Conclusion
p. 81-83
Texte intégral
1Le discours matrimonial, déployé de la règle à son aporie, est ainsi bâti sur un véritable châssis lexical :
du | = | « soleil-cultures-os » |
zine | = | « épouse-terre » |
(ce)kol | = | « lune-cendres-fèces » |
waie/waia | = | « poisson/volatile » |
coco-cucu/koko | = | « coq-conque/igname |
2Ces superpositions et conjonctions lexicales forment l’armature, la contrainte rhétorique minimum à partir de laquelle les discours argumentent, glosent la règle dans la plasticité des narrations. La fonction d’homonymie ouvre l’accès d’un même champ fictionnel à plusieurs correspondances mythiques. La lune in praesentia, par exemple, induit aussi les cendres ou les fèces in absentia, comme d’autres modalités de chacun de ces termes : la nuit, l’ouest, les brûlures, la sécheresse, etc. Les mythes adoptent le nombre limité de termes nécessaires et suffisants à l’énoncé d’un discours portant sur la validité formelle d’une alliance matrimoniale qu’il fallut réviser. Ainsi, une bonne pêche inclut implicitement la cession du volatile qui n’est alors pas forcément évoquée ; l’inverse pouvant permettre un développement plus judicieux de la fiction. De même une mauvaise pêche jointe à une situation anthropophagique dispense de laisser apparaître l’acquisition du volatile. Une pêche réalisée à l’ouest, au couchant, peut renvoyer à une sécheresse, au volatile, au cannibalisme, à une terre inculte, à l’enveloppe défaite d’un serpent « interdit ». Des champs ou des pêches prospères peuvent renvoyer à un gallinacé strictement cédé, au voisinage solaire, à l’enveloppe défaite d’un reptile « permis », à la réplétion des parents... C’est la combinaison singulière des termes privilégiés sur laquelle la fiction se cheville qui donne aux mythes leur plasticité. En tant que variante combinatoire, chaque « dire de roche » est inscrit dans le lexique générique présenté. Certains mythes demanderont, comme nous le verrons dans la deuxième partie, de compléter notre description. Quoi qu’il en soit, elle permet telle quelle d’accéder au discours de la plupart des mythes de Maré.
3Entre les espaces aquatique des poissons et aérien des oiseaux, les reptiles assurent une médiation terrestre dont le produit est l’homme [u(n) = « serpent = pénis »]. L’univers que celui-ci perçoit sous ses pieds et au-dessus de sa tête comme juxtaposition d’espaces séparés est unifié par la chair dont sont pourvus les êtres animaux ou humains. Poissons, volatiles, reptiles, humains, tous sont constitués de « chair ». Le principe de « chair » exprime l’unité zoocosmique là où les compétences ambulatoires des êtres laissent apparaître un univers configuré en étages : les uns volent, les autres nagent, d’autres encore rampent. Visant à rendre compte dans leur organisation sociale de la totalité universelle ainsi structurée, les gens de Maré conçoivent les principes généraux de l’alliance matrimoniale à partir des trois grandes classes du bestiaire. Si les groupes ne parvenaient à définir un critère les distinguant les uns des autres aussi sûrement que les poissons se distinguent des oiseaux, les conduites humaines ne répondraient qu’à l’attraction des chairs indifférenciées, et les groupes – qui envisagent leur affinité par une communication mesurée des noms de personne – ne pourraient donc se maintenir en tant que tels.
4Maurits Cornells Escher, fasciné par les miroirs, les symétries et les architectures aberrantes, a largement développé le thème sur le plan graphique. Dans l’œuvre intitulée Verbum, le « verbe » préside à la genèse du monde où les trois espaces, par un procédé en trompe-l’œil, se succèdent progressivement. Cette conception, qui n’est donc pas seulement mélanésienne, semble s’imposer logiquement à l’esprit dès lors que des différenciations ambulatoires séparent et maintiennent les êtres dans des compartiments distincts du monde22. Pour retrouver l’unité du monde, la pensée symbolique maré envisage une analogie de substance23, de chair, des êtres qui en occupent les étages. Et c’est sans doute parce que les oiseaux se posent aussi sur le sol où marchent les hommes (où le coq, distributeur de noms, gouverne l’univers solaire de l’igname) que ces derniers doivent s’en interdire la chair matrimoniale : « L’homme est un bipède sans plumes. »
Notes de bas de page
22 Gérard Genette, étudiant la poésie de Saint-Amant, établit à son insu un saisissant parallèle entre la poésie baroque française et la mythologie mélanésienne : « Qui peut assurer en effet qu’il n’y a pas au fond de l’eau un autre soleil aussi réel que le nôtre, et qui en serait comme la réplique ? Il se pourrait ainsi que l’étendue marine ne fût qu’un vertigineux principe de symétrie, et de la vérité de cette hypothèse, l’équivalence du poisson et de l’oiseau offre une confirmation précieuse : à première vue, dans le couple qu’ils forment de part et d’autre de la surface des eaux, le poisson semble n’être que l’ombre ou le reflet de l’oiseau, qu’il accompagne avec une fidélité suspecte ; que ce reflet vienne à prouver sa réalité tangible, et voici la duplicité du monde (presque) établie : si le poisson existe, si le reflet se révèle un double, le soleil des eaux peut bien exister aussi, l’envers vaut l’endroit, le monde est réversible » (Genette 1966 : 14).
23 Ce n’est pourtant pas à partir du principe « chair » que la conception générale du monde des gens de Maré peut être interprétée comme moniste. Les rapports de contiguïté qui s’établissent entre les « chairs » séparées du bestiaire (poisson/reptile/volatile) sont des rapports d’analogie purement métaphorique. En effet, le poisson et le volatile s’opposent entre eux parce qu’il s’agit d’opposer la sœur à la cousine croisée matrilatérale et leur assigner conceptuellement des espaces d’« évolution matrimoniale » séparés, tout comme poissons et volatiles révèlent des compétences ambulatoires respectivement exclusives. Parce que ces rapports ne sont révélés que par des discours – mythes, rites, etc. –, ils demeurent des « trouvailles » rendues possibles par la langue et n’existent pas en dehors des énoncés qui les portent, à aucun moment dans l’esprit. « L’esprit humain », pour reprendre une idée chère à Lévi-Strauss, se satisfait des virtualités logiques (l’esprit en somme seulement spécule), et telle conception du monde convient aussi bien qu’une autre à l’esprit, alors qu’elle devient nécessaire et exclusive dans telle société, qui réduit (ou qui ouvre, ce qui est ici la même chose) sa conception du monde aux potentialités lyriques de sa langue. En dernier lieu chez les gens de Maré, ce serait plutôt la « parole » (khen, eberedro), par le lien hypostatique qu’elle noue avec l’igname, la « production agricole » (khen), qui répondrait à une « philosophie moniste ». En cela, les mythes sur l’arrivée des ignames forment le seul discours cosmologique révélant le principe fondamental qui donne substance et cohérence au monde.
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