Des spéculations à la lettre près
p. 85-131
Texte intégral
« ... mon bon maître se livrait à d’infimes variations sur l’a de Montmartre. [...] Il allait du circonflexe à l’aigu, parvenait aux confins de l’e, se baissait pour en ramasser un qu’il servait grave, presque gras, mais, bien vite asséchait. Pendant qu’il y était, sûr qu’il aurait pu faire passer la colline des Martyres du passif à l’actif, tirer un peu sur l’e, le détendre et nous servir un Montmeurtre qui eût, à la fois, témoigné du juste retour des choses et aussi du sens prophétique de ceux qui, en faisant de ce mamelon le Mons Martyrum, lui avait préparé une évolution phonétique parallèle à son évolution sociale. »
René Crevel, Le clavecin de Diderot, Paris, Les Éditions surréalistes, 1932.
Des mutilations qualifiantes1
1Souvenons-nous à présent de celle qui danse aveuglément en renversant la tête (mythe 1 : Danseuse aveuglé). Les champs que les époux vont cultiver dans le ciel sont menacés par les cendres (lunaires) que laisse la torche inutile de l’épouse autoénucléée. Celle-ci, en effet, « s’émancipe » des instances matrimoniales, frénétiquement sous l’astre nocturne, et pour cela relègue ses organes solaires : ses yeux2. Une fois avisé d’une telle complicité avec la lune cendrée, sur la plage, ce seuil même où paraît le plature, l’époux renvoie cette chair inappropriée vers le monde aquatique où elle est réincorporée au poisson. Ainsi est rendue à son milieu d’origine celle qui dévoie le statut matrimonial qu’une règle solaire avait explicité.
2Reste une question qui permettra de relancer notre enquête : pourquoi danse-t-elle ? Pourquoi semble-t-elle jubiler et s’étourdir en renversant la tête tout le long de cette plage, cessant seulement quelques brefs instants pour reprendre son souffle puis repartir dans la même frénésie ? Ne retrouve-t-elle pas ainsi une liberté qu’un céleste labeur quotidien lui interdit ? Plutôt que de la voir s’arracher les yeux, assurément l’époux eût mieux fait de lui couper les pieds, ces instruments de fuite et de chorégraphie. Cette mutilation-là, verrons-nous, lui aurait permis de garder son épouse.
3Il ressort de l’analyse des représentations mythiques du corpus maréen un nombre mesuré de relations figurées dont le plan est donné par les trois grandes catégories du bestiaire insulaire. L’étude qui suit a pour but de dévoiler une dimension qui échappe à une telle herméneutique. Les fictions, voulons-nous montrer, peuvent s’orienter selon un plan « géométriquement » distinct. Revenons donc, tout d’abord, sur quelques-unes des propriétés du bestiaire mythique de Maré.
4Les mythes confèrent aux affaires humaines les propriétés du monde animal. La narration des échanges sociaux adopte ainsi le plan d’une dialectique zoologique où le statut des hommes est figuré par celui de tel ou tel animal dans la taxinomie naturelle indigène. Les grandes divisions catégorielles qui se dégagent de la mythologie de Maré répondent à un critère de discrimination ambulatoire. Le monde animal n’est pas, en effet, indifféremment parcouru par tous les animaux. Les poissons occupent l’espace aquatique et sont pourvus de nageoires qui assurent efficacement leur déplacement dans un tel milieu ; les oiseaux occupent l’espace aérien et sont dotés de membres adéquats pour y évoluer ; les reptiles, entre l’air et la mer, occupent la surface du sol et ne possèdent pas de membres locomoteurs spécifiques ou en possèdent de si peu développés que leur corps demeure entièrement au contact du sol. Cette description est néanmoins relativisée par des êtres marginaux qui échappent aux catégories ainsi définies : il existe des poissons volants, des oiseaux pêcheurs, des reptiles marins ou se plaisant à se percher sur les arbres. C’est donc souvent autour de ces êtres polyvalents que les mythes développent les thèmes relatifs aux contradictions résultant des échanges entre les groupes, lesquels se distinguent entre eux selon un principe identitaire dont le bestiaire insulaire offre la métaphore.
5La mythologie file ainsi une métaphore « verticale », constituée selon trois plans superposés, d’une certaine manière « empilés » – marin-terrestre-aérien. Dans tel ou tel mythe, un des trois plans de cet ensemble vertical est appelé à dominer pour donner le relief nécessaire au discours portant sur les échanges avérés et les règles censées les ordonner. Qu’il s’agisse de règles matrimoniales ou de prestations diverses, le principe de la règle qui gouverne les échanges est donné dans le mythe comme celui de la séparation formelle des trois plans superposés, autrement dit comme celui de trois espaces de compétence ambulatoire exclusive : théoriquement, en effet, les poissons ne volent pas, les oiseaux ne nagent pas, les reptiles ne peuvent ni voler ni nager.
6Cette dernière catégorie, celle des reptiles, pose un problème particulier. Les reptiles se meuvent à la surface du sol en l’absence de membres locomoteurs spécifiques, même en ce qui concerne les lézards dont les pattes ne parviennent pas à décoller le corps du sol. C’est pourquoi la mythologie développe l’idée que les reptiles sont des êtres inachevés. Une partie constituante du corps leur fait défaut, un « morceau » leur manque. Cette carence relative des attributs ambulatoires est explicitement évoquée dans les mythes où les reptiles apparaissent souvent comme amputés d’une partie de leur corps. Ils sont ainsi des lézards sans queue et, plus souvent, des « morceaux-serpents », gu-un. Les reptiles dits ba-re-bun, « privé-d’extrémité » ou « privé-de-fin »3, constituent les incarnations de prédilection des ancêtres tutélaires, yaac, de nombreux clans, guhnameneng. Les si Pula décrivent leur « Vieille » ancêtre Shumon, comme un plature à la queue coupée, bece me ba-re-bun. Les si Pure disent tenir leur statut d’acania – « maître des maléfices » auprès du Grand Chef de Guahma – de Guun, « Morceau-serpent », incarnation de Waraw(i), ancêtre-fondateur et intronisateur du premier « roi » doku Hnaiselin de Guahma. Cette autorité statutaire leur fut cédée par Caba Kuriane si Hnacu serei Hnago dont Guun aurait été précédemment l’incarnation tutélaire auprès d’un doku depuis déposé, Wahnara serei Guam. Les si Pure prétendent que la queue du serpent Guun est restée à Tuo comme incarnation tutélaire des si Hnacu serei Siba, siba devant être compris comme si ba-re-bun, « ceux de la queue coupée ». Les si Tae, doku de la chefferie de La Roche, évoquent leur « Vieille » ancêtre tutélaire, Shotin, également sous la forme d’un plature à la queue coupée. Les si Tapep(a) se réclament de Ukan, un autre serpent marin semblablement équeuté. Les si Gurewoc serei Yaw, ont Baene, qui est serpent terrestre, hnamahno, sur le plateau et qui devient plature, bece, au rivage ; il a dans ce dernier cas Guse pour nom personnel et provoque des démangeaisons à ceux qui viennent le déranger ; il est dans les deux cas ba-re-bun, « à la queue coupée ». Les si Weba évoquent également un ancêtre serpent ba-re-bun.
7C’est pourtant à partir de ces êtres incomplets que se réalise le lien entre les groupes sociaux et la totalité du bestiaire, où les reptiles occupent la place de médiateurs. S’ils sont incomplets c’est qu’une partie d’eux-mêmes est ailleurs, qu’elle se révèle au terme d’une opération qui ne relève pas entièrement de la nature. Nous avons vu, et vérifierons de nouveau, que l’échange matrimonial est conçu métaphoriquement comme la résolution de l’opposition des mondes marin et aérien par l’avènement de l’homme arraché à la mue du reptile. La complétude ambulatoire du reptile mutilé est donc atteinte dans la phase humaine lors de laquelle l’être gisant sous la mue s’en arrache pour se dresser sur ses jambes. Le projet matrimonial est ainsi donné comme le moyen d’assurer une posture ambulatoire aboutie au médiateur du bestiaire.
8La marche spécifique de l’homme constitue le caractère proprement humain, celui qui permettra de juger de la légitimité des échanges engagés. Il existe à Maré un véritable énoncé juridique du contrat matrimonial dans les termes de la marche à pied. C’est sur ce plan que la pensée mythique développe aussi les vicissitudes des échanges matrimoniaux. Nous connaissons un récit particulièrement édifiant de ce point de vue. Pour éviter toutes les représentations récurrentes relatives au bestiare, ce récit occupe une place marginale dans le corpus de Maré. Ce mythe (mythe 26 : Waihmadrane et Shodron II) appartient à la tradition des si Weba serei Cerethi qui se prévalent eux aussi, comme nous l’avons vu, d’un serpent tutélaire ba-re-bun.
9Les si Weba4 résident sur la côte est de l’île. Ils prétendent leur implantation très ancienne et fondatrice de l’organisation sociale et foncière comme l’indique le nom de Ceretbi, lieu-dit où se rassemblèrent les ignames primordiales auprès du coq lorsqu’elles arrivèrent à Maré avant de se disperser dans l’île (supra ; 47). Point focal des représentations mythiques et rituelles, l’igname est ainsi, par le nom de Cerethi, associée à l’établissement des si Weba sur cette côte. Ce statut mythique de civilisateurs trouve un prolongement dans l’Ouest maréen où les si Wacebeu – dits acawakoko, « maîtres des ignames » –, attachés à la chefferie dominante de Guahma, affirment une origine commune avec les si Weba orientaux de Patho5. D’autres clans de l’Est, tels les si Thunu et les si Cuaden, revendiquent l’introduction ou l’accueil des ignames civilisatrices en pays maréen.
10Le maillage clanique de cette partie de l’île pourrait être reconstitué à partir des si Weba de la façon suivante : par les serei Hnakud de Kurin au sud, les si Weba cohabitent avec les si Lawacele évoqués sans être formellement nommés dans le mythe ; les si Weba serei Hnakud, autrefois installés plus au sud à Hnakud sur le plateau surplombant la plage très isolée de Shabadran dont il est question dans le mythe de Shokaw et Wainebengo, assurent vers le sud-est un lien ancien avec les si Medu6. Par les serei Cerethi, autrefois installés à Guadurehmu comme le montre le mythe, les si Weba aujourd’hui à Patho jouxtent les si Thunu serei Necac, dont ils partagent la maîtrise mythique et rituelle de l’igname. Ils sont ainsi placés près des si Gurewoc serei Yaw, autrefois détenteurs de la chefferie dominante sur ce littoral, passée vers lafin du XIe siècle à la branche cadette des serei Wanusa sise aujourd’hui à Penelo sur leplateau non loin de Cuaden. C’est dans ces parages qu’apparaissent les limites foncières avec les clans rangés auprès de la chefferie dominante des si Ruemec installée à Tawainedrplus au nord. Les chefferies des si Ruemec et des si Gurewoc sont issues de la division ancienne de la chefferie si Ruemec dont le nom échut à la branche cadette. Cette organisation territoriale, ainsi sommairement décrite, est le résultat du renversement des chefferies dites Eletok « Têtes-aînées » qui dominaient sur l’ensemble du pays maréen jusqu’à la fin du XVIIIe, début du XIXe siècle, et des guerres nombreuses qui sévirent pendant la seconde moitié du XIXe au moment où les chefferies durent redéfinir leur autorité dans les termes d’obédiences évangéliques opposées. Les options catholique ou protestante offraient, en effet, l’occasion d’une actualisation conflictuelle des bouleversements institutionnels hérités des longues années de guerre contre les chefferies Eletok.

4. Situation des clans exprimant les alliances oppositionnelles entre les deux si Weba.
11Le mythe de Waihmadrane et Shodron (26), dont l’analyse sera éclairée par la lecture de Waihmadrane et Hnakuyadron et de Wainebengo et Shokaw (respectivement 23, 24 et 25), deux autres mythes si Weba, nous permettra d’observer le rôle de relais interinsulaires que jouaient, dans les relations précoloniales, d’une part les si Weba serei Hnakud qui – par leurs liens avec les si Medu – accédaient à l’île des Pins, d’autre part les si Lawacele avec Ouvéa dont ils seraient originaires. On voit ainsi apparaître le tracé d’un « itinéraire de richesses » la-ni, dont Malinowski a décrit la modalité kula des îles Trobriand (1963). Les mythes si Weba font pour la plupart référence à ces relations rendues contractuelles par répétition d’échanges matrimoniaux. La quête d’épouses occupe ainsi le plan explicite de tous ces récits qui font état des difficultés à inaugurer de nouvelles relations par les ruptures des alliances passées qu’elles impliquaient.
12En même temps qu’il ouvre de nouvelles routes, l’échange d’épouses s’accompagne alors souvent d’un échange agonistique sur les chemins de l’alliance dont on dut se détourner. Et c’est bien un parcours sur le territoire connu et inconnu, vaste aire matrimoniale où sont convoyées les épouses, que décrivent les « dires de roche » yeretit(i).
13Le mythe de Waihmadrane et Shodron est, sous ces divers aspects, un exemple parfait de déambulation de « dires de roche ». Les allers et retours sur le sol, mais aussi sur la mer – qui permettront, on le verra, de convertir les espaces zoocosmiques « empilés » sur un unique plan horizontal—, forment une sorte de motif rythmique et mélodique sur lequel toute la narration est cadrée. Ce « dire de roche », en effet, est conceptuellement focalisé sur le contact que le sol offre au pied au cours de la marche. La détermination sociale de la jointure du corps et du sol est reprise en contrepoint tout au long du récit, infléchissant toutes les représentations mythiques dans ce sens. Il est aisé de comprendre de ce point vue pourquoi ce récit est si profondément différent des autres, pourquoi, pour remplir la mesure de son propos, il doit multiplier les articulations narratives en répétitions incessantes, introduites par de fréquentes annonces anaphoriques, jusqu’à dépasser de très loin la longueur des récits familiers.
14Atypique dans le corpus, ce mythe fut « déroulé », comme une longue récitation bien maîtrisée, par Supohamu Bearune, toka guhnameneng « chef de clan » des si Weba serei Cerethi. Le conteur a placé l’énonciation pour une bonne part dans le registre de langue respectueuse, pene iwateno, trouvant ainsi à tout moment l’occasion d’utiliser des expressions, locutions ou mots rares, qui témoignent de son érudition en matière de pene nod, « manière du pays », la coutume et ses valeurs. Du point de vue stylistique, le texte est donc un modèle du genre. Le conteur lui-même le mit par écrit, n’altérant aucunement le mot à mot oral7. C’est pourquoi, contrairement aux autres mythes du corpus, il n’offre pas, dans sa linéarité narrative, de différences fictionnelles avec la variante recueillie par Dubois (mythe 29) auprès du diacre Bearune, père de Supohamu duquel ce dernier tenait le mythe. Les seuls écarts – de taille – apparaissent avec le nom du dieu-homme, ses attributs monstrueux et les corrélations corrigées avec l’élément marin : Tilireel « Deux-Têtes » dans la version de Dubois, devient Tirireel « Trois-Têtes » dans celle que nous proposons. Cette transformation permettra de dévoiler la fonctionnalité d’une telle difformité et l’adéquation relativement indifférente de cette élaboration puisque « deux » égalent « trois ». Dans le premier cas (Deux-Têtes), il s’agit d’« effacer » le procédé qui, dans le second (Trois-Têtes), contribue à échapper au dispositif symbolique généralement performant dans le mythe pour occuper un nouveau plan où pourra se renouveler la rhétorique mythique. Ce mythe « opte » pour un code symbolique radicalement différent de celui qui opère prioritairement dans les multiples récits que nous avons étudiés. Les modes majeurs selon lesquels se déploie classiquement la fiction sont ainsi transposés sur un mode mineur. Il existe un autre indice d’une telle transformation : la brièveté caractéristique des récits mythiques, tenant en grande partie à l’économie d’un discours qui s’appuie sur des représentations synthétiques, est cette fois abandonnée au profit de développements alambiqués où sont mis en fonction des termes généralement peu usités. C’est parce que ce récit exclut la structure métaphorique récurrente des mythes cosmologiques, qu’il glisse, avec force dépense de texte, vers un autre champ symbolique, celui de la métonymie.
La métaphore du bestiaire
15S’agissant d’un mythe si Weba, et parce que l’analyse s’efforcera de dévoiler la dimension historique spécifique de ce récit, il faut préalablement le présenter à l’intérieur du corpus mythique propre à ce groupe social. Nous observerons ainsi les constantes topographiques des récits dans le champ d’échanges spécifiques entre ce groupe et les groupes immédiatement voisins ou alliés. Dans le même temps, cet exposé préliminaire nous offrira l’occasion d’examiner une application particulière du dispositif symbolique – son caractère performatif d’une certaine manière – tel que nous l’avons décrit dans la première partie. Dispositif auquel les fictions, avons-nous dit, adhèrent en premier lieu pour donner des mythes – qu’on dira « typiques » – à Maré.
16Deux récits si Weba seront mis en perspective : le premier Waihmadrane et Hnakuyadron (mythes 23-24) [typique] appartenant aux si Weba serei Cerethi fait directement pendant au mythe Waihmadrane et Shodron II (mythe 26) [atypique], qui sera étudié en dernier lieu, et avec lequel on notera de multiples ressemblances ; le deuxième [typique] Wainebengo et Shokaw (mythe 25) des si Weba serei Hnakud forme un cycle avec les précédents par des corrélations situationnelles et historiques évidentes8.
Mythe 23 : Waihmadrane et Hnakuyadron I
Waihmadrane et ses sujets ont l’habitude de faire de grands feux nocturnes uhnu à Guadurehmu. Le monde s’interroge sur ces lumières dans le lointain et apprend bientôt le « rayonnement » de Waihmadrane. À Ouvéa, une très vieille femme, Hnakuyadron, compagne des divinités, entend parler de Waihmadrane et décide de lui rendre visite. La petite vieille accroupie au foyer de la case se lève et va au rivage où elle abandonne sa canne pour se lancer à la nage vers Lifou. Prenant pied sur cette île, elle apparaît en partie métamorphosée. Elle continue jusqu’à Cara, cap nord-ouest de Maré, où elle est devenue une jeune femme. Elle se rend à Guadurehmu en direction du grand feu, passe par Patho où elle est enfin une jeune fille belle comme l’aurore et superbement tatouée. On la conduit à Waihmadrane qui décide de l’épouser.
Bientôt Hnakuyadron sombre dans la mélancolie. Elle demande à Waihmadrane de la suivre à Ouvéa. Celui-ci accepte contre l’avis de ses sujets. Tous deux font la route en sens inverse et la métamorphose s’accomplit à rebours. À Patho elle perd sa beauté, à Cara elle n’est déjà plus qu’une jeune femme, à Lifou sortant de l’eau elle est une vieille femme, à Ouvéa elle s’appuie sur sa canne pour rejoindre sa case et s’asseoir près du feu. Le chef d’Ouvéa fait alors enfermer Waihmadrane car il sera mis au four le lendemain. Or, une fourmi entend pleurer Waihmadrane et va le délivrer. Elle l’invite à monter sur son dos et s’enfuit à la nage. Constatant l’évasion, les gens d’Ouvéa suivent les traces sur le sol jusqu’au rivage, tentent de les rattraper à la nage, mais en vain. La fourmi et Waihmadrane arrivent à Cara où il y a un « passage de la fourmi » tout comme à Patho existe un « chemin de la fourmi ». À Guadurehmu, ils sont fêtés par les si Weba qui offrent un terrain à la fourmi pour qu’elle s’installe parmi eux.
Mais bientôt à Ouvéa, Hnakuyadron voit à nouveau le grand feu de Waihmadrane. Cette fois encore, elle décide de le rejoindre. De la même façon, elle parvient à Guadurehmu, mais les sujets de Waihmadrane la battent sur le rivage même où elle demeure pétrifiée.
Mythe 24 : Waihmadrane et Hnakuyadron II
Waihmadrane vit à Atae en compagnie de Haedrerane et Haicongene. Il apprend qu’à Ouvéa vit Hnakuyadron. Il fait faire le grand feu uhnu à Guadurehmu. Le chef Pasil d’Ouvéa l’aperçoit et s’informe de la chose. Hnakuyadron explique qu’il s’agit de Waihmadrane et propose d’aller le chercher. Au rivage, elle se transforme en belle jeune fille. Elle part en bateau et accoste à Ped pour se rendre à Kurin. Elle arrive chez Waihmadrane et s’assied près de lui. Au soir, elle décide de rentrer et Waihmadrane l’accompagne jusqu’à Locekol, puis jusqu’à Yaw puis dans la savane, enfin jusqu’à Ped. Là, il accepte de se rendre à Ouvéa avec elle.
Hnakuyadron se présente alors devant Pasil : elle est redevenue vieille. Pasil fait mettre Waihmadrane à l’engrais (comme un porc). Celui-ci pleure un mois durant. Un jour, il entend un taro yebuc lui parler : « Arrache-moi et partons en bateau. » Ce qui est fait. Prévenu par Pasil, Hnakuyadron invoque sa magie de mort kaze. Trois requins répondent à l’appel et se lancent à la poursuite des fugitifs. Sur les instructions du taro, Waihmadrane lui arrache un rameau et le jette à la mer pour brouiller le chemin. Les requins perdent leur trace.
À nouveau Waihmadrane fait le grand feu uhnu. À Ouvéa le chef Pasil le voit et en avise Hnakuyadron. Celle-ci décide de retourner à Maré. Elle accoste à Nidenod et se rend à Kurin. Elle rejoint Waihmadrane sur les jambes duquel elle s’assoit. Les sujets du chef en colère la frappent. Elle reste pétrifiée sur le rivage de Gurejele. Pour le remercier et le garder près d’eux, les si Weba offrent un terrain au taro.
17Respectivement par les serei Cerethi et les serei Hnakud, les si Weba entretenaient des échanges avec Ouvéa et l’île des Pins. Ce « chemin de richesses », lani, était rendu praticable par l’actualisation de relations matrimoniales dont les mythes de Hnakuyadron et Shokaw restituent les conclusions. Révélé explicitement par la rencontre déterminée d’un homme, Waihmadrane9, et d’une femme, Hnakuyadron10, l’argument matrimonial se manifeste également sur un plan métaphorique. Pour raccorder l’aventure séparée des hommes à la totalité de l’univers sensible, il faut en effet que les actes sociaux puissent se dire dans les termes de l’animal et du végétal. L’histoire relatée est ainsi traitée comme mythe. La chronique politique introduit en fragments apparemment abstrus le monde qui précéda la société, qui constitue aujourd’hui encore son milieu, qui permet sa reproduction, et duquel donc elle doit aussi tenir les pièces de son discours. S’il y a des croyances autour des animaux, des plantes et des phénomènes, c’est parce que leur évocation individuelle suffit à révéler l’arrière-plan classificatoire sur lequel ils s’appuient pour devenir les opérateurs logiques du discours mythique.
18Pourquoi faut-il donc que Hnakuyadron, attirée par le grand feu de Waihmadrane, accomplisse à la nage une métamorphose nuptiale ? D’une part, parce que de la grand-mère à la jeune fille nubile (ete-shete/aisia11), elle dévoile le procès matrimonial particulier dont elle est l’objet, d’autre part, parce que la métamorphose aquatique aller-retour permet d’exprimer une difficulté survenue.
19Dans la première version de Hnakuyadron, suivons l’hypothèse selon laquelle grand-mère et jeune fille expriment une opération en génération alterne, soit un mariage patrilatéral. Nous étalerons également l’idée que l’inversion de la nubilité par retour démétamorphosant à Ouvéa correspond à une négation du mariage. Ce coup d’arrêt porté à l’échange attendu est confirmé par un troisième périple métamor phosant de Hnakuyadron vers Maré aboutissant définitivement à la pétrification de celle-ci sur le rivage de Guadurehmu.
20Dans la seconde version, non seulement la dénonciation du mariage est confirmée de la même manière, mais la modalité de l’alliance l’est également par la survenue d’un taro, waud. En effet, le mariage dit du wauda « taro-premier » correspond à l’échange patrilatéral lors duquel, selon l’énoncé vernaculaire, « le fils épouse chez les utérins de son père sa cousine patrilatérale12 ». S’il est nommé « taro-(conduit en noce)-première » c’est par opposition au mariage matrilatéral lors duquel le neveu, dit igname « qui a poussé », hnapuja, en « terre de cultures (maternelle) », zine, épouse (sa cousine matrilatérale) chez « ceux-du-chemin-de-la-terre-cultivable », re-lazine, ses utérins (supra : 42 sq.). À partir de la terminologie de l’alliance, la double métaphore de l’igname et du taro marque l’opposition matrilatérale et patrilatérale préparant ainsi le « champ » du mythe.
21Mais le discours mythique brode en contrepoint sur un autre axe métaphorique. La première version de Hnakuyadron expose la métamorphose de la visiteuse d’Ouvéa dans les termes d’un reptile qui mue. Le verbe employé uhnen, unen signifie « muer, perdre sa peau » principalement pour un reptile. Il est formé sur le radical une, « serpent ». La « mue » de Hnakuyadron s’effectue dans l’eau pendant que celle-ci se rend à Maré à la nage. Ce n’est pas le cas dans la deuxième version du mythe, où le voyage se réalise en bateau, la mue n’intervenant qu’après avoir touché le rivage de Maré. Le rapport du milieu aquatique à la perte d’une peau de reptile répond à l’équation matrimoniale « typique » que nous avons précédemment étudiée.
22La mue de Hnakuyadron opérée dans le milieu marin expose donc métaphoriquement un échange matrilatéral qui se heurte à une contradiction exposée dans la deuxième version du mythe sur un deuxième axe métaphorique – agricole –, où le taro, waud, arrache Waihmadrane à sa « captivité matrimoniale », en vertu du principe patrilatéral qu’il représente, « taro-(conduit)-premier », wauda, « fils conduit au mariage chez les utérins du père ». Les deux versions, on s’en souvient, expriment aussi cette situation en représentant, par la métamorphose de l’objet de l’échange, l’alternativité des générations assimilées entre elles, Hnakuyadron grand-mère et Hnakuyadron jeune fille nubile.
23La traduction triviale du discours métaphorique serait donc que l’échange considéré comme patrilatéral du point de vue de Waihmadrane est voulu comme matrilatéral du point de vue de Hnakuyadron et du chef d’Ouvéa. Le statut matrimonial des époux est donc inversé selon leur point de vue respectif. Comment comprendre l’équivocité de cette situation sachant que, lors du mariage patrilatéral, les privilèges et devoirs du neveu ne s’étendent pas à sa progéniture ? Il suffit que les femmes soient revêtues d’un statut d’homme devenant ainsi agent de l’échange, qu’elles épousent donc des cousins matrilatéraux et puissent revendiquer à ce titre leurs prérogatives auprès de leurs oncles.
24Ces points de vue conflictuels de l’échange sont donc exprimés par une mue en milieu aquatique (échange matrilatéral) qui, réfutée par la fuite de Waihmadrane, subsiste comme réclamation vindicative sous la forme de requins, réclamation rejetée par Waihmadrane qui oppose l’argument du taro (échange patrilatéral). Pour lui, en somme, ce n’est pas de l’eau que devrait venir ce mariage. Nous avons montré ailleurs les formes symboliques – liées à l’air – de l’échange patrilatéral, ainsi placées dans le même registre métaphorique que celui de l’échange matrilatéral lié à l’eau13.
25Revenons à la métamorphose aller-retour de Hnakuyadron. Par l’inversion de point de vue, le mariage prétendu matrilatéral par la visiteuse d’Ouvéa, ainsi initiatrice de l’échange, permet, d’une certaine façon, de traiter l’époux comme s’il se fût agi d’une femme. C’est pourquoi il est dit que Hnakuyadron emmène Waihmadrane à Ouvéa, résidence patrilocale de celle-là. Rendu à Ouvéa, Waihmadrane découvre que Hnakuyadron est redevenue une vieille femme. Voyageant dans l’espace, il traverse aussi le temps pour être accueilli deux générations plus haut. Waihmadrane perçoit alors que l’alliance patrilatérale, à laquelle il prétendait, infléchie matrilatéralement par Hnakuyadron, ne laisse subsister de l’identification des générations Hnakuyadron nubile-Hnakuyadron grand-mère qu’une vieille femme stérile. Cette alliance stérile, non reproductrice des « chairs » consanguines dont la nomenclature de l’alliance préserve le substrat, conduit à une sorte d’anéantissement matrimonial : la cannibalisation de l’époux visé, Waihmadrane. Ce n’est pas, en effet, le mariage que celui-ci croyait contracter. Pour concilier les deux points de vue, il faudrait admettre l’échange simultané donnant lieu au mariage bilatéral, solution que repousse Waihmadrane en vertu du principe « taro » qui inverse l’unilatéralité de l’alliance à chaque génération.
26Le discours spéculatif du mythe trouve un écho dans l’organisation foncière locale. Il est dit que le taro reçut le terrain de Nece, sur le plateau dans l’intérieur de l’île. Enclavées dans les terres si Weba, ces concessions sont celles des si Lawacele dont l’origine ouvéenne est attestée sur place. Le nom même Lawacele « chemin-petite-mer » rappelle la liaison maritime qui permit leur installation parmi les si Weba. Clan pêcheur, il dispose aussi d’une grande partie du littoral sud-est, de Nijonec à Tutub exclu (Dubois 1977 : 518), planté d’une très dense cocoteraie. La première version du mythe, qui substitue la fourmi au taro, leur affecte le terrain de Wango légèrement plus au sud de la limite de Tutub. Les si Lawacele firent des alliances tous azimuts comme le prouve le grand nombre de clans avec lesquels ils sont hnakasese, en relation d’« ex-commensaux ». Cette alliance, non matrimoniale, à plaisanterie et à prérogative de spoliations funéraires, suppose l’échange matrimonial, auquel, après rupture, elle se substitue ad vitam aeternam (infra : 150 sq.). Les mythes si Weba que nous étudions témoignent tous d’une importante réorganisation des alliances autour de ses nouveaux venus qui installèrent leur chefferie à Kurin et dont on voit aujourd’hui encore l’enceinte fortifiée en bois angai(e) « bugny » imputrescible, la dernière de ce type subsistant à Maré.
27C’est auprès d’eux à Kurin que vivent aujourd’hui les si Weba serei Hnakud détenteurs du mythe de Wainebengo et Shokaw qui va nous permettre d’enjamber l’hiatus existant entre les mythes des si Weba serei Cerethi de Waihmadrane et Hnakuyadron, que nous venons d’analyser, et ceux de Waihmadrane et Shodron dont nous nous occuperons longuement dans les pages suivantes.
Mythe 25 : Wainebengo et Shokaw
Le chef Wainebengo si Weba serei Hnakud vit avec ses sujets à Hnakud. Il ne peut pas marcher car il souffre du pian. Ses sujets décident de l’installer à Shabadran, sur la plage. Ils le transportent donc à dos d’homme jusqu’au lieu convenu. Les sujets repartent, promettant de venir lui rendre visite chaque jour. Au milieu de la nuit, Wainebengo est réveillé par une très belle jeune fille qui lui offre (itutuo) des bracelets de coquillage (waened) et des poissons. Avant de partir, elle lui fait promettre de ne rien dire à ses sujets. Ceux-ci reviennent au matin avec nourriture et bois. Ils s’étonnent du poisson dont dispose déjà Wainebengo, mais celui-ci refuse d’en révéler la provenance. Le soir venu, les sujets repartent. La jeune fille revient à la nuit et offre à Waihmadrane une tresse en poil de roussette (drera) et à nouveau du poisson. Le matin suivant les sujets de retour avec nourriture et bois s’étonnent toujours du poisson que Wainebengo leur demande de cuire. Ils insistent pour en connaître l’origine. Cette fois, Wainebengo révèle les visites nocturnes de la jeune fille. Après le départ des sujets, celle-ci revient et reproche au chef d’avoir trahi leur secret. Elle dit son nom : Sokaw. Elle ne souhaite plus l’épouser et disparaît à jamais comme toutes les richesses promises. Elle ferme la passe qui permet l’entrée des bateaux en provenance de l’île des Pins.
28On se souvient que le mariage voulu patrilatéral par Waihmadrane est infléchi matrilatéralement par Hnakuyadron. Ainsi initiatrice de l’échange, elle peut rejoindre sa résidence patrilocale à Ouvéa avec le chef si Weba comme s’il se fût agi d’une femme. Le mythe de Wainebengo et Sbokaw expose une situation voisine. En effet, le chef serei Hnakud reçoit de la visiteuse nocturne des bracelets de coquillage (waened) la première fois, une tresse en poils de roussette (drera) la seconde. Ces présents sont accompagnés chaque fois d’une offrande de poissons. Le waened, en conus, était porté au-dessus du coude. De petite taille, il suppose des articulations fines et ne peut être enfilé que par une femme. Il était souvent garni d’une tresse en poils de roussette, drera, second présent de Shokaw. L’un et l’autre se trouvaient généralement parmi les présents de compensation matrimoniale. Par ailleurs, le mot itutuo employé par Shokaw pour parler de ce présent est celui qui désigne la part de la compensation matrimoniale revenant à la mère de l’épouse. Enfin, Shokaw offre le produit de sa pêche. Or, tous les présents dont le chef Wainebengo est destinataire semblent, de par leur nature, le désigner comme récipiendaire féminin. De nouveaux rapports confirmeront cette observation.
La métonymie pédestre
29Ces attributions spécifiques de présents corroborent la valeur matrimoniale de l’offrande de poissons puisque nous savons que les beaux-frères sont « pêcheurs de chairs ». Néanmoins, le mythe, tel qu’il a été rapporté, ne semble plus souligner la difficulté issue des points de vue respectifs à partir desquels l’échange matrimonial s’actualise. La difficulté vient cette fois de l’influence négative que les sujets de Wainebengo pourraient avoir sur cette alliance. « Sujets », re-celua, textuellement « cadets », est ici à prendre au sens large de tous les lignages ou clans qui lui devaient le présent puec après les premières récoltes d’ignames vers la fin février. Dans les mythes précédents de Waihmadrane et Hnakuyadron, la visiteuse d’Ouvéa était également l’objet de l’hostilité des sujets de Waihmadrane. Ils la battent sur la plage où elle se pétrifie. On verra dans le mythe de Waihmadrane et Shodron que le chef essuiera les affronts des prétendantes qu’il repousse, et que Tilireel, son efficace pourvoyeur d’épouse, sera admonesté par ses sujets (infra : 110 sq.). C’est qu’il faut croire qu’un mariage de chef n’est pas sans conséquence directe pour lesdits sujets, lesquels prétendent donc tous en orienter le choix. Ce sont leurs représentants les plus influents qui portent Wainebengo jusqu’à la plage de Shabadran. Or, ce transport diligent du chef Wainebengo traduit la censure matrimoniale dont il est frappé. Placé sur le dos pour être conduit jusqu’à la côte, il est lui aussi traité comme une femme, victime d’un rapt. C’est de cette façon dite ipon que la fourmi ramène à Maré le chef Waihmadrane dont nous avons perçu le statut matrimonial ambigu, c’est de cette façon qu’a lieu le rapt de Shodron dont nous saurons bientôt l’aventure. Car, si les femmes sont convoyées vers une destination matrimoniale consentie ou forcée, les hommes doivent être détournés des alliances contestables. Il y a, en effet, un rapport symbolique direct entre l’acheminement, à pied, d’une femme conduite sémillante au mariage et le transport à dos d’homme en lieu de quarantaine d’un homme malade des pieds. Dans les deux cas, le mariage, qu’il soit avéré ou non, reçoit une sanction à partir des pieds. Le « corps de l’échange », voué à une destination matrimoniale, est rapporté à sa propriété ambulatoire – pédestre : la métonymie du pied et de la marche à pied est ainsi filée sur un axe horizontal de représentations.
30Wainebengo est transporté sur une plage isolée parce qu’il souffre du pian. Cette spirochétose est produite par la bactérie spécifique Treponema pertenue. Elle présente des analogies avec la syphilis – inconnue à l’époque précoloniale – qui se développe à partir de Treponema pallidum. Rarement mortelle, cette maladie est contagieuse par contact direct non vénérien. Elle se caractérise par des lésions granulomateuses de la peau, des muqueuses et des os. Les lésions apparaissent néanmoins sur des régions étendues de la peau et des tissus sous-cutanés. Elles sont également visibles sur les lèvres et autour14.
31Le nom vernaculaire du pian est tonga. Tonga est le nom de migrants venus des îles Tonga. La maladie est ainsi identifiée à la population qui l’aurait introduite. Elle est perçue comme l’introduction d’un élément exogène non sur le plan pathologique mais sur le plan social. L’ordre naturel est en quelque sorte occulté par l’identification sociologique : cette maladie est tout d’abord celle d’un groupe humain. En ne nommant pas la maladie à partir d’un de ses caractères apparents, les gens de Maré semblent retenir la primauté de l’histoire et vouloir ainsi renvoyer au type d’échange auquel la venue des Tongiens donna lieu. C’est donc le substrat historique que la pensée indigène met au premier plan. La dimension historique de la désignation maréenne – et plus largement loyaltienne – de cette pathologie trouve dans les mythes sa vérification dès lors que le groupe narrateur et les relations qu’il évoque sur le mode métaphorique sont concrètement identifiés.
32Remarquons alors dans un premier temps la mention de l’île-des Pins faite en final du mythe de Wainebengo et Shokaiv. Cette île voisine de Maré se situe au sud de la Grande Terre de Nouvelle-Calédonie et en constitue le prolongement géomorphologique. C’est sur cette île qu’une migration tongienne datant vraisemblablement de la fin du XVIIIe siècle s’est durablement installée pour échanger avec les groupes locaux comme avec ceux de tout l’archipel des Loyauté. Ces relations sont en effet diversement attestées à Tiga, à Lifou, à Ouvéa15 – et à Maré comme le montre ce mythe. La corrélation entre la maladie du pian et le groupe éponyme est ainsi dans le mythe à nouveau vérifiée : le chef Wainebengo a contracté le pian – le tonga— et sera conduit sur les lieux où il rencontrera une jeune fille – depuis tenue pour un ancêtre tutélaire – qui, outre qu’elle prétend au mariage avec le chef Wainebengo, détient le pouvoir d’entretenir, et donc d’interrompre, la relation avec l’île des Pins où réside un groupe originaire de Tonga. C’est donc par cette maladie – le tonga – que le mythe nous instruit d’un type d’échange entrepris avec ces tongiens et des limites qu’il fallut lui imposer. Shokaw16, en effet, saura dissoudre les liens qu’elle commença de nouer avec le chef affecté de la maladie « tongienne ».
33Or, pour disserter sur l’opportunité et la validité de l’alliance entre un groupe de migrants installés à l’île-des-Pins (Shokaw) et la chefferie si Weba serei Hnakud de Maré (Wainebengo), le mythe met en scène un prétendant affecté d’une maladie contagieuse, pouvant toucher la peau ainsi que toutes les muqueuses, et dont on imagine aisément qu’elle devrait constituer un vice rédhibitoire dans toute requête matrimoniale. La sanction du mariage, ou des intentions matrimoniales – le mythe, on l’a vu, laisse entendre qu’il se conclut sans l’assentiment des sujets tenus un temps dans l’ignorance des transactions –, se manifeste à partir du corps du chef frappé d’une maladie qui l’empêche de marcher.
34La maladie du pian est souvent décrite par les gens de Maré, ce que confirme le mythe, comme affectant particulièrement les pieds. Cette localisation surdéterminée de la maladie s’explique peut-être par le fait que les pieds, soumis aux multiples petites lésions de la marche, laissent apparaître par surinfection les stigmates de la maladie, rendant du même coup la marche difficile, voire impossible17. Toujours est-il que ce qui demeure un trait aléatoire, voire improbable, de la maladie devient dans le mythe un trait dominant, à tel point que les sujets transportent le chef malade sur leur dos au lieu de quarantaine sur la plage de Shabadran18 . Le terme employé pour désigner le mode de transport du chef est ipon, qui signifie « porter sur les épaules », et qui est employé, nous l’avons déjà signalé, pour parler d’une femme victime d’un rapt, renversée sur les épaules. Ipon est donc un mode de captation matrimoniale illégitime, ce qui nous permet de comprendre que les sujets de Wainebengo sont tenus dans l’ignorance des transactions nocturnes de Shokaw. Ce transport, par lequel le chef est traité comme une femme victime d’un rapt, est redondant avec le fait que les attributions de présents nuptiaux au chef semblent curieusement le désigner comme récipiendaire féminin19.
35Incrédules, les sujets de Wainebengo ne peuvent donc pas admettre qu’il ait pu lui-même atteindre le sable et pénétrer dans l’eau pour pêcher. Nous pouvons alors comprendre en quoi les pieds semblent plus exposés au pian, en quoi la maladie est chargée de surseoir à quelque décision d’échange litigieux. Si le pian exclut la pêche, c’est-à-dire symboliquement le mariage, on comprend que Wainebengo n’en soit affecté aux pieds que du point de vue des sujets et non de celui de Shokaw, qui le pourvoit en poissons tant que les sujets ne sont pas mis dans la confidence.
36On perçoit aussi, sur l’axe métaphorique des chairs aquatiques (cousine matrilatérale) acquises contre la cession de chairs aériennes (sœur), combien la mue de reptile est utile à l’époux qui en surgit, ainsi conçu lors du procès matrimonial comme quelqu’un qui se dresse sur ses pieds. C’est ce que confirme le mot « mariage », ekon, littéralement « fouler le sol avec le talon »20 . Il donne lieu au terme ekonejeu, « accord passé entre deux partis », autrement dit « contrat », et à la particule interrogative eko ?, « n’est-ce pas ? ». Nous reviendrons plus complètement sur le champ lexical du pied avec l’étude du long récit de Waihmadrane et Shodron II (mythe 26).
37Arrêtons-nous un instant encore sur le rapprochement établi plus haut entre la fuite de Waihmadrane à dos de fourmi et la mise en quarantaine de Wainebengo à dos d’homme. Fourmi et sujets transportent au loin un époux litigieux en se plaçant sous ses pieds. Les porteurs préviennent ainsi tout coup de talon intempestif sur le chemin d’une alliance contestable. N’est-ce pas sans doute pour cette compétence particulière que la fourmi est introduite dans le mythe de Waihmadrane et Hnakuyadron en variante du taro ? Ouvreuse et traceuse de chemin, elle s’oriente toujours de la bonne façon. De quelque point de l’espace qu’elle se trouve, elle identifie toujours le chemin qui conduit à l’endroit voulu. Elle vient ainsi réorienter la quête matrimoniale de Waihmadrane : de Cara à Guadurehmu via Patho.
38En effet, si, comme on l’a vu, l’énoncé mythique de l’alliance laisse apparaître une « situation de points de vue—, l’exposé toponymique des variantes du mythe montre qu’il existe aussi un point de vue de l’énonciation qui appelle des considérations analytiques dans un tout autre registre. Ainsi les itinéraires suivis par la fourmi et par le taro ne concordent sur aucun point, de sorte qu’on peut même dire qu’ils s’excluent absolument. La version de la fourmi fait débarquer Hnakuyadron à Cara, à la pointe nord-ouest de l’île, et va directement à Patho, au centre sud de la côte est, avant d’atteindre la chefferie de Waihmadrane à Guadurehmu, plus au sud. La fourmi emprunte la même voie, de Cara où, dit-on, il existe une « passe de la fourmi—, à Patho où, dit-on aussi, il existe un « chemin de la fourmi ». Cette traversée en diagonale de l’intérieur de l’île n’est ponctuée d’aucun toponyme intermédiaire. Il s’agirait ainsi d’évoquer une relation directe entre les si Weba serei Cerethi et des gens de Cara, représentants du groupe d’Ouvéa venu s’installer sur le terrain de la fourmi. L’association Patho-Guadurehmu permet de synthétiser le statut de chef dominant des si Weba serei Cerethi, autrefois à Guadurehmu, et l’autorité sous laquelle il se place aujourd’hui : l’évangélisation protestante qui rassemble les groupes du voisinage autour d’un même lieu de culte, à Patho.
39La version du taro est quant à elle beaucoup plus diserte sur le plan toponymique. Hnakuyadron débarque au sud-ouest à Ped, donc chez les si Pula, et se rend directement à Kurin, chefferie des si Lawacele – issus – du taro. Entre Ped et Kurin se trouvent le territoire des si Medu et celui de leurs relatifs voisins et alliés traditionnels, les si Weba serei Hnakud. L’oblitération toponymique de ce contexte territorial est confirmée par l’itinéraire qu’emprunte Waihmadrane pour la raccompagner. Partant de Kurin sur le rivage (si Lawacele), il gagne tout d’abord l’intérieur des terres sur le plateau au lieu-dit Locekol, toponyme qui a son homonyme sur le rivage des si Neyeplus au nord avant Dranin. Ces si Neye sont rattachés à la chefferie des si Gurewoc serei Yaw, qui tiennent leur nom du lieu-dit Yaw, près de kuburu, par où, précisément, Waihmadrane choisit depasser ensuite avant de traverser la savane hnahnerec pour rejoindre Ped en territoire si Pula, lieu où débarqua Hnakuyadron. De là, tous deux s’embarquent pour Ouvéa. Enfin, lorsque Hnakuyadron revient à Maré pour se heurter à la vindicte des sujets de Waihmadrane, elle ne modifie de cet itinéraire que le point de débarquement. Elle touche terre à Nidenod, toujours en territoire si Pula, comme pour confirmer, à l’aide d’une nouvelle identification toponymique, le seul truchement par lequel est admise la relation Ouvéa/si Weba : les si Pula. Installés plus à l’ouest des si Medu, les si Pula sont précisément hnakasese avec les si Gurewoc serei Yaw, c’est-à-dire qu’ils entretiennent réciproquement la relation de libéralité que nous étudierons plus loin (infra : 148 sq.). Le choix de l’itinéraire de Waihmadrane atteste donc une allégeance des serei Cerethi aux si Gurewoc, leur permettant d’affirmer une autonomie vis-à-vis du lignage serei Hnakud, du même clan si Weba, proche des si Medu.

5. Itinéraires de Hnakuyadron.
40Dans les termes des itinéraires de l’alliance, le mythe soulève donc en filigrane le problème de l’homogénéité des lignages du clan si Weba. De l’imbroglio des lignages – certains partis à différentes époques puis revenus pour s’éteindre, d’autres apparus avec la cession de terres aux si Medu, d’autres encore constitués à partir d’éléments dispersés regroupés sous des noms restés vacants21 –, on ne distingue aujourd’hui que l’opposition entre serei Cerethi et serei Hnakud. Les deux lignages théoriques subsistent en se déniant réciproquement la qualité de « vrais » si Weba22..
41Il n’est alors pas étonnant que la version de la fourmi opère de ce point de vue une simplification toponymique du même ordre en se référant à une liaison diagonale entre Patho et Cara. En effet, le clan des si Cara, installé aujourd’hui un peu plus à l’est à Ro, où fut jadis ouverte la première école pastorale des Loyauté, a donné les pasteurs qui transmirent la religion chrétienne à la chefferie des si Gurewoc serei Yaw, les serei Wanusa étant, pour d’autres raisons de compétition, catholiques. Cette version oecuménique confie ainsi à la fourmi laborieuse le soin de ramener le monde dans le « droit chemin ».
42L’inauguration de la relation entre si Weba serei Cerethi et si Lawacele est donc dite en termes toponymiques exclusifs dans la version du taro. Les si Weba serei Cerethi sont aujourd’hui acania du chef si Lawacele : ils assurent sa protection magique et contrôlent, voire infléchissent, sa politique guerrière. Par cette fonction, ils s’assurent du développement-ou éventuellement pour le compte du chef si Gurewoc serei Yaw –, des acquis d’une entreprise qui débuta sur le « chemin de richesses », lani, les reliant à Ouvéa. On sait que l’autre lignage si Weba, les serei Hnakud, demeure réfractaire à la tutelle des si Gurewoc, préférant affirmer une relation identitaire avec les si Medu serei Hnaule. Ces derniers ont noué des liens trèsforts avec l’île des Pins23 d’où Shokaw, qui nantit le chef Wainebengo serei Hnakud de présents nuptiaux, est originaire. L’appui que les serei Hnakud pouvaient trouver auprès des si Medu leur permettait donc d’emprunter le « chemin de richesses » vers l’île des Pins24.
43Dans cette autre direction, l’accès au « chemin de richesses » était aussi exclusif. On raconte, en effet, que le chef si Lawacele Ayene, qui se rendait en pirogue à l’île des Pins, alla s’échouer sur la plage de Shabadran, résidence mythique de Shokaw et possession des serei Hnakud. Ces derniers l’invitèrent à partager leur repas à Hnakud où, en fait, ils le mirent aufour et le mangèrent (Dubois 1975 : 221 sq.). On trouve à Kurin un ancien four de pierres devenu gu-hmijoc, « endroit tabou », depuis que l’épouse d’Ayene y fut enterrée. Cette femme était zine i Weha, elle venait du clan si Weba, des serei Cerethi. Sur la tombe de la veuve serei Cerethi d’Ayene si Lawacele, mangé par les serei Hnakud, fut scellée l’alliance qui se pérennise par la relation chef-acania. Derrière cefour commémoratifse dresse, à n’en pas douter, l’ombre suspecte des frères ennemis, les si Weba serei Hnakud.
44Le mythe de Hnakuyadron d’Ouvéa – côté serei Cerethi – et celui de Shokaw de l’île des Pins – côté serei Hnakud – traitent des alliances permettant de s’assurer un contrôle du « chemin de richesses ». Avant de se poursuivre sur la mer, les chemins, tracés sur la terre ferme, se rejoignent en croisées compliquées où la marche diligente des hommes doit parfois s’interrompre.
La métaphore de la vague et du végétal
45L’analyse des mythes de Waihmadrane et Hnakuyadron (23-24) et de Wainebengo et Shokaw (25) nous a permis d’observer l’ordonnance cosmologique à laquelle se conforment les fictions pour exposer les points de vue contradictoires des alliés qui en viennent à interrompre l’échange. Les trois étages de l’univers, marin-terrestre-aérien, où évoluent – de part et d’autre de la latence terrestre du lézard – des « chairs » spécifiques, poissons-oiseaux, basculent ensemble sous le pied de l’époux qui se dresse sur le sol et le foule. Ce sol matrimonial, zine, produira alors des tubercules « poussés », hna puja, regardés comme des ignames par le frère de l’épouse et considérés comme des « taros(-premiers) », waud(-da), par l’oncle maternel de l’époux (supra 99 sq. ).
46Les étages cosmiques verticaux, préexistant à tout ordre humain, sont ainsi convertis au niveau « terre-à-terre » du sujet social, producteur de biens et de parenté. Par cette conversion rhétorique, le corps de l’homme, séparé de sa relique reptilienne, oriente désormais les références fictionnelles sur un nouveau plan : celui horizontal, métonymique, de la marche à pied.
47Le mythe de Waihmadrane et Shodron, véritable extrapolation de celui de Waihmadrane et Hnakuyadron, tourne résolument l’éclairage symbolique vers cet autre plan.
Mythe 26 : Waihmadrane et Shodron II
À Guadurehmu, Waihmadrane et ses sujets font le grand feu uhnu. La renommée du chef si Weba parvient à tous les chefs de Maré. Toutes les filles de chefs désirent l’épouser et lui envoient des paquets ficelés d’ignames de demande en mariage. Waihmadrane refuse toutes les offres l’une après l’autre. Dépitées, toutes lui lancent d’aller donc épouser les Shodron de Hnacolo à l’est.
Au cap Cara, Tirireel entend ces railleries. Il décide de se rendre à Guadurehmu chez Waihmadrane. Il explique à ce dernier que les quolibets des prétendantes éconduites sont cause de sa venue. Cependant, les sujets de Waihmadrane sont furieux contre le nouveau venu parce qu’il s’est assis sur les cuisses du chef. Tirireel décide celui-ci à partir avec lui pour Hnacolo afin d’épouser les Shodron en question. Les sujets consentent de mauvaise grâce au départ de leur chef.
Or, Tirireel est ainsi nommé « Gerbe-de-têtes » parce qu’il a trois têtes. En haute mer, il questionne Waihmadrane sur son courage car trois vagues vont bientôt se lever : « Oui, je suis fort », répond le chef. La première déferle et enveloppe la pirogue. La vague passée, Tirireel a perdu une tête. Puis, une autre vague, plus haute, se lève. Après son passage, Tirireel a perdu une autre tête. Enfin, une troisième vague, immense, se lève. La dernière tête et le corps même de Tirireel se sont effacés pour ne laisser qu’un beau jeune homme au côté de Waihmadrane.
Ils accostent ainsi à Hnacolo et s’endorment sur la plage. Cette île est peuplée uniquement de femmes. Les deux cheffesses, l’aînée et la cadette nommées Shodron, sentent des picotements prémonitoires dans les pieds. Elles envoient leurs sujettes vérifier si la mer n’a pas rejeté quelque plante marine. Les deux jeunes hommes sont découverts endormis. Ils sont escortés auprès des deux Shodron. C’est poussés par les quolibets des filles de Maré, explique Tirireel, qu’ils sont venus ici chercher une épouse pour le chef si Weba. La cadette engage son aînée à prendre Waihmadrane pour mari. Celle-ci accepte et suit les visiteurs à Maré. En signe de remerciement, Waihmadrane offre la régence de sa chefferie à Tirireel qui devra répondre désormais au nom de Seguhnaeane. Puis Waihmadrane décide de s’établir à Wanuman, sur le plateau près de Nece, pour y cultiver un champ de taros.
Or, à Ouvéa un dieu qui observait ces choses décide de se rendre à Maré. Parvenu à Wanuman, il s’enquiert de Shodron. Quand elle sort de la case, il la charge sur son dos et s’enfuit vers Ouvéa, laissant Waihmadrane en pleurs. De la falaise, le mari spolié appelle Seguhnaeane pour le prévenir du rapt. Après s’être baigné, couvert de sable de la tête aux pieds, et armé d’un casse-tête en racine d’idraro, Seguhnaeane se lance à la poursuite du ravisseur. Il atteint Wawe, va jusqu’aux abords de la savane, poursuit jusqu’au chemin de Maron, y trouve le fuyard auquel il reprend Shodron et le frappe de son arme. C’est sur son dos qu’il ramène l’épouse de Waihmadrane.
Quelque temps plus tard, contre l’avis de Seguhnaeane, Waihmadrane décide de retourner s’occuper de son champ. Le dieu d’Ouvéa aperçoit aussitôt les époux dans leur résidence isolée de Wanuman et se rend à nouveau à Maré pour reprendre Shodron de la même façon, sur son dos. Cette fois, il est venu avec ses guerriers qu’il a placés en plusieurs endroits : au cap Rekabeco, à La Roche, à Pawaete, à Penelo, à Koburu et à Waweripon. De plus, il a dissimulé sa magie de mort, kaze, sous une pierre. Prévenu par les pleurs de Waihmadrane, Seguhnaeane se prépare comme la première fois et se lance à la poursuite du ravisseur. Il arrive à Wawe, rencontre les guerriers du dieu et les me. À Kuburu, il affronte une autre partie de la troupe qu’il vainc. À Penelo et à Pewaete, de même. Il parvient enfin au cap Rekabeco, surprend le dieu, abat ses guerriers et lui demande son nom : « Newatroile ! » répond celui-ci, avant de mourir sous le cassetête de Seguhnaeane. Sur son dos, il ramène ensuite Shodron à Waihmadrane en compagnie duquel ils poursuivent vers Guadurehmu. Mais à Tawawe, Seguhnaeane trébuche sur la pierre qui dissimule la magie de Newatroile. Le sang coulant de son pied est « bu » par la magie meurtrière. Il arrive à Guadurehmu où il meurt. Or, pendant la nuit, apparaît devant Waihmadrane un serpent qui prétend avoir le pouvoir de ressusciter le défunt. Il suffit pour cela qu’il rampe, pendant leur sommeil, sur les corps des époux étendus parallèlement de part et d’autre du mort. Si personne ne le repousse, Seguhnaeane reviendra à la vie. La nuit suivante, le serpent est là. Il rampe sur Waihmadrane, puis sur le défunt, enfin sur Shodron qui, sentant le contact froid, sursaute et projette le reptile loin d’elle... Seguhnaeane ne revivra plus.
48Afin de dévoiler l’identité symbolique d’un dieu-homme25 à trois têtes qui les perd sous les coups de trois vagues croissantes, un détour nous fera passer utilement plus au nord sur le littoral est, chez les si Cuaden et les si Neye. Ces derniers, on s’en souvient, semblaient être évoqués par des indications toponymiques dans le mythe de Waihmadrane et Hnakuyadron II (mythe 24).
49Comme la fourmi (mythe 24), Tirireel vient de Cara. Mais s’il n’est pas question cette fois d’un sentier « diagonal » de la fourmi conduisant de Cara à Patho, un raccourci de cet ordre apparaît dès qu’on raccorde le mythe de Waihmadrane et Shodron II (26) à celui des Petits Garçons de Thi et de Cara (27) d’une part et à celui des Petits garçons de Jui et de Po (28) d’autre part.
Mythe 27 : Petit Garçon de Thi et Petit Garçon de Cara
On est venu couper la mèche26 de Petit Garçon de Thi pendant qu’il dormait à Cuaden. Pour se venger, il provoque une sécheresse et une famine. Seul Petit Garçon de Cara parvient à l’apaiser en lui faisant présent d’une brochette de petits poissons guanirihnaiei. Petit Garçon de Thi a accepté cette brochette de poissons parce que la couleur ressemble à celle de sa mèche. Depuis, on trouve un lieu dit Dodon à Cuaden du nom de l’îlot Dodon à l’ouest de Cara. De même, une portion du sentier de Locekol est nommée le sentier de Dodon.
50Comme dans le mythe de la fourmi, c’est par identification topo nymique que le nord-ouest de l’île est mis en communication directe avec l’est. Cette fois cependant, Cara « débouche » plus au nord de Patho, sur le chemin conduisant de Cuaden à Locekol27, situé à l’extrême nord du littoral de Cerethi. C’est que la relation avec les gens de Cara ne concerne plus directement les si Weba mais les si Cuaden et particulièrement les si Neye, maîtres de la terre et du rivage de la région concernée. Or, Petit Garçon de Thi reçoit une brochette de poissons de Petit Garçon de Cara et Waihmadrane reçoit une épouse de Tirireel originaire de Cara. Pourvoyeurs de poissons dans un cas et d’épouse dans l’autre, des gens de Cara trouvent, pour consoler ou pour couper court aux railleries, des solutions appropriées. Les si Neye et les si Weba sont ainsi respectivement les bénéficiaires d’une bienveillance venue de Cara.
51Or, si Neye et si Weba rivalisent sur un plan, qui donna forme humaine à Tirireel : la maîtrise des vagues. Selon le mythe, Petit Garçon de Jui (si Neye) et Petit Garçon de Po (si Weba) voulurent affirmer la supériorité de leur lieu de surf respectif (Leon et Guadurehmu).
Mythe 28 : Les lieux de surf des Petits Garçons de Jui et de Po
Petit Garçon de Jui et Petit Garçon de Po se vantent chacun de posséder le meilleur lieu de surf. Pour couper court à leur dispute, ils décident d’une compétition : chacun devra surfer chez l’autre. Petit garçon de Po accepte de commencer, mais avant, va râper des racines de « fromager » (Morinda citrifolia) et les enveloppe dans un paquet. Sur la plage de Leon, il se lance ensuite à la nage et attend le signal du Petit Garçon de Jui. Ce n’est qu’à la venue d’une immense vague, la troisième, qu’il reçoit le signal de surfer. Il prend la vague tout en défaisant le paquet de fromager. Il déferle sur la plage parmi les floraisons de Wedelia uniflora (waseguhnaea). Petit Garçon de Jui voit la mer rougie par les râpures de fromager et croit à la mort de son rival. Se retournant vers les floraisons de Wedelia uniflora, il le découvre debout, sain et sauf.
Les deux petits garçons vont ensuite à Guadurehmu. Petit Garçon de Po envoie son rival cueillir des cocos verts sur un immense cocotier, pendant qu’il va stimuler son lieu de surf en frappant le rocher de Po avec des feuilles de wamimithu (infra : 118 note 42). Une vague gigantesque se lève, dépassant Petit Garçon de Jui sur le cocotier. Celui-ci, croyant être emporté par la déferlante, saute à pieds joints au bas de l’arbre. Il va protester auprès du Petit Garçon de Po qui lui demande où sont les cocos verts qu’il devait cueillir. Mais Petit Garçon de Jui n’entend rien et maudit le lieu de surf de son rival, provoquant l’effondrement du récif frangeant où se forment les vagues à surfer.
52Ce récit et celui de Waihmadrane et Shodron établissent une même série de rapports entre les vagues, les aptitudes physiques à les utiliser, et des plantes. Tous deux restituent la même combinaison de situations. D’une part, l’immense vague que Petit Garçon de Po lance sur Petit Garçon de Jui en quête de noix de coco à la cime du plus haut cocotier, d’autre part les trois vagues croissantes enveloppant la pirogue du dieu-homme tricéphale Tirireel par trois fois décapité. Pour saisir l’identité de ces deux énoncés, il suffit d’atteindre le contenu métaphorique d’un être à trois têtes sécables. Cette tricéphalité est d’ailleurs toute relative si l’on examine la variante du mythe recueilli par Dubois auprès du père de notre propre informateur (mythe 29). Le dieu-homme n’a que deux têtes et se nomme Tilireel, c’est-à-dire « Deux-Têtes » (tili = « deux »), et non pas Tirireel « Gerbe-de-têtes » (tiri = « gerbe, faisceau »)28. On perçoit combien la transformation des attributs du dieu-homme est rendue possible par la paronomase que forment les termes tili et tiri. Cet écart apporte une nuance polysémique. En effet, tiri signifie aussi « effacer, supprimer », prêtant alors le sens de « supprimer-les-têtes » à Tiri-re-el, perçu en premier lieu comme « Gerbe-de-têtes ». Mais la précision du nombre ne remet pas en cause l’univocité métaphorique de têtes multiples. Deux ou trois, en effet, se rapportent à la même « chose »29. Quelle est donc cette « chose » ?
53Les vagues attaquent les têtes de Tirireel (ou Tilireel) comme celle soulevée par le rocher de Po menace Petit Garçon de Jui cueillant les cocos verts à la cime de l’arbre. Y a-t-il donc un rapport entre le dieu-homme tri-ou bicéphale et le cocotier ? Le jeu que nous avons précédemment observé sur la structure phonique du nom du dieu-homme se poursuit sur sa structure lexicale.
54Tiri-wanu est une « grappe de cocos » verts sur l’arbre, ou un certain nombre de cocos secs noués en chapelet par de l’écorce soulevée. Ele-nu est la « tête de cocotier », tout le bouquet de feuilles de cocotier avec ses rejetons. À partir de l’énoncé amplifié30 « grappe de cocos de tête de cocotier », tiri-wanu re ele-nu, on distingue comment la métaphore du cocotier est masquée par hypotypose31 . L’oblitération des lexies qui œuvrent spécifiquement à la métaphore ne laisse subsister que celles pouvant aisément être redéterminées sur un plan anthropomorphique : tiri(-wanu) re ele(-nu), « gerbe (de cocos) de tête (de cocotier) ». Le taux d’anthropomorphisme peut encore être élevé grâce à la paronomase qui permet la transformation d’une « gerbe », tiri, en simple numéral « deux », tili, faisant ainsi totalement disparaître la référence au végétal. La fiction peut ainsi se développer selon deux situations apparemment fort différentes mais symboliquement réductibles l’une à l’autre : soit un homme agrippé à la cime du cocotier de laquelle il peut faire tomber les rejetons et choir à son tour, soit un homme présentant une gerbe de têtes pouvant chuter de leur faîte. L’identité symbolique de ces deux situations est marquée par le recours exclusif à la vague pour atteindre la « gerbe (de cocos) de tête (de cocotier) ».
55En reprenant par le même bout, c’est-à-dire par les noms de personne, les principaux récits si Weba relatant la quête de Waihmadrane, on voit réapparaître le cocotier en un mouvement isotopique32 appuyé. Hnakuyadron, tout d’abord, qui vient d’Ouvéa pour entraîner Waihmadrane dans une alliance équivoque, porte clairement la trace du cocotier : Hna-kuya-dron33 signifie « Est-couverte-feuilles de cocotier ». Shodron, ensuite, cheffesse de l’île mythique de Hnacolo, reçue en mariage par Waihmadrane qui repousse préalablement toutes les filles de Maré, est marquée de la même façon : Sho-dron signifie « Bondir-feuille de cocotier34 ». Nous dévoilerons plus bas une autre signification majeure de ce nom. Newatroile, enfin, qui revendique Shodron, et qui, comme Hnakuyadron, vient d’Ouvéa, porte mention d’une autre partie du cocotier : Newa-troile est plus fragmentairement interprété. Newa, soumis à hypotypose mise en œuvre sur Tiri-re-el, a perdu le « cocotier », nu, qui termine le mot « lèvre », newanu. Ce terme désigne aussi la « coque de noix de coco »35. Il ne fait aucun doute que newa est ici l’apocope de newanu. En effet, c’est par le nom de Newatroile qu’on apostrophe une personne atteinte du pian et qui en porte les stigmates aux lèvres : Bo Newatroile ! « Tu es Newatroile ! » La deuxième partie du nom reste obscure, le monème tro étant extrêmement rare en langue maré36 . Cela explique peut-être la terminaison en île qui permet de suspendre un énoncé qu’on ne parvient pas à terminer faute de trouver le mot juste37. Toujours est-il que le nom de Newatroile permet de tirer sur deux fils à la fois de l’écheveau symbolique. L’apocope polysémique newa de newanu, « lèvre, coque de coco », place la divinité ouvéenne – comme Tirireel, Hnakuyadron et Shodron – sur le « tracé du cocotier », et rouvre la « piste du pied » empruntée à partir du pian contracté par Wainebengo (supra : 104) à l’instar de Newatroile. Nous reviendrons plus loin sur ce dernier point.
56Nous verrons que la métaphore du cocotier se justifie pour deux raisons principales. Tout d’abord cet arbre est essentiellement un arbre de littoral, et entre ainsi en congruence avec tous les autres arbres et végétaux évoqués dans le cycle mythique des si Weba ; ensuite, le cocotier, altièrement dressé sur le plan horizontal du rivage, « renvoie » ses rejetons germer au ras du sol dont le niveau est référencé par la surface marine.
57Or, le cocotier n’est pas seul à investir l’onomastique des héros mythiques. La métaphore se poursuit, venons-nous d’annoncer, sur les plantes que les mythes si Weba mentionnent de façon précise. Comme pour le cocotier, leur détermination taxinomique est exclusive : il s’agit de plantes du littoral.
58Après avoir perdu ses têtes sous les coups des vagues et ramené à Maré l’épouse du chef Waihmadrane, Tirireel est rebaptisé Seguhnaea-ne. Wa-segunaea est Wedelia uniflora W. Ol., Composée. Wa-segu-hnaea signifie Petit-segu-brillant38, car cette plante forme des parterres éblouissants de petites fleurs jaunes. Après avoir surfé, Petit Garçon de Po, rejeté par la vague, se dissimule dans ces mêmes Waseguhnaea. Petit Garçon de Jui ne parvient pas à l’y apercevoir avant qu’il ne se relève. La compétence à surmonter les vagues s’exprime dans les deux cas par une même référence végétale. Tirireel et Petit Garçon de Po ne peuvent être submergés parce qu’ils sont, métaphoriquement [(Wa)seguhnaea(ne) « Wedelia uniflora »], enracinés sur une large surface portante au même niveau que l’eau. L’identification métaphorique de ces hommes de la vague à des plantes du littoral va plus loin. Avant d’être jeté sur le rivage, Petit Garçon de Po colore la vague d’un rouge sang avec un paquet de râpure de racines de « fromager », yeikete (Morinda citrifolia L., Rubiacée39 ). Cette mort feinte ne trompe pas longtemps Petit Garçon de Jui. Elle exprime cependant que le sang du surfeur s’il était versé serait celui d’un arbre de bord de mer. De même, s’il donne la mort, l’homme de la vague recourt à un casse-tête en racine d’idraro (Suriana mantima L., Simarubacée40 ), petit arbuste à racines dures qui pousse sur le sable. Le développement métaphorique se poursuit. Que Waihmadrane et Tirireel, fatigués de leur périple, viennent à s’endormir sur la plage de Hnacolo, et ils sont des algues yenamio41 rejetées par la vague.
59Forces de surface, les vagues sont l’expression horizontale de la quête de Tirireel, alias Seguhnaeane, et de Petit Garçon de Po échouant dans un lit de floraisons de même nom. Tous deux, pour surévaluer leur détermination d’Homo aeralis, deviennent des surfeurs, allant même jusqu’à vanter l’excellence de leur résidence sur ce plan : la force particulière des vagues qui s’y forment les rend experts dans l’art d’évoluer à la surface du volume aquatique. On comprend alors pourquoi il est pertinent de frapper les rochers à coups de plantes de bord de mer pour accroître la force des vagues. Expression d’une horizontalité imposée à la verticalité du cocotier, les feuilles rampantes de wamimithu42 s’allient à la substance corallienne du sol que la mer ne parvient jamais à submerger tout à fait : à marée haute, en effet, le rocher de Petit Garçon de Po continue d’affleurer à la surface des flots. C’est à ce niveau référentiel que le cocotier est rapporté en voyant ses rejetons « décapités » par les vagues, principe de surface. Ses noix de cocos « aériennes » chutent comme autant de têtes au niveau des pieds. Suivant le même rapport, Tirireel dépourvu de ses multiples têtes devient « Seguhnaeane », un parterre éblouissant de minuscules fleurs jaunes sur la plage ; sur celle-ci pousse idraro dont il se fera une arme, non loin de yeikete gorgé de sang, et des premiers cocotiers dont la hauteur peut être ramenée à celle d’un coco germé donc sans tronc, autrement dit rampant.
Parenthèse anagrammatique
60Tout au long de l’enquête, nous voyons se développer la fiction sur des rapports structuraux dont la récurrence répond à certaines propriétés du lexique vernaculaire. Le raisonnement mythique opère en résonance.
61Un des aspects non moins singulier de la performance linguistique du mythe réside dans la correspondance entre l’aventure des êtres, personnes ou divinités, et le nom même qui leur est attribué43. On vérifiera souvent que le nom prédestine les êtres mythiques à l’aventure où ils se produisent et qui les produit44. Cette observation n’est pas sans rappeler l’étrange recherche de Ferdinand de Saussure sur les anagrammes qu’il découvrit déposés à l’intérieur de la poésie grecque, latine et védique. Jean Starobinski (1971) a commenté et analysé ces anagrammes tombés sous le regard de Saussure. Discrètement intégrés par fragments dans les mots qui composent les poèmes, les noms de dieux pullulent. La prolifération des hypogrammes45, « mannequins » écartelés dans le corps de la versification, accroît la perplexité où nous laisse le silence absolu des poètes anciens sur ce sujet. « À l’écoute d’un ou deux vers saturniens latins, Ferdinand de Saussure entend s’élever, de proche en proche, les phonèmes principaux d’un nom propre, séparés les uns des autres par des éléments phonétiques indifférents (Starobinski 1971 : 28). » Que des noms fussent systématiquement disséminés en fragments dans le flux du poème et que cela répondît à une contrainte de versification formellement définie, le mystère reste entier. Ce qui intéresse notre propos est la congruence qui peut apparaître entre le nom d’un dieu, d’un héros, d’un serpent ou d’une plante et l’espace même de parole qu’il marque comme un territoire. Qu’un nom de dieu se disloque sur le tissu d’un poème saturnien et que le poète l’ait voulu ou non, nous invite à souligner que l’art poétique partage la dimension orale, sonore46, du « mythe ». Parce qu’il ne connaît pas, par définition, de forme stable – écrite –, le propos mythique opère selon un mécanisme inverse. Le nom des êtres ne peuvent trouver à s’égrener dans le continuum d’un texte instable et variable. C’est pourquoi par un mouvement contraire, toute la geste semble vouloir s’engouffrer dans le nom. Le nom est ainsi la parole mythique cristallisée ; n’est-ce pas d’ailleurs ce que les Maréens entendent par ye-re-tit(i) « dires de roche », qui porte le nom du héros pétrifié sur le territoire de sa geste ?
62Aux noms hypogrammatiques des êtres versifiés répondent les noms hypergrammatiques des êtres mythiques. Ce terme recouvre ainsi, à partir des mêmes mécanismes décrits par Saussure, un résultat inverse qui tient à la nature instable du matériau qui le produit : « dire » spécifiquement oral, fragmentaire ou amplifié, réénoncé d’un conteur à un autre, d’une génération à la suivante, d’une réflexion passée à une nouvelle formulation dont le récit devient l’occasion oratoire. L’hypogramme, en effet, apparaît comme une « anaphonie » dans le tissu d’un texte poétique écrit, donc fixe et définitif : le mot-thème, phonème après phonème, est disséminé dans le texte ; l’hypergramme du mythe, en revanche, se présente comme la concaténation de plusieurs phonèmes en un mot-thème, révélant certains aspects dominants d’une fiction transmise exclusivement de façon orale, mot-thème qui constitue alors la seule unité littéralement stable d’une version à une autre.
63Les êtres mythiques et les dieux ne seraient-ils pas alors prédisposés à se redisloquer si une forme rigide – métrique – de parole apparaissait dans la même réalité qui les nourrit47...
La métonymie pédestre : conséquence humide
64La transposition des références zoocosmiques verticales en références horizontales – enracinées – conduit à définir un nouvel espace pour la quête de l’épouse. Cette quête, on s’en souvient, est dirigée vers le monde aquatique, réservoir d’épouses placé au-dessous du niveau du sol dans un dispositif cosmique d’espaces stratifiés. Le réservoir d’épouses devient alors un parc d’épouses sur la terre ferme, une île exclusivement peuplée de femmes, Hnacolo à l’est. On perçoit ainsi pourquoi le mythe de Waihmadrane et Shodron II (26) n’est que la duplication transposée de celui de Waihmadrane et Hnakuyadron (23-24) : Shodron vient de l’île mythique de Hnacolo mais sera revendiquée par Newatroile d’Ouvéa ; Hnakuyadron vient d’Ouvéa. Seule l’identité Hnacolo = Ouvéa peut expliquer l’intérêt belliqueux de Newatroile pour Shodron. Car s’il est nécessaire de placer Shodron sur une île située vaguement aux confins orientaux, c’est qu’il faut satisfaire à la transposition géométrique d’un axe de figuration matrimoniale à un autre totalement distinct. Le mythe de Waihmadrane et Hnakuyadron (23-24) opère sur l’axe vertical, faisant appel aux représentations tridimensionnelles de l’air, et particulièrement ici, de la terre (le taro, la fourmi) et de la mer (les requins) ; le mythe de Waihmadrane et Shodron II (26) opère sur l’axe horizontal, faisant appel aux vagues, aux plantes basses du littoral, à l’arbre qui exprime la convertibilité du vertical en horizontal : l’immense cocotier dressé dont les rejetons tombent pour germer sur le sol. Le mythe de Waihmadrane et Shodron doit donc obéir à une sorte d’interdit référentiel : ne pas recourir aux créatures marines à partir desquelles se développe une des métaphores (la métaphore dominante) de la quête matrimoniale. Le lieu symbolique des épouses doit donc être restitué autrement, à la surface de l’eau, et non à l’intérieur, mais de la même façon qu’une « mer matrimoniale », c’est-à-dire de telle sorte qu’on y trouve seulement des femmes. Ce ne peut donc pas être le cas d’Ouvéa peuplée de femmes mais aussi d’hommes. Hnacolo se soulève alors au point d’émergence du soleil pour convenir à cet emploi48. Les jeunes filles nubiles ainsi « mises en lieu sec », et leur espace, conceptuellement exclusif, ainsi recréé, le conflit concret issu du mariage de Waihmadrane peut reprendre la référence historique d’Ouvéa. Dans une seconde partie fictionnelle largement différée par le lancement narratif d’un matériel symbolique « atypique », Newatroile, divinité d’Ouvéa, vient, sans transition ni aucune forme de présentation, s’emparer de Shodron.
65Pourtant, de ce volume liquide, évincé au profit d’une terre ferme retenant les femmes célibataires, un substrat « suinte » au corps de ces épouses du sol. Le nom des deux chefs <· Shodron » signifie « sueur, transpiration ». Les femmes, même lorsqu’elles ne sont pas tirées de la mer, restent humides. Cette « sueur » est d’ailleurs lexicalement doublement dévolue au corps des épouses. Le mot zinew, synonyme de shodron, est formé sur zine, « terre cultivable », qui permet de désigner l’origine clanique de l’épouse49, et sur la racine-new de ce-new « jeune fille », hme-new « femme ». La « transpiration », zinew, est ainsi de la terre-femme, comme elle est, dans le mythe de Waihmadrane et Shodron, « épouse-transpirante » parquée sur la terre ferme.
Le lézard pivote sur la cuisse de l’homme
66Comme un liquide dans son récipient, Cendrillon se rend auprès du prince dans des chaussures de verre50. Telle une sirène qui, mise au sec en vue du mariage, perd sa nageoire caudale, Cendrillon garde encore les pieds dans l’eau. Étrangement, cette métaphore aquatique première est à l’œuvre dans des régions aussi distantes que celles des sociétés océanienne et européenne. Mais avant de pousser plus loin la comparaison, attardons-nous à Maré pour y suivre la « trace » conceptuelle du pied.
67Devenant nom de femme, Shodron, « transpiration », cette « terre-épouse », zine – terre humide de « sueur », zinew –, est foulée du talon pour affirmer l’accord entre les partis matrimoniaux : ekon, le mariage, consiste, avons-nous dit, à « fouler le sol avec le talon » (supra : 105 et note 20). Le sol porte ainsi la « trace », kaca, kacen, de l’engagement matrimonial. Premier aspect d’une morphologie nuptiale développée plus avant dans le mythe, le « talon » se dit kaca-ba-da, « trace-nue-première »51. Ekon est donc la forme du serment juridique maréen, et ce serment est requis primordialement pour entériner l’alliance convenue entre deux groupes et conduite à partir de l’échange des femmes. Cette formalisation de l’ekon n’est pas très différente de celle que les sociétés de l’écriture ont adoptée en conférant à l’empreinte digitale ou à la signature portée sur un document archivable le pouvoir de témoigner des engagements pris. Les gens de Maré appliquent l’empreinte du pied sur un support inaliénable : le sol même qui les porte. Le pied est ainsi identifié comme l’interface homme-terre.
68Le contrat matrimonial est ensuite exécuté dans les termes du serment dont le sol est marqué. La procédure de cession effective de l’épouse promise consiste à lui couper symboliquement le pied. La procession au cours de laquelle on conduit la jeune épouse à la résidence de l’époux est dite ca-wata, « couper le pied ». On explique que l’épouse est ainsi définitivement cédée. Le pied coupé, elle ne pourra en effet revenir vers sa famille d’origine. Elle reste au sens propre du mot « chevillée » au foyer conjugal. On comprend donc pourquoi la modalité symbolique du rapt selon laquelle l’épouse est renversée sur les épaules du prétendant est très précisément corrélée à la revendication matrimoniale : une épouse ne marche pas, ne peut s’écarter du foyer conjugal, elle est vouée à y demeurer, sa capacité ambulatoire doit être aliénée dans le périmètre domestique. À plus forte raison cette épouse ne peut-elle danser sur le rivage, dans cette zone imprécise où fluctuent les marées. On entend notre danseuse, entièrement vouée aux instances de la lune, qui se grise en renversant la tête : « Non, je n’ai pas le pied coupé ! » Ainsi, si le sujet social est conçu comme « homme dressé en surface », l’épouse en est le vecteur. Pour affirmer de ce point de vue la verticalité de l’homme, il faut encore fragiliser celle de l’épouse dont le pied « coupé » empêche désormais toute révision de la destination matrimoniale qui fonde Homo erectus aeralis. La tradition occidentale rejoint d’ailleurs sur ce point celle des Mélanésiens de Maré : le soir des noces, l’époux soulève l’épouse à deux bras pour lui faire franchir le seuil du logis.
69Mais l’interprétation politique de l’alliance discerne parfois dans les mêmes termes, et de façon inattendue, l’aliénation de l’époux : ses pieds sont affectés par le pian et il est nécessaire de le transporter, comme une épouse qui ne peut marcher pour fuir, sur un dos secourable. Il en va ainsi de Wainebengo sur le dos de ses sujets et de Waihmadrane transporté par la fourmi traceuse de chemins adéquats. On comprend alors pourquoi le nom de Newatroile – dieu ouvéen chargeant l’« humide » épouse Shodron sur son dos pour l’arracher à l’époux Waihmadrane – permet de désigner celui qui porte les stigmates du pian sur les lèvres : ainsi circonscrite à la bouche, cette maladie, qui proscrit le mariage, ne l’empêche pas de marcher. Ce décepteur pugnace charge l’épouse « au pied mutilé » sur son dos et – pour vaincre Seguhnaeane, alias Tirireel, qui le poursuit – dissimule sa magie meurtrière (kaze) dans l’infractuosité d’une pierre du chemin sur laquelle viendra buter, logiquement,... le pied du poursuivant. Le médiateur matrimonial, Seguhnaeane, est ainsi tué.
70Mais l’épilogue du mythe consiste à recourir, par une sorte de preuve par variation structurale, au plan métaphorique qui avait été jusqu’ici écarté. La dépouille de Seguhnaeane est placée dans la même posture que celle des époux dormant : sur les conseils d’un serpent surgissant inopinément, Seguhnaeane est étendue entre Waihmadrane et Shodron. Le reptile – résurrecteur, apprend-on – veut ainsi ramper sur les conjoints et, ce faisant, sur le défunt de chaque côté duquel ils se sont étendus pour dormir. Mort et dormeurs adoptent ainsi la même position par rapport au sol et les uns par rapport aux autres. En effet, « dormir » et <· s’étendre, être étendu » ne sont qu’un seul et même verbe : thaet, qui est employé pour parler du corps étendu du défunt52 comme du sommeil des époux. « Endormis » de part et d’autre de Seguhnaeane « étendu », mari et femme restent solidaires de la posture identifiée du médiateur matrimonial. Nous avons montré combien la singularité de ce mythe consiste dans l’abandon systématique des références au plan stratifié zoocosmique, apparaissant sur l’ensemble du corpus selon l’opposition mer/air médiatisée par les surfaces du sol et des flots. Le plus souvent, c’est selon les modalités du bestiaire insulaire poissons/reptiles/volatiles que la tripartition des espaces structure la fiction mythique. Or, le présent mythe, avons-nous vu, transpose ce symbolisme stratifié sur un axe horizontal, le plan exclusif du sol marqué du pied par la marche de l’homme dressé au sortir de la mue reptilienne. La réapparition impromptue du reptile estompe au final l’hétérogénéité du mythe pour en vérifier les propositions : Seguhnaeane est un médiateur matrimonial tout comme le reptile résurrecteur – qui doit le « remettre sur pied » – opère la médiation poisson/volatile. Cette curieuse cérémonie aurait permis de ressusciter le valeureux Seguhnaeane, si Shodron, réveillée par le contact froid du reptile, n’avait fait échouer le projet en repoussant le serpent. L’inutilité avérée au niveau prétexté est en fait très utile sur le plan rhétorique : en tant que pièce rapportée, ce retour au symbolisme stratifié dominant entérine les conclusions que le mythe a produites par des voies mineures « horizontales ».
71Or, la virtualité de cette variabilité géométrique fut annoncée dès le début du récit. On se souvient en effet que lorsque Tirireel, parti de Cara, se présente pour la première fois devant le chef Waihmadrane, il s’assoit sur les cuisses de celui-ci sous les regards scandalisés de ses sujets. Cette attitude pour le moins irrévérencieuse n’est pourtant pas comprise par le chef comme un outrage. Tout au contraire, Waihmadrane agrée les propositions du visiteur insolite. On sait combien les scènes absconses sont toujours, dans le mythe, le signe d’un fort taux de condensation sémantique. Cette sorte d’hétérogénéité fictionnelle constitue un préalable structurel ; elle révèle l’axe retenu sur lequel se placera l’ensemble des représentations : quelque chose de la posture – ou des postures – du corps humain rend compte de la morphologie de la fiction.
72Assis sur les cuisses du chef lui-même assis par terre, Tirireel adopte une posture solidaire de celle du chef Waihmadrane, préfigurant ainsi la quête matrimoniale dans laquelle tous deux vont s’engager. Là encore, le mythe joue sur le registre lexical de la plus surprenante façon53 . La cuisse, en effet, se dit wa-buyu, littéralement « petit-lézard ». L’attitude scandaleuse de Tirireel allant s’asseoir sur les cuisses du chef permet ainsi d’indexer le point d’articulation, proprement pivotai, du plan de stratification zoocosmique et du plan horizontal du support ambulatoire de l’homme. On voit ainsi comment le mythe prévoit le passage d’un plan à un autre en ménageant une articulation conceptuelle : en épilogue, le reptile, qui synthétise les espaces stratifiés zoocosmiques, prétend ressusciter le médiateur matrimonial défunt en glissant sur son corps et sur ceux des époux ; en prologue, le muscle qui assure le redressement vertical et le dynamisme de la marche – la « cuisse » –, à laquelle est rapporté le « lézard » homonyme, reçoit le médiateur Tirireel qui saura susciter l’intérêt matrimonial du chef. Si le serpent rampe, la cuisse dite « lézard » assure la posture pédestre de l’homme. Par leur homonymie et les représentations fictionnelles induites, lézard et cuisse articulent la perpendicularité des symbolismes selon deux ordres de concaténation respectifs. À partir de la « cuisse-lézard », la rhétorique matrimoniale pivote pour se placer soit sur le plan vertical du bestiaire, soit sur celui horizontal où évolue le corps pédestre de l’homme.
73On se souvient que dans le mythe de Waihmadrane et Hnakuyadron (23-24), l’héroïne ouvéenne Hnakuyadron parvient après métamorphose à Maré où elle termine son périple en s’asseyant également sur les cuisses de Waihmadrane. Mais ce mythe avait recours dans ses deux variantes aux représentations zoocosmiques stratifiées (requins, fourmi), plaçant ainsi la métaphore matrimoniale sur l’axe des représentations dominantes. Il en est de même dans le mythe de Wainebengo et Shokaw (25) développant le thème de l’acheminement pédestre à dos d’hommes du chef atteint du pian aux pieds ; dans le même temps le chef recevait les produits de la pêche et les présents nuptiaux de Shokaw. Il est ainsi toujours possible de voir coexister dans un même mythe ces deux plans perpendiculaires. La singularité du très long récit de Waihmadrane et Shodron tient donc à l’exclusivité qui est accordée au plan horizontal pédestre. En effet, l’épisode final du serpent apparaît bien être une pièce rapportée n’ayant d’autre objet que de confirmer brièvement en termes de représentations zoocosmiques ce qui fut sans cesse exposé en termes d’horizontalité pédestre.
74Par la focalisation de son registre symbolique, ce mythe revêt une dimension particulière. C’est à partir du pied, avons-nous vu, que le mariage reçoit une sanction proprement juridique. Ekon, « procéder au mariage », signifie littéralement « fouler le sol avec le talon » et cawata, l’acte d’adjudication de l’épouse, signifie de même « couper le pied ». En définissant à partir du pied le caractère contractuel du marige et des droits sur le sol qu’il induit selon les modalités de l’alliance, le droit mythique maréen fait de l’alliance matrimoniale et de ses attendus fonciers la condition sine qua non d’Homo erectus aeralis. La perception d’une contiguïté identitaire, liée à la posture du corps dressé sur son support ambulatoire, définit l’expression juridique des statuts sociaux selon le rapport pied-sol et la trace qui l’atteste.
Comparaisons conclusives
75Il semble ainsi que, pour constituer les règles juridiques de l’échange, la pensée maré se soit attachée à saisir la dimension phénoménale de la présence humaine. La règle doit être, en quelque sorte, objectivée par ce qui apparaît à la conscience comme relevant de la totalité du monde. Ainsi, l’esthétique qui se fait jour dans le mythe, si énigmatique au niveau immédiat de la narration, n’est que la conséquence de la rationalité que la pensée indigène a su mettre en jeu. Cette rationalité, est-il besoin de le préciser, ne répond en rien au postulat cartésien que l’on pourrait simplement inverser pour dévoiler les principes qui fondent la pensée indigène : je scrute, je tends l’oreille et tous mes sens, je garde à l’esprit toutes les images des choses corporelles, et chaque fois je les tiens pour vraies ; et ainsi souscrivant aux manifestations du monde extérieur, je tâche de me le rendre plus connu et plus familier...54 Car quelque chose d’extérieur à lui-même doit donner existence au sujet social, quelque chose d’aussi visible que la trace de son pied et qui rende compte des allers et retours entrepris pour l’inscrire dans l’échange. La faune et la flore dans leurs espaces d’évolution et de séjour respectifs n’offrent-elles pas le modèle idéal qu’il suffit alors de projeter dans l’espace d’évolution et de séjour de l’homme avec lequel le pied permet une articulation conceptuelle puis juridique ?
76C’est à partir d’une telle position ontologique – aussi universalisante que peut l’être à l’extrême opposé celle du doute cartésien – que l’on pourrait expliquer les similitudes troublantes qui se manifestent à l’intérieur de cultures souvent fort distantes les unes des autres dans l’espace et dans le temps. Nous avons évoqué précédemment l’exemple de Cendrillon au pied nuptial pris dans un récipient de verre. De ce même point de vue, dans sa fonction de détournement des représentations conjugales licites, l’érotisme moderne voue un culte au talon aiguille. Ainsi l’épouse, soulevée par l’époux pour franchir le seuil du foyer conjugal le soir des noces, est-elle dotée d’un instrument pédestre offrant très peu d’appui au sol, ce qui, curieusement, contribue en certaines occasions à lui valoir le qualificatif de « coureuse ». Il n’en va pas différemment des Chinoises dont les pieds bandés dits « pieds de lotus » assuraient leur pouvoir de séduction55. Mais c’est en Mésopotamie que les énoncés juridiques autour du pied, des usages matrimoniaux et des cessions immobilières renvoient dans une correspondance presque parfaite à ce que les gens de Maré ont pu concevoir dans leur lointaine insularité. Un parallèle suggère d’emblée la plus grande affinité de pensée entre des mondes si éloignés, sur bien des plans si profondément différents :
La terre est un bien d’une essence exceptionnelle, dont il n’est pas d’équivalent, sauf un : la femme. Biens essentiellement productifs, réservoir de semences, en un certain sens inépuisables, terre et femme sont des richesses consubstantielles à la famille et trop précieuses pour qu’on les laisse échapper de l’orbite familiale. Bien mobile par excellence, la femme doit circuler : elle est la navette qui tisse des liens nouveaux entre les hommes et les groupes. La terre, elle, est immobile et indissolublement liée à celui qui la possède et à son groupe. Mais la vie sociale exige que la terre puisse être aliénée en dehors de la famille, [...] On crée un lien de parenté (filiation ou fraternité) entre l’acquéreur et le vendeur, lien personnel que l’on concrétise par l’apposition du pied de l’un dans l’empreinte de l’autre56.
77On atteint ainsi des conclusions auxquelles notre analyse de la mythologie de Maré parvient presque dans les mêmes termes :
L’empreinte est avant tout trace, c’est-à-dire signe, manifestation d’une présence vivante sur la terre (les spectres ne laissent pas de traces, de même que la mer n’est pas susceptible de recevoir une empreinte). Mais c’est encore un sceau, une marque de possession, le point d’intersection entre deux lignes de force, deux espaces : l’espace vertical – l’homme debout – et l’espace horizontal – la vaste terre. L’empreinte du pied sur le sol, c’est le seul point de contact entre l’homme debout, donc vivant, et la terre : on voit la série de représentations que cette constatation ne peut manquer de susciter. L’empreinte est l’espace qui peut être couvert par le pied de l’homme. C’est un espace humanisé où des forces essentielles qui procèdent de la terre pénètrent dans l’homme. Il en résulte que le point d’intersection de l’homme vivant sur la terre est aussi un des points où se rencontre sa vulnérabilité. Nous connaissons le danger qu’il y a à laisser des empreintes derrière soi. Nous savons aussi quel point névralgique pour l’homme est le talon.[..] La vulnérabilité du talon lui vient précisément du fait qu’il est le seul point du corps humain à être en contact avec le sol (idem : 301).
78Ainsi, procédant tout à la fois des registres ontologique, juridique et politique, le discours mythique et rituel relatif aux échanges matrimoniaux emprunte la voie métonymique du pied. Mais encore, afin d’assurer son efficacité rhétorique, ce discours se prolonge sur la cuisse de l’homme qui, pivotant de la verticale à l’horizontale, invite le lézard, et à sa suite tout le bestiaire insulaire, à investir l’espace métaphorique du mythe. Figurant, sur un de ces deux plans ou sur les deux à la fois, ce qui apparaît comme l’expérience sociale élémentaire, la mythologie de Maré dresse l’homme au centre du cosmos animal et végétal.
79Pourtant, ce n’est là qu’un hémisphère – phénoménologique, peut-on dire – de la pensée indigène. Encore faut-il y ajuster étroitement cet autre, tout entier livré aux potentialités poétiques d’une langue qui, pour ouvrir le champ à la spéculation mythique, façonne les nomenclatures pour des usages déviés, se prête aux inventions onomastiques, installe l’équivoque au cœur du lexique – allant jusqu’à ne laisser subsister pour désigner la « cuisse » que le mot « lézard »—, propage toute une variété d’effets acoustiques et d’échos, multipliant ainsi les lieux de dépôts sémantiques où s’accrochent les légendes, proliférant comme les roches éparses des chemins.
Notes de bas de page
1 Expression utilisée par Georges Dumézil à propos de certains dieux Scandinaves (1986 : 200).
2 Le mythe exemplaire sur la perte de l’œil est sans aucun doute celui du combat d’Horus et de Seth pour la souveraineté solaire sur l’Egypte. Combat de succession au trône d’Osiris, fils du Soleil, dont Rê est la figure au zénith, représentée par un œil (cf. Hart 1993 : 90). Il est clair que l’association de l’œil et du soleil est d’ordre métonymique : l’œil est l’organe de la lumière ; sans soleil point d’œil, pourrait-on dire : on ferme les yeux la nuit, on les rouvre la lumière du soleil revenue. Notre danseuse énucléée proclame la souveraineté de la lune.
3 La notion de « fin » est lexicalement définie par la figuration d’une « queue » : wabubun, la « fin », d’un récit ou d’un travail par exemple, est construit sur la reduplication du radical bu de bun, la « queue » ; le wa- initial est un préfixe nominal très fréquent exprimant l’idée de « petit » pour un objet, de « dignité » pour une personne.
4 L’analyse qui suit fait intervenir deux ordres d’intérêt distincts : d’une part l’ordre « symbolique », l’analyse du système de représentations, et d’autre part celui de la sociologie locale, portant notamment sur certains aspects de la tenure foncière. Pour bien dissocier ces deux niveaux (qui ne sont pas concurrents, aucun des deux ne « dépasse » l’autre ; supra : 28 et note 25), et pour annoncer au lecteur le type de propos développé, le deuxième ordre d’intérêt est présenté en italique. Ces passages, dont la lecture est rendue difficile par des références toponymiques et claniques complexes pour qui ne connaît pas le « territoire » des mythes maréens, peuvent être sautés par le lecteur, sans préjudice pour la compréhension des aspects portant sur le système rhétorique et symbolique.
5 Le nom de serei Cerethi semble d’ailleurs un emprunt récent, ce lignage n’étant pas reconnu autrement que sous le nom de serei Wacebeu par les vieux informateurs de Dubois.
6 Au cap sud de l’île, Dua i Washoc, se trouvent deux « divinités » pétrifiées, rue aisia i ore, « deux jeunes filles du remerciement ». Ce cap marque la limite entre les chefferies si Medu serei Hneod et si Weba serei Hnakud du Sud-Est. Selon la tradition, l’origine de la seconde est liée à la première, de façon tout au moins à expliquer des relations matrimoniales assidues. Le convoiement des épouses passait non loin de là. Depuis, pour se rendre favorables ces « deux jeunes filles du remerciement » au moment de la pêche, il est séant de leur faire offrande de bois de chauffage afin qu’elles calment les flots ; sans ce présent, la force des vagues rendrait la pêche impossible.
7 Si l’on excepte des parenthèses sur des mots qui lui paraissaient excessifs ou, pour les mêmes raisons, des « gommages » par rapport au récit oral qu’il avait donné.
8 En reprenant ainsi à partir des mythes si Weba ce qui fut l’objet de la première partie, nous voulons souligner combien, au sein d’une même tradition de conteurs, la formalisation rhétorique s’est profondément renouvelée : les mythes 23-24-25 [typiques] appartiennent au système métaphorique « bestiaire », le mythe 26 [atypique] appartient au système métonymique « corps humain pédestre » que cette étude a pour but de dévoiler.
9 Ou Wainebengo, infra : 100.
10 Ou Shokaw, infra : 100.
11 Double palindrome ; supra : 65.
12 Illouz 1991. Le mariage du wauda, « taro-premier », d’où l’apparition du taro dans le mythe 24, supra : 96.
13 L’échange patrilatéral bien ordonné aurait laissé apparaître un retrait des représentations aquatiques en faveur de représentations aériennes (supra : 73 sq.).
14 Aspect que le mythe de Waihmadrane et Shodron saura, on le verra, utiliser à deux égards opportuns (infra : 117).
15 Voir Dubois 1975 : 235-242 ; Guiart 1963 : 205-209.
16 Shokaw qui signifie « Bondir-couleur claire » (Sho-kaw) est décrite comme une femme au teint clair, aux cheveux longs légèrement ondulés, et superbement tatouée. Le tatouage est une technique dont on dit à l’île des Pins qu’elle fut introduite par les Tongiens (Guiart idem : 208).
17 Que les pieds ne soient en aucun cas la partie du corps permettant cliniquement un diagnostic du pian, nous conduit donc à rechercher l’« intention mythique » qui associe cette maladie au pied : le pian, pour les gens de Maré, invalide le mariage et pour ce faire, nous le montrerons, invalide les pieds. Ces rapprochements, incongrus du point de vue empirique, révèlent leur congruence sur le plan de l’efficacité symbolique.
18 Plage inhabitée constituée sur un micro-lagon au sud de l’île à quelques kilomètres du lieu d’établissement des si Weba serei Hnakud.
19 Cette inversion des sexes apparaît explicitement dans d’autres récits, nous l’avons vu, qui font état de procédures matrimoniales patrilatérales. Les femmes ont expli citement l’initiative dans l’échange matrimonial (supra : 70 sq. et 98).
20 « kon(e), saisir, empoigner, e-kon(e) (e = pluriel des verbes). Kon(e) est aussi : gratter le sol avec le pied en témoignage de ce qu’on dit. La trace, le grattage, est le rappel de la parole dite. /Co/ kon(e) est donc dire une parole solennelle, jurer, faire un serment, faire un contrat, une convention qui se disent e-kone-jeu (le jeu marquant la réciprocité) » (Dubois 1984 : 74).
21 Voir Dubois 1977 : 391 sq., 516 sq. ; 1975 : 238 sq.
22 Ces aspects de compétition, sur lesquels les récits semblent bien se garder d’émettre des verdicts de quelque nature que ce soit, peuvent être déduits au terme d’une analyse des mentions toponymiques à partir desquelles il ne saurait être question d’inférer une « fonction du mythe ».
23 Ils s’y exilèrent en 1870. Fuyant également les guerres dites · religieuses », d’autres clans les accompagnèrent dans l’exode, au point que le nombre des Maréens dépassait celui de la population locale. Voir Dubois 1977 : 555 sq.
24 D’où provenaient les haches ostensoirs en serpentine, sio.
25 Le terme yaac qui est appliqué à Tirireel, littéralement « chair-chose », désigne une entité appartenant au monde des esprits uianet, littéralement « esprit-chair-mort » (u-ia-net) et des vivants, comme le montre un équivalent moins usité, ngomeac, littéralement « homme-chose » (ngome-ac). Le yaac constitue un ancêtre tutélaire que le groupe ne semble pas revendiquer au nom d’un lien mythicogénéalogique mais plutôt territorial ; on connaît son lieu de résidence – une grotte, un rivage, les abords d’une falaise, une dépression, etc. –, ses espaces d’errance - la savane, la forêt, des chemins particuliers-, et l’on n’ignore pas sa faculté d’ubiquité. Mais le caractère propre du yaac réside dans sa capacité d’incarnation - « chair-chose » : il apparaît suivant les cas, et pour servir les projets du groupe, sous la forme d’un homme – c’est le cas de Tirireel et de Newatroile – ou d’un animal, le plus souvent d’un serpent, d’un lézard ou d’un plature, parfois sous celle d’un oiseau ou d’un poisson. La traduction « homme-dieu » couvre donc très imparfaitement la notion de yaac.
26 La mèche, wahmeu, soigneusement entretenue et blanchie à la chaux, était portée sur le devant du front chez certains clans de l’Est. Les lutins (mowaica) des si Athu(a), protecteurs et espiègles, portent une mèche semblable.
27 Nous avons signalé un toponyme identique à quelque distance à l’ouest du cap Guadurehmu, l’homonymie des lieux permettant d’évoquer une affinité entre si Weba serei Cerethi et si Neye relevant de la chefferie si Ruemec de Tawainedr.
28 Notre conteur précise par ailleurs que cette gerbe de têtes est composée de trois têtes, ce que la fiction confirme par le recours à trois vagues emportant chacune une tête.
29 Comme les métaphores - défendre une position » et « camper sur ses positions », par exemple, expriment dans le registre militaire la pugnacité d’une opinion, plus ou moins « assiégée » selon le cas.
30 Comme cela est très courant dans tous les registres de parole ou de discours, la redondance s’appuyant sur une grande souplesse syntaxique.
31 « Figure [...] selon laquelle un signifié n’est indiqué [...] que par des lexies véhiculant, par rapport à l’objet à dénoter, des valeurs sémantiques parcellaires, fragmentaires, et singulièrement sensibles. L’hypotypose ainsi définie consiste donc à ne pas dire de quoi l’on parle, et à ne présenter du sujet que des éléments épars, fortement pittoresques » (Mazaleyrat & Molinié 1989 : 171).
32 « On entendra par isotopie tout réseau sémantique marqué par un système de redondances : ces redondances peuvent être explicitées par des répétitions de signes ou de variations sur des mots apparentés ; elles peuvent être marquées par la reprise de dénotations ou de connotations identiques ou analogues entre des mots différents ; elles peuvent enfin se repérer aux divers stades du développement des mécanismes sémantiques constituant des figures constituées, que ces stades soient exprimés ou non dans des signes occurrents. On parlera par exemple d’une isotopie de l’oiseau, dans un texte bâti sur plusieurs métaphores évoquant, par leur comparants, les comportements et les formes de la vie de cet animal, même si le mot oiseau n’apparaît jamais » (idem : 188).
33 Dro-nu signifie « feuille de cocotier », avec amuïssement du u final en composition onomastique.
34 Shoe, « bondir » se rencontre dans certains noms de personne et particulièrement de divinité : Sho-kaw, « Bondir-de couleur claire », qui adresse présents nuptiaux et poissons à Wainebengo, chef si Weba serei Hnakud souffrant du pian à Shabadran ; Sho-tin, « Bondir-trou d’eau » est une divinité si Gureshaba sortie d’un trou d’eau ; Sho-ben, « Bondir-rouge », devenu nom d’homme chez les si Cuaden ; Wa-sho-i-ma, « Qui-bondit-à-Ma » (pays mythique d’où viennent les ignames) chez les si Thunu, etc. (Voir Dubois 1975 : 206, 240). Il y aurait sans doute toute une étude édifiante à poursuivre sur ces divinités bondissantes.
35 Ne-wanu, « écorce, peau, coque de coco ».
36 Il n’apparaît, à notre connaissance, qu’une seule fois (hapax) en reduplication dans le mot trotro qui signifie « érection, être en érection », dans le registre trivial (infra : 119, note 43).
37 Da sibon ore... ile, « (Je) demande le.... machin... » ; c’est-à-dire « Passe moi le truc ». En terminaison d’un nom de personne, la connotation est donc fortement péjorative, et cela d’autant plus que les noms propres requièrent souvent le suffixe respectueux -ne : Waihmadra-ne, chef si Weba ; Tirireel devient Seguhnaea-ne.
38 Segu est Wedelia biflora D.C., Composée. Elle pousse dans la forêt sèche ou humide.
39 La racine de cet arbre servait à foncer la couleur rouge des tresses en poils de roussette, mais aussi à teindre les cheveux des jeunes filles et jeunes gens.
40 À ne pas confondre avec Pemphis acidula Forst., Lithracée, dont on ne fait pas les casse-têtes, mais qui lui ressemble et auquel les Maréens donnent aussi le nom d’idraro. Il pousse un peu plus haut sur les rochers.
41 Excellente, cette algue est mangée crue.
42 Cette plante est sans doute Lotus australis Andr. var. anfractuosus, Légumineuse Papilionacée, citée à Dubois sous le nom de Wahmehmej(o). Voir Dubois 1971 : 60.
43 Plusieurs exemples ont déjà été rencontrés. Ideu, dont le nom (h)ide-u « hydrocèle-pénis » évoque un scrotum chargé de sérosité morbide, est un poisson au ventre chargé de platures venimeux (supra : 64 et note 5). Le nom de Wayotr (mythe 30) illustre remarquablement le rôle que le personnage occupe dans le mythe. Le désir sexuel de Wayotr sous-tend l’argument matrimonial. L’époux décédé s’unit sexuellement à sa veuve Onidra : la ré-union des morts apparaît de fait comme une façon inversée d’évoquer la désunion des vivants. Dans l’impossibilité de reprendre son épouse de son vivant, il ressort du sépulcre pour s’unir à nouveau avec elle. Wayotr effectue ainsi un retour du monde inversé des morts pour assouvir son désir obstiné d’Onidra « La Douce ». Il trouve ainsi dans la mort ce que la vie lui refuse. De cette récupération à rebours, le personnage tire son nom. Prononcé à l’envers Wayotr donne tro-yaw(e), c’est-à-dire trotro yawe « en érection encore ». Vu dans le miroir des morts, le désir sexuel de Wayotr trouve encore à s’exprimer.
44 Mauss a souligné, à la suite de H. Usener (Götternamen, Versuch einer Theorie der religiösen Begriffsbildung, Bonn, 1896), la valeur synthétique des noms de divinités (Mauss 1974 : II, 290-296).
45 Saussure justifie ainsi le terme d’hypogramme : « [...] Sans avoir de motif [pour tenir] (biffé dans le manuscrit) particulièrement au terme d’hypogramme, auquel je me suis arrêté, il me semble que le mot ne répond pas trop mal à ce qui doit être désigné. [...] :
soit faire allusion ;
soit reproduire par écrit comme un notaire, un secrétaire, soit même (si l’on songeait à ce sens spécial mais répandu) souligner au moyen du fard les traits du visage.
Qu’on le prenne même au sens répandu, quoique plus spécial, de souligner au moyen de fard les traits du visage, il n’y aura pas de conflit entre le terme grec et notre façon de l’employer ; car il s’agit bien encore dans « l’hypogramme » de souligner un nom, un mot, en s’évertuant à en répéter les syllabes, et en lui donnant ainsi une seconde façon d’être, factice, ajoutée pour ainsi dire à l’original du mot » (Ms. fr. 3965. Cahier de toile jaune intitulé Cicéron Pline le jeune, fin. Cité par Starobinski 1971 : 30 sq.).
46 Ce que souligne Saussure à propos de la poésie classique : « En me servant du mot anagramme, je ne songe point à faire intervenir l’écriture ni à propos de la poésie homérique, ni à propos de toute autre vieille poésie indo-européenne. Anaphonie serait plus juste, dans ma propre idée : mais ce dernier terme, si on le crée, semble propre à rendre plutôt un autre service, savoir celui de désigner l’anagramme incomplète, qui se borne à imiter certaines syllabes d’un mot donné soit faire allusion ; sans s’astreindre à le reproduire entièrement. L’anaphonie est donc pour moi la simple assonance à un mot donné, plus ou moins développée et plus ou moins répétée, mais ne formant pas anagramme à la totalité des syllabes. Ajoutons qu’“assonance” ne remplace pas anaphonie, parce qu’une assonance, par exemple au sens de l’ancienne poésie française, n’implique pas qu’il y ait un mot qu’on imite » (Ms. fr. 3963. Cahier sans couverture. Cité par Starobinski 1971 27).
47 On peut d’ailleurs en juger depuis que la colonisation a introduit l’écriture, via la Bible traduite en langue de Maré à partir de sa version grecque. Ainsi ont été composés des chants sur la venue de la religion chrétienne, tel celui qu’on donne à Guahma dans l’Ouest. Le refrain qui n’a que peu de rapport avec le thème est le suivant : Caba ane inom ome Yeiw, « Caba place ainsi ici Yeiw ». Ce qui veut dire que le « maître des maléfices » (acania) Caba si Hnacu(e) serei Hnago permit l’installation du » Grand Chef » Yeiwene Hnaiselin. On affirme ainsi que Caba si Hnacu(e) a précédé Waraw(i) si Pure comme acania du « Grand Chef ». Mais l’intérêt de cette proclamation politique et historique réside dans « la lettre même » du refrain : une lecture inversée (pene Welo), telle que les compositeurs du chant me l’ont montrée, permet de distinguer le nom des » chefs de lignage » (tokaguhnameneng) si Hnacu(e) qui assurent la défense militaire de la chefferie. Yemo : Chef des si Hnacu(e) de Padaw(a), Moniane : Chef des si Hnacu(e) de Tuo et Caba : Chef des si Hnacu(e) de Numu (ce dernier ne faisant pas partie du palindrome).
CABA ANE INOM OME Y-EIW
CABA MONI - ANE Y - EMO
Ce chant rappelle donc que si le christianisme a su s’imposer au « Grand Chef » de Guahma, ce dernier dépend toujours de la cohésion du réseau complexe que forment les acania. Le dire littéral exprime ainsi la congruence de l’institution. Dire littéral codé qui, à propos des pratiques de la chefferie de Guahma, porte le nom de pene waguahma, la « manière guabma-isante ». On évoque ainsi un style particulier qui déconcerte ceux qui négocient avec les gens de Guahma. Les gens de l’Est évoquent cette « manière guahma-isante » par l’expression camothuie, traduite approximativement par la périphrase « discourir en disputeurs » : ca = « faire [accomplir ce qu’une chose porte virtuellement en elle : ca waud « planter des taros », ca koe « fabriquer une pirogue », ca u(e) « faire le repas de deuil », etc.] », mo = préfixe pluriel des catégories sociales (momehnew= « les-femmes », morow = « les-enfants »], thu = « pouvoir [substantifie le verbe qu’il précède] », ie = « dire » ; l’expression thu-ie signifie « provocateur de discordes », thu-ie-iru · provocateur de guerres, va-t-en-guerre ». Le camothuie, · discourir en disputeurs (ou va-t-en-guerre) » s’applique donc à des dialecticiens de la dispute. Or, ces rhéteurs-fauteurs de troubles sont clairement désignés à partir de la première syllabe du nom de chaque acania si Hnacu(e) et du » Grand Chef » de Guahma, l’ensemble des quatre syllabes formant l’expression CAMO-THU-IE.
CA(-BA) — MO(-NIANE) — THU(-REAT) — IE(-IWENE)
Thureat, « le assembleur de troupes », est le nom du Chef si Lawacele de Kurin (littoral est) qui remplaça à Padaw(a) Yemo si Hnacu(e) dont la lignée s’était éteinte. Ainsi la « lettre même des textes », loin d’être dépassée par des « données implicites », divulgue aussi des dispositifs politiques.
48 Hnacolo est la réduction de hna-co-lo-kore-du, « d’où avance le soleil » (supra : 46, note 8).
49 Féconde comme une « terre » (supra : 41 sq.).
50 Nous n’ignorons pas la discussion autour de la pantoufle de verre ou de vair. Le fait est que Perrault écrit bien verre et non vair. Gilbert Rouger, dans sa présentation du conte (Perrault, Contes, Paris, Gamier Frères, 1967 : 154 sq.), rappelle le penchant de Balzac et Littré pour l’interprétation en vair, mais s’associe aussitôt à Paul Delarue (« Les contes merveilleux de Perrault, faits et rapprochements nouveaux », in Arts et traditions populaires, janv.-mars, juill.-sept. 1954) pour qui « Perrault n’a fait que se conformer à une donnée traditionnelle, car la pantoufle de verre ou de cristal est attestée, non seulement dans le conte de Cendrillon, mais dans d’autres contes, les uns et les autres recueillis en Catalogne, en Ecosse, en Irlande, en des versions où l’on ne peut pas admettre une influence de Perrault et où il n’est pas, comme en français, d’homonymie qui permette la confusion entre une pantoufle de verre et une pantoufle de fourrure » (idem : 40).
51 Kaca : « trace, tracer » ; ba : « nu, manque, couper » ; da : « premier, d’abord ». La marche, que le talon entame par le premier contact qu’il réalise avec le sol, est poursuivie par la » plante du pied », ara-da, « plan-premier ».
52 Taeto, variante en perte iwateno (registre respectueux) de thaet « dormir, être étendu », signifie « mourir ».
53 À moins que le lexique n’ait été lui-même redéfini par la pensée mythique, selon des modalités cognitives qui présenteraient le plus grand intérêt.
54 L’auteur de la IIIe Méditation s’exprime ainsi : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même... » (Descartes 1979 : 97.)
55 « L’histoire de cet usage ne pose aucun problème, mais il est difficile de déterminer pour quelle raison les pieds féminins ont joué un rôle si particulier dans la vie sexuelle des Chinois du jour où l’on se mit à les bander » (Van Gulik 1971 : 275).
56 Cassin 1987 : 337. Les énoncés mésopotamiens semblent découler d’une même perception initiale : « Le pied est donc synonyme de présence sur la terre. Jacob dira à Laban : « Dieu t’a béni à cause de mon pied » (l’rag’lî), c’est-à-dire « à cause de ma présence » (Gen. XXX, 30). En outre, la trace définit la place de l’homme. Dans le langage juridique akkadien, le fils reçoit la part d’héritage qui lui revient « d’après son pied » : kima sepêsu, c’est-à-dire d’après la position qu’il occupe dans la famille conçue comme un espace horizontal analogue à un échiquier. Le même signe sumérien a en akkadien avec la lecture gìr le sens de pied : sepû, et avec la lecture nè le sens de force, violence, pouvoir, et aussi de ce qui doit échoir à quelqu’un : emuqu. On voit dans quel cercle de notions on se meut : position, présence, hiérarchie, donc pouvoir » (idem : 303).
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