Le langage des plantes
p. 133-153
Note de l’éditeur
L’essentiel de cette partie est repris d’un article récent : « Hommage à Marie-Joseph Dubois, petite énigme d’ethnobotanique » (Illouz 2000).
Texte intégral
« Entendre des entendements. »
Clifford Geertz, Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986.
1Dans une société où ne prévaut pas un discours étroitement scientifique – au sens où il s’agit d’un discours de spécialiste –, la société s’empare en quelque sorte de la botanique comme elle le fait de la cuisine, de la maladie, de la parure, des techniques agraires, de pêche ou de danse, pour confirmer les cadres institutionnels qu’elle s’est forgés et qu’il s’agit pour nous de reconnaître. Les classifications botaniques en l’occurrence – mais également celles de la faune (aviaire, terrestre ou aquatique), celle des minéraux ou des phénomènes naturels quels qu’ils soient – consistent en ensembles ordonnés de distinctions et d’associations discrètes auxquels les énoncés institutionnels viennent souvent se rapporter. Ainsi les classifications des grandes catégories naturelles ne constituent pas l’espace d’un savoir clos, absolument réductible au référent. Elles communiquent entre elles et manifestent les mêmes traits que des catégories plus immédiatement sociologiques. Nous sommes, pour le dire autrement, devant le matériel où sont forgées les métaphores de la vie quotidienne, de la parenté, des échanges formalisés et des jeux institutionnels de toutes sortes. Les traditions, que l’on désigne dans un aveu d’impuissance critique comme celles des peuples primitifs, nous offrent des discours que l’on qualifie de « symboliques » parce qu’ils ne sont pas séparés entre eux, comme c’est le cas chez nous où la nomenclature du discours du médecin, par exemple, n’établit aucun rapport avec celle du discours du mécanicien ou du philatéliste. Que l’on admette cette intercommunication des registres discursifs – naturels et institutionnels –, et le « symbolique » devient singulièrement disert.
Mythe 31 : Waeki wawen et waeki xeroen : Waro
Waeki Wawen et Waeki Xeroen sont deux plantes qui cultivent dans la savane. Elles décident d’aller se baigner à la mer, à Leon. Surprises par l’obscurité, elles passent la nuit dans une grotte du rivage. Pendant leur sommeil, une voix leur dit que du poisson a été déposé pour elles. Au matin elles le préparent puis rentrent pour le manger. Bientôt elles décident de retourner à la mer, non sans emporter des ignames afin de remercier leur mystérieux pourvoyeur de poissons. Au rivage, elles les grillent et les placent là où elles trouvèrent le poisson. La nuit venue, la voix se fait entendre : des langoustes sont là pour elles. Elles signalent les ignames préparées à l’intention du bienfaiteur. Au matin, elles préparent les langoustes et retournent chez elles pour les manger. Un jour, elles décident de retourner à la mer afin de connaître l’énigmatique visiteur nocturne. Au milieu de la nuit, celui-ci arrive avec du poisson et trouve d’autres ignames. Les deux Waeki demandent à le voir. Il refuse car, dit-il, il est un yaac effrayant : Waro. Sur l’insistance des deux Waeki, il accepte de se montrer au matin. Apparaissent alors ses cheveux qui, tels des tentacules, poursuivent les deux Waeki qui s’enfuient. Les cheveux les rattrapent sur la falaise et les fait redescendre au rivage où elles meurent. Elles sont deux rochers au rivage de Leon.
Mythe 32 : Waeki wawen et waeki xeroen : Warok
Waeki Wawen et Waeki Xeroen sont deux filles de l’intérieur. Un jour, elles se promènent jusqu’à Uni au bord de mer. Elles rencontrent un vieux travaillant dans ses champs de bananiers et de cannes à sucre. Il leur dit s’appeler Warok et leur donne des bananes et des cannes à sucre qu’elles mangent. Puis elles continuent leur chemin. Très vite, elles se rendent compte qu’elles ont oublié le nom du vieux et retournent le lui demander : – Warok, leur répète le vieux. Elles repartent et un peu plus loin que la première fois, elles ne se souviennent plus du nom. Par cinq fois en des lieux toujours plus éloignés, elles oublient le nom. Elles retournent le lui demander à chaque fois. Les voyant revenir encore, le vieux excédé les poursuit très loin jusqu’à la falaise. Elles lui échappent, l’une en grimpant sur un arbre, l’autre en se cachant dans un trou.
2Nous avons plusieurs fois souligné que chez les gens de Maré, l’« épouse » est une « terre cultivable » : zinc, que les « oncles utérins » sont « ceux du chemin de la terre cultivable » : re-la-zine, que les « neveux utérins » sont « poussés (en terre cultivable) » : hna puja (i zine). Cette congruence métaphorique éclaire, sur le plan concret cette fois, ce droit, auquel le neveu peut prétendre, à exploiter des champs sur les terres de son oncle maternel, elle éclaire ce transfert quasi total dont la production horticole fait l’objet entre affins lors des échanges matrimoniaux et de funérailles. Ainsi s’éclaire également cette récurrence dans les fictions mythiques de l’association des thèmes agricoles et matrimoniaux, et donc cette construction du récit où bien souvent les motifs agricoles et matrimoniaux s’emboîtent l’un dans l’autre.
3Nous entrevoyons donc dès à présent un argument savamment formulé sur les jeux des échanges matrimoniaux dans le mythe apparemment abscons de Waro(k), où des ignames sont des filles, des filles qui échangent des ignames contre des poissons, et qui s’enquièrent d’un nom qu’elles oublient aussitôt... L’analyse que nous proposons veut montrer que la fiction développe un ensemble de rapports qui, lorsqu’il est envisagé dans le cadre de l’identification botanique concrète (quels légumes seraient empiriquement distingués en waeki wawen et waeki xeroen ?), renvoie trait pour trait à un ensemble de rapports caractérisant l’institution maréenne des hnakasese (ou ace-re-soten), modalité locale de la « parenté à plaisanterie ». En d’autres termes, 1) le doute qui pèse sur la comestibilité des ignames que sont les Discorea bulbifera (waeki), sur leur nature substantielle, explique les difficultés qu’elles rencontrent avec le nom de leur mystérieux interlocuteur (anonymat de Waro ou amnésie du nom Warok) ; de même, 2) l’ambiguïté statutaire des couples de lignages dits littéralement « ex-commensaux » (hnakasese) [« parents à plaisanterie »] explique qu’ils ne sont pas et ne peuvent pas être nommés dans la parenté, qu’ils demeurent réciproquement et littéralement « des autres » (ace-re-soten). Ainsi apparaît une homologie de discours portant sur des ambiguïtés de la taxinomie botanique indigène et d’autres ambiguïtés caractérisant les liens particuliers d’une alliance qui échappe aux catégories de la parenté.
Reproduction botanique et ambiguïté taxinomique
4Dans la Version Waro, les deux Waeki rencontrent un inconnu qui leur donne du poisson et qui recevra des ignames. La chose se produit la nuit et tant que les deux Waeki ne remettent pas en cause l’incognito de leur pourvoyeur de poissons. Mais dès que les deux Waeki insistent pour lever cet incognito, elles trouvent la mort par les cheveux de Waro. Ces situations initiale et finale révèlent que les deux Waeki ont trouvé la mort pour un nom. C’est d’ailleurs ce que montre la Version Warok dès la première lecture, empruntant toutefois une voie inverse pour en rendre compte : les deux Waeki rencontrent un vieux qui leur dit s’appeler Warok et leur offre des bananes et des cannes à sucre. Mais l’incurable amnésie des Waeki les expose à la colère du vieux à qui elles échappent grâce à une fuite divergente, l’une grimpant sur un arbre, l’autre se cachant dans un trou. Cette fois les deux Waeki ont seulement risqué la mort pour un nom. Notons que les situations initiale et finale sont inversées par rapport à la Version Waro :
Version Waro | Version Warok |
Anonymat | Warok (nommé) |
Waro (nommé) | Amnésie |
5Les deux versions enregistrent des conclusions opposées :
Mort commune | Fuite divergente |
6Les deux Waeki pourvoient Waro en ignames, qui leur offre du poisson. On sait que les prestations de poissons correspondent régulièrement dans les mythes à l’échange matrimonial. Ce rapport métaphorique est directement élucidé, avons-nous signalé, par le mot désignant les initiateurs de l’échange matrimonial, les « beaux-frères » nommés textuellement les « guetteurs de chair à la ligne de traîne » : rabaian (supra : 53 sq.). Tout un réseau lexical, avons-nous montré, vient par ailleurs renforcer l’efficacité de cette métaphore (supra ·. 54 sq.). Signalons néanmoins que poissons et ignames constituent deux produits qui font l’objet de présentations ostentatoires pendant les cérémonies de mariage. Lors des ces cérémonies (ulehnameneng), en effet, le clan de l’époux présente selon un ordre, qui restitue les liens complexes des lignées et lignages, des lots d’ignames (eo) disposés en cercle. Cette figuration minutieuse du clan en ignames est ensuite déstructurée en deux lots dont l’un (waitutuo) est offert à la mère de l’épouse, l’autre (xeroen : nom d’une des deux Waeki dans le mythe) à la parenté agnatique de l’épouse. La présentation ostentatoire (ahangenihnameneng)1 de ces ignames est accompagnée de celle de poissons (hmezin) qui seront consommés au banquet qui réunit les affins.
7Poissons contre ignames dans la Version Waro, voilà qui semble bien évoquer la procédure requise pour la conclusion d’un échange matrimonial. Or, la Version Warok fait état de prestations de bananes et de cannes à sucre qui sont des évocations univoques des interdits sexuels et renvoient donc par extension aux restrictions matrimoniales. « On ne devait pas en manger avant la pêche2 sous peine d’échec ou même d’accident. Les gens de Rawa ne donnaient pas la banane wa-kiam(u) à des étrangers. En recevoir était le signe d’une grande intimité (Dubois 1975 : 111). » La canne à sucre aussi est très souvent évoquée avec un sens sexuel.
Un pied de canne à sucre est wa-ea, mot qui se contracte en wia en lifou. Un plant de canne est formé généralement de l’extrémité de la tige avec un nœud et un bourgeon, et ses feuilles coupées. Il est u-reea = pénis de canne. Arracher la canne est tha-dugo = frapper le pubis (féminin) avec le pénis en éjaculant. [...] Beaucoup de noms d’hommes sont en ea- ou en wia-, faisant allusion à la vigueur du pénis, donc de la race, ou de la force politique du groupe. [...] Faire le coït est faire glisser la canne à sucre dans le faisceau = /co/ othe-waea (Dubois 1985 : 134-135).
8Or, les deux Waeki prennent le poisson de Waro et acceptent les bananes et les cannes à sucre de Warok. La Version Warok avoue ainsi ce que la Version Waro rendra perceptible au terme d’une analyse approfondie : la relation matrimoniale dont il est question n’est pas du meilleur type. Selon les deux versions, le nom est un trait distinctif sur lequel peuvent peser certaines menaces (amnésie ou anonymat, donc occultation) et qu’il faut pouvoir défendre.
9À Maré, avons-nous signalé, les lignages revendiquent l’exclusivité de leur lexique de noms de personne. Les emprunts intempestifs sont regardés comme des atteintes au patrimoine du groupe et font l’objet de récriminations qui tentent de prévenir la transmission prolongée du nom litigieux (supra : 55 sq.). On sait également que les noms se communiquent comme les épouses (zine) de la même façon que s’ouvre l’accès aux terres cultivables (zine) des oncles utérins.
10Cela dit, il ne semble pas à première vue que dans la Version Waro le nom du yaac « Waro » soit lié aux ennuis mortels qui surviennent aux deux Waeki. Elles ne demandent en effet qu’à le voir. C’est néanmoins du nom qu’il s’agit encore. L’analyse lexicale met au jour la manœuvre linguistique des « cheveux » qui tuent pour le « nom »3. « Cheveux » yehawo, est composé en ye-hawo « tige-tête ». Dans ce sillage yelen « nom » offre au mythe l’opportunité d’un bricolage sans rapport avec l’étymologie, mais par lequel « cheveux » devient synonyme de « nom ». Il suffit pour cela de percevoir dans yelen à la fois ye- « planté, tige » et -elen « tête », synonyme de hawo. La synonymie hawo = elen favorise le glissement du signifiant yehawo (cheveux) sur le signifié yelen (nom). La performance du mythe consiste ainsi à jouer sur les registres phonique et sémantique au prix d’une double fracture du mot et sans égard pour l’étymologie.
11Les conflits sur le nom occupent ainsi un cadre symbolique que le rituel reprend et dont il sera question plus bas. Voici révélé le secret de l’incongruité des cheveux meurtriers. Derrière le masque de « cheveux » se tient un porteur de « nom » susceptible. L’onomastique est objet de litiges dans certaine pratique matrimoniale. Comment advient cette remise en question de l’identité ?
12Waro, ou Warok suivant le cas, est contrarié par les sollicitations des deux Waeki qui ainsi s’aventurent vers leur fin. Qu’est-ce qui motive l’attitude d’abord bienveillante puis meurtrière de Waro ? Quelle relation entretient-il avec les deux Waeki ? Est-il, du fait des prestations de poissons, l’époux de Waeki Wawen et de Waeki Xeroen ? Comment alors interpréter l’anonymat où il se tient et le fait que celles-ci, après chaque visite au bord de mer, rejoignent leur résidence dans l’intérieur des terres ?
13Waro est un yaac, une « divinité », dans ce mythe, solitaire et troglodyte4. Les Waeki, au comportement gémellaire, se distinguent entre elles par leur appellation seconde : l’une est dite Wawen, c’est-à-dire « bulbille », l’autre Xeroen, c’est-à-dire « substance ». Toutes deux reçoivent du poisson de Waro auquel toutes deux rendent des ignames ; toutes deux veulent le voir et toutes deux seront tuées par ses cheveux. La fiction n’aurait guère été altérée si les deux Waeki n’avaient été qu’un seul et même personnage. Il faut donc croire qu’un facteur important réside dans le couple qu’elles forment. L’une à l’autre liées, elles partagent les faveurs de Waro et la mort qu’il leur inflige.
14On verra plus bas que le couple de Waeki ne recouvre pas deux sujets distincts, mais une dualité restrictive et nécessaire dans un cycle de reproduction. Le langage botanique s’ouvre ainsi sur celui de la parenté. Dans l’échange bilatéral, en effet, les « neveux utérins » reproduisent des « neveux utérins » et sont « beaux-frères » de leurs « cousins ». Or, il existe un rapport sous lequel se confondent et se distinguent les enfants de la sœur et ceux du frère. Les termes serei et puja, qui précèdent le nom de clan, permettent de désigner respectivement l’appartenance agnatique et avunculaire (supra : 34, note 35). Lorsque les enfants de la sœur sont dits serei A (« implanté » en A) et puja Β (« poussé » en B), ceux du frère sont serei Β et puja Α. L’enfant de la sœur et celui du frère peuvent tous deux être appelés Β par exemple, l’un en tant que serei, l’autre en tant que puja, ou vice-versa. On sait par ailleurs que le terme xeroen, nom d’une des deux Waeki, désigne la part d’ignames réservée à la famille de la mariée dans les cérémonies nuptiales (supra : 138). Lors de l’échange matrilatéral, la part xeroen revient donc aux utérins. Partons alors de l’hypothèse que les deux Waeki sont le résultat d’un procès matrimonial entamé avant elles et que toutes deux perpétuent. Wawen serait puja « neveu utérin (poussé) » du clan de Xeroen. En développant ce rapport on obtient : Wawen puja i Waeki et Xeroen serei Waeki. Cela posé, la suite s’énonce d’elle-même. Puisque seul le nom de « Waeki » est cité, en tant que serei ou en tant que puja, un « clan » (guhnameneng) occulte l’autre. Dans cet échange, il en est un qui, par une sorte de prérogative du nom, fait effraction chez l’autre. Nous verrons plus loin en quoi consiste concrètement cette effraction, botanique d’une part, institutionnelle d’autre part.
15La place accordée aux cheveux de Waro permet par ailleurs de renforcer cette hypothèse. Le glissement du signifiant « cheveux » sur le signifié « nom » se fait aussi dans le mythe l’écho du rituel. En Mélanésie, les cheveux font l’objet de traitements cérémoniels multiples. À Maré, il revient à l’oncle maternel de couper pour la première fois les cheveux du neveu. Les deux Waeki respectivement anéanties par un principe capillaire sont ainsi situées au sein du procès qui les polarise : la reconduction du statut avunculaire réciproque.
16Waro révèle ainsi son identité fonctionnelle. Il n’est pas un tiers agissant pour son compte ; il est le lien, ou plutôt le flux par lequel passe la relation de Waeki Wawen et Waeki Xeroen. Il est en quelque sorte le point de croisement du système d’échange et donc celui où devraient se neutraliser les oppositions. Il faut alors regarder Waro comme le principe distributif de l’échange matrimonial de noms. Signalons aussi que waro est le nom d’une liane « salsepareille », Spinax sp., qui sert à faire les nasses thugoc. Waro évoque donc la pêche, ce qui, métaphoriquement le désigne comme instrument matrimonial. À ce titre, il n’a pas de nom, ou s’il devait en avoir un, il devrait tenir des deux parties. Qu’on nous autorise ici à « tirer “Waro” par les cheveux » : son nom pourrait être extrait des noms des deux Waeki.
W A wen
x e R Ο en
17L’hypothèse d’une combinaison de phonèmes empruntés à « Wawen » et « Xeroen » repose sur la distinction qui apparaît entre les noms « Waro » et « Warok » d’une version à l’autre. A la morphogenèse du nom du yaac œuvre sans doute quelque combinaison signifiante. Dans l’esprit des anagrammes de Saussure (supra : 120 sq.), ne peut-on pas voir le passage de Waro à Warok comme l’intégration du phonème initial xe de xeroen ? En effet, la consonne /x/ x (vélaire, continue sonore) devient en final la consonne /k/ k (vélaire, occlusive sourde) dès lors que le e final s’amuït. Si le e final devait persister, il se transformerait ipso facto en i, les deux voyelles instables s’interchangeant fréquemment, et la connotation du phonème xe serait perdue. Par ailleurs warox/warox/ est imprononçable en langue de Maré. Le k singulier de la Version Warok traduirait l’avantage de Xeroen sur Wawen. Or, la troisième version (33), que nous n’avons pas encore évoquée, redouble les k dans l’« instrument de torture » avec lequel les deux Waeki seront mises à mort. Très proche de la Version Waro, cette dernière précise toutefois que les cheveux de Waro rattrapent les deux Waeki afin de les tuer en les chatouillant. « Chatouiller » se dit waikiki-on, le -on final est un suffixe verbal. Puisque en maré e et i s’interchangent facilement, il est difficile de ne pas convenir que waikiki n’est autre que le nom des deux Waeki multipliant les k ou les ki. Or, ki est une particule déterminative des noms et des pronoms. Par ailleurs, dans la langue respectueuse pene iwateno, acekin signifie « nom ». Ace-ki-n : chose-déterminant-amorce du possessif. Le nom est la chose de la personne désignée ki. Par son acharnement à produire des k et des ki, le mythe surdétermine le nom de Waeki en tant que « nom ».
18Si cette hypothèse, en tant que telle, propose d’atteindre un sens possible, sa crédibilité peut s’évaluer à partir des éléments congruents qu’elle articule. On pourrait objecter, en effet, que rien ne permet d’assurer que ce type de reconstruction relève plus d’un jeu de langage poétique typiquement maréen que d’un volontarisme de l’analyse, l’exposé travaillant le sens plus qu’il ne le dévoile. Il nous semble donc important de souligner combien une telle hypothèse ne vise aucunement à clore la signification du nom du personnage ou le sens du mythe ; bien au contraire elle les ouvre l’une et l’autre sur toutes les formes concurrentes ou complémentaires plus fines et plus infimes que la création mythique est susceptible de produire et qui échappe pour bonne part à l’analyse, faute de connaître et maîtriser les jeux multiples, infinis sans doute, auxquels la pratique de la langue quotidienne, domestique et savante, consciente et inconsciente, donne lieu à tout moment. De telles inventions littérales sont d’ailleurs les plus répandues qui soient et relèvent des jeux linguistiques informels qui s’accomplissent dans toutes les langues du monde. Nombre d’acronymes par exemple se font et se défont dans le domaine des sciences et des techniques, du monde de l’entreprise et des institutions politiques et économiques nationales ou internationales, et certaines souvent accèdent au statut de mot à part entière5. Il n’en va pas autrement de ces espaces de littéralité mythique que sont principalement les noms de personne : des marquages lexico-poétiques6 de fondation.
19Revenons à la fiction. Les Waeki, curieuses de connaître leur pourvoyeur de poissons, retournent à la mer où le protocole de rencontre consiste désormais en prestations réciproques d’ignames et de poissons, signifiant ainsi que la recherche d’une prééminence du nom de l’une d’elles passe par une polarisation du principe de réciprocité matrimoniale. On ne sait plus alors si l’on cherche à se distinguer parce qu’on s’est beaucoup marié, ou si l’on se marie beaucoup pour se distinguer chaque fois un peu plus.
20Or, il semble que l’échange agonistique dans lequel sont engagées Waeki Wawen et Waeki Xeroen s’exprime moins par les prestations ostentatoires de biens – ici poissons et ignames renvoyant virtuellement aux donneurs par les poissons, aux preneurs par les ignames –, que par l’affirmation respective d’une intégrité qui déborde l’onomastique et que l’on dresse en refus de se réduire à l’autre. Autrement dit, la distinction entre les ace-re-celuaien, « frères-cousins ou sœurs-cousines », de deux « clans » ou « lignages » de guhnameneng (retentissant inéluctablement sur les ace-re-isingeian, « frères-sœurs ou cousins-cousines parallèles ») qui s’intermarient, tendrait à s’amoindrir progressivement par emprunt onomastique masquant ainsi les marques voulues inaliénables de chacun (tenure foncière, titres et fonctions...).
21Il faut, pour cerner l’idée d’une relation entre l’identité onomastique et le statut menacé, atteindre le registre taxinomique où le mythe prend sa source. « Je n’ai pu, dit Dubois, avoir avec certitude l’identification botanique des deux Waeki. Ce qui est pour les Maréens Waeki Wawen sauvage ou Xeruhmu (qu’on ne mange pas) serait Phaseolus adenanthus. Waeki Wawen qu’on mange est le sao de la région de Houailou, Dioscorea bulbifera. Waeki Xeroen serait un Pachyrhisus, Papilionacée7. » L’auteur de l’« Ethnobotanique de Maré » (Dubois 1971) ne peut obtenir de ses informateurs qu’ils lui montrent un spécimen ou qu’ils lui permettent tout au moins de distinguer avec certitude deux plantes impliquées dans un mythe dont il recueille par ailleurs trois versions de trois conteurs résidant en des lieux aussi opposés que La Roche au nord et Medu au sud.
22Les distinctions formulées par les mythes des Waeki relèvent-elles d’une discrimination empirique ? Ayant multiplié les visites aux champs et sollicité moult commentaires auprès de différents cultivateurs, nous n’avons plus de doute sur le fait que pour les Maréens, les waeki sont toutes des Dioscorea. Les excellents horticulteurs de Maré qui ont identifié et classé plus d’une centaine de variétés d’ignames ont-ils pu se tromper sur l’identité des deux Waeki ? En aucun cas. L’identification des deux Waeki pose surtout un problème de corrélation entre le mythe et la réalité horticole. Dans les champs et dans leur proximité, la waeki se présente de deux façons : cultivée elle est dite buruia : « douce », en prolifération sauvage elle est dite kec(e) : « amère ». Sous cette dernière forme on la nomme aussi Xeruhmu. Cette appellation seconde de waeki « amère » peut expliquer la tentation de Dubois de distinguer dans le mythe l’une comme Waeki Wawen, l’autre comme Waeki Xeroen. Or, selon les désignations empiriques, les Maréens ne reconnaissent pas d’existence concrète à waeki sous les noms de Wawen ou de Xeroen. Ils montrent en effet des waeki et leur attribuent le même nom assorti de la mention « douce » ou « amère » avec toutefois un deuxième nom pour waeki « amère » : xeruhmu. Nulle part ailleurs que dans le mythe n’apparaissent des waeki nommées distinctement Wawen et Xeroen. Il faut donc croire que la distinction entre Waeki Wawen et Waeki Xeroen ne recouvre pas une séparation taxinomique, mais opère seulement au niveau du registre mythique. Les waeki « douce » et « amère » sont toutes deux des ignames Dioscorea bulbifera et se ressemblent presque trait pour trait. Leur tige s’enroule sur la gauche (contrairement à Dioscorea alata) et porte des bulbilles et des feuilles en tous points semblables. Les feuilles de waeki « amère » semblent d’un vert légèrement plus foncé. Leur tubercule enfoui est identique par la forme et par la grosseur, pourvu pourtant de radicelles plus fournies chez waeki « amère ». En dehors de quelques détails, elles apparaissent comme des sœurs presque jumelles. Les bulbilles dont toutes deux sont porteuses sont dits wawen : « fruits », leur tubercule enfoui est dit kakailen : « substance », comme pour les tubercules de toutes les ignames. Or, kakailen a pour synonyme noble xeroen. Voilà donc les waeki du mythe : considérant les waeki du strict point de vue de l’espèce, le mythe met en scène deux entités – bulbille aérien et tubercule enfoui—, solidaires néanmoins dans leur marche et leur destin puisque parties constituantes d’un même spécimen de waeki. La pertinence de la présentation mythique apparaît alors dans l’écart de génération entre bulbille et tubercule enfoui. C’est, en effet, à partir du bulbille que se reproduisent les waeki. On le plante dans le cas de waeki « douce », il germe spontanément dans le sol sur lequel il tombe en se détachant de la tige, dans le cas de waeki « amère ». Le « bulbille » (wawen) deviendra alors » tubercule enfoui » (kakailen = xeroen) d’où se dégagera une nouvelle « tige » [ye(hawo = elen) = « cheveux » = Waro (liane salsepareille)] porteuse d’autres bulbilles. Le cycle tubercule enfoui-bulbille aérien décrit ainsi celui de l’entre-reproduction, tout comme deux groupes qui s’intermarient se donnent mutuellement des neveux utérins. Ces derniers, hna puja, ne sont-ils pas littéralement « ceux qui ont poussé » ? La relation, binaire en apparence, bulbe aérien/tubercule enfoui est donc médiatisée par la « tige » qui va de l’un à l’autre et dont Waro, construction onomastique et liane salsepareille – matériau de pêche –, prend la place [wawen < waro > xeroen]. Il en va ainsi du travail des dieux : sur leur corps se nouent des relations sociales.
23Mais le caractère antithétique « amère » / « douce » difficilement décelable des waeki fait peser le risque de cultiver des plantes toxiques. On verra que de ce danger dépend en fait la garantie de trouver hors des lieux de cultures une nourriture de famine le moment venu.
24Les bulbilles de waeki « douce » – cultivée – offrent une si parfaite similitude avec ceux de waeki « amère » – sauvage –, qu’il n’est pas rare de planter les bulbilles de la seconde, qui prolifèrent à l’extérieur comme à l’intérieur des champs et jusque dans les petites granges où sont gardées les semences. Ainsi les waeki « amères » font-elles effraction dans la sphère de comestibilité réservée aux seules waeki « douces ». On cultive parfois ainsi sans le savoir waeki « amère ». La méprise se découvre dans l’« assiette » : waeki « amère » contient un alcaloïde qui la rend toxique et fort heureusement immangeable. Ce caractère clandestin de waeki vient ainsi reposer la question de l’identification minutieuse d’une plante que l’on récolte pour la consommation familiale vers juillet-août lorsque les meilleures ignames ont été mangées, offertes ou sont conservées pour les dernières prestations cérémonielles de l’année agricole. Des waeki « douces » dépend en partie le passage d’une période difficile (entre octobre et février) où la disette menace. Waeki « amère », dont on ne peut contenir totalement l’effraction dans les champs, rappelle ainsi l’origine mythique qu’elle partage avec waeki « douce ». Les mythes fondamentaux sur l’arrivée des ignames à Maré disent que celles-ci se lavèrent dans un petit bassin naturel dit hna se ni wakoko, « là où se sont baignées les ignames ». Quand les waeki et quelques autres se présentèrent les dernières, elles n’eurent plus d’eau pour se nettoyer. La plupart d’entre elles restèrent impropres à la consommation8.
25L’extrême prolifération de la waeki laisse croire qu’après son introduction, cette plante cultivée a également envahi la brousse où elle a dégénéré (donnant waeki « amère ») alors que les plants cultivés sur des sols entretenus sont restés consommables9 . Bien qu’absente des espèces considérées dans les rituels des prémices qui reconduisent l’ordre social, waeki intercède jusqu’aux prochaines récoltes sans suffire pourtant à faire la liaison avec les nouvelles récoltes. Il est alors nécessaire de se tourner vers la brousse pour chercher des aliments de famine. On tire alors les racines sauvages xeru(e) « magnania » (Pueraria thumbergiana). Ce nom est très proche de celui attribué à waeki « amère » : xeru-hmu. Cette affinité lexicale de xeru (magnania) et xeru-hmu (waeki « amère ») souligne leur même appartenance à la brousse. Reprenons :
Xeru (magnania) pousse spontanément dans la brousse ; elle est comestible et sera recherchée en période de disette ;
Xeruhmu (waeki « amère ») pousse spontanément dans la brousse, envahit les champs et n’est pas comestible car toxique et très amère ;
Waeki « douce » est cultivée et sera consommée lorsque les meilleures ignames seront épuisées.
26Entre les deux plantes comestibles – l’une dans la brousse, l’autre aux champs –, vient se placer une troisième qui va de la brousse aux champs. Bien que l’agriculteur tente sans cesse de la rejeter des espaces cultivés, elle réapparaît toujours et menace l’intégrité des cultures par la ressemblance qu’elle présente avec waeki « douce » cultivée. Il est ainsi frappant qu’entre les plantes comestibles spontanées et cultivées s’installe une plante intermédiaire, fluctuante et trompeuse qui est chargée de toxicité et de danger10. Waeki « amère » (ou xeruhmu) est pourtant étroitement liée à waeki « douce » du point de vue taxinomique et mythique. En dépit de son « histoire », elle adopte résolument le caractère dangereux de la brousse. Cet « agent double », cultures-brousse ou parent-empoisonneur, place l’homme dans l’impossibilité de concevoir une séparation décisive entre la nature (brousse) et la culture (champs).
27De même, on se souvient que dans l’espace taxinomique de la faune aquatique, à la limite incertaine de la mer et de la berge où fluctuent les marées, le plature (laticauda) occupe une zone indifférenciée où la pêche devient dangereuse. En effet, bien que rare, sa morsure peut être mortelle. Dans la zone mouvante du rivage, le « guetteur de chair à la ligne de traîne » obstiné peut se voir sanctionné par le venin du plature. Ce serpent marin constitue la figure hautement redoutée et respectée des hnakasese ou ace-re-soten, il évoque, avons-nous signalé, cette nécessité, enseignée par la pratique des échanges, de renoncer à certaines alliance qui répondent en apparence à la règle, mais qui ont évolué hors du champ voulu (supra : 64 sq.).
28Tout comme dans la zone d’élection immergée-émergée du plature venimeux, la frontière ambiguë des terres en friches et cultivées est marquée d’un principe de toxicité qui alerte sur le risque d’une opposition sommaire nature/culture. C’est même à ce prix, faut-il croire, que l’homme sait encore se tourner vers la nature lorsque la culture ne répond plus à sa subsistance. La régression culturelle de waeki « amère » jette ainsi un pont entre les champs et la brousse et marque conceptuellement le lien que la culture doit continuer de nouer avec la nature.
Reproduction sociale et ambiguïté onomastique
29La différenciation problématique de deux « objets » taxinomiquement associés (waeki « douce » et « amère »), le doute jeté sur une communauté d’appartenance (clandestinité de waeki « amère »), le risque insidieux inhérent à la re-production mécanique (toxicité des waeki « amères » cultivées par méprise), la sollicitation intempestive des noms constituent les principaux termes d’une crise dont l’homologie sur le plan social rend compte de la transformation d’une alliance matrimoniale – dont la nomenclature, rappelons-le, est forgée dans le registre métaphorique agricole – en alliance à plaisanterie.
30Les couples de clans qui répondent au nom générique de hnakasese ou ace-re-soten entretiennent une forme de relation à plaisanterie. Ces clans ont réciproquement toutes sortes d’obligations et de privilèges. Un hnakasese doit ainsi céder sans réticence tout objet sur lequel son homologue pose un regard envieux. Même si la réciprocité empêche les spoliations intempestives, on surprend souvent l’initiative discrète mais toujours comblée d’un hnakasese quémandeur. Une remarque apparemment neutre et désintéressée suffit à faire l’acquisition immédiate de l’objet indexé. Tout refus attirerait les pires maux sur le hnakasese récalcitrant. Les hnakasese ne peuvent se nuire. Par ces captations d’objets, ils écartent le mauvais sort qui, sans aucun doute, y gît. Ceci n’est qu’une forme restreinte et aléatoire du pillage funéraire dont il sera question plus bas. S’ils ne peuvent se nuire, il leur est permis, en une sorte de démonstration par l’absurde, de se battre ou s’injurier par plaisanterie. En certains lieux de l’île, ils sont dits alors guahnama, « morceau-a-été-gros » (Dubois 1977 : 797). On pouvait autrefois se prévaloir aussi d’une relation dite hna-kaka-gu-hma, « a-été-mangé-morceau-gros ». Le terme hnaepapa qui signifie « a-été-parlé-sec », c’est-à-dire grossier, ordurier, correspond mieux à la notion de libre parler ou plaisanterie. Les si Medu serei Hneod se disent hnaepapa avec les si Weba et hnakasese avec les si Hnerec de Tadine.
31Les hnakasese occupent une zone d’alliance ambiguë. Sans être des parents, leurs droits peuvent être plus grands et se perpétuent sur de nombreuses générations. Dans quelles circonstances donc inaugure-t-on cette relation ? La double appellation de l’institution contribue à obscurcir la raison pour laquelle est inaugurée cette curieuse relation inter-clanique. Le terme hnakasese « ex-commensaux » est aujourd’hui presque exclusivement retenu par les Maréens. Trente ans plus tôt, Marie-Joseph Dubois rapportait surtout celui de ace-re-soten : « Ace-soten, pl. ace-re-soten, ace-re-osoten (signifie) : ils sont en relation de « proche » (Dubois 1977 : 21). » Littéralement osoten signifie « l’autre ». Ace-, préfixe duel des termes de parenté, traduit la relation de partage ou d’échange entre parents. Ace-soten, ace-re-soten, exprime une « relation de partage avec d’autres », si imprécisément dénommés que ces « autres » puissent paraître. Si un terme flou marque cette relation c’est sans doute que l’on veut soustraire le partenaire à la désignation précise et ainsi marquer obscurément par son abstraction l’énigme qu’il pose : l’altérité hors de la parenté.
32Hnakasese permet une traduction moins absconse. Il est une forme raccourcie de hna-kaka-sese « avoir mangé ensemble ». La représentation du partage est cette fois explicite : partage de nourriture, mais partage passé puisque hna- spécifie le passé révolu. Or, les hnakasese évitent toujours de manger ensemble. C’est pourquoi on prétend qu’« ils ont partagé une même nourriture », ce qui ne veut pas dire qu’ils l’aient consommée ensemble. Les frère et sœur, ace-isingen, mangent la même chose mais les règles de bienséance leur interdisent toute confrontation.
33Ces deux termes ne font pas appel à des concepts différents. Ils recouvrent deux aspects corrélatifs de l’institution : hnakasese vise à donner l’origine mythique de la relation : « À une certaine époque, nous avons partagé une même nourriture », ace-re-soten souligne que les partenaires ne s’identifient pas l’un à l’autre. Autrement dit hnakasese postule qu’ils furent parents – car le partage de nourriture suppose la sphère de la parenté, celle-même qui se dévoile en prestations d’ignames dans le ulehnameneng (supra : 138) –, et ace-re-soten défend de les identifier comme tels puisqu’on échoue à les nommer : ils ne sont que des « autres ». Nous avons souligné plus haut combien l’exercice même de l’alliance repose souvent sur des revendications de noms de personne auxquels sont attachés statut social, fonction politique ou droit foncier. La dissolution des liens de parenté se manifeste à l’inverse par la suspension des échanges de noms de personne autorisés selon certains accords entre affins. En effet, si l’échange matrimonial engendre un commerce de noms, trace contractuelle du lien à reconduire, faire cesser ce commerce constitue parfois une nécessité. L’institution hnakasese des « ex-commensaux » ou ace-re-soten des « autres » pérennise alors un divorce, qui se manifeste par l’exclusion mutuelle du lexique onomastique attaché à l’identité du lignage. Le trop haut degré d’affinité onomastique que confère l’échange matrimonial suivi peut être perçu comme une manière inattendue d’endogamie. Sous ce rapport, les « clans » ou « lignages » de guhnameneng qui se marient entre eux tendent à se confondre. Or, les couples de clans hnakasese/ace-re-soten ne se marient jamais ensemble, cet échange est même formellement proscrit. Seule une démarche exceptionnelle peut conduire à la cession ponctuelle d’une épouse au hnakasese demeuré dans l’impossibilité de s’en pourvoir autrement. Faute de waeki « douce », nous ont assuré quelques agriculteurs audacieux, on peut, en lavant et faisant bouillir longtemps les tubercules, consommer les waeki « amères ».
34Sur la rupture matrimoniale s’est ainsi construite une relation sans laquelle un des partenaires éconduits aurait dû entreprendre la guerre ikuro. Le verbe ikuro, « châtier ceux qui refusent de poursuivre l’échange matrimonial », est uniquement appliqué à cette expédition armée contre l’affin qui se détourne de ses obligations matrimoniales. La plaisanterie vient prendre la place de ce nécessaire recours guerrier contre un allié récalcitrant, exhibant en outre les traits ostentatoires d’un rite d’inhibition du meurtre. On se bat, comme dans la guerre ikuro, on redouble de coups, on s’insulte sans limite, tout cela sans se nuire, en riant. C’est au prix d’un simulacre que la violence est alors désarmée. Mais tel hnakasese qui refuse de se prêter de bonne grâce à ces jeux de mauvais goût peut redouter la venue prochaine d’un accident grave ou d’une maladie mortelle. Lorsque la plaisanterie ne passe pas, une sanction immanente est promise. Derrière une waeki « douce » peut se cacher une waeki « amère ».
35Comme alternative d’une rupture matrimoniale unilatérale et de sa répression meurtrière (ikuro), la séparation réciproquement consentie et la plaisanterie qui lui est associée constituent donc une nouvelle modalité d’alliance.
36On retrouve ainsi, dans le cadre des énoncés institutionnels, tous les traits qui caractérisent, dans les mythes des waeki, la relation problématique qui conduit à l’impossible discrimination onomastique, à l’amnésie des noms. Discrimination substantielle pourtant, dont dépend la reconnaissance d’un « seuil de reproduction toxique » sur lequel les échanges matrimoniaux doivent s’interrompre. L’institution hnakasese/ace-re-soten consiste ainsi à désunir les partenaires de l’échange restreint dès que la relation matrimoniale arrive pour ainsi dire à saturation. Cet arrêt de l’inter-reproduction auquel s’emploie Warok en obligeant Waeki Wawen et Waeki Xeroen à se dissocier en trouvant refuge l’une sur un arbre, l’autre dans un trou.
37Si les hankasese ne sont plus nommés pour demeurer des « autres », leur présence est néanmoins requise au mariage de leur partenaire. Ils se présentent à l’écart des convives et leurs offrandes, placées à distance du cercle d’ignames (ulehnameneng), sont cachées sous des feuilles de cocotiers. Ils vont manger à l’écart, dans une case excentrée. Leur statut est ainsi rapporté à celui de clandestins, comme le sont les waeki « amères » faisant effraction dans les champs de waeki « douces ».
38Renonçant désormais à l’échange matrimonial, les <· ex-commensaux » deviennent l’objet de tabous réciproques comme l’atteste l’apparition des bananes et des cannes à sucre que les deux Waeki auraient dû refuser pour conserver une meilleure mémoire des noms. Ils sont entre eux hnakasese, ceux qui partagèrent la même nourriture des parents ; ils seront désormais « des autres » ace-re-soten. Mais, afin de montrer qu’on ne brise pas pour cela les liens sacrés avec ces utérins éconduits11 que sont les hnakasese, la mort restituera le privilège que la vie vient de confisquer. Lors d’un décès, la parenté maternelle se rend en visite à la demeure du défunt où est accompli le travail funéraire. Elle est conviée à un repas de deuil dit ca u(e) et reçoit aussi toutes sortes de présents. Le ue est aussi un présent dû à l’oncle maternel qui voit son neveu blessé ou malade.
39Mort, blessure ou maladie occasionnent la venue de nouveaux récipiendaires que sont les « ex-commensaux » hnakasese. Ceux-ci ont le pouvoir, comme on l’a vu, de soustraire en l’objet qui leur est livré le mal qui fut cause de blessure ou de maladie. Mais la venue des hnakasese prévenus du décès d’un membre du clan homologue est autrement singulière. Tenus à l’écart où ils reçoivent de la nourriture pendant la visite des utérins, ils disposeront ensuite de toute la demeure pour y accomplir le maran. Ce rituel consiste en un pillage en règle des biens du défunt et de sa parenté. Les hnakasese peuvent abattre les cocotiers, tuer les animaux, détruire ou emporter toute chose. Les hôtes selon l’usage ne disent mot. Cette pratique est aujourd’hui plus limitée. On se contente d’emporter quelques objets, et cela dans la seule maison du défunt. Chacun sait néanmoins que l’importance du pillage varie avec l’humeur des « ex-commensaux » hnakasese.
40Le maran, dit-on, est une forme de nettoyage de la demeure par laquelle la mort est passée. L’invulnérabilité des « ex-commensaux » (hnakasese) en « relation d’altérité » (ace-re-soten) leur permet en toute innocuité d’emporter l’épidémie ou autre cause de maladie mortelle embusquée dans quelque objet du lieu de résidence. Cette explication est identique à celle accordée au présent fait à la suite d’une simple blessure ou maladie ou encore aux dépossessions ponctuelles que peuvent se faire subir des « ex-commensaux » hnakasese réunis par hasard. Elle renvoie aussi directement, on l’aura compris, au nettoyage répété des champs et des petites granges pour éradiquer les waeki « amères » et toxiques.
41Les utérins et les « ex-commensaux en relation d’altérité » (hnakasese/ace-re-soten) interviennent ainsi lors des mêmes circonstances. Mais s’il revient à l’oncle maternel une réparation puisqu’il fut lui-même atteint au travers du neveu, les hnakasese s’emparent d’une part maudite qu’ils conjurent de cette manière. Il semble que la mort soit alors perçue comme le prix de la faute commise à l’égard de ses utérins répudiés que sont les « ex-commensaux/autres », et à la loi desquels la famille du défunt se soumet. Elle constitue en même temps l’occasion offerte de s’emparer d’autorité de toute cette prospérité qui se réalise dans l’échange matrimonial revenu aujourd’hui à d’autres. Le maran des hnakasese signifie précisément « bruit ». « Faire le maran » consiste donc à « faire du bruit ». Par le terme qui désigne ce pillage, les hnakasese révèlent le scandale sur lequel s’est fondée cette relation, scandale d’une amnésie qui aura reçu sa ruineuse institution.
Notes de bas de page
1 Le ulehnameneng « voir-le-clan » constitue la première phase du protocole lors duquel on appelle les prestataires qui déposent leurs « dons » (eo) en cercle ; cela fait, une deuxième phase consiste à récapituler les prestations en divulgant avec grande ostentation les noms des prestataires, leur place et leur rang dans le clan : ahangenihnameneng « divulguer (publiquement)-le-clan ».
2 C’est nous qui soulignons, en regard de ce que nous savons à présent de la valeur métaphorique de la pêche.
3 Nous faisons ici état d’un type d’observations qui ne rencontrent pas toujours l’approbation des linguistes, mais que l’étude de la mythologie de Maré nous a permis de multiplier. Nous avons plusieurs fois montré que la stylistique du mythe use de multiples procédés qui portent sur la structure phonique et sémantique de certains mots ; sur les noms de personne en premier lieu – qui constituent les éléments invariants ou quasi invariants (ex. Waro et Warok) d’une version à l’autre –, sur des mots clés, pivots de telle ou telle fiction, comme ici, on va le voir, « cheveux » et « nom ». Pour bonne part, l’art poétique du mythe réside dans cette performance – qui exclut le plus souvent la référence étymologique – d’inventions linguistiques. Les motifs fictionnels induisent des confections lexicales, des artefacts linguistiques, non seulement des néologismes, mais de pures associations phoniques composées de phonèmes prélevés sur les mots qui forment d’une certaine manière le capital lexical de la fiction, mots invariables quel que soit le plurimorphisme des narrations successives. Certains mots ainsi concaténés délivrent une part synthétique du « message » de l’« histoire » (supra : 119 sq.).
4 Sur le terme yaac, supra : 112, note 25.
5 Tout le monde a déjà · oublié » que le mot « laser » par exemple est l’acronyme de Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation. L’invention technique, comme l’invention mythique, s’accompagne d’un acte singulier de fondation linguistique. Dans le mythe il n’est pas rare que ce soit la trouvaille linguistique qui suscite la représentation comme par exemple le chien dans le folklore anglais représente le diable parce que dog est l’inverse de god. Voir à ce propos Leach 1980 : « Aspects anthropologiques de la langue : injures et catégories d’animaux ».
6 Au sens jakobsonien de fonction poétique.
7 Dubois 1975 : 169. Jacques Barrau et Émile Massai signalent une confusion fréquente entre Pachyrhisus trilobus et Pueraria thumbergiana (Barrau & Massal 1956 : 69).
8 Tel est le cas de Wajakag (Dioscorea pentaphylla) qui épongea le trou d’eau avec sa chevelure (les nombreuses radicelles dont son tubercule est pourvu), mais qui n’en garda pas une goutte après s’être ébrouée. Wahneor (autre variété de Dioscorea pentaphylla) qui se tenait près d’elle profita de la douche et fut ainsi la dernière à se laver. Wajakag est restée amère, Wahneor est toujours cultivée mais n’est pas regardée comme nidi wakoko « vraie igname ».
9 Ce point nous a été confirmé parJacques Barrau. Les Dioscorea bulbifera, plantes anciennement introduites comme toutes les Dioscorea, ont pu proliférer hors des champs et dégénérer pour donner la variété·« amère ».
10 Voir les travaux de Mary Douglas sur ce sujet (1967).
11 Hmi, « oncle maternel », est le radical de hmijoc, « sacré, tabou ».
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