Introduction
p. 3-7
Texte intégral
1A partir de la fin du XVIIIe siècle, toutes les dimensions de la vie musicale ont connu un profond changement structurel : la production de musique, sa diffusion, son organisation et sa réception par un public lui-même en pleine mutation. Tout en se substituant à la vie musicale des cours et à son cérémonial, le marché moderne de la musique, en obéissant aux règles capitalistes, a fini par modifier profondément les relations entre les principaux acteurs de la vie musicale : compositeurs, éditeurs, facteurs d’instruments, critiques, voire public.
2Ces changements structurels sont dus à des transformations d’ordre à la fois socioculturel et technique. D’une part, on assiste à un accroissement du public musical, qui engendre un changement des formes d’appropriation de la musique. En même temps que les beaux-arts et la littérature, la musique s’affirme, en effet, comme un élément constitutif de l’identité d’une bourgeoisie qui forme par ailleurs une part toujours plus grande du public, comme en témoignent sa fréquentation de l’opéra et du concert, l’essor de la pratique musicale domestique et la multiplication des sociétés de musique. D’où également une transformation en quantité et en qualité dans la demande de partitions et d’instruments.
3D’autre part, ces mutations vont de pair avec un progrès technique dans l’impression musicale et la facture instrumentale. Ce phénomène, qui contribue à son tour à modifier le marché de la musique, se manifeste notamment dans l’essor de l’édition musicale sur le plan national et européen, et dans une coopération de plus en plus étroite entre les maisons d’édition. Enfin, le changement de statut esthétique, mais aussi juridique, de l’œuvre musicale joue un rôle moteur dans le processus de transformation en question.
4Ces changements structurels, qui peuvent aussi être interprétés comme un processus de commercialisation, apportent une certaine autonomie au compositeur. Cependant, s’il se sait désormais indépendant du mécène traditionnel, celui-ci doit maintenant prendre en compte les conditions nouvelles du marché. Parallèlement se posent aux compositeurs et aux éditeurs de nouveaux problèmes juridiques – tel celui de la propriété artistique – que l’internationalisation croissante de la vie musicale au cours du XIXe siècle a rendus plus aigus. De nouvelles formes de médiation entre le compositeur et le public se révèlent dès lors nécessaires. En tant qu’intermédiaires, l’éditeur de musique ainsi que l’instance de médiation émergente qu’est le critique musical prennent de plus en plus d’importance dans la vie musicale de l’époque, dans son intensification comme dans son élargissement. Le compte rendu musical, qui paraît dans les revues les plus variées, est tout à la fois un indicateur et un facteur de cette vie musicale en pleine mutation. En ce sens, le changement structurel de la vie musicale peut être appréhendé comme une transformation de ses instances intermédiaires.
5La demande croissante de partitions en tout genre, et notamment d’arrangements d’œuvres de compositeurs célèbres pour instruments seuls (surtout pour le piano, instrument à la mode), conduit à un essor sans précédent de l’édition musicale. La place de Paris, qui rayonne sur toute l’Europe, en fournit l’exemple le plus frappant. En raison de l’attraction que Paris exerce sur les musiciens et les éditeurs étrangers, l’édition musicale forme sans nul doute un maillon essentiel dans une étude globale des transferts musicaux franco-allemands. L’édition musicale parisienne est l’illustration parfaite des effets de l’évolution technique de l’impression musicale, des transformations progressives de l’offre musicale, de l’européanisation du marché de l’édition, des changements dans les stratégies de publication et de commercialisation, ainsi que des nouvelles méthodes publicitaires.
6La demande croissante de partitions imprimées, jusqu’alors réservées à un petit nombre de riches connaisseurs et dilettantes, ne pouvait être satisfaite que par l’introduction de la lithographie dans l’impression musicale. Cette innovation technique, mise en œuvre par les éditeurs d’origine allemande, a permis en même temps une augmentation considérable de la production et une réduction du prix des éditions. Les éditeurs parisiens d’origine allemande privilégiaient certes un répertoire allemand – surtout de musique instrumentale contemporaine –, mais, par souci commercial, ils publiaient également les partitions d’ouvrages lyriques appréciés par le public. Ainsi l’opéra de Meyerbeer, Robert le Diable, a-t-il sauvé de la faillite l’éditeur Schlesinger, tout en lui permettant par la suite de prendre de nouveaux risques éditoriaux. Par ailleurs, pour satisfaire différents segments de clientèle, les éditeurs les plus novateurs ont procédé à une diversification technique de leurs éditions. Les partitions bon marché leur ont permis d’introduire et de faire connaître auprès du public parisien des compositeurs dont certains seraient restés largement inconnus.
7Les éditeurs ont pris, en outre, une part active à l’organisation de la vie musicale parisienne : ils jouent le rôle d’imprésarios auprès des compositeurs qu’ils veulent promouvoir, non sans arrière-pensée commerciale, ou bien organisent des concerts dans des salles spécialement construites à leur initiative. Au début du XIXe siècle apparaissent également, dans divers journaux, les annonces publicitaires commandées par les éditeurs. La parution de la Revue et Gazette musicale constitue un moment décisif dans l’effort des éditeurs qui cherchent à faire connaître leur production. En dépit des pertes enregistrées, Schlesinger financera la publication, car il y voit une vitrine pour ses propres produits.
8Mais, sur le long terme, c’est la métamorphose, au XIXe siècle, du métier d’éditeur lui-même qui constitue sans doute le fait le plus notable : de musicien s’occupant parallèlement d’édition qu’il était à l’origine, l’éditeur se transforme peu à peu en homme d’affaires, conseillé par un expert musical. Si, au début du XIXe siècle, il était encore en mesure de superviser les diverses phases de l’impression des partitions et de discuter lui-même avec les compositeurs de certains détails techniques de l’œuvre, en revanche à la fin du siècle il n’est plus qu’un entrepreneur – preuve incontestable du lent mais inéluctable processus de commercialisation du secteur musical. L’homme d’affaires supplante désormais le musicien-éditeur qui réunissait en sa personne les fonctions de musicien, de facteur d’instruments, d’imprésario et d’éditeur. Ainsi la division du travail dans le domaine musical qui découle de cette mutation est-elle aussi un signe du processus de commercialisation.
9Parallèlement aux modifications du domaine de l’édition musicale, le XIXe siècle voit s’établir le critique musical comme instance de médiation auprès du public. Le compte rendu musical qui se répand alors dans les colonnes des revues et des journaux sert aussi bien les intérêts des éditeurs que ceux d’un public toujours plus soucieux d’informations. Dans le contexte allemand, l’intérêt pour le débat public sur la musique et sur la formation du goût musical en tant qu’expression distinctive de l’identité bourgeoise donne naissance aux rubriques musicales des revues généralistes. Tant par ses thèmes et son contenu que par sa présentation formelle, le compte rendu musical répond aux attentes du nouveau public et, en combinant divertissement et Bildung, se distingue fondamentalement des pratiques des revues musicales savantes traditionnelles.
10L’expansion et la commercialisation du secteur musical soulèvent, enfin, de graves problèmes juridiques. D’une part, les éditeurs devaient combattre les contrefaçons ; de l’autre, les compositeurs, devenus indépendants, devaient vivre de la publication et de l’exécution de leurs œuvres. Le besoin de reconnaître la « propriété intellectuelle » comme une réalité juridique devenait de plus en plus pressant. La protection du droit d’auteur était fondamentale tant pour les éditeurs que pour les compositeurs, qui devaient assurer leur subsistance dans un marché musical compétitif. Au début du XIXe siècle, rien, ni en France ni ailleurs en Europe, ne protégeait musiciens et éditeurs des contrefaçons. Toute œuvre publiée à l’étranger était considérée en France comme relevant du « domaine public ». Elle pouvait donc être imprimée par des éditeurs français sans rétribution des éditeurs et encore moins des compositeurs étrangers, d’où l’habitude prise par les compositeurs de publier leurs œuvres simultanément dans les grandes métropoles musicales européennes. Au cours du XIXe siècle, le droit du compositeur a été peu à peu reconnu pour l’impression comme pour l’exploitation ultérieure des œuvres, que ce soit sous la forme d’exécutions, d’arrangements ou de rééditions. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les compositeurs n’avaient aucune possibilité de contrôler l’exploitation de leurs œuvres hors de leur lieu de résidence et a fortiori dans les autres pays européens. Simultanément, des réglementations transnationales ont été adoptées pour la préservation de la « propriété intellectuelle », si bien qu’à la fin du XIXe siècle compositeurs, musiciens et éditeurs avaient cessé de vivre et de travailler dans un espace de non-droit. L’inscription en termes juridiques des rapports entre les divers acteurs du domaine musical correspond aussi aux exigences esthétiques nouvelles de la vie socioculturelle et à une mutation de la conscience juridique collective. Si la France joue un rôle précurseur en ce domaine, elle le doit au changement structurel de la vie musicale qui dominait depuis la Révolution le libre marché de la musique, en même temps qu’à la prééminence européenne de la vie et de l’édition musicales parisiennes.
11Ces changements juridiques et économiques ne sont naturellement pas restés sans effet sur la vie musicale, sur le répertoire joué et écouté ainsi que sur l’appropriation de ce répertoire. Les stratégies des éditeurs, qui tout à la fois réagissaient à la demande du public et créaient de nouveaux besoins, et la réglementation juridique de la « propriété intellectuelle », qui préservait la situation matérielle du compositeur, ont contribué, en l’espace de moins de deux siècles, à la marginalisation progressive de la musique contemporaine au profit de la constitution d’un canon musical. Il est néanmoins difficile de saisir le rôle exact joué dans cette évolution par la reconnaissance et par l’affirmation du droit d’exécution musicale, qui ont considérablement renchéri l’exécution des œuvres contemporaines. Mais il ne fait pas de doute que cela a aidé à développer, à diffuser et à imposer un canon normatif de classiques musicaux – canon qui marque encore de façon décisive notre vie musicale. Toutefois, cette « canonisation » n’aurait pas été possible sans le développement d’une nouvelle prise de conscience esthétique. Il convient ici de s’interroger sur les effets complexes de l’essor et de l’articulation d’une « esthétique de l’autonomie » sur les pratiques musicales du public bourgeois. Reste également à interpréter la différenciation des publics musicaux, dont le goût s’oriente dans des directions spécifiques : une majorité s’en tenait-elle au canon musical naissant, tandis que seule une petite minorité de « connaisseurs » se montrait ouverte à la musique contemporaine ? Y aurait-il eu glissement de la dichotomie entre « amateurs » et « connaisseurs », dichotomie traditionnelle pour caractériser les publics musicaux ? Les « amateurs » étaient-ils devenus les adeptes du canon, tandis que les « connaisseurs » devenaient ceux de l’avant-garde ?
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