Le lexique mythique
p. 41-58
Texte intégral
« Tout est écho dans l’Univers. Si les oiseaux sont, au gré de certains linguistes rêveurs, les premiers phonateurs qui ont inspiré les hommes, ils ont eux-mêmes imité les voix de la nature. »
Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, José Corti, Paris, 1942.
1C’est la langue qui encercle et infiltre le mythe de toutes parts. Reprenons celui de notre prologue (Danseuse aveugle) – détails et morceaux un à un – afin de divulguer quelques formules dont l’opportunité permettra de progresser le long de cette perspective que le locuteur maré emprunte en toute intelligence. L’éclairage apporté par quelques pièces particulières de l’énoncé vernaculaire dévoilera une à une certaines propriétés lexicales qui préfigurent le mythe. Allons, comme dit Marcel Mauss, « rechercher la carcasse du concept1 ».
Le lexique
Zine = « terre cultivable » = « épouse venant des maternels »
Un homme et son « épouse » (ZINE) vont faire leurs « champs » (ZINE) dans le ciel.
2Zine signifie en premier lieu la « terre fertile cultivable ». La racine est zi, c’est « un lexème ancien qu’on retrouve dans E-zi » (Dubois 1978 :8) : les deux buttes volcaniques particulièrement fertiles2 que l’histoire traditionnelle désigne comme les lieux des échanges originels et dont le nom désigne l’un des plus anciens clans, les « résidents des deux ezi », les si Rueezi3. Les deux résidences primordiales de Maré, Rawa et Peorawa, « Terre » et « Sur-la-terre », constituent la bipartition résidentielle à partir de laquelle peut être représenté un système d’échange.
3Ensuite, lorsque zine est placé devant un nom de « clan », il désigne celui-ci comme provenance d’une femme mariée. Onidra zine i Rueezi signifie que Onidra, aujourd’hui mariée dans tel « clan » (guhnameneng), appartient initialement à celui des si Rueezi4 . Le mot zine possède ainsi l’acception d’« épouse venant des maternels ». C’est sur le mode métaphorique5 de la terre cultivable que peuvent être formulées toutes les relations à la parenté maternelle : zine, l’épouse, est une « terre cultivable » en tant qu’elle vient des oncles utérins, rela-zine, « ceux du chemin de la terre cultivable » et donne naissance à des neveux utérins, hna puja (i zine), « qui ont poussé (en terre cultivable) ». Ainsi, parce que l’échange matrimonial matrilatéral et bilatéral s’accompagne de « versements » agricoles réciproques entre affins, le registre agricole convient à traduire l’origine de l’épouse et le privilège du neveu utérin d’exploiter des champs sur les terres de son oncle.
4Double acception donc de zine – terre cultivable/origine de l’épouse –, qui explique une articulation récurrente de la fiction mythique : tout ce qui advient sur le plan agricole advient également sur le plan matrimonial.
Mythe 2 : Adrai(e) et Kete
Adrai(e) abandonne son père mourant, chef des si Rawa, pour danser avec Wagaleda, fille du chef des si Puan. Son frère cadet Kete ne parvient à le ramener auprès du vieux chef qui meurt, non sans prédire une forte sécheresse. Poussés par la faim, les si Puan viennent demander subsistance aux si Rawa qui épuisent ainsi leurs vivres. Kete, le cadet vertueux, a le pouvoir de prendre place au milieu des braises et des pierres brûlantes pour permettre à l’ouverture du four l’apparition de belles ignames cuites. Or, Adrai(e) remarque que Wageleda, devenue son épouse, est couverte d’ulcères variqueux, ce qui lui coupe l’appétit. Un autre jour, les si Puan retournent auprès des si Rawa pour demander de la nourriture. Adrai(e) prend place dans le four en l’absence de son cadet mais n’en ressort pas. On le découvre mort et calciné. Veuve éplorée, Wageleda retourne à Puan. De retour des champs, Kete montre le grenier à ignames qui regorge d’ignames. Kete devient chef des si Rawa.
5Le mythe dévoile les enjeux matrimoniaux et agricoles de la souveraineté du clan : la sécheresse ruine (brûlure du soleil6) la « terre cultivable » (zine) et réduit à la famine, comme le mariage malavisé d’Adrai(e) divulgue la maladie (ulcères variqueux) de l’« épouse » (zine). Parce que Wageleda est désignée comme « terre cultivable » des si Puan et que cette terre est frappée par la sécheresse, Wageleda est frappée par la maladie. L’aîné inconséquent est ainsi rapporté, vérifierons-nous plus loin, aux « cendres » du four, quand le cadet – préservé d’une alliance inopportune – assure la prospérité des récoltes. Une alliance contestable ne permet donc pas à l’aîné de garantir la souveraineté – par définition, agricole – des si Rawa, qui échoit alors au dernier-né7.
Du = « cultures » = « soleil »
Ils font ainsi leurs « cultures » (DU) [sur le territoire céleste que le « soleil » (DU) traverse d’est en ouest]. Le soir venu, ils redescendent vers leur maison.
6Dans le cas que nous venons d’examiner, un même mot renvoie à deux référents distincts en vertu d’une seconde acception métaphorique – l’« épouse » est une « terre » – donnant lieu à différentes entrées dans la terminologie de parenté. Il en va autrement en ce qui concerne le mot du, qui se distingue selon deux occurrences : cultures/soleil. La congruence d’une telle homonymie est explicitée par tous les informateurs et par les mythes : en premier lieu, le soleil assure la croissance des tubercules ; il est particulièrement ardent au moment où l’on plante les semences vers le mois de décembre ; il frappe le sol aussi durement que le bois à fouir si la sécheresse s’installe ; plusieurs mythes rapportent les aventures de ceux qui cultivent dans le ciel, sur le territoire du soleil... Cette fois l’association est métonymique puisqu’il s’agit de dénoter le rapport cause-effet entre l’action du soleil et la croissance des tubercules. Comme nous disons d’un fruit qu’il est gorgé de soleil, à Maré l’igname tire sa substance du soleil.
Mythe 3 : Femme soleil
Six garçons ont pour souffre-douleur leur benjamin dont les bras s’arrêtent aux coudes et les jambes aux genoux. Survient une famine. Les six frères vont chercher des racines. Le dernier-né rampe à la recherche de nourriture. Il trouve des figues à même le sol. Alors qu’il s’en saisit avec les dents, une voix l’interpelle. Le soleil, sous l’apparence d’une femme, est descendu du ciel pour lui offrir des ignames. Il fait profiter ses parents de ces bienfaits. Après la mort du père, il trouve refuge auprès du soleil pour échapper à l’acrimonie de ses aînés. Il accepte néanmoins de les nourrir quand vient une nouvelle famine. Reconnaissant, l’aîné se défait du titre de chef au profit du dernier-né.
7Comme dans le mythe précédent, le soleil arbitre la relation de souveraineté aîné/dernier-né selon le rapport terre inculte (racines)/terre féconde (ignames). Les six frères durent à la sécheresse, autrement dit à la défaveur du soleil, de glaner du côté d’un zine inculte une nourriture de famine. Même s’il n’est pas fait mention de mariage, la double acception de zine (terre/épouse) et du (cultures/soleil) suffit à découvrir le plan sous-jacent de l’alliance sanctionnée dans les mêmes termes agricoles. La problématique matrimoniale est par ailleurs évoquée à partir du « plan ambulatoire » dont il sera question plus loin : le dernier-né, aux membres locomoteurs quasi inexistants, se déplace comme un reptile (infra : 59 sq. et 89 sq.). Cette posture, verrons-nous, qualifie le dernier-né pour la quête matrimoniale.
Cekol = « cendres » = « lune »
L’épouse [...] déclare : « Je vais pêcher à la torche.
— D’accord », dit le mari. Arrivée au rivage, elle enflamme la torche, [dont la lumière ne lui sera d’aucun service, tout comme celle de la « lune » (CEKOL), car] elle arrache ses yeux et avance ainsi vers la mer. Elle se met alors à danser la tête renversée en arrière [... Bientôt,... sa torche est réduite en « cendres » (CEKOL)].
8Cette fois l’identification lexicale de la « lune » aux « cendres » renvoie à un référent unique : la lune n’est autre que cendres, et les « étoiles », wajekol, des « petites-cendres », ces cendres mêmes que l’astre de feu laisse derrière lui après avoir traversé le ciel d’est en ouest8. Telle est l’explication communément donnée à Maré : la lune en cendres est un soleil éteint.
9Si nous n’avons pas recueilli de mythe concernant la lune, nous connaissons de multiples occurrences des « cendres » en relation avec les cultures (du) et le soleil (du), inscrivant ainsi la « lune » en filigrane dans le sillage solaire. Il s’agit particulièrement des mythes sur l’arrivée des ignames, dont nous parlerons plus loin. Anticipons néanmoins pour souligner combien l’équivocité lexicale « cendres = lune » est associée à la crémation solaire.
10Les ignames quittèrent Ma – ou Kiam(u), selon les versions, deux pays situés à l’Est, « d’où avance le soleil » (hna colo kore du)—, parce qu’elles fuyaient une maladie appelée « incendie », theno9. Suivant les variantes, il s’agit du feu lui-même, ou d’une maladie « semblable à la peste », ou d’une maladie dénommée « incendie »10 . Les horticulteurs de Maré redoutent le theno très contagieux qui dessèche les tiges de l’igname et empêche la croissance du tubercule. Si cette maladie se déclare dans un champ, il faut arracher et brûler rapidement tous les pieds contaminés pour sauver le reste de la récolte. Le theno fait ainsi peser sur elles le risque d’une réduction en « cendres ». Il est ainsi possible d’entendre l’ambivalence des énoncés mythiques : « l’igname tire sa substance du soleil », mais par cet astre parfois incendiaire, « l’igname connaît un anéantissement lunaire ». À la dualité « cultures-soleil » (du) répond la dualité « cendres-lune » (cekol).
Coco = « coq » / koko = « igname »
Ils font ainsi leurs cultures d’« ignames » (KOKO). [...] Bientôt, [...] elle entend le chant du « coq » (COCO) : « Oh, il va faire jour ! » pense-t-elle. Elle va alors reprendre ses deux yeux, et les remet à leur place.
11Il s’agit à présent de démontrer une connexion lexicale forgée par la pensée mythique, ou plus justement par la langue mythique. Pour percevoir le lien linguistique que nouent les signifiants coco et koko placés respectivement sur les signifiés « coq » et « ignames », il faut que nous réexaminions le mythe que nous venons d’évoquer, parce qu’il fonde les origines du partage foncier : l’arrivée des ignames à Maré. Selon les versions, avons-nous signalé, les ignames viennent de Ma ou de Kiam(u)11. Mais qu’elles soient originaires de l’un ou l’autre pays, leur migration est suscitée par un même danger.
Mythe 4 : L’arrivée des ignames
Les ignames fuyaient une maladie : l’« incendie », theno. Lorsqu’elles débarquèrent à Watheo et qu’elles distancèrent l’« ennemi » qui toujours les poursuivait, elles se baignèrent pour adoucir leurs chairs. Quelques-unes n’eurent plus assez d’eau et restèrent impropres à la consommation. Puis elles tinrent conseil. Elles voulaient savoir dans quel pays elles venaient de débarquer. Répétant cette question, elles entendirent le gallinacé qu’elles avaient amené avec elles pousser son cri : « koko, Cerethi ! » Elles convinrent donc qu’elles étaient à Cerethi, nouveau pays des koko, les ignames. Elles se partagèrent alors le pays en fonction des terres les mieux appropriées à la culture de chaque variété.
12Koko est le cri du coq qui nomme le pays rencontré, Cerethi – région de la côte est de l’île-, tout comme il nomme l’igname. Le cri produit par le coq, en effet, n’est autre que le mot « igname », koko. Les ignames n’ont aucun doute sur l’authenticité des noms que leur divulgue le gallinacé parce que le cri nominateur de celui-ci, en tant que parole efficace, fonde le monde en désignant ses constituants. À Maré, comme dans de nombreuses traditions cosmogoniques, la parole est à l’origine du monde. Cette « parole » qui se dévoile en outre, nous l’avons signalé, substantiellement comme « produit agricole » à partir du même mot qui désigne l’une et l’autre : khen12 . Démiurge parlant, le coq annonce à l’oreille de la danseuse aveugle : « Le soleil pointe, la lumière vient... » Ainsi « igname » est introduite dans le monde – dans ce monde récemment découvert —, par l’acte sonore du coq : « koko ! » Notons que les mots « igname » et « coq », koko et coco, sont ainsi étroitement associés par la paranomase13 qu’ils forment, le calibrage minimum de leur opposition phonétique. Nous allons voir d’ailleurs que le procédé va en s’approfondissant.
Coco = « coq » : cucu = « conque » / koko = « igname »
13En identifiant les Dioscorea, le coq élargit son statut à celui de classificateur du monde. En effet, il est aussi fondateur de la catégorie des waia, les « volatiles », à propos de laquelle nous analyserons plus loin une nouvelle corrélation lexicale avec waie, les « poissons ». Une variante du mythe sur l’arrivée des ignames précise que lorsque les ignames touchèrent l’île et s’enfoncèrent vers l’intérieur des terres pour échapper à l’« ennemi » qui les poursuivait, elles entendaient sans cesse le chant des méliphages – spécifiques « à oreillons gris » –, wasisi (Lichmera incana incana). Ces oiseaux de tout petite taille entament leur chant avant l’aube. Ils anticipent ainsi l’apparition du soleil que le coq accompagne de son cri. Avant-garde du coq, les méliphages aussi s’éprennent de parole. Or, l’ensemble des volatiles forment la vaste escorte du coq fondateur de l’univers humain dont l’igname est le réfèrent par excellence. À ce titre, le statut mythique de certains volatiles est encore, comme nous allons le voir, validé par des liens lexicaux étroits.
Mythe 5 : Mante religieuse et Fauvette
Adrapo, la « mante religieuse » est acania, « maître des maléfices », de tous les waia, les « animaux volants ». Elle posséde une conque, cucu, qui lui sert de trompette. Kazenir la lui prend et l’offre à son enfant. Adrapo pleure sans cesse car aucun animal volant n’ose aller la chercher chez Kazenir. Seule Wanimoc, la petite fauvette Gerygone, en a le courage. Elle parle avec l’enfant de Kazenir qui lui remet le cucu qu’elle rapporte à Adrapo.
14Kazenir est un ogre redoutable. On rapporte à son sujet nombre d’histoires sanglantes. Lorsqu’il ne dévore pas tout net ses victimes, Kazenir se délecte de leur foie. Aucun volatile n’ose s’aventurer chez lui. Fauvette, Wanimoc, est donc particulièrement valeureuse pour braver le danger dans l’antre de l’ogre où elle va récupérer la conque, cucu.
15La fiction se déploie donc dans un étroit registre taxinomique. L’ogre inspire, si l’on peut dire, une terreur classificatoire. Qui donc, en effet, a peur de l’ogre ? Tous les animaux volants ou perchés, des oiseaux aux insectes en passant par la roussette, tous ceux qui sont dits waia. La mante religieuse, Adrapo, est leur acania, « maître des maléfices », et gouverne l’ordre de ce monde avec sa conque sonore, cucu. C’est donc l’ensemble du monde aviaire qui souffre de la perte du cucu de l’acania. En effet, l’acania est aussi le porte-parole du chef dont il assure la protection vis-à-vis du monde invisible. On l’appelle souvent « la bouche du chef ». Il rapporte la parole qui existe, latente, chez le chef. Or, le coq se distingue de tout autre être volant en ce qu’il sut nommer l’igname et le nouveau pays où elle pourrait croître. On a vu comment le cri du coq et le nom de l’igname nouent une affinité linguistique et solaire : le coq nomme l’igname au lever du soleil qui fertilise les champs et les épouses, zine. Soulignons que ce gallinacé sonore est spécifiquement nommé coco. La relation que coco entretient avec koko, l’igname, pour l’avoir nommée, se traduit au plan phonologique par l’opposition consonantique coco/koko. L’écart qu’enregistrent les signifiants semble ainsi strictement mesuré. Si le coq, coco, est capable de nommer les choses d’un cri, il est logique de trouver dans le monde aviaire un « maître des maléfices » investi de la fonction de faire retentir ce cri grâce à l’instrument dont il peut seul user pour gouverner l’ordre de ce monde. Or, l’écart enregistré par le couple coq/igname sur le plan consonantique est reproduit sur le plan vocalique par le couple coq/conque, coco/cucu14. L’écart entre les mots coco et cucu est celui d’une simple apophonie, c’est-à-dire d’une modification du timbre vocalique qui suffit ici à faire glisser un mot vers celui qui est reconnu comme son double. Que la mante religieuse, « maître des maléfices » des volatiles, utilise une « conque » cucu – doublure de la voix du coq –, pour reproduire le cri du « coq » coco afin de perpétuer l’ordre du monde qui fut nommé en même temps que les « ignames » koko, voilà bien une fugue mythique contrepointée par la dérive des signifiants.
16Mais encore : un nouveau gallinacé, phonateur lui aussi, prend à son tour position dans le cortège du coq à partir du nom qui le désigne. La poule adra-woc, littéralement « branche de brousse », alerte de son cri une « épouse » (zine) bonne cultivatrice de l’approche belliqueuse d’une seconde épouse mauvaise cultivatrice (mythe 6 Adrawoc). Or, le nom de la mante religieuse, adra-po, signifie littéralement « branche qui crie ». Ce gros insecte qui ressemble à une branche verte vit pourtant dans la « brousse », qualité prétendument attribuée au gallinacé adra-woc « branche de brousse » qui appartient à la famille des « crieurs » à laquelle la mante religieuse est associée par son nom et par sa fonction mythique. Tout se passe donc comme si adra-po et adra-woc se transféraient mutuellement des qualités personnelles afin de maintenir une relation d’identité minimum : parmi les gallinacés, l’un d’entre eux, adra-woc, fait le lien avec adra-po, « mante religieuse », détenteur du cucu qui reproduit le cri du « coq » coco.
17Démiurges phonateurs, les volatiles maîtrisent en outre une alchimie du verbe.
Waia = « volatile » / waie = « poisson »
Mais un soir le mari décide de la suivre [...]. Sa femme, plus bas, est en train de danser tête renversée. [...] l’époux va ramasser les yeux et les lance dans la mer où un « poisson » (WAIE) picot les mange. [...].le « coq » (COCO < WAIA) commence à chanter. « Il va faire jour », pense l’épouse. Elle cherche aussitôt ses yeux, mais ils ont disparu. « Mes yeux ! » crie-t-elle.
Wa-ia = « -chair » = « volatile »
18Ainsi, cette « voix », qui – sous la forme de la conque – est confisquée par l’ogre, est restituée par la petite fauvette, le plus valeureux des volatiles. Elle permet ainsi de perpétuer la relation à l’igname et à la terre par le truchement de la voix retrouvée du maître des maléfices. Le coq et la fauvette sont donc tous deux liés à l’igname : le premier pour l’avoir nommée, la deuxième pour avoir permis qu’elle continuât de l’être. Dès lors que la conque résonne, grâce à la fauvette, sur l’ensemble du monde aérien, le mythe renvoie, au-delà du coq, à l’ensemble générique des « volatiles », waia. Dans leur multiplicité, les mythes laissent place tour à tour à tel ou tel volatile spécifique. On découvre alors une succession de volatiles qui, si l’on peut dire, sont autant de gallinacés qui s’ignorent puisque gouvernés par son cri.
19Le point de vue générique permet d’introduire une notion directement associée à une certaine catégorie de parents : waia, « volatile », signifie littéralement « petite-chair ». Les parents que le français rend par « frère-sœur/cousin-cousine parallèle » afin de contourner des distinguos que la terminologie du maré ne conçoit pas, sont dits ace-isingen ou ace-isingeian. Le mot isinge signifie « réserve mutuelle » ou « interdit réciproque »15. La variante ace-isingeian se distingue de la première par le suffixe -ian fondée sur le lexème ia présent dans wa-ia « volatile » et qui signifie « viande, chair ». En permettant indifféremment ace-isinge-n ou ace-isinge-ia-n, l’usage s’offre en lui-même comme analyse lexicale : ia est intégré pour donner statut à un opérateur symbolique. Il y a donc entre les « frère-sœur/cousin-cousine parallèle » de la « chair ». Cette chair, qui dans la terminologie constitue l’élément d’intersection des parents dont l’union matrimoniale est prohibée, est évacuée dès qu’il s’agit de désigner les cousins croisés épousables ace-nongon, « les proches » ou « ceux qui sont à proximité »16 . La « chair prohibée » marque, in praesentia ou in absentia, les termes prescriptifs.
20On comprend ainsi pourquoi dans les mythes, les volatiles, ces « petites chairs », sont convoités par l’ogre : doté d’un insatiable appétit, celui-ci transgresse les tabous de la chair. Une convoitise excessive conduit à porter sous les dents du solliciteur trop exclusif la chair de volatile des parents proscrits. Car, si certains parents ne mangent ni n’épousent des êtres volants c’est qu’ils en sont symboliquement eux-mêmes. On connaît l’appétit carnassier de la mante religieuse : si la conque passe de ses mains à celles de l’ogre Kazenir n’est-ce pas alors parce que tous deux sont susceptibles de dévorer des « époux aériens », perchés ou volants ? La chair de volatile est ainsi assimilée à la chair humaine.
21Kazenir montre encore combien l’appétit cannibale demande à être rassasié avec la chair d’êtres aériens.
Mythe 7 : Femmes perchées
Afin d’échapper à l’ogre deux femmes construisent leur case au sommet d’un arbre. Pour s’approvisionner l’une d’elles descend de l’arbre après avoir recommandé à l’autre de faire croire à Kazenir qu’elle est partie dans la direction opposée à celle qu’elle doit emprunter. Ce qui est fait. Tous les jours les femmes inversent les directions. Mais un jour la femme restée sur l’arbre se trompe et indique la bonne direction à Kazenir. Celle qui est au champ le voit venir et se cache dans un coquillage vide. Ainsi elle lui échappe. Elle retourne à son arbre et Kazenir revient les guetter. Elles font alors chauffer des pierres de four qu’elles enveloppent de feuilles de bananier et font croire à Kazenir qu’il s’agit d’un paquet de bonnes ignames. Elles les lancent dans sa bouche qu’il garde grande ouverte. Les pierres chauffées lui brûlent l’estomac et Kazenir meurt.
22Comment la solution pour échapper à Kazenir peut-elle consister à vivre sur un arbre ? Car, si les deux femmes peuvent y grimper, rien n’empêche l’ogre d’en faire autant. C’est pourquoi certaines versions précisent que les deux femmes prennent soin d’enduire le tronc de l’arbre de plantes gluantes afin de prévenir les tentatives de Kazenir (Dubois 1975 : 92). Cette précision contourne ainsi l’invraisemblance à condition d’admettre que cet enduit ne gêne pas la femme qui chaque jour monte et descend pour se ravitailler. Cette remarque ne témoigne pas d’une incrédulité ni d’un prosaïsme par trop contraires à l’esprit des mythes. Il est seulement possible de souligner ainsi le peu de valeur qu’il faut accorder à la causalité qui articule la fiction. L’essentiel tient au fait que Kazenir est au sol et que les deux femmes sont perchées sur un arbre. Ainsi, Kazenir adopte la position des hommes quand les deux femmes adoptent celle des oiseaux. Kazenir veut manger des femmes perchées, parce qu’elles sont perchées, comme des volatiles ; tout comme le mythe 5 (Mante religieuse et Fauvette) montre la menace constante qu’il fait peser sur le monde des volatiles (supra : 49 sq.).
Wa-ie = « -nom » = « poisson »
23En même temps qu’il dévore la chair des volatiles, l’ogre confisque la voix – la conque – qui reproduit le cri nominateur et classificateur du coq. Il est pourtant une chair qui peut faire l’objet d’une acquisition licite. En effet, cette chair qu’il partage avec sa sœur et qu’il cède à un tiers, le frère l’attend en retour sous l’espèce de la sœur de ce tiers. « Beau-frère » se dit rabaian : raba-ia-n = « être à l’affût, épier - chair - suffixe possessif ». Au sens étymologique, le frère qui cède sa sœur se met « à l’affût » de celle qu’un principe immanent de réciprocité l’autorise à attendre. Celui qui cède la chair de sa sœur est à l’affût de celle qui doit lui être cédée.
24Cette chair épousable, cette part de ia susceptible d’être légitimement revendiquée, les mythes la placent en un lieu que les volatiles n’investissent jamais : l’espace aquatique des poissons où l’homme s’aventure pour pêcher. La terminologie de la pêche lève toute incertitude sur la métaphore matrimoniale à laquelle se prête une telle activité. En effet, « pêcher le gros poisson à la ligne de traîne » se dit raba ia : « guetter » (radical de « beau-frère ») la « chair ». Raba ia : « guetter le poisson à la ligne de traîne » n’est autre que le mot « beau-frère » lui-même. L’expression lae hmenew « acquérir femme », vient ainsi se glisser derrière lae ia, mot à mot « acquérir viande, chair » c’est-à-dire « pêcher », pour en constituer d’une certaine façon « l’infranyme ». Les mythes « parlent » ainsi de la quête d’épouse en termes de pêche.
25Récapitulons17 :

26Au-delà des îles Loyauté, l’immense continent aquatique océanien ouvre son champ mythique à des pêches fertiles. Si l’on en croit Bachelard, la poésie et la littérature du monde foisonnent de telles évocations. « Les flots, affirme-t-il, reçoivent la blancheur et la limpidité par une matière interne. Cette matière c’est de la jeune fille dissoute. L’eau a pris la propriété de la substance féminine dissoute. Si vous voulez une eau immaculée, faites-y fondre des vierges. Si vous voulez les mers de la Mélanésie, faites-y dissoudre des négresses » (1942 : 175).
27Revenons donc à nos poissons. Si tout dévolu jeté sur la chair de volatile met en péril le pouvoir de nommer le monde (l’ogre confisque la conque sonore), un dévolu jeté sur la chair aquatique est bienséant pour des raisons inverses : la chair de poisson est vecteur de « nom ». Wa-ie, littéralement « petit-nom », signifie « poisson ». Tel est, en effet, un corollaire de l’échange matrimonial : les noms se communiquent comme les épouses (zine) et comme s’ouvre l’accès aux terres cultivables (zine) des oncles utérins. Du point de vue mythique, dans le monde séparé des poissons, on puise des chairs affines qui lieront les pêcheurs par des noms18.
28La terminologie de la parenté porte la trace de cette circulation des noms. Le terme désignant les progénitures de même sexe entre elles est ace-celuaien. Ace- est un préfixe duel exprimant la relation de parenté, celua- signifie « cadet », -ien est un suffixe de détermination possessive. Ce dernier se distingue par une simple apophonie du suffixe -ian qui entre dans la construction du terme relatif aux frères-sœurs et cousins-cousines parallèles entre eux, ace-isingeian. « [...] ie-n pourrait venir [...] de ie = dire, ye-l, ye-len = nom » (Dubois 1978 : 118). Cette même désinence se retrouve dans le terme aceabuaien désignant les grands-parents et les petits-fils entre eux. Si ace-abuaien suggère que les noms se communiquent sur l’axe vertical patrilinéaire et matrilinéaire en génération alterne, il est donc possible de repérer leur distribution sur l’axe horizontal des ace-celuaien (germains/cousins de même sexe, parallèles) agnatiques et utérins19.
29Ainsi, il y a de la « chair » ia, entre ace-isinge-ia-n, et du « nom » ie, entre ace-celua-ie-n, parce que les uns, de sexe opposé, sont assimilés par la chair, quand les autres, de même sexe, sont différenciés par les noms. La traduction littérale20 des termes désignant les frères et sœurs/cousins et cousines parallèles d’une part, les frères-cousins/sœurs-cousines d’autre part, suffit alors à montrer cette opposition :
ace-isingeian : ceux-prohibés en chair (donc de sexes différents).
ace-celuaien : ceux-congénères en nom (donc de même sexe).
30Les beaux-frères, donc, se détournent du monde aviaire, « guettent d’autres chairs » à la surface des volumes aquatiques, lancent leur ligne de traîne pour s’emparer de « poissons », wa-ie, agents d’affinité onomastique.
31Rejoignant celui de la parenté, le lexique mythique oppose contradictoirement la chair humaine, dont sont également dotés les volatiles, aux noms de personne, dont les poissons sont doteurs.
32Les relations discrètes qui ordonnent le lexique mythique peuvent être à présent restituées sous la forme suivante :

2. Configuration du lexique mythique.
33Pour que le double du (cultures/soleil) diffuse sa substance dans le double zine (terre/épouse), l’exercice nominateur (coco) doit assurer la reproduction des ignames (koko) [et du groupe] à partir des noms d’affins (wa-ie) ; au contraire, le dévolu jeté sur la chair [d’une parenté proscrite et] innommable (wa-ia = coco) place le double zine sous l’influence dévastatrice du double cekol (cendres/lune).
34Ce dispositif se prolonge vers de nouvelles catégories que nous aborderons plus loin21. L’exposé que nous avons voulu aussi concis que possible visait à démontrer que le mythe suit un parcours fléché par la langue, qu’une scansion mythique se développe le long de lignes de force lexicales qui assurent l’homogénéité structurale de la mythologie de Maré.
35S’il y a raison dans les mythes, c’est donc selon une géométrie phonique qu’elle apparaît. S’ingéniant à mêler la voix du coq et celle de la fauvette à toutes les variétés de l’expérience sociale, les gens de Maré, linguistes rêveurs/linguistes des mythes, ont voulu assigner aux mots une présence analogue à celle du bestiaire, des plantes ou des astres.
Notes de bas de page
1 « [...] par une sorte d’analyse progressive des couches philologiques et intellectuelles, essayer d’abord de retrouver sous la multiplicité des noms l’unité de l’idée, rechercher la carcasse du concept sous ses superfétations » (Mauss 1974 : II, 291).
2 La géomorphologie de l’île est celle d’un plateau corallien exondé assis sur un socle volcanique dont la crête affleure en trois points : Rawa, Peorawa et Ponibok. Rawa et Peorawa forment les buttes les plus importantes, offrant la meilleure qualité de terre de culture.
3 La plupart des noms de clan comportent la particule locative si qui, comme dans les noms de la noblesse française, signifie « de ».
4 C’est de cette double vocation matrimoniale que témoigne le nom du clan cité : Rueezi signifie « les deux ezi », c’est-à-dire les deux buttes volcaniques de lîle, Rawa et Peorawa, « Terre » et « Sur-la-Terre », soit « les deux Terres ». Comme on l’a déjà signalé, zi, racine de zine, se rapporte à la terre cultivable et à la provenance des épouses. « Acquérir l’épouse des deux terres » recouvre l’origine mythique et l’appellation du clan si Rueezi. Le nom des si Rueezi « met en relation le mot ezi avec le jeu de ficelle ezi-l. Le terme ezil désigne le mouvement de passer à son partenaire la ficelle après avoir fait une figure. Le partenaire la reçoit en transformant la figure en une autre. De même que les joueurs se passent la ficelle en transformant leurs figures, chefs et sujets s’échangent dons et contre-dons. Inom ο re ci kada, co ezile lο ο re kada. Ainsi que l’on croise le fil, on échange le fil (avec le partenaire). Ore nod hna kuru, ka Peorawa hna kuru da, hna ezile lo ko Rawa. Le pays est sorti (de l’eau) et Peorawa est sorti le premier, a fait un échange avec Rawa. Inomele rue Ezi. Ainsi ce sont les deux Ezi [...]. Comme les figures du jeu de ficelles ezil font allusion aux faits passés, j’admettrais l’étymologie du mot ezil venant de ezi. Ezi est donné [...] comme ayant un sens de territoire [...]. En maré zi est le sémantème de zine = “propriété d’une terre, la terre en tant que possédée”. On l’applique à la femme considérée comme une terre féconde issue de tel clan (zine i Xacace = la femme de Xacace) [...] D’autre part, « Ezi correspond au mot ezien = le temps, la durée » (Dubois 1975 : 4445).
5 L’utilisation fréquente que nous ferons de certains termes, courants en stylistique, demande néanmoins d’en définir l’opportunité et d’en mesurer l’efficacité dans la description d’une production mythologique. Cela s’impose, croyons-nous, pour des termes comme « symbole » et « métaphore ». Le mythe, en tant que production sociale, occupe le même espace que celui du rite, du jeu, des parures, de l’architecture, etc. Il serait à ce titre peu crédible de réduire sa dimension proprement cognitive – l’intelligence de la société qui s’élabore à travers lui – en rapportant son entière signification à une production langagière. Pour reprendre la formule de Marcel Mauss, il constitue assurément une expérience du « fait social total ». Néanmoins, encore une fois, il se donne sous l’aspect immédiat d’un fait de langue, et c’est de ce point de vue que nous l’avons étudié.
« L’essence d’une métaphore est qu’elle permet de comprendre quelque chose (et d’en faire l’expérience) en termes de quelque chose d’autre » (Lakoff & Johnson 1985 : 15).
6 La « sécheresse », inguru-du, est littéralement « brûlure du soleil ». Les « cultures » (du) reçoivent, verrons-nous, une sanction « solaire » (du).
7 Voir infra le statut du lignage dernier-né, eteshete : 65 sq.
8 L’« est », mazo, est aussi hna colo kore du : « d’où avance le soleil » ; l’« ouest », maduo, est aussi hna kurulu hnei du : « où s’enfonce le soleil ».
9 « Le pays de Ma [...] offre un mystère, en ce qu’on l’affirme différent de Kiamu. Or on sait qu’aux Loyalty Kiam, ou Kiamu, est l’île d’Anatom, la plus méridionale de l’archipel hébridais. On pourrait par contre rapprocher ce mythe de l’arrivée des ignames à Maré, en provenance de l’est, de celui recueilli à Tanna, qui fait état d’un départ d’une partie des ignames de Tanna, sur une pirogue, en direction de l’ouest. À Tanna, le cycle mythique des ignames, essentiel sur le plan du rituel, recouvre un ensemble de relations de subordinations mythiques, dont l’importance reste aujourd’hui au premier plan de l’analyse sociologique » (Guiart 1963 : 289).
10 Respectivement : mythe 4 : D.9 ; mythe 4 : D. 10 ; mythe 4 : D. 11.
11 Respectivement : mythe 4 : D.9, D.10 et mythe 4 : D.11.
12 Supra : 33, note 34. Par ailleurs, la particule introduisant le discours direct, la parole textuellement produite, est ko (bone ci ie ko il dit cela :... ») ; particule dont la reduplication donne koko, « igname ». De ce rapprochement, la pensée mythique est parfaitement « instruite ». S’il fallait insister pour prévenir les protestations des linguistes, il suffit de considérer la particule qui assure cette même fonction grammaticale en langue de Lifou : öni-in, littéralement la « chair de » (infra : 55 et note 19). Là où la langue de Lifou place de la « chair », celle de Maré place de l’« igname ».
13 « Figure [...] selon laquelle on met en parallèle deux lexies de sens différents, mais de signifiant proches, à quelques phonèmes près » (Mazaleyrat & Moliné 1989 : 255). La distinction ici est réduite à l’opposition consonantique /k/ ~ /c/.
14 Qui plus est, en langue de Maré, les voyelles ο et u sont instables : suivant les régions de l’île, on entend bot ou but, particule verbale postposée qui construit l’impératif, ceon ou ceun, « avoir froid », etc. Nombreux sont ainsi les glissements apophoniques du o vers le u, du e vers le i et vice versa. Apophonie : « modification du timbre vocalique d’un mot vers un autre, d’une forme à une autre dans la flexion d’un même mot, voire d’une syllabe à l’autre à l’intérieur du mot » (Mazaleyrat & Molinié 1989 : 27).
15 Le i- préfixé marque la réciprocité : i-singe, « réciproque évitement ».
16 Ace-no signifie « à côté » ; ngo, ngon est un suffixe emphatique, qui fait en même temps de l’adverbe un substantif. Ace-nongon, « les proches » dit-on sur place, s’applique aussi à des frères et sœurs en leur vieillesse. Le grand âge permettrait donc une proximité qui est rigoureusement interdite par ailleurs entre ace-isingeian.
17 Cette analyse rend compte presque mot pour mot du commentaire philologique d’un de nos informateurs (Wahnai serei Koe de Tawainedr), dont les vues furent vérifiées auprès d’autres et corroborées.
18 Les lignages revendiquent l’exclusivité de leur lexique de noms de personne. Les emprunts intempestifs sont regardés comme des atteintes au patrimoine du groupe et font l’objet de récriminations qui tentent de prévenir la transmission prolongée du nom litigieux.
19 Une communication personnelle de Mme Claire Moyse néanmoins nous oblige utilement à pousser l’analyse philologique plus avant. « Le suffixe -ien, nous dit-elle, ne semble pas pouvoir être interprété comme le “nom”, qui se dit en [langue de Maré] yel “nom”, yelen “nom de”. Le “l” fait partie intégrante du mot “yel”, et le découpage ye-len est tout à fait inexact ; en effet, yel, yelen se dit en lifou ej, ejen, avec une correspondance régulière l/j entre les deux langues (le “l” du nengone [maré] et le “j” du lifou correspondent d’ailleurs tous deux au “s” proto-océanien : *asan “nom” ; en Nemi sur la Grande Terre, on a yale-n pour le nom, même apparentement). » Reprenons donc. Nous avons montré que le terme ace-isingeian « frère-sœur/cousin-cousine parallèles » indexe au travers de sa variante ace-isingen la désinence ia comme intégration signifiante en tant que telle, soit « chair ». Cette interprétation s’appuie en outre sur le terme qui lui fait directement écho dans l’échange matrimonial, « beau-frère » rabaian – pourvu du même suffixe -ian –, et dont on dit à Maré qu’il signifie étymologiquement « guetter la chair », allant jusqu’à remarquer que, curieusement, la locution verbale raba ia signifie « pêcher à la ligne de traîne ». Le suffixe -ian n’est donc pas une variante neutre du suffixe -ien, comme si au fond le mythe, usant d’un glissement apophonique, avait introduit la variante qui lui serait utile, changeant un « e » en « a » (à la faveur du « i » dont la mouillure adoucit l’opposition) pour faire discrètement une place à la « chair ». Comment croire alors que, si les termes renvoyant à l’alliance contiennent du -ia « chair », les autres termes de parenté qui admettent -ien ne saisiraient pas le reflet sémique dans le miroir que leur tend la variante -ian ? En prenant du « sens », -ian oblige -ien à ne pas rester un suffixe sémantiquement creux. De fait, le -n final suffit dans tous les cas à la fonction de suffixe possessif. En effet, les suffixes -ian et -ien se composent en -ia-n,-ie-n, ce qui est directement confirmé par l’usage du pronom possessif -go suffixé à la première personne du singulier et substituable au suffixe-n : celuaie-g(o), isingeiag(o), cicang(o), hmaieg(o). Qu’en est-il donc du suffixe -ien et de son rapport avec yelen « nom » ? Admettons, dans un premier temps, que ie ne puisse être interprété stricto sensu comme le « nom » puisque le radical de yelen « nom » n’est pas, nous dit-on, ie- mais yel-, le « l » ne pouvant lui être aliéné. Le mot ie signifie « dire », verbe ou substantif. Par ailleurs, iala (yalan) est un synonyme plus rare qui recouvre les sens de « dire, parler, dire ce que l’on est, traiter de, qualifier de, don ner tel nom. Iala fait beaucoup de verbes composés ; iala-roion : louer ; iala-nia-n : blâmer, outrager » (Dubois 1990 : 317). Que le « dire » opère, dans ses modalités contextuelles, un glissement de ie vers ia pour donner ialan établit assez solidement que ialan opère symétriquement pour répondre sémantiquement à yelen (ielen) « nom ». De cette contagion réciproque il ressort que ia « chair » est conceptuellement opposé à ie « dire », et que ce « dire », introduit comme tel dans la terminologie de parenté, est nécessairement du « nom ». Cette congruence conceptuelle que le lexique permet d’atteindre est explicitement élucidée à Lifou où öni signifie « chair, viande, animal, manger de la viande » et in petto « dire, le dire de », öni-in (cf. Moyse-Faurie 1983 : 184).
20 Que faire également du « l » de yel qui ne saurait, laisse-t-on entendre, s’isoler comme désinence ? On trouve dans le lexique maré un certain nombre de mots donnés à la fois avec et sans la désinence -l mais où l’occurrence en -l permet de serrer le sens autour d’une notion qui doit retenir notre attention. Ainsi, cebu est un entassement de feuilles ou de tous autres objets trouvés aux alentours du lieu que l’on veut marquer de son passage ; cebu-l signifie « marquer d’un cebu » un chemin, un champ, un territoire ou tout autre espace dont on veut interdire l’accès ; ceni ou ceni-l signifie d’ailleurs « mettre en tas » ; taru ou taru-l « soulever pour faire tomber » ; guru « partout, tout autour » donne guru-l « autour de, se répandre autour » ; kawi « les feuilles de cocotier ou autre qui servent de litière » donne kawi-l « couvrir le sol de kawi » ; ku, khu ou khu-l « râper, raboter » ; tu-l « percer de part en part » ; lugo, lugu « bois sec pour allumer le feu » donne lugu-l « faire jaillir le feu par frottement de deux morceaux de bois » ; shoshi ou shoshi-l « lancer une tige de bois » ; wege ou wege-l « radeau, flotteur ou balancier de pirogue » ; thuru ou thuru-l est « attacher, lier, nouer » ; iri ou iri-l « tresser, torsader, faire une guirlande » ; ae- préfixe des choses enveloppées donne ae-l « ignames (ou autre aliment) enveloppées de feuilles de bananier et ficelées en un paquet cuit au four de pierres » ; xetu ou xetu-l est « enveloppe, envelopper en paquet et ficeler ». Dans tous les cas le -l est une désinence qui marque ce qui opère dans l’espace, un déploiement, un circuit, un enchevêtrement, un recouvrement, une translation, un parcours. C’est pourquoi la particule interrogative de lieu « où » se dit i-l, (bo ci hue il ? « tu/prés./aller/où ? ») le –l est suffixé à i, particule locative « à », (inu ci hue i hnameneng « je/prés./aller/à/maison »). La trajectoire d’un objet révèle aussi la communication à laquelle il peut être destiné : ezi, les deux « buttes volcaniques » au centre de l’île, donne ezi-l « jeu de ficelles » lors duquel des petits récits accompagnent le passage du fil entre deux partenaires afin de relater suivant les figures dessinées l’échange entre les groupes qui occupèrent ces lieux originels (supra : 42, note 4) ; shodu-waruma « présent de la vie sauve » et shodu-l « présent de remerciement de la part du chef » ; ou même, dans le registre injurieux perte egesho, « parler » se dit ha, ha-l, faire « ha » avec la bouche. Nous retombons ainsi sur ye-l « nom », dont nous avons montré qu’il est, dans le jeu complexe de l’alliance, objet de communication, d’échange, et intimement lié au territoire qu’il est chargé de marquer, de cadastrer à l’aide du corps pétrifié des héros et des divinités qui y laissent leur nom, ye-re-tit(i) « dire-de-roche ». Qu’il y ait donc correspondance entre le « j » lifou, le « l » maré et le « s » proto-océanien n’empêche pas le moins du monde de considérer ie comme la racine redéfinie localement de ye-l, ni de reconnaître ce que la désinence -l manifeste en maré. Le rapport étroit existant entre un espace et un fil qui le traverse selon un parcours non prédéfini où il trouvera à se nouer fait l’objet, dans la Grèce ancienne, du traitement mythique du labyrinthe : « Le labyrinthe de Dédale étire ses méandres et répand ses ramifications à l’intérieur d’un champ conceptuel où un certain type de cheminement prend naturellement la forme d’un fil ou d’un lien qui entraîne et où, réciproquement, l’action de lier emprunte l’apparence d’une traversée et d’un parcours qui relie » (Détienne 1989 : 24).
21 À propos de « pierre » (ete), d’« os » (du) et de « fèces » (kol) voir infra respectivement : 65 sq., 67 sq. et 74 sq.
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