèse dès les premières interprétations qu’on doit à Lichtenberger, à Halévy, à Andler. Il agit comme un prophète sur le monde et sa vie même semble préfigurer l’idée du surhomme : « Ce malade aura été assez grandiose pour être un modèle pour tous, la maladie étant la condition indispensable d’une délivrance par rapport à “l’humain trop humain” » (p. 64).
3Ce n’est pas seulement la personne, mais aussi les textes qui ont été « canonisés » : on les a considérés comme ceux d’un visionnaire, d’un prophète, d’un poète ; ils ont ainsi revêtu un autre statut régi par la loi de la nécessité (et non par celle de la logique argumentative). Le statut attribué aux textes commande l’attitude des interprètes : ils s’approchent de l’œuvre de Nietzsche comme des exégètes d’un texte sacré. Le texte sacré, donc nécessaire et définitif dans sa forme, exige un effort herméneutique où chaque virgule a sa signification. Comme l’affirme Louis Pinto, les commentateurs semblent d’une manière générale, partager cette croyance dans la valeur sacrée du texte nietzschéen et de ce fait dans la valeur de l’activité d’exégèse. Les textes semblent « sacrés » non seulement par le statut qu’on leur attribue, par la caution de la vie de l’auteur, mais aussi par leur contenu. Nietzsche offre, en effet, une forme de religiosité, un hymne en l’honneur de la vie, le moyen d’un salut face aux puissances temporelles.
4Louis Pinto se sert, lui aussi, de notions théologiques comme — « prophétique » et « sacerdotal », « orthodoxe » et « hétérodoxe ». Cependant, il s’agit là d’un emploi analogique pour désigner des invariants structuraux dans les différents champs ; les termes sont employés comme instruments heuristiques (emploi déduit de la sociologie de la religion de Max Weber1). Une analyse sociologique de ce culte voué à un philosophe peut être perçue comme une « désacralisation » (p. 127). Car « questionner ce qui est hors de question » (p. 19) peut s’apparenter au geste du profane, celui qui est pro fanum, « hors du temple » ; les avant-gardes ne sont pas par définition iconoclastes ; il y a aussi, remarque Louis Pinto, des avant-gardes « pieuses ». Les catégories fonctionnalistes empruntées à Max Weber (« prophète », « prêtre ») permettent ainsi de décrire la position reconnue à Nietzsche ainsi que celle des interprètes.
Analyse d’une réception
5Le terme de « réception » semble être en français un néologisme d’origine germanique pour désigner l’accueil ou ce qu’on appelait autrefois la « fortune » d’un auteur ; il a été diffusé largement avec le paradigme de « l’esthétique de la réception » défendue par l’école de Constance à travers Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser2. Par le terme de « réception » on entend mettre en relief les lectures, les effets provoqués par les œuvres contre le mythe de l’origine, de l’auteur, de la « création ». Le concept de la réception présuppose un modèle à trois éléments : un émetteur/acteur, une action exercée par les écrits, des récepteurs/destinataires qui — « reçoivent » l’œuvre et réagissent face à elle. L’analyse de Pinto montre qu’en pratique, ce modèle se différencie. Le véritable acteur c’est plutôt le commentateur, le « récepteur » commentateur qui écrit et se sert de Nietzsche comme d’un objet ; Nietzsche devient ainsi « miroir » ou « écran de projection ».
6Quand on analyse la réception, on peut distinguer plusieurs types de réaction. Le premier acte de réception, c’est la traduction. La traduction est déjà une forme d’interprétation. Est-elle adéquate ? Ou bien cherche-t-on surtout à adapter le texte aux attentes du champ d’accueil. Pinto relève ainsi les deux traductions du terme Wille zur Macht qui a été surtout traduit par « puissance » et non pas par « pouvoir », ce qui est déjà significatif. Il relève aussi le fait que Nietzsche a été très vite traduit en France ; entre 1892 et 1903, presque toutes ses œuvres ont été publiées en traduction française. Néanmoins, l’intérêt du livre de Pinto ne réside pas dans l’analyse des traductions3. On pourrait également s’interroger sur les tirages, sur les rééditions successives, qui informeraient sur l’écho que Nietzsche a trouvé auprès des lecteurs anonymes4. On pourrait examiner également les préfaces et les intérêts des préfaciers qui s’y expriment. On pourrait inventorier les réactions des non-professionnels qui se manifestent, par exemple, dans des journaux intimes ou des écrits de circonstance. On pourrait recenser les indices d’un culte constitué autour de Nietzsche, par exemple à travers des « pèlerinages » dans ses lieux d’habitation préférés5. On pourrait analyser la réaction de la critique journalistique lors de la première parution des œuvres de Nietzsche en France au moment où celles-ci apparaissent « vierges » puisqu’il n’y a pas encore de discours qui se sont greffés sur elles.
7Il y a enfin la réception active ou la réception créatrice d’auteurs écrivant des commentaires ou rédigeant des œuvres philosophiques à partir de Nietzsche ; ces lecteurs ne sont plus de simples « récepteurs », mais des auteurs s’adressant à leur public ou à leurs pairs ; ils sont à la fois récepteurs d’un premier cycle de communication et émetteurs à l’intérieur d’un second. Nietzsche est ainsi un point de départ qu’indiquent certaines formules de Louis Pinto : Nietzsche « permet », « rend possible », « pourrait justifier », « représente un modèle ». Par ailleurs, Nietzsche est « soumis à des lectures », il « correspond aux attentes », telle ou telle version « permet de sauver Nietzsche ». Nietzsche est à la fois « sujet » et « objet ». C’est ce dernier type de réception, la réception « créatrice » qui est au centre de l’analyse de Pinto.
Une réception transnationale
8Le champ d’origine et le champ d’accueil ne sont pas identiques. La grille nationale a joué un rôle important et cela de différentes façons. Michaël Werner et Michel Espagne ont montré comment la référence allemande est devenue dans la France du XIXe siècle la référence "étrangère" dominante alors que l’apport anglais du XVIIe siècle avait déjà été ressenti comme partie intégrante de la tradition interne6. Le mérite de l’ouvrage de Pinto est d’avoir bien dégagé l’importance de cette grille s’élevant ainsi contre la conception d’un espace philosophique transnational de la pensée pure. L’auteur souligne à juste titre que le fait d’être allemand a pu revêtir des significations diverses et parfois contradictoires. Cela tient aussi à l’ambiguïté du statut national de Nietzsche. Il a pu être vu alternativement comme la quintessence et le contraire d’un « Allemand » ou d’un « philosophe allemand ». Il apparaît, en effet, comme un Allemand paradoxal, un Allemand francophile, s’inspirant du modèle des moralistes français, aimant la littérature française contemporaine et détestant le nationalisme du nouvel Empire allemand ; il apparaît comme un Allemand français, le bon Allemand qui dénigre les philistins de son pays, reprenant ainsi à son compte les jugements français ordinaires sur l’Allemagne. Un Allemand critiquant une Allemagne en plein essor, souligne l’auteur, annonce aussi la bonne nouvelle du renversement des valeurs nationales. Nietzsche permet ainsi d’échapper à l’Allemagne sans passer par la Grande-Bretagne (mal aimée parce que démocrate.) Nietzsche définissait ainsi pour certains interprètes une identité intellectuelle du Sud7.
9Dans le champ littéraire, le critère national est également un moyen de classement. Au cours des années 1990, Nietzsche est associé à une esthétique romantique censée être une particularité germanique qui, de ce fait, ne saurait constituer une alternative au symbolisme. Pour Valéry, Nietzsche incarne l’inverse de ce qui apparaît dans la première image du philosophe : il est « très professoral », donc très allemand et, par conséquent, en rien méditerranéen.
10La « philosophie allemande » était un label professionnel, l’excellence philosophique étant définie par Kant et Hegel ; Nietzsche permettait un renversement du rapport de force sans qu’on soit obligé d’abandonner le paradigme « allemand ». L’importation d’un « philosophe tragique » correspondait au contexte de l’entre-deux-guerres et exprimait en même temps une opposition à la « philosophie française » associée, entre autres par Nizan, à une autosatisfaction bourgeoise.
11Thierry Maulnier, proche de l’Action française, percevra Nietzsche à travers des stéréotypes nationaux plus globaux. Nietzsche serait malgré tout victime du romantisme germanique ; l’abandon incontrôlé du plébéien allemand aux forces du sentiment serait l’inverse de la démesure maîtrisée du héros français. Contre le fascisme germanique subordonnant l’élite à la masse, Maulnier affirme la supériorité de la forme française d’accomplissement héroïque. Dans l’échec de Nietzsche s’inscrirait la victoire culturelle de la droite nationale. La référence nationale est encore présente dans la dernière phase de la réception de Nietzsche, « cet Allemand non allemand » (p. 175) : la formule se trouve sous la plume de Deleuze. Nietzsche comme philosophe créateur frapperait de discrédit le modèle universitaire allemand de la quête métaphysique des fondements et d’absolu.
Philosophie et littérature
12La spécificité de Nietzsche réside dans la nouvelle définition du rapport entre philosophie et littérature. Auparavant, la philosophie et les sciences refoulaient la métaphore dans la sphère poétique. Nietzsche efface dans son œuvre, comme l’a remarqué Sarah Kofmann, l’opposition de nature entre métaphore et concept pour n’y introduire qu’une différence de degré. Il inaugure un type de philosophie qui se sert délibérément des métaphores au risque d’être confondu avec la poésie. Parler par métaphores signifie, pour lui, restituer à la langue son expression la plus naturelle, l’expression imagée « la plus juste, la plus simple, la plus directe8. » Cette définition inédite du rapport entre littérature et philosophie a indubitablement des conséquences sur la réception ; car le rapport entre littérature et travail conceptuel (philosophie et sciences) définit une caractéristique structurelle des champs intellectuels respectifs en Allemagne et en France. Sommairement, on pourrait dire qu’on accorde en Allemagne le primat à la science, au concept, à l’universitaire (la critique littéraire universitaire est désignée comme Literaturwissenschaft), au détriment de l’écrivain, de la littérature. Le bien écrire n’y apparaît pas, en dehors de la littérature, comme une qualité en soi9.
13En France, en revanche, la littérature jouit d’un prestige plus élevé à la suite d’un processus historique d’autonomisation du champ littéraire décrit par Alain Viala. Même dans le domaine des sciences, le « bien écrire » est apprécié, et des penseurs comme Pascal font ainsi « naturellement » partie de l’histoire littéraire10. À une œuvre philosophique qui s’exprime par des métaphores et pas seulement par des concepts est attribué le statut d’une œuvre littéraire dont la caractéristique principale est la polysémie alors que l’œuvre philosophique discursive vise la monosémie. Le statut « littéraire » de l’œuvre nietzschéenne est ainsi la condition de possibilité de la multiplicité des interprétations : « comme tout classique, [Nietzsche] est devenu inépuisable » (p. 197). Louis Pinto montre que « le conflit structural entre artistes, savants et érudits procure son existence à l’identité idéale de Nietzsche » (p. 201). C’est la structure du champ qui devient active. Peut-être pourrait-on dire que le statut polyvalent de l’œuvre philosophique sollicite à la fois les acteurs du champ littéraire et du champ philosophique ? N’est-il pas significatif que Nietzsche soit pleinement reconnu à un moment où les cloisons entre les deux champs ne sont plus étanches, à un moment où les philosophes ne se discréditent plus quand ils se préoccupent de la littérature, à un moment où des interprétations littéraires semblent même conférer au philosophe un surcroît de légitimité, au moment où Foucault, Deleuze ou Derrida entrent en scène ? Pinto relève ainsi une modification décisive du champ philosophique organisé entre ces deux pôles, « scientifique » et « artiste ». La consécration actuelle de Nietzsche signifierait un « transfert au cœur de ce champ d’une ligne de partage qui avait été jusqu’alors rejetée et contenue sur ses marges » (p. 22).
Une histoire sociale des interprétations
14Le caractère polyvalent de cette philosophie « littéraire » est la condition de possibilité de la multiplicité des lectures et des interprétations successives. L’objectif de Louis Pinto est d’expliquer les différentes prises de position au sujet de Nietzsche. L’œuvre n’est pas elle-même un élément d’explication suffisant ; elle n’impose guère de contraintes strictes ; la seule contrainte qu’elle impose, c’est de « ne pas contredire ouvertement la lettre du texte » (p. 121). Les interprètes se sont, par ailleurs, souvent sentis « affranchis des contraintes argumentatives » (p. 11). Pour Pinto, c’est la position de l’interprète à l’intérieur du champ d’accueil qui est au principe du type d’interprétation. Les effets structuraux, avait déjà affirmé Pierre Bourdieu dans son article sur la circulation internationale des idées, « rendent possibles toutes les transformations et les déformations liées à des usages stratégiques des textes et des auteurs, [...] en dehors de toute intervention manipulatrice. Les différences sont si grandes entre les traditions historiques, tant dans le champ intellectuel proprement dit que dans le champ social pris dans son ensemble, que l’application à un produit culturel étranger des catégories de perception et d’appréciation acquises à travers l’expérience d’un champ national peut créer des oppositions fictives entre des choses semblables, et des fausses ressemblances entre des choses différentes11 ».
15Louis Pinto ne propose pas une nouvelle interprétation sociologique de Nietzsche. Son analyse se situe à un métaniveau : il s’agit de savoir quels sont les intérêts qui expliquent les différentes formes d’interprétation. Il s’agit d’une histoire sociale des interprétations. Les œuvres ne sont pas des entités neutres. Elles sont des objets dotés de valeur. « Ceux qui s’attachent à garantir cette valeur [...] ont par là un intérêt à ce qu’elle soit reconnue : leur sort en dépend » (p. 14). Ce type d’explication prend au sérieux la pluralité des lectures alors que des interprètes actuels n’invoqueraient souvent cette pluralité que « pour imposer leur point de vue contre les lectures antérieures » (p. 19). L’approche ici n’est pas normative, mais explicative. Il ne s’agit pourtant pas d’une histoire téléologique conforme au modèle des sciences naturelles où les acquis s’accumulent. La finalité de l’étude, c’est de « reconstituer l’espace des points de vue à partir desquels les lectures ont été produites » (p. 20). Au début de la Troisième partie, l’auteur revient encore une fois aux questions de principes. À ses yeux, il n’y a pas une lecture ultime, même pas une méthode pour définir l’espace des versions recevables. Ce qui est déterminant, c’est le rôle de l’interprète, et non pas celui de l’individu isolé affronté au seul texte. Il y a plutôt une lutte permanente entre les pairs au sujet de la définition légitime de l’œuvre de Nietzsche. Ce sont « les transformations périodiques du champ [qui] sont au principe des nouvelles lectures ainsi que des nouveaux classements » (p. 124).
Les trois temps de la généalogie d’un philosophe
16Le déroulement de l’analyse s’inspire en quelque sorte d’un principe épistémologique fondamental de Nietzsche : la généalogie qui signifie en même temps historisation d’une œuvre et des concepts que les philosophes aiment considérer comme intemporels. « Comment Nietzsche est-il devenu un philosophe ? » : telle est la question de départ. L’auteur propose pour son analyse une périodisation en trois temps.
De la Belle Époque aux années 1920 : antinomie de la philosophie et de la prophétie
17La référence à la science, considérée comme une institution républicaine, caractérise le statut du champ intellectuel de la première période, Nietzsche est introduit en France par des profanes et non par des universitaires. Se réclamer de Nietzsche permet d’exprimer une opposition face à la littérature conformiste et face à la culture universitaire. Nietzsche apparaît comme adversaire structural de Kant et incarne ainsi l’opposition du « prophète » contre le prêtre, de l’artiste contre le professeur, du créateur contre l’érudit. Ce qui frappe, c’est l’absence totale de Nietzsche à l’université de 1890 à 1914 à cause de son image irrationaliste. Même chez Bergson, rebuté par la forme aphoristique, on ne trouve presque rien sur un philosophe allemand jugé proche de lui. Pendant cette première période Nietzsche n’est reçu que dans l’espace des petites revues – comme le Mercure de France — qui occupent une position intermédiaire entre les champs politique, philosophique et littéraire. Il apporte une légitimité à des lettrés (comme Gide) opposés à la philosophie dominante. Il permet, par ailleurs, d’associer une attitude antireligieuse et antiscientifique.
18Les germanistes « philosophes » (Henri Lichtenberger, Charles Andler) constituent le deuxième groupe de récepteurs : ils tirent profit de leur compétence spécifique. Ils lient l’aspiration politique progressiste et la culture mystique du héros intellectuel. Nietzsche leur permet d’accéder à l’univers prestigieux des philosophes allemands qu’ils interprètent dans le sens le plus acceptable. Les « philosophes » trouvent en Nietzsche une théorie de la connaissance et une ontologie ; les — « artistes » sont sensibles à l’aspect lyrique et à l’éthique de surhomme. Nietzsche permet aux admirateurs non conformistes d’échapper aux alternatives entre foi et nihilisme, christianisme et socialisme, métaphysique et positivisme ; il désigne une troisième voie ; il échappe à l’appropriation exclusive par une seule fraction. Leurs versions anarchistes, réactionnaires, esthètes, etc. coexistent. L’œuvre de Nietzsche apparaît comme un « bien commun » sans contenu précis. Il semble surtout désigner une fonction dans le champ intellectuel : « celle d’un penseur scandaleux, pourfendeur d’idoles et expérimentateur d’une morale audacieuse : la limite ou le cas limite » (p. 78).
Le champ de l’existentiel : des années 1930 à 1950
19La deuxième période de la réception circonscrite aux années 1930-1950 est définie comme le champ de l’existentiel. Pendant la première période, la culture scientifique a été dominante – d’où le statut marginal de Nietzsche jugé trop lyrique et trop relativiste. Peu d’intellectuels étaient alors capables de garantir à Nietzsche une image authentiquement philosophique.
20Au cours des années 1930, les courants spiritualistes recourant à des notions comme « la vie », « le concret », « la totalité », se renforcent. Les médiateurs d’une « philosophie tragique » comme Kojève, Koyré, Lévinas, Groethuysen se réclament non seulement de Nietzsche, mais également de Dostoïevsky ou de Léon Chestov12. Dans ce contexte se développe un anti-intellectualisme philosophiquement respectable. La philosophie de l’existence de Sartre dans L’Être et le Néant constitue, selon Pinto, le fondement de la vision nouvelle. Sartre, chez qui la place réelle de Nietzsche est presque insignifiante, se veut plus rigoureux. En témoigne son exposé au titre significatif : « Nietzsche est-il un philosophe ? »
21Nietzsche est rangé parmi les penseurs qui ont révélé le statut logiquement insaisissable de l’existence ; il semble correspondre aux lecteurs situés à la frontière de la littérature et de la philosophie comme Maurice Blanchot, mais il ne peut convenir aux positions dominantes du champ intellectuel qui redoutent les risques d’une mythologie obscurantiste. Camus décèle chez Nietzsche « une liberté qui débouche sur ce qui la nie ». Les dominés, en revanche, y trouvent une justification de leurs propres aspirations subversives.
22Chez Jean Wahl, spécialiste de la philosophie allemande, s’exprime une réception modérée. Il indique jusqu’où peut aller un philosophe professionnel sans se déconsidérer. Dans les écrits de Henri Lefebvre on trouve une vulgarisation tolérée par un public de non-spécialistes ; il est guidé par l’intention de compléter le matérialisme historique par une doctrine qui s’intéresse davantage à la culture et à l’individu.
23La lecture de Nietzsche proposée par Georges Bataille et Pierre Klossowski est, pour Pinto, l’expression d’un existentialisme hérétique s’éloignant de Sartre et de Heidegger, se réclamant plutôt de Nietzsche et de Kierkegaard. Sartre avait renoncé aux tentations de l’irresponsabilité esthétisante et liait la liberté à la responsabilité éthique. Bataille et Klossowski, en revanche, ne subissaient pas les contraintes structurelles du champ ; leur exploration totale des possibles intellectuels est rendue possible par leur trajectoire. Bataille était, comme le souligne Pinto, un autodidacte d’origine provinciale ; il avait une prédilection pour le nocturne, la mort, le mal, la transgression. S’il exaltait l’ivresse mystique des meilleurs, il s’opposait pourtant aux valeurs soldatesques des nazis. Il prend le contre-pied d’une « morale vulgaire », valorise chez Nietzsche l’aspect de la libération tout en s’opposant à un culte idolâtrique voué au maître.
24La réception existentielle de Nietzsche des années 1930 à 1950 est, selon l’auteur, inséparable des transformations de la relation entre champ philosophique et champ littéraire : « Au moment où des avant-gardes intellectuelles s’efforcent d’imposer la reconnaissance de personnages hybrides situés à mi-chemin du philosophe et de l’artiste, Nietzsche, figure tragique et héroïque, pouvait apparaître comme un précurseur légitime et légitimant » (p. 120). Nietzsche représentait une contestation des formes conventionnelles du discours philosophique et il pouvait justifier en même temps une philosophie de l’individualité.
La consécration à partir des années 1960
25Au cours de la période 1960-1975, Nietzsche est « devenu » philosophe. Les spécialistes garantissent la conformité de son œuvre aux canons d’une pensée majeure. Ce déplacement est, aux yeux de l’auteur, favorisé par les transformations internes du champ philosophique. La fortune du philosophe allemand doit beaucoup à la notoriété croissante de Bataille (à travers la revue Critique). Nietzsche est devenu avec Artaud, Blanchot et Sade l’emblème de la subversion intellectuelle. La reconnaissance officielle de Nietzsche, inconnu des institutions scolaires, jusqu’aux années 1950 est clairement identifiable : en 1964, on lui consacre un colloque à Royaumont, en 1972, un autre à Cerisy-la-Salle ; apparaissent ensuite les premières thèses universitaires qui lui sont consacrées ; enfin, consécration institutionnelle la plus évidente : Nietzsche figure au programme de l’agrégation.
26Nietzsche est devenu une figure emblématique pour les tenants des différentes positions à l’intérieur du champ : d’abord la position du savoir historique incarnée par le philosophe le plus prestigieux, Michel Foucault, ensuite la position vitaliste, libertaire et mystique des philosophes de Vincennes (Deleuze, Lyotard) et enfin l’histoire hérétique de la philosophie (Derrida).
27Pinto dégage chez Foucault trois thèmes inspirés de Nietzsche. Il y a d’abord le thème tragique de l’expérience limite ; la parole non domestiquée du fou (Nietzsche, Artaud, Van Gogh) s’oppose à l’asile dont le savoir est solidaire. Ensuite, Nietzsche a rendu possible une philosophie comme entreprise généalogique s’opposant à l’illusion de l’éternité. Nietzsche a eu ici une fonction légitimatrice en faisant exister une position d’avant-garde dans le champ des recherches positives. Nietzsche a été pour Foucault un « éveilleur » : le thème de la mort de l’homme a favorisé la rupture avec l’illusion anthropologique.
28C'est surtout Deleuze qui a joué un rôle majeur pour faire de Nietzsche un philosophe reconnu. Auteur de travaux sur Hume, Bergson, Proust, Kant, il dispose du capital indispensable pour cette entreprise de légitimation philosophique. Il a été en quelque sorte l’inventeur d’une position universitaire d’avant-garde. La philosophie de la différence a été conçue comme réponse au défi des sciences humaines. Si Deleuze entendait s’opposer à Hegel et à la conception dialectique de l’homme, sa cible réelle a été, selon Pinto, le marxisme sartrien. À travers Nietzsche s’exprimerait « une affirmation aristocratique de la différence contre l’idée de la libération de l’homme serf, la valorisation du jeu contre l’optimisme naïf, la mise en relief de la création et de l’innocence artistique contre le sérieux éthico-politique ». Deleuze a traité Nietzsche « en philosophe et non plus en prophète » : tels sont les propos révélateurs de Jean Lacroix dans les colonnes du Monde, constatant la consécration définitive de Nietzsche. Deleuze a ainsi défié l’orthodoxie avec les armes légitimes de la culture philosophique.
29Nietzsche apparaît, en définitive, comme un « bien commun » ; chaque interprète choisit le côté où il peut se reconnaître. Est-ce encore le même auteur ? Pour Bataille, par exemple, Nietzsche est l’ennemi mortel de Kant et proclame la fin du savoir ; aux yeux de Andler, en revanche, Nietzsche est l’héritier d’une tradition intellectualiste culminant dans l’Aufklärung, alors que Deleuze le considère comme le prophète d’une nouvelle pensée critique. Pinto relève deux attitudes prédominantes : dogmatisme et perspectivisme total, qui seraient, en fin de compte, complices puisque les uns et les autres se considèrent comme totalement libres ignorant ou refoulant les conditions sociales qui expliquent leurs prises de position.
Remarques finales
30Pour conclure, il me reste à poser quelques questions suggérées par l’étude particulièrement stimulante de Louis Pinto.
31Vu d’Allemagne, on peut se demander si l’impact de la formation universitaire (normalien ou non-normalien, auteur d’une thèse ou non) et l’origine (provinciale ou non) est si décisif sur le statut intellectuel des interprètes. Ces éléments ont-ils toujours la même importance en France ?
32La référence à Nietzsche a permis presque toutes les prises de position. S’agit-il d’un cas singulier ou d’un cas universalisable ? L’œuvre nietzschéenne, par ses équivoques, est-elle plus disposée que d’autres à révéler le pouvoir créateur des interprètes ? La polysémie de l’œuvre est-elle aussi responsable de la pluralité des lectures que de la structure du champ ? Pourrait-on imaginer, comme l’a suggéré Horst Hina au sujet de Malraux, une configuration Nietzsche-Marx chez d’autres récepteurs ?
33Existe-t-il des lectures illégitimes de Nietzsche (par exemple celle d’Alfred Bäumler, nietzschéen converti au national-socialisme) ? Existe-t-il une instance qui permettrait de décider de l’illégitimité d’une lecture ou faut-il se contenter de relever les conditions sociales de possibilités de toutes les lectures ?
34Il serait intéressant, enfin, d’analyser et d’expliquer les réactions allemandes (par exemple celles d’un Apel ou d’un Habermas) face à la réception française de Nietzsche qu’ils associent à une montée de l’irrationnel.
Notes de bas de page
1 Bien que la remarque semble aller de soi, on est parfois surpris des méprises causées par l’emploi heuristique de ces concepts qu’on prend pour des contenus, et non pas des fonctions. C’est ainsi que Jacques Derrida a pris, dans sa critique de l’interprétation de la position de Sartre proposée par Anna Boschetti, le concept du prophète comme un concept de contenu se méfiant ainsi du procédé de l’analogie contrôlée (Jacques Derrida, « “Il courait mort” : Salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps modernes », Les Temps modernes, 587, 1996, p. 4-52).
2 Voir à ce sujet Joseph Jurt « “L’esthétique de la réception”, une nouvelle approche de la littérature ? », Les Lettres romanes, t. XXXVII, n° 3, 1983, p. 199-220.
3 Au sujet des différents types de réception, je me permets de renvoyer à Joseph Jurt, « La réception littéraire transnationale : le cas de Zola en Allemagne », Cahiers d’histoire des littératures romanes, XX, 3/4, 1996, p. 343-364.
4 Une « lecture » de Nietzsche a été présentée récemment dans les colonnes de Libération. Le 24 avril 1997, le saxophoniste Jean-Louis Chautemps « relisait » Nietzsche à Radio France : « Nietzsche, pour moi, déclara Chautemps, est un musicien de jazz. On dirait Sonny Rollins par moments. Il écrit en marchant comme Rollins joue en se baladant d’un côté à l’autre de la scène. Dans le Crépuscule des idoles, la maxime 34 dit : “Je me méfie des gens qui ne peuvent pas écrire en marchant” ; [...] Exactement comme Charlie Parker à la fin de sa vie, Nietzsche ne tient pas en place. On note par ailleurs énormément de points communs entre ces deux-là. Aujourd’hui, on refoule Nietzsche comme on refoule Charlie Parker. » (« Chautemps relit Nietzsche », recueilli par Serge Loupien, Libération, 24 avril 1997, p. 31.)
5 On pourrait analyser le statut de Sils-Maria et du musée Nietzsche installé dans sa maison et qui offre en même temps des studios pour des séjours studieux ! On pourrait étudier l’impact du nom fétiche de Sils-Maria qui apparaît dans des titres d’ouvrages ainsi que les célèbres conférences de Sils-Maria auxquelles participait, notamment, Adorno. On pourrait s’interroger sur des indices d’un culte similaire de Nietzsche à Eze. En ce qui concerne cette réception « vulgaire » qui prend encore davantage la forme explicite d’un culte, d’une dévotion, on se reportera au modèle d’une analyse sociologique de ce phénomène que nous devons à Nathalie Heinich au sujet de la « fortune » de Van Gogh (Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991). Quant au culte, à l’excommunication et à l’instrumentalisation de Nietzsche en Allemagne, on pourra se reporter à l’ouvrage de Manfred Riedel, Nietzsche in Weimar. Ein deutsches Drama, Leipzig, Reclam, 1997.
6 Les deux auteurs distinguent deux cas de figure de transfert culturel : une fonction de légitimation et une fonction de subversion. Dans les deux cas, on cherche une caution extérieure destinée à étayer une argumentation qui n’a sa raison d’être qu’en fonction de la situation intérieure : « Une fois introduite sur le marché des idées françaises, l’Allemagne devient un espoir idéologique propre. La référence à l’Allemagne est utilisée à des fins de légitimation à deux niveaux : d’une part, elle sert à cautionner de son prestige intellectuel des courants idéologiques et des mouvements d’idées français dominants. [...] D’autre part, les porte-parole de l’Allemagne en France entrent en concurrence interne. [...] Mais la référence allemande fonctionne également comme subversion d’une théorie antérieure » (Michel Espagne, Michaël Werner, « La construction d’une référence culturelle allemande en France. Genèse et histoire (1750-1914) », Annales ESC, 4, juillet-août 1987, p. 978-979) ; voir aussi Michel Espagne, Le Paradigme de « l’étranger ». Les chaires de littérature étrangère au XIXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1993).
7 Aux yeux du « dernier » lecteur, le saxophoniste Chautemps, Nietzsche aimait dans Carmen une gaieté qui n’est pas allemande, ni même française, mais africaine. « C’est quelqu’un de passionné, sensuel, qui veut rire. Je suis sûr que, s’il était allé en Tunisie, il aurait poussé encore plus vers le sud. Chez les nègres. Donc le Jazz et Nietzsche, ça va tout à fait ensemble. D’autant qu’il a vu le jour en 1844, en même temps que le saxophone, dont le brevet a été déposé en 1845, et, en plus, il est né en Saxe. »
8 Voir Sarah Kofmann, Nietzsche et la métaphore, Paris, Payot, 1972, p. 30-32 ; voir aussi M. Djuriç, J. Simon, Kunst und Wissenschaft bei Nietzsche, Wurtzbourg, 1986 ; Rüdiger Görner, « Nietzsches Stilbewusstsein », NZZ, 14 octobre 1994 ; Hans-Martin Gauger, « “Es ist nichts mit Schriftstellerei.” Zu Nietzsches Stil » dans Im Namen des Dionysos. Friedrich Nietzsche – Philosophie als Kunst, Munich, 1995, p. 43-70.
9 Christophe Charle a ainsi souligné que les polémiques entre universitaires et littéraires se placent en Allemagne sur un autre terrain qu’en Europe de l’Ouest. « Dans la mesure où les études supérieures sont une voie « normale », même dans les carrières libres, les enseignants du supérieur perçoivent les écrivains comme des étudiants ratés ou de deuxième catégorie qui ne sont pas allés jusqu’au bout de la figure du savant à l’allemande. À l’inverse, comme l’accès à des positions permanentes d’universitaire est réglé par une cooptation discrétionnaire biaisée, par des considérations sociales, politiques et religieuses, la vaste image intellectuelle que les écrivains donnent de l’Université est celle d’une caste privilégiée, imbue d’elle-même, coupée de la culture vivante par sa révérence affichée au passé glorieux de l’Université et aux classiques allemands et enfermée dans sa spécialisation. » Or Nietzsche, jeune professeur et ensuite écrivain et poète constitue, en Allemagne, un nouveau cas de figure ; il a fourni, poursuit Christophe Charle, également aux intellectuels des autres pays qui rejettent les valeurs académiques l’alternative hérétique et prophétique à la domination de cette caste mandarinale privée de l’élan novateur de la première moitié du siècle, lorsqu’elle préfigurait l’unité allemande » (Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 196-197).
10 Anna Boschetti souligne ainsi qu’en France la figure de l’écrivain a été et reste « la plus prestigieuse, du fait d’un culte de la création artistique remontant au romantisme. Telle est l’importance reconnue à l’art d’écrire que, même chez les théoriciens, c’est un titre décisif pour la reconnaissance : il suffit de penser à la part de l’écriture dans la fascination exercée par l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Michel Foucault, Gilles Deleuze » (Anna Boschetti, « Le mythe du grand écrivain », dans Grand Atlas universalis des littératures, Paris, Encyclopedia Universalis, 1990, p. 244). Voir aussi le témoignage de Pierre Nora qui voulait créer une collection consacrée à des ouvrages issus des sciences humaines dans une maison qui est considérée comme le « sanctuaire de la littérature » : Gallimard. « Tout mon problème a été de constituer des collections de type universitaire dans une maison dont le style était par principe anti-universitaire, d’articuler Foucault sur Gide, si j’ose dire. J’ai eu la chance que mes auteurs ont eu, précisément un souci littéraire. L’époque a voulu que Lévi-Strauss, Dumézil, Foucault ou Duby, Raymond Aron aient remplacé d’une certaine façon Gide et les autres » (Le Monde des livres, 18 avril 1997, p. IX).
11 Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Cahiers d’histoire des littératures romanes, XIV, 1/2, 1990, p. 6.
12 Henri Massis avait dénoncé cette pensée « orientale » dans son manifeste La Défense de l’Occident (1927) auquel Malraux, visiblement inspiré par Nietzsche, répondra par La Tentation de L’Occident. Sur la réception de Nietzsche par Malraux qui n’est pas explicitement développée par Louis Pinto, voir Horst Hina, Nietzsche und Marx bei Malraux. Mit einem Ausblick auf Drieu La Rochelle und Albert Camus, Tübingen, Max Niemeyer, 1970.
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