Le discours
p. 59-80
Texte intégral
Échange des sœurs : poisson < reptile > volatile
1Les mythes mettent ainsi des pêcheurs métaphoriques aux prises avec des femmes ou inversement des poissons métaphoriques aux prises avec des hommes. Sans multiplier les exemples, nous examinerons pour lors le mythe de Lo et Buyu, le plus connu sans doute à Maré, puisqu’il est dit que les enfants issus du mariage du Lézard Buyu et de l’Oursin Lo se dispersèrent dans toute l’île. Comment donc eut lieu cette union fondatrice ?
Mythe 8 : Le mariage du Lézard
On raconte que lorsque Oursin rencontra Lézard, le très renommé Buyu de Peorawa, celui-ci vivait perché sur un banian. Chaque nuit, il en descendait et quittait sa peau de reptile : homme, il rejoignait la femme Oursin sur sa couche et au matin réintégrait sa mue pour retourner sur l’arbre. Bientôt enceinte, Lo déchira la vêture de Buyu pendant son sommeil, le réduisant, au sol, à un époux humain.
2Ainsi la perte de l’enveloppe de reptile traduit la négociation matrimoniale entre un être aérien – Buyu perché sur un arbre – et un être marin – Lo, l’oursin. Le modèle mythique établit ainsi l’opération matrimoniale comme la synthèse, par la mue du reptile, de l’opposition d’un facteur aquatique et d’un facteur aérien. L’analyse du corpus mythique permet de développer, par récurrences multiples, le modèle symbolique invariant de l’échange des sœurs par réversibilité des mondes marin et aérien à l’interface desquels opèrent les « guetteurs-de-chairs » : la chair, qui est reçue comme du poisson (cousine matrilatérale), fut cédée comme chair de volatile (sœur), et vice versa, permettant auxdits « guetteurs-de-chairs » de perdre leur peau reptilienne et de se dresser sur le sol.
Les mondes synthétiques
3Il est donc possible d’appréhender le principe à partir duquel opère le discours mythique sur l’échange matrimonial : les alliés possibles sont placés dans le monde marin et les parents proscrits sont placés dans le monde aérien. Ces deux catégories de parents sont alors discriminées symboliquement sous la figure des êtres qui occupent ces mondes séparés. Les animaux de l’eau ou de l’air forment deux classes d’opposition taxinomique. Cette opposition s’appuie sur une distinction empiriquement avérée : les oiseaux volent, les poissons nagent1. Dans les limites de l’insularité d’un plateau corallien sans cours d’eau, l’aspect sommaire de la faune induit une force logique au discours mythique maintenu hors de portée par l’opacité de la fiction2.
Mythe 9 : Wapon
Wapon, compagnon des « divinités » (yaac), vit sur la falaise qui porte son nom près de Peyec. Personne ne sait pourquoi il est en colère. Il enfonce deux méliphages wasisi (Lichmera incana incana) dans une gourde qu’il obstrue et ainsi la nuit tombe. Pour apaiser son courroux, des jeunes gens vont pêcher au filet et lui apportent leurs poissons. L’obscurité règne toujours. Le vieux, toujours furieux, repousse le poisson qui empeste. Un petit garçon vient à rencontrer les pêcheurs obstinés. À son tour il veut pêcher. Il prend de petites loches, wapelil (Epinephelus macraspilos), et monte les offrir au vieil homme. Il rencontre en chemin les jeunes gens dont Wapon refuse toujours les offrandes. Les pêcheurs éconduits tentent alors de décourager le garçon et en viennent même à le battre. Il présente néanmoins ses petites loches au vieillard qui les accepte et les mange. Le vieille homme ouvre alors la gourde aux oiseaux. Avec leur chant, le jour réapparaît et, au bord de mer, les jeunes gens comprennent que, sur sa falaise, Wapon a accepté les petites loches.
4Voilà mis en présence des poissons et des volatiles, objets d’obscures offrandes, transactions et confiscations. Refusant de recevoir des poissons qui empestent, Wapon protège ses méliphages – anticipateurs du chant du coq et du lever du soleil – dans une gourde. Le ciel et la terre sont ainsi abandonnés à la « lune cendrée ». Le monde plonge dans une nuit interminable. Les requêtes obstinées des pêcheurs ne répondent pas aux critères de l’échange : la chair des volatiles de Wapon ne peut être cédée contre celle de ces poissons. Récusant les attendus auxquels une attribution de pêche doit conduire, le vieil homme soustrait ses volatiles à la convoitise des pêcheurs. Pour leur libération, synonyme de lumière solaire, il faut une pêche, même médiocre – les petites loches sont ordinairement peu appréciées –, mais d’une autre sorte. Cette autre pêche, concurrente de la première, a cette fois la saveur, à n’en pas douter, de l’alliance idoine. Wapon libère ses méliphages, leur chant traverse la nuit et rend le monde – et les champs d’ignames – à la lumière du soleil.
5Une conséquence découle donc directement des propositions précédentes. Si l’échange matrimonial veut que l’on se départe de sa chair en l’espèce symbolique de celle du volatile, il veut aussi que l’on cède des volatiles qui sont reçus comme des poissons et que l’on acquière des poissons qui sont cédés comme des volatiles. De ce point de vue, non seulement les mondes marin et aérien sont réversibles mais ils sont synthétiques. Car céder ce qui est reçu sous une forme inverse, c’est établir que l’on reçoit aussi ce qui fut cédé sous une forme inverse. Cette valeur synthétique des représentations mythiques de l’échange matrimonial permet de traduire la validité de l’échange. Les mythes, en effet, ne cessant de discourir sur la validité des échanges, s’appuient sur deux grandes catégories du bestiaire pour exprimer les points de vue de chaque parti, points de vue nécessairement antithétiques pour rendre compte de la compatibilité des termes de l’échange : « Mes sœurs sont des oiseaux et je ne peux donc prétendre qu’à des poissons ; c’est aussi ce que dit mon beau-frère. Ses oiseaux sont donc mes poissons et ses poissons sont mes oiseaux. » Sur ce principe, les mythes peuvent se renouveler selon des fictions configurées à partir des multiples espèces et variétés répertoriées. Un mythe de Lifou, raconté à Maré, illustre parfaitement ce principe.
Mythe 10 : Zangezang
Chef à Lifou, Ketiwan a pour acania (maître des maléfices) Zangezang. Tous deux ont de nombreuses poules. Le précieux hameçon de Ketiwan est emporté par le poisson waelua. Il est très triste. Il tue bon nombre de poules qu’il donne à des acania en différents lieux, mais pas un ne peut récupérer l’hameçon. Zangezang demande la petite poule guamelia. Ketiwan la tue et Zangezang la mange. Se changeant dans sa quête en oiseau, chat, crabe et poisson, Zangezang rejoint le poisson-chef waelua qu’il soulage de l’hameçon qui le meurtrit. L’hameçon est ramené à Ketiwan après que Zangezang a subi en sens inverse les différents états zoomorphiques.
6Ce mythe confirme l’idée selon laquelle le volatile est cédé en contrepartie de l’acquisition de poisson dont la restitution de l’hameçon constitue la virtualité. Les volatiles sont cédés quand les poissons sont acquis. Or, la destination sous forme de poisson de ce qui est cédé comme volatile est démontrée par les métamorphoses successives de Zangezang : il se transforme premièrement en oiseau, ensuite en chat, en crabe et enfin en poisson ; sous cette dernière forme, il récupère l’hameçon et opère en sens inverse pour le restituer – le dernier intermédiaire est alors l’oiseau –, ce qui établit que l’hameçon peut ramener du poisson si l’on considère que ce poisson est destiné à parvenir en tant qu’oiseau du point de vue de ceux qui le cèdent. C’est donc le caractère de réciprocité de l’échange qui est en cause par l’échec de la pêche et la perte de l’hameçon. Zangezang rappelle par ses incarnations aller et retour de l’oiseau au poisson, du poisson à l’oiseau, que nul ne peut se prévaloir d’être davantage preneur que donneur d’épouses.
7Nous représenterons le modèle mythique de l’échange matrimonial de la façon suivante :

3. Modèle mythique de l’échange des sœurs par réversibilité des mondes marin et aérien : la chair de volatile est reçue comme du poisson, lequel est cédé comme du volatile.
Dans une zone de franchissement à haut risque : le plature
8Nombreuses sont les prétendantes qui s’emparent de l’époux attendu au sortir de la mue d’un reptile. Sous la peau du serpent ou du lézard gît le parti recherché. Le reptile, par lequel le cloisonnement des mondes marin et aérien peut être transcendé, opère donc la conjugaison des chairs sur laquelle les mythes émettent parfois une impérieuse réserve. D’entre tous les reptiles, en effet, le plature3 – serpent venimeux des rivages – dispose d’un statut singulier. Ainsi voit-on une marâtre maltraiter Waneren, jeune fille à peine nubile, lui confisquer les produits de sa bonne pêche pour lui attribuer de répugnants platures (mythe 11 Waneren I). À nouveau promise aux combinaisons conjugales scandaleuses, Waneren épouse un plature, son parent de l’île des Pins que toutes les filles méprisent (mythe 12 Waneren II). Plature énorme, qui plus est, perché sur la haute branche d’un arbre. Créature marine donc, mais déplacée de l’espace aquatique vers l’espace aérien, le plature représente ainsi l’impossible discrimination d’une chair, pour cette raison sans doute non comestible. La question sous-jacente de l’adéquation matrimoniale ainsi posée survient, dans les mythes, au dépourvu. Découverte stupéfiante parfois du caractère abject d’un poisson dans le ventre duquel se dissimulent des platures. Tel ce poisson Ideu (mythe 13 Ideu) si lourd qu’on le transporte sur un brancard pour le présenter au chef qui le réclame. Des hommes viennent en renfort pour soutenir la charge, mais ils ne peuvent supporter la lourdeur extrême du fardeau qui bascule brusquement sur le sol, se fend et déverse son contenu de platures. Ainsi alerté sur cet échange « insoutenable », le chef maudit le poisson Ideu qui disparaît à jamais des rivages de l’île... On raconte ailleurs que la petite vieille Shotin4, divinité des si Tae, apparaît sous la forme du plature. Elle reformula l’alliance qui lie les si Tae aux si Xacace venus de Lifou. Ces derniers ne purent la tuer à l’aide de leur magie (kaze) qu’ils pointèrent vers elle : « Votre pénis est émoussé », leur dit-elle. Si Xacace et si Tae, affirme-t-on, ne se marient plus entre eux. Sous l’égide du plature, les adresses du pénis restent lettre morte5.
9La valeur matrimoniale dévolue aux créatures marines permet de comprendre en quoi le plature requiert sur ce plan un statut particulier. Fréquentant les rivages où fluctuent les marées, les rives émergées et submergées – où danse aveuglément l’épouse inconséquente –, ce reptile induit la représentation d’une ambiguïté taxinomique « dans l’eau-hors de l’eau » exprimant le passage de l’adéquation à l’inadéquation matrimoniale. Par nature exocet, le plature annonce la rupture de l’échange. Il occupe ainsi une zone indifférenciée où la pêche devient dangereuse. Bien que rare, en effet, la morsure du plature peut parfois entraîner la mort. Dans la frange peu marquée du rivage, l’absence du poisson et du nom qu’il transmet est sanctionnée par le venin que le plature promet au pêcheur obstiné.
10Le plature, comme on le voit, évoque cette nécessité, enseignée par la pratique des échanges, de renoncer à certaines alliances qui répondent en apparence à la règle, mais qui ont évolué hors du champ voulu. Dans le contexte de l’échange restreint de l’alliance bilatérale tel qu’il répond au modèle en vigueur aux îles Loyauté, la répétition des échanges conduit, par la circulation des noms de personne des oncles utérins vers les neveux, à une indifférenciation onomastique croissante des groupes échangeurs. Ce sont même ces noms, dont les mythes disent les poissons transmetteurs, qui permettent de percevoir le degré de « saturation » de l’alliance. Ainsi les êtres marins, évoluant dans le volume aquatique réservé, apparaissent-ils alors fréquenter de plus en plus les berges émergées à marée basse, et s’éprendre du sol sur lequel les oiseaux aussi se posent. Le plature accompli ce franchissement critique, il dépasse les bornes de l’échange.
11Sur ce seuil, que l’alliance bienséante ne saurait franchir, les partenaires établissent un accord mutuel de rupture matrimoniale. Ils s’interdisent en outre de manger ensemble, mais s’obligent à paraître réciproquement dans toutes les occasions qui exigent prioritairement la présence des maternels, dont ils constituent la doublure ambiguë. Ils se nomment réciproquement hnakasese, ceux qui jadis « ont mangé-ensemble », ou encore ace-re-osoten, « les-autres », exprimant ainsi le caractère « innommable » du contrat qui désormais les lie6.
Les instances de la pierre
12Interrompre les alliances auxquelles s’attachent des obligations qui ont réduit progressivement l’indépendance du groupe, telle est la réflexion que reprennent inlassablement les « dires de roche ». La pierre qui rappelle sur le chemin un dénouement de cet ordre n’est autre qu’une chair métamorphique, pétrifiée par l’instance d’un divorce salutaire.
13Attentif désormais aux enseignements du lexique, nous découvrons la prégnance des enjeux matrimoniaux dans les mots « jeune fille », aisia, et « vieille femme », eteshete. Le premier constitue à lui seul un véritable précis matrimonial. À partir du centre et dans les deux directions, /aisia/, on distingue ia « chair », mais encore sia « envoyer ». Ce palindrome restitue la valeur réciproque des statuts de cesseur et d’acquéreur de ia. La « jeune fille » est bien cette « chair » que l’on envoie d’un côté et qui garantit un retour. À cette « double chair » de jeune fille, fait pendant le terme désignant la vieille femme, eteshete, /eteʃete/, un parfait palindrome également, où la « pierre », ete, est venue se substituer à la « chair », ia. La vieille femme n’est-elle pas celle pour qui toute perspective matrimoniale est close, se présentant sous ce rapport comme de la pierre plutôt que de la chair ?
14C’est encore le mythe de Lézard et Oursin qui vient expliciter le recours à la pierre pour suppléer l’acquisition d’une chair devenue innommable. Les Fils du Lézard, obéissant à une recommandation de leur père, renoncent à toutes les épouses immédiatement accessibles, se munissent chacun d’une pierre qu’ils entassent au lieu dit Wapulanod, puis se dispersent dans l’île afin de trouver d’autres épouses (mythe 14 : Les Fils du Lézard I). Une variante encore montre Oursin accompagnant ses enfants jusqu’à son rivage natal où tous se chargent d’une pierre dont ils font un tas dit Wagi ni re tei Buyu, « Le tas de pierres des Fils du Lézard », à Wapulanod (mythe 15 : Les Fils du Lézard II). Chaque fois, le dernier-né place sa pierre au sommet du tas.
15Du renoncement aux épouses immédiatement accessibles tout comme d’un pèlerinage matrilatéral résulte un amoncellement pyramidal de pierres. Cette opposition pierre/chair apparaît avec plus d’évidence dans une autre variante où la substitution de pierres à la pêche est explicite :
Mythe 16 : Les Fils du Lézard III
Les enfants du Lézard n’étaient jamais allés à la mer. Ils vont un jour à Cerethi pour ramasser des coquillages, ils se trompent et prennent des pierres dans l’eau. Ils veulent les faire cuire chez eux. Quand ils s’aperçoivent qu’elles ne sont pas comestibles, ils les jettent, le long de la route, en un tas dit wagi ni re-tei-buyu, à Wapulanod.
16Il apparaît donc que sous le rapport de la pierre une relation matrimoniale favorisée vient occulter celle qui, sous le rapport de la chair, serait attendue. Or, cette valence lithique de l’alliance « révisée » est au cœur d’une procédure institutionnelle mettant en relation le « premier-né » et le « dernier-né » du clan. Retok, que l’on peut traduire littéralement par « les-aînés », est l’aîné du lignage qui tient la place d’aîné parmi tous les aînés de lignages. C’est l’aîné du lignage aîné théorique, le « chef » dit-on couramment. Le wananaas, « dernier-né », est cadet du lignage entre tous les cadets de lignages, mais aussi celui qui fonde le lignage eteshete, lequel se situe à l’opposé du lignage aîné. Le lignage dernier-né des lignages du clan est ainsi affublé du nom de « vieille femme ». Le statut du dernier-né eteshete est donc lié aux instances de la pierre.
17L’institution eteshete se fonde, en effet, sur un aspect des plus singuliers de l’idéologie de la chefferie. Entre la lignée du « premier-né » et celle du « dernier-né » un jeu de transfert d’autorité permet d’écarter le chef d’une alliance dont le renouvellement favorise pour « d’autres » la perméabilité de la chefferie. Le dernier-né se voit recouvert du statut de premier-né et cède celui de dernier-né, eteshete, à l’ex-premier-né. Cette opération s’accomplit au terme d’un échange matrimonial susceptible de l’entériner. On explique, sur place, cette procédure dite co kada ore hna padoku, « faire passer le fil là où il y a chefferie », par référence au jeu de ficelle, ezil, lors duquel les partenaires se passent la ficelle, dessinant entre leurs mains des figures chaque fois différentes. L’exercice de la souveraineté consiste donc parfois à dépouiller la lignée aînée de son titre au profit d’une lignée converse.
18Nous reviendrons bientôt sur le type d’alliance dont les eteshete sont les coordonnateurs. Se prévalant de la détention des magies guerrières (waceng) du clan pour assurer la conversion salutaire de l’autorité de la chefferie, les eteshete fondent l’efficience de leur magie sur le jeu d’esquive qui permet à une lignée transmuée « aînée » de renouveler une alliance en lieu et place de celle transmuée « dernier-né » – ainsi soustraite à d’entre-reproduction des parents. De cette façon sont créées de facto à la génération suivante les conditions de l’alliance patrilatérale.
19Ainsi la voix du coq continue-t-elle de résonner souverainement sur l’univers de l’igname grâce à l’intervention de la petite fauvette, dont on dit à Maré qu’elle est le dernier-né des volatiles.
L’alternative de l’« os » = du...
20Nous allons aborder à présent ce qui apparaît dans les mythes comme une modalité de la « pierre », ou plutôt son alternative, et qui, pour cette raison, entretient quelque rapport avec l’alliance des chefs. Il s’agit de la définition d’une nouvelle efficience meurtrière : le kaze. Ce terme désigne le cadavre détourné de sa destination post mortem et instrumentalisé comme magie de mort7 . Fabriquée à partir d’ossements ou de dents (Dubois 1975 : 276), cette magie est dite du-re-kaze, « os de kaze », « os de cadavre », mais elle est le plus souvent désignée par la synecdoque kaze.
21Nous avons montré jusqu’ici la place prépondérante occupée par la notion de « chair » dans la symbolique matrimoniale. Cette valeur axiomatique de la « chair » s’inscrit en négatif dans les mythes relatifs au kaze. Également nommée du-re-coco, « os de coq », cette magie convoque l’ensemble des rapports symboliques parmi lesquels, avons-nous observé, le gallinacé phonateur occupe une place centrale. Gouvernant l’univers de l’igname par la parole, le coq est la figure métaphorique du chef, lequel est également escorté d’un dernier-né (eteshete) ayant fonction de transmettre la parole souveraine. Cet « os de coq » figurant en première place dans les mythes du kaze est donc un « os de chef », ingrédient de magie guerrière et révélateur de combinaison matrimoniale corrélative.
22La chair étant exactement ce dont ne sont pas faits les morts, le kaze – instrument de l’homicide efficace – en manifeste l’absence : il est, avons-nous dit, de l’« os ». De nombreuses observations sur le lexique nous ont mené à ne jamais négliger le nom même dont les objets mythiques sont couverts. Il n’est donc pas indifférent que ce nouvel opérateur « os » se dise du. Sans que l’on puisse désormais évoquer un quelconque hasard, ce terme entre en coïncidence avec le couple homonyme du, « soleil-cultures », lequel est corrélé, comme nous l’avons vu, au couple que forment les homonymes « terre-épouse », zine. On peut donc s’attendre, en toute bonne logique et pour compléter le tout, à voir apparaître bientôt quelque troisième terme homonyme de « lune-cendres », cekol. Nous introduirons ce terme le moment venu.
23Nous avons vu qu’une autre magie de guerre, distincte du kaze par le statut de ses experts et la position de ces derniers dans l’ensemble de parenté, est le waceng, « petit panier » renfermant la magie, qui permettait de fortifier les armes avant le combat. Cette magie meurtrière, désignée par la synecdoque du « panier », constitue une des compétences du lignage dernier-né eteshete, lequel, on s’en souvient, avait également le pouvoir d’échanger sa position avec celle du lignage de chef et d’assumer le mariage prévu pour ce dernier, le délivrant ainsi d’une alliance devenue trop « compromettante ». Dans ce « panier » se tient donc la « pierre », ete, de l’eteshete, qui se substitue à la « chair » destinée en premier lieu au chef. L’alliance ainsi réorientée relâche le lien matrimonial du chef, et réactive de fait, si besoin est, le recours guerrier contre un allié velléitaire. La magie de « pierre » du dernier-né, on le comprend, est rendue efficace par la révision de l’alliance qui lui est inhérente. L’efficacité des « magies guerrières » relève donc des alliances matrimoniales8.
24Dans la rhétorique matrimoniale, le paradigme guerrier s’énonce à partir des « os » par opposition à la « chair » (du/ia), et parallèlement à partir des « pierres » par opposition à la « terre » (ete/zine). Une telle redéfinition du modèle s’explique, on l’a vu, par le fait qu’il s’agit là de contrôler toutes les conséquences d’un mariage de chef. Les critères impérieux de l’indépendance de la « chefferie » (padoku) orientent tôt ou tard l’alliance du chef hors du champ d’influence des oncles utérins. Les « pierres » et les « os » s’inscrivent ainsi dans un espace déserté par la « chair », chair aquatique, chair matrilatérale.
Mythe 17 : Siate et Sipane
Siate zine i Hnathege9 désobéit à Sipane en ne gardant pas les yeux fermés lorsque à la nuit, tous s’endorment. Elle découvre avec horreur que la chair de son époux n’est qu’apparence et qu’il n’est fait que d’os.
25Voilà établi le rapport entre le kaze, dont le clan de Siate est dit « maître10 », et une relation matrimoniale sur laquelle il faut « fermer les yeux » : Siate reçut des os en mariage. Remarquons alors que le point de vue adopté par « les mythes de l’os » est celui d’une femme qui reçoit des os et non plus celui d’un homme qui reçoit une chair. Nous ne saurions trop insister sur cette inversion de point de vue. Un même mariage peut en effet être regardé comme matrilatéral du point de vue d’une femme quand il est patrilatéral du point de vue d’un homme. En évoquant l’alliance à partir du point de vue d’une femme, il est donc toujours possible de prétendre respecter l’usage de l’alliance avec les maternels, quand l’homme de fait n’épouse pas chez ses utérins. Toutes les fois que les femmes sont « mythiquement » revêtues, comme on va le voir, d’un statut masculin (« chef », « maître des kaze »), pour accomplir, comme les hommes ont l’habitude de le faire, un mariage matrilatéral, on pourra inférer que, en restaurant le point de vue occulté de l’homme, le mariage est patrilatéral. Cette inversion de point de vue est directement utile à l’exposé rhétorique de l’alliance recherchée. En tant qu’inversion du modèle matrilatéral11 en vigueur, les hommes ne sont plus « guetteurs de chair » mais les femmes, d’une certaine manière, « destinataires d’os ». Se plaçant du point de vue de l’épouse, un mariage patrilatéral continue donc d’être matrilatéral12. S’agissant, comme nous l’avons souligné, de mariage de chef, nous voyons donc apparaître des femmes, initiatrices de l’échange, alors elles-mêmes présentées comme « chefs », qui se voient attribuer leur cousin matrilatéral sous forme d’« os ».
26Or, les « os de kaze » sont autant de petites pierres susceptibles de tuer mais aussi d’engendrer des progénitures. Cette équivalence « pierre = os » rend compte de l’équivalence matrimoniale « dernier-né = maître des kaze ». Les « maîtres des kaze » peuvent initier pour le chef le type de combinaison matrimoniale dont les « derniers-nés » (eteshete) ont initialement la prérogative, tout en proposant une compétence guerrière supérieure. En effet, si le « panier » des eteshete permet de raffermir les armes avant le combat, le kaze des acania permet de tuer à distance. Nous verrons plus loin comment.
Mythe 18 : Siazengo et zine i Xacace I
Une pierre magique en provenance de Lifou débarque à Maré. Deux femmes se baignent non loin de là. L’une est Siazengo, l’autre zine i Xacace, « épouse venant des si Xacace ». [...] La pierre dit que seule zine i Xacace peut la toucher car Siazengo est le chef. Zine i Xacace la met dans son panier. Les deux femmes rendent visite à plusieurs chefferies de l’île. La pierre propose de tuer un coq pour montrer sa force. On la nomme alors du-re-coco « os-de-coq » et elle permet de tuer beaucoup de gens. [...] Bientôt, l’homme en la petite pierre sort du panier et déclare que Siazengo sera son épouse. [...] On désigne des « maîtres des kaze » pour rester auprès de nombreux chefs.
27Si la fonction de « chef » fut peut-être assumée transitoirement par une femme (Dubois 1975 : 273), celle de « maître des maléfices (kaze) » ne le fut jamais. En plaçant ces fonctions sur Siazengo et zine i Xacace, le mythe ouvre une perspective en trompe-l’œil focalisée sur l’appellatif de zine, « épouse venant de [tel clan] ». Relation matrimoniale donc entre le chef et son « maître des kaze », soulignée par la déclaration de l’homme qui surgit de la pierre : « Siazengo sera ma femme ! » S’il y a une première épouse en « épouse venant des si Xacace », il y a dans la petite pierre un époux pour la femme-chef. Les si Xacace donnent une femme en « épouse venant des si Xacace » – belle soeur de la femme-chef Siazengo – et donnent également un époux en la pierre-homme. Nous verrons comment un régime patrilatéral savamment articulé sur une série de lignages si Xacace « maîtres du kaze » administre l’implantation générale de spécialistes de l’homicide dans des chefferies indépendantes, c’est-à-dire rivales.
28Une autre femme-chef initie l’alliance de la « pierre » nommée, précise-t-on, « os de coq ».
Mythe 19 : Kanej(o) et Shotin
Les si Xacace venus de Lifou demeurent à Purem et à Wakuaror(i). Ils décident de faire le tour de Maré. Ils arrivent à Wabao où les si Hmed ont un chef qui est une femme, Kanej(o). Un si Xacace lance une petite pierre vers Kanej(o) qui la ramasse et la place dans sa ceinture. Pendant la nuit elle est réveillée par un jeune homme qui lui dit être cette petite pierre et être responsable de sa grossesse. Un garçon naît bientôt. Les si Xacace se mettent en marche et arrivent à Lawadeng où ils tentent de frapper une petite vieille, Shotin, de leur kaze, mais en vain. « Votre pénis est émoussé », leur dit-elle. Shotin fortifie leur kaze en crachant dessus et ils repartent. Ils retournent à Wakuaror(i) où ils tuent un coq en pointant leur kaze [...].
29La petite pierre des si Xacace engrosse la femme-chef. L’aptitude génitrice de cette pierre est soulignée par le nom que lui donne Shotin qui ne peut être soumise au même traitement que Kanej(o) : la pierre est un « pénis ». Mais si ce pénis est trop émoussé pour agir sur Shotin, fortifié par cette dernière il parvient à abattre un coq. Cette pierre-pénis démontre ainsi sa puissance par son aptitude à abattre le gallinacé. Dans le mythe précédent, c’est également après une telle démonstration que le kaze parvient à tuer de nombreuses personnes. Le kaze est donc une pierre puissante en regard de son assimilation au pénis sacrificateur du volatile phonateur et ordonnateur du monde. Alliance guerrière, alliance matrimoniale, dont l’abattage du coq suggère la modalité. Régime patrilatéral – matrilatéral du point de vue de la femme-chef – requérant donc une chaîne de participants, autant de chefs auprès desquels – ou plutôt desquelles : Siazengo, Kanej(o), Shotin... – les experts en abattage de coqs trouveront les « os » qui donneront l’ingrédient efficient pour leur magie homicide (kaze). Cette « pierre » qui prend place dans un « panier », subséquemment identifiée comme « os de coq », est ainsi celle du dernierné eteshete évincé de sa prérogative matrimoniale au profit du « maître des kaze » dont le mariage est coordonné dans une chaîne d’alliances. Le caractère unilatéral d’un système patrilatéral exige en effet une multiplicité de lignages formant une chaîne pour permettre l’inversion du sens des alliances à chaque génération. Le dispositif se dévoile à partir d’une variante du mythe Siazengo et zine i Xacace.
Mythe 20 : Siazengo et zine i Xacace II
Deux femmes : Siazengo et zine i Xacace ; cette dernière est acania, « maître des maléfices (kaze) », de Siazengo. Un jour, elles entendent tomber une pierre, un kaze. Zine i Xacace est enceinte et ses enfants font le tour de Maré qu’ils se partagent à Niri. Kuma, l’aîné, va à Puan ; un cadet à Tagi, un autre à Purem et un autre à Wabao.
30La fonction d’acania « maître des kaze » permit aux si Xacace de se segmenter en différentes branches qui s’installèrent au nord, au sud et à l’ouest de l’île. Il est alors possible, en plaçant une branche si Xacace entre deux clans, dont l’un est donneur quand l’autre est preneur, de voir se dessiner une chaîne matrimoniale où chaque lignage (de chef) s’alliant aux si Xacace lui donne une épouse et en reçoit une simultanément de ces derniers, bien que l’« épouse venant des si Xacace » proviennent à chaque génération d’un lignage si Xacace différent13.
31Dans son application pratique, ce système se présente comme un détournement subtil de l’échange des sœurs. En effet, les si Xacace semblent user dès la première génération de la prérogative d’intervertir les sœurs classificatoires. Leurs partenaires reçoivent toujours des « épouses venant des si Xacace » bien qu’issues à chaque génération d’un lignage différent. D’une certaine manière, la politique des si Xacace consiste à prétendre que toutes les « épouses venant des si Xacace » se valent. N’est-ce pas ce que ne cessent de répéter les mythes qui, s’ils donnent les noms personnels des femmes venant des autres clans (Kanej(o) [zine i Hmed], Siazengo [zine i Hnathege]...), donnent indifféremment et sans autre précision zine i Xacace « épouse venant des si Xacace » ? Ainsi, dès lors qu’ils admettent l’unité clanique des lignages si Xacace – placés respectivement auprès de chefferies différentes –, leurs partenaires matrimoniaux ne semblent jamais renoncer au mariage avec la cousine matrilatérale classificatoire. Ils tirent en outre bénéfice d’une alliance avec un « maître des kaze » installé dans une chefferie rivale14 . On comprend à présent pourquoi le kaze est réputé pouvoir tuer à distance.
... et des « fèces » = kol
32Il s’agit maintenant d’exposer une contradiction inhérente à la formulation de l’« alliance (patrilatérale) du kaze », sur laquelle, souvenons-nous, on prie Siate de garder « les yeux fermés ». L’instance guerrière réclame en quelque sorte de ne pas être trop « regardant » sur les conséquences qui pourraient indirectement affecter les progénitures attendues d’une certaine combinaison conjugale. Se référant sans cesse aux os et à la chair, les mythes envisagent comment les différentes composantes de la personne doivent être matrimonialement associées pour donner des progénitures, et ainsi assurer une descendance (matran).
33L’efficacité meurtrière de l’« os de kaze » est entièrement liée à la chaîne (patrilatérale) d’os, os acquis par des épouses-chefs. Si ces épouses apportaient en complément la chair nécessaire à la constitution des progénitures, cette alliance ne différerait pas de l’alliance matrilatérale commune : os du père + chair de la mère = progéniture constituée, comme le formule explicitement la tradition maréenne. Il faut donc que dans l’alliance patrilatérale du kaze l’épouse-chef vienne ajouter des os aux os de l’époux « maître des kaze », contribuant à ce stade à la non-constitution des progénitures attendues, pour lesquelles il faudra trouver de la chair ailleurs. Comment peut-on considérer que l’épouse apporte elle aussi des os, os de valeur inverse et à ce titre complémentaires de ceux de l’époux « os de mort » ? La réponse est donnée par un aspect particulier de la procédure de filiation. Dit improprement d’« adoption » dans les termes de l’administration coloniale, l’usage prévoit l’attribution, convenue lors de la « négociation de mariage » (ekonejeu), d’une ou plusieurs progénitures de la sœur à son frère. Cet usage, aujourd’hui encore très suivi, est dit du-re-hna-hnapo, « os de ce qui est né ». Voilà ainsi que réapparaissent des « os ». La sœur offre à son frère les os « conçus » par son époux, lequel s’engage pour cela à « tuer l’enfant », atangoni morow. L’enfant, « mort » pour l’époux, change alors totalement d’appartenance, son « oncle utérin » devenant son « père », et trouvant un nouvel oncle utérin en la personne du frère de l’épouse de ce nouveau père. L’opération est donc symboliquement évoquée comme un meurtre. Celui qui devient « oncle maternel » est l’agent du meurtre d’un fils ou d’une fille. Reconsidérer la filiation d’un enfant consiste à le « tuer » pour en réattribuer les « os ». On perçoit de plus l’ambiguïté d’un tel statut dans le cadre de l’alliance bilatérale qui place une progéniture, dont l’identité fut symétriquement inversée au titre de l’« os de naissance » (du-re-hna-hnapo), en mesure de réclamer comme épouse une fille de son « ex-père » redéfini comme « oncle utérin ». Il ressort donc que la pratique de l’« os de naissance » impose la diversification des alliances à partir des progénitures « réorientées » à l’intérieur de la parenté.
34Revenons sur le dispositif d’alliance patrilatérale du kaze : différentes branches de l’ensemble clanique si Xacace sont intercalées entre les différents lignages de chefs dans différentes chefferies. À la première génération, le chef épouse une si Xacace (zine i Xacace) (lignage A) et donne sa soeur(-chef) à un si Xacace (lignage B), qui lui rétrocède une progéniture-fille, « os de naissance » (du-re-hna-hnapo). À la deuxième génération, cette fille de chef (dite « chef ») trouve un époux – toujours si Xacace (lignage A) – en inversant le sens de l’alliance ; cet époux est – pour elle – un cousin matrilatéral, reçu comme « os (de kaze = de mort) ». Elle est donc matrimonialement réorientée en tant qu’« os de naissance » vers celui qu’elle regarde néanmoins comme un cousin maternel. Ainsi, clairement et délibérément, l’alliance (patrilatérale) du kaze met des « os » en conjonction, « de naissance » et « de mort », toujours des « os » si Xacace, « maîtres des kaze »15.
35Manque donc à la constitution des progénitures qui devront naître de cette alliance guerrière – alliance garantissant l’efficacité meurtrière – de la « chair ». L’alliance patrilatérale se heurte ainsi à une contradiction insurmontable en l’état : où trouver la « chair » des progénitures à venir ? Cette quête de chair, qui doit entrer dans la constitution de la personne à naître, est celle que l’expert meurtrier rapporte de ses combats, la chair cannibale dont l’épouse-chef enceinte est friande. Les gens de Maré avouent encore qu’il faut toujours « nourrir le kaze » (akodraruni kaze). Instance redoutable sur laquelle les mythes de l’ogre Kazenir16, étudiés plus haut, reviennent sous de multiples occurrences. Nous avons montré alors comment la chair de volatile est assimilée à la chair humaine. Que l’« os de kaze » soit également désigné comme « os de coq » et parvienne à abattre des coqs comme il parvient à abattre des hommes, voilà qui établit l’équation : « os de volatile » + « chair de volatile » = « os de mort (kaze) » + « chair humaine » = progéniture constituée17.
36Si certaines épouses exigent d’être pourvues en chair humaine18, chair des campagnes guerrières, expression du dynamisme agonistique de la chefferie, il n’échappe pourtant pas – aux consommateurs, et aux mythes comme nous allons le voir – que cette chair incorporée pour combler l’absence de « chair matrimoniale » sera rejetée, au moins en partie, sous forme d’excréments. Cette chair humaine, anthropophagiquement constitutive du fœtus, donne de fait également lieu à des fèces. Un risque inhérent à l’alliance du kaze apparaît : celui de ne pas rassembler les proportions vitales de « chair d’enfant », et de voir des fèces les supplanter dans la matrice de l’épouse.
Mythe 21 : Guacecegow
Deux époux vont cultiver dans le ciel. Ils laissent leurs enfants à la maison, prévoyant un « tas de nourriture » pour le repas de midi. D’une falaise ils accèdent au ciel en hurlant. À ce cri, Guacecegow, monstre féminin sans bras ni jambes, rejoint les enfants en roulant. Il est midi. Les enfants lui avouent attendre leurs parents partis cultiver dans le ciel. « Entrez dans mon anus ! » leur ordonne Guacecegow. Ils obéissent, et le monstre avale toute leur nourriture. Bientôt, l’homme fait entendre son hurlement en atterrissant sur la falaise. Guacecegow fait sortir les enfants et disparaît. Les parents sont mis au courant de l’affaire. Le lendemain tout se passe de la même façon. Le jour suivant, la mère leur confie une aiguille et du fil afin de coudre de l’intérieur l’anus de Guacecegow. La chose se reproduit et les enfants cousent l’anus du monstre. Quand le cri du père retentit dans le ciel, Guacecegow ne parvient plus à faire sortir les enfants. Trop lourde pour fuir, elle est découverte et tuée par les parents qui libèrent les enfants.
37Ce mythe est en bonne partie de même facture que celui de notre prologue dans lequel de célestes cultures conjugales alternent avec une danse aveugle sous les « cendres lunaires » (cekol). Même contexte cosmologique agricole et matrimonial où paraissent une danseuse aveugle et une femme-qui-roule. Comme la première, la seconde, allons-nous montrer, est placée du côté des « cendres » (cekol). Le propos matrimonial est annoncé par les dispositions ambulatoires de Guacecegow : femme tronc, ovoïde, ne pouvant ni marcher ni même ramper, elle est réduite à rouler sur elle-même. La « phase horizontale » des reptiles, selon laquelle s’exprime la virtualité matrimoniale, n’est donc pas véritablement établie. Figure dérisoire de la femme, sans jambes ni bras, Guacecegow n’est plus qu’une sorte de masse trouée de part en part, opposant diamétralement sa bouche et son anus. Entre bouche et anus, Guacecegow est un ventre. Le lieu de la fécondité féminine devient l’objet d’une confusion misérable : ses intestins en guise d’utérus accueillent les enfants. Le tas de nourriture sera réduit en fèces, et les enfants sont a priori traités comme telles par Guacecegow qui leur assigne ses intestins comme résidence19.
38Il ressort donc qu’une certaine voracité féminine conduit à mettre les enfants à la place des excréments. L’infécondité excrémentielle qui menace ou ronge l’alliance hypothèque alors l’efficacité guerrière20 après quelques générations.
Mythe 22 : Les excréments du guerrier perché
Un certain si Rawa va se percher sur un arbre élevé au lieu de suivre ses compagnons au combat. Durant toutes les batailles, il fait ses sanies accroché à une liane. Les excréments s’amoncellent régulièrement. Surprenant le manège, un congénère va entailler la liane à laquelle l’homme retourne bientôt se balancer. La liane se brise et il tombe dans le tas d’immondices. À son retour il est questionné sur l’odeur affreuse qu’il dégage : « Je poursuivais l’ennemi dans la nuit, il y avait beaucoup de morts et des excréments de toutes parts que je n’ai pas pu éviter... » Tous se moquent de lui : « Quel est celui qui se balance sur une liane et que signifie le tas qui se trouve sous lui ? »
39Exposant le rapport entre fèces et guerre, le mythe dévoile en outre qu’il s’agit des fèces d’un être perché, adepte-volatile obstiné de la désertion. Bien que refusant de servir de « chair à kaze » – chair humaine de volatile – le déserteur est néanmoins rapporté tout entier aux excréments dans lesquels il va s’enfouir. Ce destin excrémentiel du guerrier exhibe à nouveau le caractère problématique du renouvellement de l’alliance, alliance guerrière cette fois, dont il s’agit alors d’envisager le terme21.
40Tournons encore une fois notre regard vers le lexique maré où, comme nous l’avons montré, les mythes ont leur socle. Les « cendres » sont ainsi très étroitement associées aux « fèces » : kol signifie « fèces, déféquer » et cekol « cendres ». Le radical kol signifiant stricto sensu « cendre », on conçoit aisément que la défécation puisse apparaître comme un rejet de cendres humaines (ou animales), toute consommation donnant lieu en quelque sorte à une consumation.
Notes de bas de page
1 Lévi-Strauss évoquait déjà l’efficacité de ces distinctions à propos des représentations « totémiques » (1962 : 86).
2 À l’époque précoloniale, il n’existait pas à Maré de mammifères terrestres en dehors du rat dont la chair était très appréciée. Le chien, le chat, le porc, le bovin, la chèvre, etc., sont d’introduction récente. La mythologie est assez peu diserte à propos du rat. L’homme, dit-on, consommait des rats à une époque où il ignorait le cannibalisme. Il existe un mythe raconté dans toutes les îles Loyauté et dans le sud de l’archipel du Vanuatu, dit Le poulpe et le rat, qui fait état de relations interinsulaires.
3 Le plature, bece (Laticauda colubrina), dit « tricot rayé », est un serpent marin rayé jaune et noir. Sa morsure venimeuse peut parfois être mortelle. Il fréquente les bords de mer ; il faut donc s’en méfier surtout à marée basse. Les Maréens ne semblent pas le redouter vraiment, sans doute à cause de la place bénéfique qu’il occupe dans les croyances. Il constitue la figure tutélaire des hnakasese, paire de clans en relation de plaisanterie, doublure des maternels dans les deuils et les mariages ; ils renoncèrent à l’obligation matrimoniale restreinte et depuis ne se marient jamais entre eux (infra : III, Le langage des plantes).
4 Mythe 19 : Kanej(o) et Shotin, infra : 72.
5 C’est le lexique qui permet encore de reprendre l’analyse du mythe du poisson Ideu dans un rapport avec les « pénis émoussés » : figurant le renoncement nécessaire d’un échange matrimonial malavisé, le plature devient alors lui-même la manifestation du pénis désormais « émoussé » de « l’autre » dont on se détourne. N’est-ce là qu’une façon d’envisager un symbolisme sexuel éculé (serpent = pénis) ? En langue de Maré, les mots où se distingue le phonème u de manière tranchée (on peut se représenter ideu ainsi : ide < u), sont a priori suspects de vulgarité. Les expressions les plus insultantes sont construites sur u qui signifie pénis. Ainsi, pa-u-hme signifie ouverture-pénis-tien, « l’ouverture de ton pénis » ; ze-u-hme : cogner-pénis-tien, « cogner ton pénis » ; wa-u-met : petit-pénis-posé, c’est-à-dire « sur quoi le pénis est posé », les testicules dans l’acception triviale. Ce même u entre dans la composition de un(e) qui signifie serpent, u-ne : serpent-suffixe respectueux. L’homonymie de pénis et serpent induit le sens de ide- dans des limites homologues : ide- doit correspondre à un lexème tel que le composé ideu rende compte de la signification du mythe pour ce qui est du rapport du poisson Ideu et des platures. Or, hide signifie « hydrocèle ». Cette pathologie consiste en une « collection de liquide ayant l’aspect d’une tumeur du scrotum, de la tunique vaginale, du testicule ou des tuniques du cordon spermatique. L’hydrocèle est un épanchement séreux » (Grand Robert de la langue française, tome V, 1989, p. 296). Par ailleurs, l’accent tonique se plaçant sur l’avant-dernière syllabe (Dubois 1978 : 35), dans le composé hide-u, l’aspiration tend à disparaître et l’aperture moyenne de la voyelle e s’ouvre. Ce qui donne ideu : hydrocèle-serpent (ou pénis). Le poisson Ideu serait ainsi le point de vue ichtyiologique d’un organe génital boursouflé de platures. Ideu subit l’affection d’une multitude de platures comme le scrotum subit l’accumulation morbide de sérosité.
6 Ces couples de clans ont réciproquement toutes sortes de privilèges et d’obligations. Infra 148 sq.
7 On affirme à Maré que les si Xacace et les si Hnathege, en provenance de Lifou, débarquèrent sur l’île (peut-être dans le courant du XVIe siècle) apportant avec eux une nouvelle magie meurtrière réputée de grande puissance. Il s’agissait du kaze que de nombreuses chefferies voulurent acquérir. Elles durent pour ce faire s’allier d’une quelconque façon à ces initiateurs venus de Lifou. Les si Xacace furent ainsi les tenants d’une idéologie qui leur permit de fonder une chefferie importante à La Roche, laquelle fut, au début du XIXe siècle seulement, anéantie par la même vague guerrière qui mit fin à l’hégémonie de toutes les chefferies Eletok. Cette magie meurtrière, qui passa de Lifou à Maré, parvint ensuite à l’île des Pins (le du-re-kaze de Maré devient du à l’île des Pins), où la tradition locale rapporte nombre de récits à son sujet (voir Guiart 1963 : 241 sq.).
8 Le kaze constitue la modalité maréenne du haze de Lifou, et l’on sait qu’à Lifou « les gens du clan Wathoköt Etèhnin de Siloam détiennent un mythe introduisant la notion d’une qualité particulière conférée à l’intronisation de Wenedhia, comme Grand Chef de Wet : Etèhnin est le nom d’une pierre haze retirée de la mer par l’ancêtre du clan, qui la trouva dans sa nasse à la place du poisson. [...] Ils déci dent de la conserver comme haze et la déposèrent dans une grotte où le cipa, le cadet de la famille, est son gardien. [On dit depuis que] celui qui voudra renverser le Grand Chef mourra. Le Grand Chef sera comme la pierre, solide et durable. Il existera toujours, à la différence de ses prédécesseurs » (Guiart 1963 : 356-357). Le raffermissement de la puissance du Grand Chef Wenedhia fut conçu comme substitution d’une pierre au poisson. Comme à Maré donc, la transformation de la chair de poisson en pierre suggère que les modalités de l’alliance où sont impliqués le « cadet de la famille » et le « Grand Chef » ne furent pas celles que l’usage préconise.
9 Les si Hnathege sont, dit-on à Maré, arrivés avec les si Xacace de Lifou. Ils formèrent avec ces derniers les groupes qui conquirent Maré à l’idéologie du kaze. Tous les mythes relatifs au kaze font nommément état des multiples clans et des lignages qui entrèrent dans un ensemble de relations fondant des collaborations politiques et guerrières, dont le partage d’une même « magie » constitua le prétexte rhétorique. Cette dimension, sociologique et historique, ne sera qu’effleurée ici pour ne pas risquer d’épaissir l’analyse d’une quantité trop importante de mentions vernaculaires. Nous nous attacherons donc à montrer comment des alliances spécifiques s’accompagnent d’un lexique et d’un discours qui font pendant à ceux du modèle matrimonial préexistant.
10 Les acania, littéralement « maître du mal », sont les détenteurs de la magie meurtrière kaze ; nous traduisons le plus souvent le terme acania par « maître des maléfices » pour expliciter le « mal » dont ces clans ont la « maîtrise ». Mais pour signaler le kaze comme enjeu des procédures matrimoniales « coordonnées » par les acania, nous rendons acania par « maître des kaze » dans l’analyse qui suit.
11 La bilatéralité de l’alliance n’étant que la conséquence de la répétition de l’échange des sœurs à la deuxième génération.
12 Du point de vue occulté de l’époux, il s’agirait stricto sensu d’une alliance patrilatérale.
13 En se conformant aux relations divulguées par les mythes, on discerne clairement les clans qui contribuèrent à créer cette chaîne : les si Hnathege avec les si Xacace de Purem (Siazengo et zine i Xacace I, mythe 18) et ceux de Wabao ; les si Hmed avec ceux de Wabao et ceux de Puan (Kanej(o) et Shotin, mythe 19) ; les si Tae avec ceux de Puan et ceux de Tagi (Kanej(o) et Shotin, mythe 19) ; les si Tapep(a) avec ceux de Tagi et ceux de Purem (Dubois 1975 : 276 - D.92).
14 Nous ne pouvons développer ici les implications sur l’organisation sociale et politique de la chefferie maréenne. Cela fera l’objet d’un prochain travail. Mais c’est bien une réorganisation profonde des liens d’échange et de subordination que suscita à Maré le « règne du kaze ».
16 Supra : 49 et 52. Kaze-nir signifie Xoze-brillant, par référence à ses apparitions nocturnes sous forme de boule de feu, ou à sa capacité à cracher du feu. Les kazenir, diton aussi, sont des esprits de morts devenus cannibales.
17 Ou formulé autrement : « volatile constitué » moins « chair de volatile » = « personne humaine » moins « chair humaine » = « os de kaze ».
18 Ta’unga, teacher rarotongan de la London Missionary Society, rapporte dans le récit de son séjour en Nouvelle-Calédonie et aux îles Loyauté, bien avant l’occupation coloniale, qu’il y avait une princesse cannibale à Maré : « Ta’unga l’attendit et vit avec horreur tous les crânes de tous ceux qu’elle avait dévorés, autour de son habitation. Il demanda qui avait mangé tous ces hommes. Elle répliqua que c’était elle. Quand il exprima sa surprise à cette vue elle répondit : Oh, il n’y a pas de nourriture si agréable et savoureuse que la chair humaine » (Ta’unga 1980).
19 Nous avons à plusieurs reprises remarqué que le nom des personnages exprime un aspect dominant de la fiction dont il constitue en quelque sorte la cristallisation (supra : 64 note 5 et infra : 119 sq. et note 43). Guacecegow « s’attaque » au couple « tas de nourriture/enfants » en faisant respectivement rentrer l’un par sa bouche, les autres par son anus, permettant ainsi leur réunion, sans que la disparition du tas de nourriture ne soit le fait des enfants qui devaient en faire leur repas. Parce que la nourriture sera transformée en fèces et parce que les enfants sont a priori traités comme telles, la synthèse des deux donne nécessairement des fèces. Par le transit dans Guacecegow, cette synthèse prend la forme d’un « emboutissage » à partir du nom même du personnage : « enfants » morow et « tas de nourriture » guacecenide, respectivement emboutis l’un dans L’autre par-devant et par-derrière, donnent « Guacece-g-ow ». Cette créature entre donc en scène après avoir revêtu un nom fabriqué sur mesure :
GUACECE [NIDE - MOR] OW
GUACECE [— G —] OW
Le g permet de faire apparaître cecegow qui signifie « rouler » et assure la transition phonologique. Gua-cecegow est le « morceau-(qui)-roule » faisant entrer la nourriture et les enfants respectivement par sa bouche et son anus en opposition dia métrale.
20 Le mythe Guacecegow semble en outre « appartenir à un ensemble de clans en relation avec la migration du kaze à Maré » (Dubois 1975 : 250).
21 L’alliance (patrilatérale) du kaze permit de créer des réseaux de collaboration guerrière, mais ne dut pas exiger d’être appliquée durablement. Le recours à l’institution hnakasese permit sans doute de maintenir le réseau d’alliances au-delà d’un fonctionnement forcé des échanges matrimoniaux (infra : III Le langage des plantes). Ainsi, Shotin (supra : 72 sq.) dit que le « pénis » des si Xacace est « émoussé » ; mais Shotin – qui apparaît parfois sous la forme d’un plature – saura fortifier le kaze que constitue ce pénis obsolète au titre de leur relation de hnakasese. Ils font le voeu de ne plus manger de poule et de taro – le « taro » (waud) renvoie directement au mariage patrilatéral évoqué comme celui du wauda, « taro-premier », celui qui épouse chez les utérins de son père (infra : 98 et note 12)-, ce qui suffit à dire que le mariage est désormais exclu entre si Tae (Shotin) et si Xacace. Ils maintiennent néanmoins leur collaboration à ce titre. Il en va ainsi des liens que nouèrent également les si Xacace avec les si Tapep(a) dont la divinité Ukan apparaît aussi sous la forme d’un plature (Dubois 1975 : 276). Après donc l’inauguration des alliances patrilatérales les lignages de clans impliqués ne cherchèrent pas à perpétuer un tel système que l’alternative hnakasese permettait de pallier. Ils renoncèrent aux alliances patrilatérales dont l’intérêt consistait essentiellement à faire naître des circuits d’alliances guerrières en permettant l’inclusion des nouveaux venus à l’intérieur des chefferies constituées.
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