Présentation
p. XIII-XVII
Texte intégral
1La musique est restée jusqu’à présent à l’écart du mouvement de renouveau qui, depuis une dizaine d’années, anime l’histoire culturelle internationale. Ce constat, qui vaut surtout pour la France et l’Allemagne1 – et dans une moindre mesure seulement pour les pays anglo-saxons et l’Italie –, a de quoi surprendre. Il suppose, d’une part, l’existence d’une distance relative entre histoire de la musique et histoire sociale de la culture. D’autre part, dans la mesure où la pratique de la musique peut être considérée comme l’une des activités culturelles fondamentales de toute société, il est évident que l’histoire culturelle ne saurait durablement faire l’impasse sur l’étude du champ musical et de ses interactions avec les domaines social, économique et politique. Comparée à d’autres formes d’activité culturelle comme la littérature ou les arts, qui elles aussi relèvent à la fois de la culture savante et de la culture populaire, la musique se distingue même par une inscription sociale plus visible. Dans nos sociétés, elle est le lieu d’un échange culturel constant, à investissement matériel et symbolique élevé. A ce titre, elle a intéressé, depuis Kracauer et Adorno, certains sociologues ou des chercheurs qui travaillent à la charnière entre la sociologie et l’histoire2. Mais l’histoire de la musique pratiquée par les musicologues en est restée, en grande majorité, à une approche de type événementiel et positiviste, centrée sur les œuvres et les compositeurs. Inversement, à de très rares exceptions près, les historiens de la culture n’ont pas véritablement affronté la question de la spécificité des pratiques musicales et des échanges symboliques qui s’opèrent autour d’elles.
2Le présent volume se voudrait une tentative pour ouvrir des brèches dans les cloisonnements entre approches historiques, sociologiques et musicologiques de la musique. Pour ce type d’entreprise, le thème du concert constitue un objet de choix. Davantage que d’autres questions, il appelle en effet des analyses qui supposent une démarche pluridisciplinaire. En tant que forme d’exécution et d’appropriation de la musique, le concert a connu, depuis son émergence au XVIIIe siècle, des transformations profondes susceptibles d’éclairer une histoire des pratiques liées à la musique entre 1750 et 1950. Parallèlement, sa place au sein même de la vie musicale a changé. Relégué d’abord dans des sphères plutôt marginales, il est devenu un lieu central de l’activité musicale, aussi bien pour les musiciens que pour le public ou encore du point de vue des relations croisées qu’entretiennent et construisent ces deux pôles.
3Les contributions de ce volume s’agencent selon cinq axes d’investigation dont la combinaison doit permettre un meilleur quadrillage du champ de recherche envisagé. Le premier tente de suivre les interactions multiples et diverses qui lient les marchés de l’édition et de la presse à l’activité de concert. Elles révèlent les enjeux économiques en même temps qu’elles renvoient à des constellations politiques qui ont agi sur la vie musicale. Elles montrent enfin la tendance à l’internationalisation qui a, d’emblée, accompagné l’essor historique du concert. Les deuxième et troisième axes suivent deux types d’acteur qui ont joué un rôle capital dans l’évolution de la vie de concert : les sociétés de musique et les imprésarios ou agents de concert. Les premières, qui sont à leur tour assujetties à de profondes transformations internes, deviennent au XIXe siècle, tout en se diversifiant, des supports essentiels de l’organisation du concert. De leur côté, des agents individuels, qui au départ assistent les musiciens et les sociétés dans les tâches d’organisation, se spécialisent progressivement pour se constituer en acteur autonome. Leurs activités structurent les saisons musicales au niveau local, dans les grandes villes. En même temps, les progrès rapides des moyens de communication facilitent la constitution de réseaux nationaux et internationaux. A la veille de la Première Guerre mondiale, les grandes agences implantées à Berlin, Londres, New York, Paris, Vienne, etc., ont maillé le champ international de la vie de concert.
4Le quatrième axe rassemble des éléments relatifs à l’ancrage spatial du concert : de l’architecture des lieux et salles à la place de ces lieux à l’intérieur du paysage urbain, le rapport de la musique à l’espace a connu à son tour des modifications décisives entre le XVIIIe et le début du XXe siècle. Ces mutations vont de pair avec les changements de la musique, de ses modes de présentation et de réception, enfin avec les transformations de la place sociale qui lui est dévolue. Ce n’est donc pas seulement le cadre de la musique qui est ici en question, mais les manières dont ce cadre interagit avec la musique, les musiciens et le public. A cet égard, le thème de l’espace croise le cinquième axe d’investigation, consacré au public des concerts et aux modes d’appropriation de la musique. Ici encore, l’accent est mis sur le changement structurel intervenant entre l’écoute d’un habitué des lieux musicaux représentatif de la fin du XVIIIe siècle et le comportement d’un public de concert moderne. La composition sociale du public, ses habitudes vestimentaires, ses différents modes de participation à l’événement concert, ses attentes mentales et esthétiques, les modalités de son écoute en fonction de différents types de concert, ses attitudes en face d’un répertoire et d’un canon en voie de formation, sa contribution enfin au processus de sacralisation symbolique de la musique, constituent autant de sous-thèmes susceptibles d’élargir le champ traditionnel d’une sociologie étroite de la musique.
5Loin d’épuiser le thème du concert abordé sous l’angle d’une histoire socioculturelle de la musique, ces quelques directions de recherche dessinent simplement le cadre d’une première approche. Elles seront à compléter et à étoffer par des travaux plus substantiels consacrés à des questions dont on n’a pu évoquer ici que certains aspects, sans pouvoir s’engager dans une analyse de fond. Parmi celles-ci, on peut citer la constitution et l’évolution du marché de la musique, la microhistoire comparée des saisons de concert à la fois au niveau national et sur le plan international (travail qui suppose la constitution de véritables banques de données), l’émergence du virtuose, la séparation progressive de l’auteur et de l’interprète, les interactions entre l’évolution des répertoires et les développements dans la facture des instruments, la formation des canons, l’historisation du regard porté sur la musique, l’incidence de l’accélération des moyens de transport et de communication sur la vie de concert, le double mouvement de nationalisation – notamment au niveau des représentations – et d’internationalisation de la vie musicale, surtout lorsqu’on examine les circuits et les réseaux d’organisation. Ce ne sont là que quelques pistes. Certaines ont été ouvertes par des travaux pionniers qui, cependant, ne font pas encore vraiment système3. Il faut souhaiter que des initiatives internationales parviennent à coordonner et à amplifier les efforts entrepris par les chercheurs et les équipes locales ou nationales. Elles devraient à la fois jeter les bases des enquêtes socio-historiques indispensables et affiner les outils théoriques et méthodologiques nécessaires à leur traitement. Ainsi, non seulement l’étude de l’articulation de la musique sur le social apportera des connaissances nouvelles sur la culture musicale elle-même, mais elle éclairera en retour l’histoire de la culture dont elle redéfinit les contours, modifie les catégories, enrichit les procédures intellectuelles. De là tout l’intérêt de la démarche interdisciplinaire qui anime les travaux ici réunis.
6L’ossature du volume est fournie par les contributions, fortement retravaillées, au colloque « Concert et public : mutation de la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (Allemagne, France, Angleterre) » qui a été organisé à Göttingen les 27, 28 et 29 juin 1996 par l’Institut Max-Planck d’histoire, la Mission historique française en Allemagne et l’École des hautes études en sciences sociales. Les signataires de ces lignes remercient la Fondation Volkswagen d’avoir financé cette rencontre, qui a été le point de départ d’un grand projet de recherche collective entrant dans le cadre de la Fondation européenne de la science. Cet ouvrage, coopération éditoriale entre la Maison des sciences de l’homme, la Mission historique française en Allemagne et l’Institut Max-Planck d’histoire, a bénéficié des soins attentifs de Françoise Kahn, puis de Jean-Michel Henny, responsables des publications de la msh, de Susanne Faraut, qui a assuré la réalisation du volume, ainsi que de Julia Kraus, de Dominique Lassaigne et de Laure Schnapper, dont l’aide a été précieuse dans la préparation du manuscrit. Nous leur exprimons, ainsi qu’à Maurice Aymard pour son constant soutien, notre très sincère gratitude.
7Göttingen, Paris
Notes de bas de page
1 Constat sévère dressé par Chimènes, M. 1998, « Musicologie et histoire. Frontière ou no mans land entre deux disciplines ? », Revue de musicologie 84 : 67-78. Il y a, bien sûr, des exceptions notables qui ont montré la voie, tels C. Dahlhaus, L. Finscher, Ch.-H. Mahling, W. Salmen ou H.W. Schwab en Allemagne, J.-M. Fauquet, F. Lesure, Ch. Meyer ou J. Mongrédien en France. Voir aussi le volume collectif La musique en France à l’époque romantique (1830-1870). Paris, Flammarion, 1991.
2 Voir, parmi les publications récentes : Hennion, A. 1993, Lapassion musicale : une sociologie de la médiation. Paris, Métailié ; Vendrix, Ph. (éd.) 1992, L’opéra-comique en France au 18e siècle. Liège, Mardaga. On consultera également Max Weber : Weber, M. 1972, Die rationalen und soziologischen Grundlagen der Musik. Tübingen, Mohr ; la traduction française, établie par J. Molino et E. Pedler (Weber, M. 1998, Sociologie de la musique. Paris, Métailié), bénéficie notamment du travail de Christoph Braun : Braun, Ch. 1992, Max Wehers Musiksoziologie. Laaber, Laaber-Verlag.
3 On pense ici, par exemple, aux travaux de William Weber sur la formation des canons en Angleterre (The Rise of Musical Classics in Eighteenth-Century England : A Study in Canon, Ritual, and Ideology Oxford, Clarendon Press, New York, Oxford University Press, 1992), de Simon McVeigh sur la vie de concert à Londres (Concert Life in London from Mozart to Haydn. Cambridge, Cambridge University Press, 1993), de Tia DeNora sur le jeune Beethoven à Vienne (Beethoven and the Construction of Genius : Musical Politics in Vienna, 1792-1803. Berkeley, University of California Press, 1995 ; traduction française : Beethoven et la construction du génie. Paris, Fayard, 1998), de Jane Fulcher sur la musique en France à la veille de la Première Guerre mondiale (French Cultural Politics & Music : From the Dreyfus Affair to the First World War. New York, Oxford University Press, 1999), de Joël-Marie Fauquet sur les sociétés de musique de chambre (Les sociétés de musique de chambre à Paris de la Révolution à 1870. Paris, Aux amateurs de livres, 1988), de Frédérique Patureau sur le palais Garnier (Le palais Garnier dans la société parisienne 1875-1914. Liège, Mardaga, 1991), de Cyril Ehrlich sur la Société philharmonique de Londres (First Philharmonic : A History of the Royal Philharmonic Society. Oxford, Clarendon Press, New York, Oxford University Press, 1995), de James FF. Johnson sur l’écoute de la musique à Paris (Listening in Paris. A Cultural History. Berkeley, University of California Press, 1995), d’Esteban Buch sur les usages politiques de Beethoven (La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique. Paris, Gallimard, 1999), de Hans-Joachim Hinrichsen sur le pianiste et chef d’orchestre Hans von Bülow (Musikalische Interpretation. Hans von Bülow. Stuttgart, Steiner Verlag, 1999).
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Le concert et son public
Mutations de la vie musicale en Europe de 1780 à 1914 (France, Allemagne, Angleterre)
Hans Erich Bödeker, Michael Werner et Patrice Veit (dir.)
2002
Des cerveaux de génie
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