Chapitre 1. Le temps des pionniers
p. 23-52
Texte intégral
1Comment la communauté hua-ch’iao de Din Dam s’est-elle formée ? Quelle fut sa contribution à l’essor économique du district ? Telles sont les deux questions auxquelles je voudrais répondre ici en décrivant les diverses phases de l’immigration chinoise, en dégageant ses ressorts socio-économiques et en examinant le type de rapports qui s’est instauré entre les groupes de migrants, mais aussi entre les migrants et la population locale.
LES PREMIERS CHINOIS DE DIN DAM
2Le premier mouvement d’envergure des Chinois vers le nord-est de la Thaïlande coïncide avec l’achèvement, en 1900, de la voie ferrée Bangkok-Nakhon Ratchasima, dont la construction a attiré des milliers de coolies.
3Kong-Sia Sê-Lim, le Chinois le plus anciennement établi dans le district de Din Dam était l’un d’eux. Le chantier ferroviaire terminé, il investit dans le commerce les trois ans de salaires accumulés. Il découvrit Din Dam en œuvrant comme colporteur pour le compte d’un autre Teochiu du lignage Lim installé à Thong Thani. Deux événements l’amenèrent à s’y fixer : il épousa la fille d’une famille paysanne locale ; puis, en 1900, Din Dam perdit son statut de principauté (müang), gouvernée par une famille aristocratique, pour devenir un district (’amphü), administré par des fonctionnaires. Ces derniers dépendaient entièrement du négoce pour leur ravitaillement. Or, ils constituaient une clientèle d’autant plus attirante qu’ils disposaient de liquidités. Kong-Sia, alors âgé de 21 ans, ouvrit donc en 1901 un commerce polyvalent à Müang Pho, ancienne capitale du müang devenue chef-lieu de district, dans la principale vallée du massif montagneux de Din Dam.
4La trajectoire de Pui Sê-Li, le deuxième Chinois implanté à Din Dam, est comparable à celle de Kong-Sia. Originaire de l’île de Hainan, il avait lui aussi participé entre 1897 et 1900 à la construction du chemin de fer pour ensuite s’adonner au colportage. Il se lia ainsi d’amitié avec le kamnan de Hin Tang, dont il épousa l’une des filles en 1909. Les kamnan, ou chefs de canton, sont des personnages très influents dans les campagnes thaïlandaises. Celui de Hin Tang l’était d’autant plus qu’il contrôlait la meilleure zone rizicole de Din Dam et que son canton était riverain de la Nam Phong. Sur cet affluent du Mékong des barges emportaient durant la saison des pluies la production locale de riz vers les villes du Nord-Est. En pérennisant par son mariage un rapport de confiance établi avec le kamnan, Pui pouvait utiliser son influence à des fins commerciales. Il s’installa donc à Müang Pho en 1909 et y développa des activités analogues à celles de Kong-Sia. En 1916, il fit venir de Hainan un cousin du côté paternel, Kim. Ensemble, ils firent fructifier l’affaire et, par l’entremise de Pui, Kim épousa en 1920 une autre fille du kamnan de Hin Tang.
5Entre 1921 et 1933, Pui et Kim furent rejoint par d’autres membres de leur lignage ou de leur localité d’origine, certains venus en Thaïlande avec femme et enfants. Ils collaborèrent aux affaires de Pui et Kim avant de s’établir à leur propre compte à Din Dam et dans les districts voisins. Parmi eux, il faut retenir les noms de Beng et de Long, deux jeunes gens que nous retrouverons. Beng était un neveu de Kim. Quoiqu’il soit venu tout jeune avec ses parents, il retourna se marier à Hainan pour ensuite revenir en Thaïlande en compagnie de plusieurs membres de son lignage dont Long.
6Beng et Long s’installèrent en 1935 dans la localité de Na Khong Leng, qui en 1948 devint le nouveau chef-lieu du district de Din Dam. Ils ouvrirent chacun un commerce de détail associé à un point d’achat de produits agricoles. Long épousa bientôt l’une des filles du chef de village.
7Les Li et leurs alliés ne furent pas les seuls Hainanais à s’établir à Din Dam au début du XXe siècle. Ils furent rejoint en 1929 par des gens du lignage Leng. Ki Sê-Leng, le premier membre du lignage à être arrivé avait d’abord séjourné dans une autre province du Nord-Est où il avait marié l’une de ses filles à un haut fonctionnaire issane. Il suivit son gendre lorsque celui-ci fut nommé chef du district de Din Dam en 1929. Trois ans plus tard, Khon, Suan, Keng et Khrai, quatre autres membres de son lignage le rejoignirent.
8Le père de Khrai avait été le premier Leng à immigrer en Thaïlande en 1896, employé sur le chantier de la voie ferrée Bangkok-Nakhon Ratchasima. En 1910, il était retourné se marier en Chine puis était revenu deux ans plus tard dans le Nord-Est, en quête d’une affaire. En 1926, il fut rejoint par son fils Khrai, alors âgé de 14 ans. Ensemble ils exercèrent diverses activités, dont notamment le maraîchage et l’élevage de porcs, que le père de Khrai pratiquait déjà à Hainan. Khrai devint ensuite vendeur chez un grossiste de Kasetsombun puis aida de nouveau son père à vendre de la glace dans un district voisin de Din Dam.
9En 1930, tous deux retournèrent en Chine. Khrai s’y maria. Deux ans plus tard il repartit en Thaïlande avec l’un de ses oncles, Suan, et un cousin, Keng. Il laissa son père et son épouse, qui venait de donner naissance à un enfant. Arrivés à Bangkok, ils entraînèrent dans leur sillage un autre membre de leur lignage, Khon, qui n’avait guère connu de succès dans la capitale. Ensemble ils se rendirent à Din Dam où ils profitèrent de l’appui politique du gendre de Ki. Khon, Suan et Khrai renforcèrent alors leurs liens avec l’élite thaïe locale en prenant chacun comme seconde épouse l’une des filles de l’ancien seigneur (caw müang) de Din Dam. Ce dernier, démis en 1900, espérait sans doute retrouver son statut économique en donnant trois de ses quatre filles en mariage à d’industrieux Chinois. Il conserva une grande influence sur la paysannerie, qui pendant des décennies continua de lui apporter des offrandes et de travailler ses terres, espérant son action régulatrice sur les éléments naturels1. Ces mariages favorisèrent donc les Leng, en drainant vers leurs commerces les clients de l’ancienne famille régnante. Leur position de médiateurs entre les Chinois de la localité et les autorités thaïes se renforca, jusqu’en 1937, lorsque le gendre de Ki fut remplacé par un autre chef de district.
10Fort de cette situation privilégiée, Khon ouvrit un bazar très prospère à Müang Thi, après qu’en 1932 cette localité, située à trois kilomètres de Müang Pho, soit devenue le nouveau siège du district. Khon fit alors venir de Chine deux de ses frères cadets dont l’un, Phang, l’aida dans son commerce, tandis que l’autre, Khuan, reprit l’activité de tailleur qu’il exerçait à Hainan et s’établit rapidement à son compte après avoir épousé une Issane. Toujours dans le sens d’une valorisation des savoir-faire acquis en Chine, Keng, qui avait aidé son père dans un élevage commercial de porcs à Hainan, obtint en 1934 le monopole de l’approvisionnement en viande du marché de Müang Thi.
11Le transfert de l’administration du district à Müang Thi en 1932 fut motivé par la pénurie de terrains publics dans l’ancien chef-lieu. La construction des nouveaux bâtiments administratifs commença dès 1927 et fut confiée à un groupe de cinq coolies hakka et cantonais, dont certains étaient charpentiers de métier. Ces coolies avaient fui en 1926 la guerre civile qui ravageait la province de Kwangtung. Après l’achèvement des bureaux du district, ils obtinrent plusieurs contrats pour la construction d’écoles de village, grâce à des relations amicales établies avec les Hainanais du lignage des Leng. De plus, deux d’entre eux, Khien et Mai du lignage hakka des Kou, formés à la couture en Chine, furent employés plusieurs années par Suan et Khuan Sê-Leng en tant que tailleurs. Mariés à des Issanes, ils se mirent ensuite à leur propre compte et ouvrirent chacun une boutique à Müang Thi.
12Le dernier groupe à s’être installé avant 1948 dans la région de Din Dam appartenait au lignage teochiu des Khuo. Le premier des leurs, Bu-Sêng, arriva de Thaïlande avec son épouse en 1918, à l’âge de 21 ans, après avoir travaillé à Bangkok pour un membre de son lignage. En 1922, il fut rejoint par Hieng-Lam, le fils du frère de son père. Ils auraient d’abord travaillé comme ouvriers dans une fabrique de biscuits à Nakhon Nayok (Plaine centrale). Puis Bu-Sêng se serait rendu à Thong Thani où vivaient plusieurs Khuo. Hieng-Lam le rejoignit peu après et ensemble ils colportèrent des vêtements dans la région de Din Dam. Hieng-Lam, qui avait déjà une épouse en Chine, se remaria alors avec une habitante de Ban Kracao, au bord de la Nam Phong, et s’y installa comme tailleur, reprenant une activité qu’il avait pratiquée en Chine. Rencontrant peu de succès, il ouvrit peu après un négoce qui proposait toutes sortes de marchandises, puis un comptoir d’achat de produits agricoles, acheminés par voie fluviale jusqu’à des rizeries industrielles des environs de Thong Thani. Quant à Bu-Sêng, il s’installa en 1929 à Müang Pho, puis à Müang Thi, où il exerca une activité similaire à celle de son cousin.
13Deux ans après son installation à Din Dam, Bu-Sêng accueillit son frère Hieng-La. Ce dernier épousa en 1933 la fille d’un riche paysan issane, propriétaire de 35 hectares de rizières, de dizaines de têtes de bétail et qui était le chef d’un canton prospère, situé en bordure de la Nam Phong. Hieng-La s’installa alors dans le village de son beau-père, à deux kilomètres seulement de chez Hieng-Lam et, comme ce dernier, ouvrit un commerce polyvalent tout en assumant le rôle d’intermédiaire local dans la vente des produits agricoles.
14En plus des Chinois, quelques Vietnamiens s’établirent à l’époque dans la région de Din Dam. Avant 1948, on en dénombrait cinq, répartis entre différentes localités. Tous étaient colporteurs et avaient fait souche après avoir épousé des Issanes. Cependant, à la différence de leurs concurrents teochiu, hainanais ou hakka, ils étaient arrivés seuls et ne furent pas rejoints par des parents. Leur assimilation en fut facilitée et seuls deux d’entre eux migrèrent à Na Khong Leng lorsque cette localité devint en 1948 le nouveau chef-lieu du district. Quant aux trois autres, leurs descendants s’orientèrent vers l’agriculture vivrière et revendiquent aujourd’hui une identité thaïe que leur reconnaît d’ailleurs leur entourage.
OUVERTURE SUR L’EXTÉRIEUR ET SOLIDARITÉ LIGNAGÈRE
15Au terme de ce bref historique de l’implantation des premiers Chinois à Din Dam, plusieurs remarques s’imposent. Nous avions souligné en introduction la capacité des migrants à faire valoir dans l’économie locale les compétences professionnelles acquises en Chine. Ce phénomène est abondamment attesté pour le district de Din Dam : les charpentiers de métier ou tailleurs surent exploiter leur qualification durant une période transitoire. Rappelons encore le cas de Keng Sê-Leng, ce Hainanais renouant avec le commerce de viande qu’il pratiquait déjà en Chine.
16Les activités des premiers migrants dénotaient néanmoins une faible spécialisation et la plupart d’entre eux s’orientèrent vers des prestations de services répondant à une forte demande locale, qu’il s’agisse de la confection de vêtements, du commerce de biens de première nécessité ou du négoce des produits agricoles. De toutes ces occupations, celle de tailleur pourrait sembler la plus accessoire dans un contexte rural. Cependant il s’agissait d’une activité lucrative lorsque pratiquée dans une bourgade marchande brassant une nombreuse clientèle paysanne. A cette époque, en effet, les vêtements d’origine industrielle étaient rares et chers. Par manque de liquidités, les paysans achetaient des pièces de tissu, ou bien les tissaient eux-mêmes durant les creux du calendrier agricole, à partir de coton ou de soie produits localement. Les tailleurs thaïs ou chinois intervenaient en bout de chaîne pour confectionner des vêtements à partir de ces tissus de facture artisanale.
17Cependant, l’activité la plus prisée des immigrés, dans la première époque au moins, était le petit commerce généraliste. Ainsi à la fin des années 1930, dix-sept des vingt-huit Chinois établis à Din Dam étaient engagés dans ce secteur comme propriétaires ou employés. Les Hua-Ch’iao reproduisirent ainsi une caractéristique économique de leur région d’origine : la prévalence, à la campagne comme à la ville, du commerce appelé chap-huai-tiam (« mélange-marchandises-magasin ») par les Teochiu. En milieu rural, cette activité était fréquemment associée au colportage, qui depuis des temps forts anciens occupe une place privilégiée dans les représentations de la paysannerie chinoise. Fournisseurs souvent exclusifs de biens de première nécessité dans les zones les plus reculées, les vendeurs itinérants en sont venus à assumer dans les légendes populaires le statut de héros salvateurs, de pourvoyeurs de vie, une image renforcée par le fait que leurs épouses officiaient fréquemment comme sages-femmes. Dans les campagnes du sud de la Chine il n’est pas rare que les dieux du sol locaux soient présentés comme d’anciens colporteurs2. Pétris de cette glorification du marchand itinérant et ayant grandi dans un contexte où les commerces généralistes étaient la norme, les migrants étaient donc logiquement enclins à reproduire ces activités dans leur région d’accueil. En outre, l’isolement des campagnes étant tout aussi prononcé en Asie du Sud-Est qu’en Chine, le commerce itinérant y répondait à une demande réelle, si bien que l’incitation économique allait dans le sens de l’ancienne inclination.
18Des Thaïs étaient aussi engagés dans ce type de commerce. A la fin des années 1930, on dénombrait trois colporteurs thaïs à Müang Thi, contre dix Chinois. Cependant, seuls ces derniers et les Vietnamiens augmentaient leur rayon d’action par la pratique du colportage. Confiant la boutique à leur épouse ou à un parent, ils parcouraient les villages du district dans des charrettes à bœufs en saison sèche, à pied une palanche sur l’épaule en saison des pluies. Les échanges se faisaient surtout sur le mode du troc : biens manufacturés contre riz ou autres produits agricoles. La boutique était donc souvent équipée d’un entrepôt, qui après les récoltes, en saison sèche, jouait le rôle de comptoir d’achat des produits agricoles.
19Le négoce avec les paysans présentait des risques, car les Chinois devaient consentir des crédits parfois importants en saison des pluies. Comme Ju-K’ang T’ien (1953 : 42) l’a suggéré à propos de Sarawak, l’un des motifs de la multiplication des commerces généralistes chinois en zone rurale tient justement à une forte demande de crédit qu’ils ne pouvaient assumer isolément. Les boutiquiers trouvaient certes quelque profit dans la concession de prêts, les intérêts étant élevés (5 à 7 % par mois). Cependant, pour réduire les risques, ils devaient se placer sous le patronage des autorités locales, seules à même d’exercer une pression efficace sur les mauvais payeurs. Les marchands chinois entretenaient d’ailleurs avec les chefs de village ou de canton des rapports symbiotiques. En leur octroyant de multiples avantages financiers (prêts sans intérêts, tarifs préférentiels sur la vente des produits agricoles, dons divers), les Chinois favorisaient l’adaptation de ces notables à l’économie monétaire et les aidaient à consolider leur emprise sur la population locale. En retour ils obtenaient une plus grande sécurité, à la fois dans le recouvrement des dettes et dans leurs déplacements. Les maisons des chefs de village ou de canton servaient de gîtes d’étapes aux colporteurs chinois, qui souvent nouèrent ainsi des idylles avec leurs filles. Les mariages en résultant étaient d’autant mieux perçus que l’obstination des colporteurs à assumer leur rôle quels que soient les aléas géographiques ou climatiques leur conféraient une renommée de travailleurs acharnés, à même d’assurer le confort et la promotion sociale de leur épouse comme de leurs affins.
20Le fait que la majorité des Chinois et l’ensemble des Vietnamiens exercent la même activité entraînait une concurrence que plusieurs facteurs pondéraient néanmoins dans les années 1930. On mentionnera la dispersion géographique des immigrés et leur petit nombre. Répartis entre différents villages des abords de la Nam Phong et le chef-lieu de district, qui seul autorisait une certaine concentration, les négociants chinois et viets pouvaient facilement se constituer une clientèle personnelle, d’autant qu’ils représentaient un très faible pourcentage de la population et que leurs activités répondaient à une forte demande. En outre, la solidarité qui unissait les premiers immigrés chinois réduisait les risques de tension. Les formes d’association facilitant l’approvisionnement en est l’illustration. Avant 1935, le marché de Thong Thani n’étant pas assez développé, les Chinois de Din Dam devaient se rendre à Nakhon Ratchasima pour renouveler leur stock et écouler les produits agricoles qu’ils avaient acquis. Le voyage, effectué au moyen de charrettes à bœufs était long (une vingtaine de jours aller et retour), mais aussi très périlleux. Pour limiter les risques de brigandage, les Chinois du district formaient un même convoi, parfois fort d’une trentaine d’attelages. Lorsqu’en 1933 fut mise en service la ligne ferroviaire Nakhon Ratchasima-Thong Thani, il devint possible de s’approvisionner au chef-lieu de province. Les convois groupés furent maintenus, mais les voyages étant moins longs et plus fréquents, ils se limitèrent désormais aux membres d’un même lignage. Une autre composante de la solidarité limitait la concurrence intra-ethnique : les Chinois de Din Dam convinrent très tôt d’adopter des prix identiques tant pour l’achat des produits agricoles que pour la vente des biens manufacturés.
21Si le partage de valeurs et d’expériences communes ont incité les premiers migrants chinois à s’unir autour de stratégies économiques communes, la logique lignagère a été déterminante dans les modalités de leur adaptation. L’examen des trajectoires individuelles montre qu’elles s’inscrivent presque toujours dans des réseaux d’immigration fondés sur l’appartenance à un même lignage et, secondairement, à une même origine géographique. Les nouveaux arrivants bénéficiaient ainsi à Bangkok, comme dans les provinces, de l’accueil des membres de leur groupe patronymique. Ceux-ci étaient parfois les incitateurs principaux du voyage vers la Thaïlande, soit qu’ils souhaitaient associer leur parent à des entreprises économiques en expansion, soit tout simplement par besoin de main-d’œuvre. De la sorte, par apports successifs, se reconstituèrent à Din Dam des segments lignagers qui limitaient les aléas du déracinement, initiaient les nouveaux venus aux spécificités de la société d’accueil, leur offraient des perspectives économiques et matrimoniales (cf. les alliances en cascade nouées par les Hainanais Li et Leng avec l’élite thaïe locale), et les prenaient en charge dans les périodes difficiles.
22Le caractère sécurisant de ces structures de soutien fut renforcé, au moins dans une période initiale, par le fait qu’elles favorisaient à la fois l’adaptation à la société d’accueil et une éventuelle réinsertion dans le milieu d’origine. Même si le projet fut rarement concrétisé, les immigrés de la première génération pensèrent longtemps pouvoir rentrer définitivement au pays une fois leur fortune faite. Par conséquent ils maintenaient des relations suivies avec leurs parents restés en Chine via des échanges de correspondances et l’envoi de subsides. La perspective d’un retour à terme était d’autant plus présente dans les esprits que quatorze des vingt-huit immigrés établis à Din Dam avant 1948 avaient laissé en Chine une épouse (fig. 1), et souvent aussi des enfants. Certains, à l’image de Suan Sê-Leng, avaient d’ailleurs été mariés juste avant leur départ par des parents soucieux d’assurer leur descendance agnatique et désireux de conserver une forte emprise sur leurs fils malgré leur éloignement. Cette emprise, à la fois financière et morale, trouve une bonne illustration dans le cas des jeunes garçons qui émigrèrent avec leur père. Ce dernier était presque toujours lié par la promesse de les renvoyer se marier en Chine lorsqu’ils auraient atteint l’âge adulte. C’est pour honorer cette promesse que les Hainanais Beng Sê-Li et Khrai Sê-Leng ramenèrent de Chine une épouse que leur mère ou leurs grands-parents avaient choisie.
23Le remariage des immigrés avec des Thaïes ne compromettait-il pas l’autorité des chefs de lignage et les liens maintenus avec le milieu d’origine ? La réponse doit être nuancée. D’abord, il faut rappeler avec W. Newell (1962 : 23) que ces mariages étaient assimilés à une forme de concubinage par les parents restés au pays, et qu’ils entraient dans le registre traditionnel de la polygamie. Suivant cette interprétation et conformément aux règles de parenté chinoises, les fils issus de ces unions secondaires appartenaient au lignage du père et à son épouse principale. Aussi n’est-il pas étonnant que lorsque ces fils partaient étudier en Chine, la première épouse les traite comme leur propre enfant, les subsides en provenance d’outre-mer aidant. Le cas du Hainanais Khon Sê-Leng est tout à fait édifiant à cet égard. Jusqu’à sa mort en 1950, Khon envoya chaque année l’équivalent de 2 500 FF à son épouse restée en Chine. En retour, celle-ci s’occupa pendant onze ans de ses deux enfants sino-thaïs envoyés à Hainan alors qu’ils étaient à peine âgés de cinq et sept ans. Autre cas, celui de Hieng-La Sê-Khuo. Son épouse chinoise pris en charge pendant six ans l’éducation du fils qu’il avait eu d’une femme thaïe et elle accueillit même son mari et sa seconde épouse lorsqu’ils se rendirent à Swatow en 1946 pour récupérer leur enfant. Cet effort n’était bien sûr pas unilatéral puisque Hieng-La envoyait chaque année l’équivalent de 1 500 FF à sa première épouse et qu’il fit parvenir à sa famille 25 000 baht (environ 6 000 FF) pour payer ses funérailles lorsqu’elle mourut accidentellement en 1956. La manne financière provenant de l’étranger, la tradition polygamique chinoise, les prérogatives reconnues à la première épouse et le respect des règles de filiation patrilinéaire se conjuguaient donc pour favoriser l’acceptation des concubines prises outre-mer et de leur progéniture.
FIG. 1. LES CHINOIS DE DIN DAM AVANT 1948

24Les exemples de jeunes rapatriés en Chine afin de parfaire leur éducation restèrent cependant exceptionnels. La plupart des immigrés établis à Din Dam avant 1948 placèrent en effet leurs enfants dans les écoles locales. Ceci soulève la question de l’influence que les femmes thaïes avaient sur les projets à long terme de leurs maris chinois. Cette influence est en fait difficile à isoler puisque le choix de l’installation définitive en Thaïlande, adopté par l’ensemble des immigrants, ressort sans doute aussi d’autres facteurs tout aussi cruciaux : leur adaptation économique et les chances de promotion sociale qu’offrait le pays d’accueil d’abord, mais aussi en 1949 l’avènement des communistes en Chine qui interdit sinon leur retour, du moins la mise en valeur à des fins privées du capital qu’ils avaient constitué.
25Parallèlement à l’aide des compatriotes et à la recomposition sur place des réseaux de soutien lignagers, les mariages avec des Thaïes favorisèrent grandement l’intégration des immigrés à la société d’accueil, en même temps qu’ils constituaient un avantage économique certain quand ces femmes appartenaient à des familles influentes. Ces épouses permirent aux immigrés de se familiariser rapidement avec la langue et la culture thaïes. Elles les rattachaient également aux réseaux de relations dont relevaient leurs familles. Pour les négociants chinois, il y avait là un atout considérable, qui explique qu’ils se soient de préférence installés dans les villages d’origine de leurs épouses.
26Celles-ci cependant n’étaient pas complètement assujetties aux intérêts de leurs époux. Non seulement leur avis était-il pris en compte dans la gestion des affaires, mais elles jouaient aussi un rôle important dans l’éducation des enfants et, dans certains cas, elles décidèrent de leurs choix matrimoniaux ou professionnels. Le cas de Nang Hop, l’épouse de Khon Sê-Leng et l’une des filles de l’ancien caw müang de Din Dam, est remarquable à cet égard. Douée d’une forte personnalité et soucieuse de perpétuer le prestige de sa famille, elle fit pression sur son mari pour que la plupart de leurs enfants puissent faire des études secondaires et accéder à la fonction publique. Ainsi, à l’exception de Seng, l’aîné, formé par son père et qui reprit ensuite le commerce familial, les deux autres fils du ménage et deux de ses quatres filles passèrent avec succès le concours de l’école d’instituteurs. Dans les années 1980, tous les quatre enseignaient à Din Dam, l’un des fils dirigeant même l’une des deux écoles primaires du chef-lieu. De plus, toujours dans le même but, Nang Hop maria ses filles à des fonctionnaires thaïs influents. Ainsi l’une d’elles épousa un responsable du service de santé du district, une autre le chef du service éducatif de la province et une troisième un lieutenant-colonel de l’armée de terre. L’épouse du Teochiu Hieng-Lam Sê-Khuo est un autre bon exemple de femme thaïe opiniâtre. A la différence de Nang Hop, elle était issue d’une famille paysanne pauvre. Mais si elle admit que son mari maintienne des relations suivies avec sa famille restée en Chine, elle resta intraitable quant à l’éducation de leurs deux fils. Ceux-ci poursuivirent des études secondaires et devinrent fonctionnaires au service de l’agriculture du district, le commerce de Hieng-Lam périclitant dans le même temps, faute de successeurs.
27Toutes les épouses thaïes d’immigrés n’eurent bien sûr pas la même force de caractère. La majorité durent se plier aux vues de maris qui ne juraient que par le commerce et pour qui la scolarisation des enfants au-delà du primaire était un luxe inutile. L’orientation professionnelle des enfants de Chinois établis à Din Dam avant 1948 est tout à fait édifiante à cet égard : 66,2 % se tournèrent vers le commerce et les services, contre 31 % vers la fonction publique et 2,9 % seulement vers l’agriculture vivrière.
28Si imitant leur père et sur son incitation, les enfants de ménages mixtes se sont en majorité tournés vers le commerce, ils n’ont pas pour autant échappé au processus de thaïsation dont leur mère était le vecteur domestique. On en veut pour preuve le fait que 66,2 % de ces enfants ont épousé des Thaïs, contre 13,2 % des Sino-Thaïs et 20,6 % des Chinois (cf. fig. 2). Cette tendance au redoublement d’une génération sur l’autre des mariages avec les Thaïs, qui impliqua deux fois plus de fils que de filles d’immigrés, ne pouvait qu’accélérer l’insertion sociale des familles concernées, tout en amplifiant la résonance en leur sein des valeurs de la société d’accueil. Je tenterai plus loin d’estimer l’impact qu’eut le phénomène sur l’affiliation identitaire des descendants d’immigrés.
29Il faut souligner le très faible taux d’intermariage entre les enfants des pionniers chinois de Din Dam. En effet, à une exception près (fig. 2,), les mariages unissant leurs enfants à des Sino-Thaïs ou à des Chinois furent conclus avec les Teochiu, Hakka ou Hainanais qui affluèrent sur place après 1948. A l’époque, la plupart des alliances entre familles chinoises étaient négociées à l’insu des enfants. Il y avait sans doute là un moyen d’étendre les réseaux de relations, de favoriser l’implantation locale des nouveaux venus, et de conforter la position de ceux déjà établis sur place. Si l’on s’en tient à ces derniers, il est remarquable que de telles alliances furent surtout le fait des quelques ménages entièrement chinois ou des couples mixtes qui avaient le mieux réussi dans le négoce. Dans les deux cas, il s’agissait d’accroître son influence au sein de la communauté chinoise locale, mais aussi de trouver pour ses enfants des conjoints dont l’éducation « à la chinoise » assurerait la prospérité des affaires et du groupe familial.
FIG. 2. LES MARIAGES CONCLUS PAR LES ENFANTS DES CHINOIS IMMIGRÉS À DIN DAM AVANT 1948

30C’est dans cet esprit que Kim Sê-Li maria ses enfants. Kim, on l’a vu, avait épousé en 1920 l’une des filles du kamnan de Hin Tang dont il eut trois fils et deux filles. Dans les années 1940, il possédait le comptoir d’achat de produits agricoles le plus prospère du district. Il maria tout d’abord l’aînée de ses filles à un Hainanais, nommé Him, qui gérait depuis 1935 un commerce polyvalent à Nong Kek, un petit bourg marchand situé à 30 kilomètres environ de Din Dam. Him avait été en affaire avec Kim, et c’est après avoir apprécié sa loyauté, son esprit d’entreprise et son goût de l’effort, qu’il lui accorda l’une de ses filles. Cette confiance ne fut pas trahie, puisque après avoir immigré à Hin Tang à la suite de son mariage, Him s’engagea avec succès à la fois dans le commerce de détail et dans le transport de passagers (dans les années 1980, il était le président de l’association locale des propriétaires de sông thew, petits camions dotés de banquettes pour les transports à courte distance). Dans le domaine des transports, Him s’associa d’ailleurs avec Mêk, l’un des fils de Kim, qui dans les années 1980 possédait deux bus. A l’initiative de son père, Mêk épousa en 1961 l’une des filles du Hakka Thuang Sê-Kou, qui était venu s’installer à Müang Thi avec son épouse chinoise à la fin des années 1920 et qui dans les années 1960 tenait le seul magasin d’électro-ménager du marché. Là encore, la fille était connue pour ses qualités de travailleuse et sa famille était prospère. Kim maria un autre de ses fils à une Hainanaise dont le père avait ouvert à Din Dam un commerce polyvalent au début des années 1950, après avoir cultivé des légumes et élevé des porcs dans les faubourg de Thong Thani. Le père de la jeune fille, il faut le préciser, était originaire d’une localité voisine de celle de Kim dans l’île de Hainan et les deux hommes se connaissaient depuis l’enfance. Quant à son dernier fils, Kim le maria à la fille de Khi Sê-Chûng, un Teochiu qui avait tenu un comptoir d’achat de produits agricoles à Chathurat, dans la province de Nakhon Ratchasima. Khi ayant par la suite transposé le même négoce à Din Dam, Kim voyait dans une telle alliance le moyen de renforcer sa position dans ce secteur d’activité.
31La seule entorse aux choix matrimoniaux de Kim en faveur de Chinois ou de Sino-Thaïs tient au mariage de l’une de ses filles avec un Thaï nommé Thongyu. Mais à y regarder de plus près ce mariage relevait de la même stratégie. Thongyu était non seulement le fils d’un aristocrate et riche homme d’affaires thaï, mais de plus il avait en partie reçu une éducation chinoise. En effet, durant son adolescence, son père l’avait envoyé s’initier au commerce en Malaisie et à Singapour chez des Teochiu, parents par alliance de son épouse. De surcroît, lorsqu’il fit la connaissance de son futur beau-père, Thongyu contrôlait comme intermédiaire une part importante du commerce de riz du district voisin. D’où une convergence d’intérêts entre les deux hommes, qui favorisa d’autant leur rapprochement.
APRÈS 1948, UN NOUVEL ESSOR
321948 marque un tournant majeur dans l’histoire de Din Dam. Cette année-là, en effet, le chef-lieu de district fut transféré hors du massif montagneux où il était jusqu’alors implanté. Moins excentré que le précédent par rapport au territoire de la juridiction, le nouveau site était surtout plus facile d’accès. Il correspondait au village de Na Khong Leng, situé à quelques kilomètres au sud des montagnes et qui concurrençait déjà depuis plusieurs années Müang Thi par son activité commerçante. Ce village présentait un attrait économique certain. Il était situé au cœur d’une plaine fertile et était assez proche de Müang Ti tout en étant mieux placé que lui par rapport aux grands axes routiers. Conjugué à d’autres facteurs, ce déplacement du chef-lieu provoqua le regroupement des immigrés déjà établis dans le district, en même temps qu’un afflux sans précédent de nouvelles familles chinoises ou sino-thaïes.
33Dès la fin des années 1930, les Chinois vivant dans les villages riverains de la Nam Phong prirent conscience du déclin inexorable des rizeries industrielles approvisionnées par voie fluviale. Depuis l’extension en 1933 du chemin de fer jusqu’à Thong Thani, celles-ci ne pouvaient plus résister, en effet, à la concurrence des établissements connectés au réseau ferroviaire. Aussi, les uns après les autres, les intermédiaires dans la vente des produits agricoles décidèrent-ils de déplacer leurs activités vers Na Khong Leng.
34Entre 1935 et 1943, une dizaine de négociants dont Long, Beng, Kim Sê-Li, Hieng-Lam et Hieng-La Sê-Khuo, quittèrent les bords de la Nam Phong et Müang Thi pour venir s’installer à Na Khong Leng. Ensemble ils formaient un lobby qui avait tout intérêt à ce que le chef-lieu y fut déplacé. Mais ils ne pouvaient agir ouvertement en ce sens. D’abord parce qu’ils étaient étrangers et que le gouvernement thaï de l’époque menait une politique nationaliste, résolument antichinoise. Ensuite parce qu’ils risquaient de s’aliéner leurs compatriotes restés à Müang Thi. Au-delà de ces facteurs défavorables cependant, les desseins des négociants chinois trouvèrent un appui décisif en la personne des Thaïs, Thongyu et Samhang.
35Thongyu et Samhang avaient de nombreux points communs. Tous deux appartenaient à l’aristocratie de province et leurs familles s’étaient tournées vers le commerce et la haute administration après que les réformes démocratiques du début du siècle eurent aboli leurs privilèges. Le père de Thongyu, établi à Nakhon Ratchasima, approvisionnait ainsi en charbon de bois les locomotives à vapeur de la Société nationale des chemins de fers, tandis que celui de Samhang avait dirigé le district de Din Dam entre 1927 et 1929. Par ailleurs, Thongyu et Samhang faisaient partie des rares Thaïs de leur génération qui suivirent des études secondaires et furent initiés au commerce par les Chinois. Nous avons déjà évoqué cet aspect de la trajectoire de Thongyu. Samhang, de son côté, avait été clerc dans l’une des plus grandes rizeries de la province de Thong Thani, avant de revenir à Din Dam pour y ouvrir un bazar et un comptoir d’achat de produits agricoles. Autre point commun, ils héritèrent presque en même temps de sommes importantes. Pressentant à juste titre l’intérêt économique du site de Na Khong Leng, ils investirent une part de cet argent dans l’achat à bas prix de la plupart des terres jouxtant l’agglomération. Enfin, ces deux hommes jouèrent un grand rôle dans le développement de la petite localité, à une époque où sa vocation administrative restait hautement hypothétique.
36Au sortir de la guerre, Thongyu acheta un Dodge démilitarisé pour transporter les personnes et les marchandises entre Na Khong Leng et Thong Thani. Non seulement devint-il le premier possesseur d’un véhicule à moteur dans le district, mais il fit ainsi de Na Khong Leng une étape obligatoire pour tous ceux qui souhaitaient se rendre rapidement au chef-lieu de province. De son côté, Samhang, qui avait épousé une institutrice travaillant à Din Dam, ouvrit la première école privée du district, afin de compenser l’insuffisance des infrastructures scolaires publiques.
37Müang Thi restait à l’époque inaccessible aux engins à moteur ; l’école privée de Samhang était fréquentée par de nombreux enfants pour qui l’école publique du chef-lieu était trop éloignée : tels furent les deux principaux arguments que Thongyu et Samhang employèrent lors des tractations menées en 1948 auprès des autorités du district et de la province. Cependant, ces motifs auraient été insuffisants pour hâter l’affaire si les deux hommes n’avaient offert les terrains dont les pouvoirs publics avaient besoin pour transplanter l’ensemble des services administratifs. Cette concession emporta la décision et le transfert, réalisé par étapes, s’acheva en 1951. Les deux compères reçurent en dédommagement une importante commission des Chinois de Na Khong Leng.
38A l’annonce du transfert, la majorité des Chinois encore établis dans l’ancien chef-lieu le quittèrent pour rallier Na Khong Leng. Quelques ménages choisirent, quant à eux, de quitter Din Dam pour s’installer dans divers chefs-lieux de province du Nord-Est. Ces départs furent cependant largement compensés par l’afflux vers le district de dizaines d’immigrés. Nombre de ces Chinois étaient installés dans la province de Thong Thani depuis plusieurs années et la prospérité de Din Dam les attirait. Mais leur désir de s’y implanter avait longtemps été contrarié par l’enclavement de Müang Thi et les incertitudes quant à l’implantation du chef-lieu.
39Parmi ceux d’entre eux qui s’installèrent à Din Dam dès 1948, il faut tout d’abord mentionner un groupe d’une dizaine de Hakka venus de Thong Thani. Ces Hakka avaient immigré en Thaïlande entre 1918 et 1945. Originaires de différentes localités du Fukien, ils appartenaient à plusieurs lignages (Hüng, Khu, Chiu, Wong et Li). En fait, leur seul point commun était d’avoir travaillé quelques mois pour le compte d’un éleveur de porcs et maraîcher du lignage Hüng, qui approvisionnait le marché de Thong Thani en viande et légumes. Ce travail peu rémunérateur ne leur offrant pas les moyens de fonder une entreprise viable dans la capitale de la province, ils décidèrent de tenter leur chance dans le nouveau centre de marché qui se créait à Din Dam.
40Seul l’un d’entre eux était fils de notable ; il avait dû fuir son pays pour une raison politique après avoir obtenu une licence en droit. Tous les autres étaient issus de la petite paysannerie sans terre et certains avaient un temps servi dans l’armée du Kuomingtang. La plupart s’étaient mariés en Chine et quatre d’entre eux immigrèrent en compagnie de leur épouse. Avant d’aboutir à Thong Thani, plusieurs avaient bourlingué, allant d’un métier à l’autre, sans guère de réussite. Ainsi, Kim-Sêng Sê-Li, le lettré du groupe, avait tenté successivement sa chance à Macao, Hong-Kong, Singapour et en Malaisie, avant de venir en Thaïlande. Là, il fut d’abord l’employé d’un membre de son lignage qui tenait un bazar à Pattalung (sud du pays), mais il se disputa avec son employeur et trouva refuge à Bangkok chez un oncle qui l’employa comme comptable dans son atelier de menuiserie. L’atelier fit faillite un an plus tard et Kim-Sêng partit tenter sa chance à Suphan Buri, dans le centre du pays, où il colporta pendant plusieurs années des marchandises au profit d’un boutiquier, membre de son lignage. Cependant, avec l’occupation japonaise, la région n’était pas sûre. Aussi décida-t-il d’émigrer à Thong Thani où il rallia le groupe de Hakka qui allait par la suite s’installer à Din Dam.
41Lorsqu’ils arrivèrent à Din Dam, ces Hakka disposaient de très peu de fonds. Aussi s’engagèrent-ils au départ dans des activités nécessitant peu d’investissements. Sept d’entre eux sillonnèrent sans relâche les campagnes alentour pour y colporter des biens de première nécessité. Puis, après s’être constitué un capital et une clientèle, ils s’orientèrent vers des commerces sédentaires. Kim-Sêng ouvrit ainsi un magasin de cycles après avoir fait venir son épouse de Chine en 1949. Un autre, nommé Kua-Li Sê-Khu, épousa une Issane et créa le premier restaurant du district; un autre encore s’installa en face de l’école primaire et se mit à vendre des fournitures scolaires. Plutôt que de s’adonner au colportage, Hui Sê-Hüng préféra débuter en louant un étal au marché où il vendait des pâtisseries. Après s’être remarié en 1954 avec une Issane des environs, il émigra à Vientiane et y vécut jusqu’à l’avènement du Phatet Lao. Revenu à Din Dam en 1975, il ouvrit alors un atelier de réparation de cycles et motocycles qui devait bientôt s’illustrer en construisant les premiers samlô du district3.
42Outre les Hakka, quelques Teochiu affluèrent à Din Dam en 1948. Certains d’entre eux étaient en relation avec le groupe précédent. D’autres avaient des parents par alliance originaires du lieu. Hêng Sê-Tia était dans ce cas. Il avait immigré en Thaïlande en 1918 pour rejoindre un cousin installé à Nakhon Ratchasima. Après divers petits emplois, il réussit à acheter un concession de boucher au marché de la ville. Il épousa une Thaïe Khorat4 et poursuivit cette activité pendant une vingtaine d’années. En 1947, il maria sa fille aînée à un instituteur issane originaire de Din Dam et c’est alors qu’il choisit d’émigrer vers ce district. Sur place, il loua un emplacement au marché couvert pour y servir des boissons chaudes, son épouse y vendant des pousses de bambou. Plus généralement, les Teochiu qui s’installèrent à Din Dam en 1948 se firent soit vendeurs sur le marché, à l’image de Hêng, soit tenanciers de boutiques polyvalentes.
43En 1954, la construction imminente d’une nouvelle piste entre le chef-lieu et l’axe routier reliant Thong Thani au nord de la Plaine centrale, accéléra le rythme des arrivées. Jusqu’alors en effet, il fallait une dizaine d’heures pour effectuer le voyage aller-retour entre Din Dam et Thong Thani. L’aménagement de la piste, achevé en 1958, réduisit la durée du trajet et limita le nombre d’incidents mécaniques. Entre-temps, deux groupes homogènes d’immigrés s’étaient installés au centre de marché, entraînant dans leur sillage plusieurs individus ou couples attirés par les perspectives économiques ainsi créées.
44Le premier d’entre eux était composé de Hakka. Le leader de ce groupe avait pour nom Ki-Koi Sê-Chua. Il immigra en Thaïlande avec son épouse en 1908. Il était alors âgé d’une trentaine d’années. Il résida d’abord à Chachoeng Sao, dans la Plaine centrale, où il élevait des porcs et cultivait des légumes qu’il vendait sur le marché local. En 1914, il partit pour Pak Thong Chai, près de Nakhon Ratchasima, où il exerça les mêmes activités. Puis en 1920, il s’installa dans le chef-lieu de Nam Phong et se fit coolie dans la grande rizerie industrielle du lieu, qui traitait la majeure partie du riz produit le long du cours supérieur de la rivière Nam Phong. A cette époque il envoya ses trois fils faire des études en Chine, où ils restèrent une dizaine d’années. Entre-temps sa fille aînée, qui était d’une grande beauté, devint la mia nôy (« petite épouse »), c’est-à-dire l’épouse secondaire du patron teochiu de la rizerie et lorsque ses frères rentrèrent du Fukien, elle obtint pour eux des postes d’assistants de direction (phucatkan) dans l’entreprise. De plus, l’aîné de ses frères épousa l’une des filles du patron de la rizerie, tandis que ses cadets se mariaient avec des filles de familles Hakka installées à Nam Phong. Au début des années 1930, Ki-Koi fut rejoint sur place par son frère cadet, Suk. Ce dernier avait immigré en 1929 avec son épouse et ses deux fils mariés. Ils avaient d’abord travaillé dans une tannerie de Klong Toei, à Bangkok, puis avaient séjourné un temps à Phitsanulok pour y élever des porcs et cultiver des légumes. Après avoir rejoint Ki-Koi à Nam-Phong, ils se firent vendeurs de plats cuisinés sur le marché.
45Nous avons dit que l’activité des rizeries approvisionnées par voie fluviale déclina à partir de 1933. En 1953, celle de Nam Phong dût fermer. Ki, le fils aîné de Ki-Koi, qui connaissait le gouverneur de la province de Thong Thani, obtint alors des autorités l’exploitation des forêts couvrant les contreforts du massif montagneux de Din Dam. L’affaire était d’autant plus intéressante que ce gisement forestier, encore épargné par l’abattage industriel, présentait de grandes potentialités et que les pouvoirs publics construisaient une nouvelle piste facilitant l’accès au district. De plus, Din Dam était le seul district de la province où les Hakka étaient solidement implantés.
46Utilisant le capital et l’expérience qu’ils avaient accumulés durant des années à la rizerie de Nam Phong, Ki et ses frères firent construire une scierie dans les faubourgs du chef-lieu. En association avec le Thaï qui leur avait servi de prête-nom pour l’achat des terrains, ils ouvrirent un comptoir d’achat de riz. En 1955, lorsque les travaux furent terminés, Ki-Koi, Suk et le reste du groupe familial les rejoignirent en compagnie d’alliés du lignage hakka Sê-Hüng. Ils se virent confier des postes d’encadrement à la scierie.
47Au même moment, un riche industriel cantonais de Bangkok, président de la société nationale des exportateurs de riz, fit construire une rizerie à Din Dam. Cette entreprise attira plusieurs Chinois qui y furent recrutés comme agents de maîtrise ou simples coolies. Parmi eux, certains ne firent qu’un bref séjour à Din Dam, tandis que d’autres firent souche. Tel fut le cas de Pêng-San Sê-Ma, du lignage de Supchai — le propriétaire de la rizerie — qui avait immigré en Thaïlande en 1946 avec son épouse. Autre exemple, celui du Cantonais Chieng Sê-Lieng qui était charpentier en Chine et qui arriva en Thaïlande en 1914. Pendant plus de trente ans il participa comme coolie, puis comme chef de chantier, à la construction de plusieurs structures industrielles à travers le pays, notamment dans la région de Thong Thani. Il épousa la fille d’une famille cantonaise de Loei, dont il eut trois fils. Dans les années 1950, il était établi à Nam Phong. C’est donc logiquement que Ki Sê-Chua le recruta pour superviser l’édification de la scierie de Din Dam. Une fois le chantier terminé, le patron cantonais de la rizerie lui proposa un poste de contremaître. Les deux hommes se lièrent d’une solide amitié et l’entreprise paya les études secondaires de l’aîné de ses fils, Harun. En échange, à la sortie du lycée, celui-ci plaça ses connaissances au service de la rizerie. Seul dans l’équipe à parler issane couramment, Harun, alors âgé de 18 ans, servait d’intermédiaire auprès des paysans. Assumant parfaitement ce rôle, il succéda à son père comme contremaître lorsque celui-ci mourut en 1961. En 1966, la rizerie étant passée sous le contrôle des Hakka du lignage Sê-Chua, Harun fonda sa propre entreprise d’achat de produits agricoles en association avec ses deux frères. Il épousa l’une des filles du Hainanais Long Sê-Li, l’un des premiers immigrants à Na Khong Leng.
48Dernier exemple, celui du Teochiu Nguan-Kim Sê-Kou, qui immigra en Thaïlande en 1938 avec son épouse. Il travailla d’abord comme coolie puis comme contremaître dans une scierie de Prachin Buri appartenant à un membre de son lignage. Au début de 1950, il fit la connaissance du futur patron de la scierie de Din Dam, grâce à Ki Sê-Chua, un cousin comptable à la rizerie de Nam Phong. Les deux hommes sympathisèrent et lorsque Ki créa son entreprise, il fit venir Nguan-Kim à Din Dam, le chargeant de superviser l’extraction du bois. Nguan-Kim s’affirma bientôt comme son homme de confiance.
49Le patron de la scierie de Din Dam avait acquis auprès du Service des domaines quelques camions pour le transport des grumes. Ce matériel s’avéra bien vite insuffisant et, dans l’attente de nouveaux véhicules, des transporteurs furent sollicités. Ceux-ci, rejoints par des parents ou relations, constituèrent le deuxième groupe important de Chinois ayant immigré à Din Dam entre 1954 et 1958.
50Le leader de ce dernier groupe se nommait Nu Sê-Lao. Sa famille avait migré en Thaïlande durant la seconde moitié du XIXe siècle et son grand-père aurait géré à une époque la concession des jeux de Suphan Buri. Cette concession, très lucrative, assura la prospérité de la famille de Nu. A la naissance de Nu en 1925, elle possédait à la fois une rizerie, un bazar et une fumerie d’opium à U-Thong, une ville située entre Suphan et Kanchana Buri. Nu fit son apprentissage dans la rizerie familiale, puis au sortir de la Deuxième Guerre mondiale il épousa la fille d’une famille Hakka de Bangkok et s’installa à Suphan Buri. Là il ouvrit un magasin de matériaux de construction, en même temps qu’il achetait en association avec l’un de ses beaux-frères et un autre Hakka un lot de six camions militaires. Ils assurèrent ainsi le transport de grumes ou de charbon de bois pour des scieries de la région. Au milieu des années 1950, ce secteur d’activités déclinant à Suphan Buri, Nu et ses deux associés décidèrent de tenter leur chance dans le Nord-Est où plusieurs scieries venaient d’ouvrir. Ils émigrèrent d’abord dans la province de Loei, en compagnie de parents paternels et maternels qui faisaient office de chauffeurs ou de mécaniciens et dont certains étaient mariés. Avisés des besoins de la scierie de Din Dam, ils s’installèrent dans ce district en 1957. En 1966, Nu et son beau-frère vendirent leur flotte de camions à la scierie et ils s’installèrent chacun à leur compte, le premier ouvrant une station d’essence et un magasin de motocycles, le second un magasin de pièces détachées en tous genres et de matériaux de construction.
EXPANSION ET REDÉFINITION INTERNE DE LA COMMUNAUTÉ
51L’afflux entre 1948 et 1958 de plus de cinquante nouveaux immigrés, hommes et femmes, eut nécessairement un impact sur la physionomie de la population chinoise de Din Dam et sur la nature des rapports entre ses membres. Jusqu’alors, les Chinois de Din Dam conciliaient solidarité interne avec ouverture sur la société globale par l’intermédiaire de nombreux mariages avec des femmes issanes. Les nouveaux venus changèrent ces modalités d’adaptation en créant un climat de plus forte concurrence commerciale, mais aussi en renforçant et en dynamisant une communauté jusqu’alors embryonnaire.
52C’est dans le négoce des produits agricoles que la concurrence entre les vagues successives d’immigrés fut la plus rude. Nous avons vu que dans le contexte d’une économie paysanne peu monétarisée, le commerce des produits agricoles ne constituait pas une activité spécifique. Jusqu’à la fin des années 1940 il consistait à troquer des biens manufacturés contre du riz ou d’autres denrées. Participant par le colportage au désenclavement de villages isolés, les commerçants chinois assumaient une double fonction d’intermédiaire : d’un côté ils regroupaient les récoltes à partir d’une multitude de points de production pour les acheminer vers les pôles urbains ; de l’autre, ils diffusaient dans les campagnes une gamme étendue de produits manufacturés émanant de ces pôles.
53Facteur indéniable de l’ascendant des Chinois sur les commerçants thaïs, le colportage prêtait à une compétition plus ou moins âpre entre Teochiu, Hakka et Hainanais. Si cette concurrence était demeurée faible jusqu’en 1948, en raison du nombre réduit de colporteurs dans le district, elle fut exacerbée par l’arrivée des Hakka en provenance de Thong Thani. Ceux-ci se livrèrent d’emblée à un démarchage aggressif et intensif. Détournant une partie de leur clientèle, ils firent rapidement de l’ombre aux commerçants plus anciennement établis. En réaction, ces derniers firent alors pression sur les notables issanes parmi leurs clients et écartèrent ainsi leurs concurrents de villages et cantons entiers. A leur tour, les Hakka bradèrent leurs articles manufacturés, ce qui fit grimper le prix relatif des produits agricoles. La situation devenait intenable et l’on en serait très vite venu aux mains sans l’intervention du Hainanais Kim Sê-Li et du Hakka Thuang Sê-Kou, deux taokê (« patrons ») très influents à l’époque, qui imposèrent un modus vivendi.
54Face à cette nouvelle concurrence, Kim Sê-Li et son gendre Thongyu, qui possédaient chacun un camion, optèrent pour un mode de collecte des produits agricoles qui se développait alors le long des pistes carrossables du Nord-Est. Preecha Kuwinpant (1980 : 155-157) a décrit une stratégie commerciale analogue pour Phitsanulok : les négociants implantés sur un marché recrutent en divers points de leur périmètre d’action des intermédiaires thaïs loyaux, influents auprès de la paysannerie locale et réputés pour leurs talents commerciaux en tant que boutiquiers ou maquignons. Les tao-kê du marché avancent à ces nay na (« patrons des rizières ») les sommes nécessaires à l’achat de riz ou d’autres produits agricoles dans leur zone d’influence. Lorsque les quantités ainsi réunies justifient le déplacement d’un camion, le nay na en informe le patron chinois et recoit en retour une commission.
55Introduit en 1950, le système s’étendra à tout le district dans le cours de la décennie, sous l’effet de l’âpre concurrence entre le groupe Kim Sê-Li - Thongyu, la rizerie de Din Dam, le comptoir ouvert par les propriétaires de la scierie, et enfin d’autres négociants mineurs qui avaient survécu en s’équipant de camions. Cette compétition eut peu d’impact sur les marges bénéficiaires, déjà étroites, et sur des cours que les négociants locaux ne maîtrisaient pas. Ses principaux déterminants étaient l’étendue et l’efficacité du dispositif de collecte mis en place par les uns et les autres, leur habileté en matière de gestion spéculative des stocks, le montant des prêts consentis aux nay na ainsi que la fiabilité de ces derniers. Les entreprises les moins bien implantées localement, celles qui dépendaient exclusivement du négoce du riz, ou celles qui n’en faisaient au contraire qu’une activité d’appoint, se trouvèrent bien vite en position de faiblesse. Ainsi la rizerie, dont les propriétaires résidaient à Bangkok, ne capta jamais plus d’un cinquième de la production locale. Bien que sa cession en 19665 fut justifiée par des motifs familiaux, sa rentabilité se révéla en réalité bien maigre au regard des investissements consentis. Ses repreneurs, les propriétaires de la scierie, en confièrent la direction à l’un des plus jeunes fils de Ki. Celui-ci ne parvint pas à en assurer le redressement. Incapable de gérer ses stocks efficacement et abandonné par ses trois fournisseurs (Hieng-La Sê Khuo et deux des trois négociants Thaïs), il fera faillite en 1978, provoquant la fermeture définitive de l’établissement.
56La disparition de la rizerie n’atténua pas la concurrence entre la dizaine de négociants restants (neuf Chinois et un Thaï : Thongyu). A la différence des grands entrepreneurs qui se partagaient le commerce du riz au niveau provincial, régional ou national, ils ne parvinrent jamais à s’organiser en une hsiang-huai (« association de commerce » en teochiu) afin de régler leurs litiges et établir un code de bonne conduite. Ils ne se lièrent pas non plus par des alliances matrimoniales, à l’exception de celles tissées par Kim Sê-Li avant 1948. Tout contact était en fait systématiquement évité.
57Outre une concurrence exacerbée entre intermédiaires, le nouveau système de collecte des produits agricoles eut des effets très importants sur l’économie du district en général et sur l’organisation du commerce en particulier. En substituant au troc des échanges contre numéraire, il favorisa l’accès des agriculteurs à la monnaie et hâta leur intégration à l’économie de marché. Il accrut les revenus des agriculteurs, dont la récolte ne fut plus négociée par marchandage, mais selon des cours officiels. La forte demande générée par un niveau élevé de concurrence nivela vers le bas les marges bénéficiaires des intermédiaires.
58Le nouveau mode de collecte, combiné à l’extension des pistes carrossables dans les campagnes, rendit très vite obsolète le colportage généraliste répandu jusqu’alors. A partir de 1956, le gouvernement entreprit un ambitieux programme de construction de routes et de pistes dans l’ensemble du royaume, ce qui eut des effets considérables dans les campagnes. Des villages jusqu’alors éloignés et difficiles d’accès furent raccordés au chef-lieu du district par des pistes carrossables en toute saison. Les négociants spécialisés dans le commerce des produits agricoles en profitèrent pour étendre leur réseau de nay na et capter les récoltes dans un rayon de cinq à dix kilomètres autour de ces axes. Dans le même temps, les villageois, dont le pouvoir d’achat s’était accrû, s’équipèrent de bicyclettes ou d’autres moyens de locomotion pour s’approvisionner directement au marché et y faire jouer la concurrence. Dans ce contexte, le colportage généraliste basé sur le troc et le marchandage périclita et disparut totalement au début des années 1960, cédant la place à une autre forme de colportage, spécialisé et opérant au moyen de véhicules à moteur à partir d’usines d’envergure régionale.
59La disparition du colportage généraliste sonna le glas des établissements mixtes où s’échangeait le riz contre des produits de consommation courante. A une exception près, le négoce des produits agricoles et celui des biens manufacturés furent désormais disjoints à Din Dam, car assumés par des entrepreneurs différents. Parallèlement, les commerces du marché se diversifièrent pour répondre à une demande plus variée. Les Chinois arrivés après 1948 se lancèrent ainsi dans le commerce de cycles, la mécanique, les matériaux de construction, les fournitures scolaires, les vêtements ou la restauration. Certes, une majorité de commerçants conserva un profil généraliste, en continuant de proposer des fournitures en tous genres. Cependant, l’introduction d’une diversification eut pour effet de réduire la concurrence dans la plupart des secteurs d’activités et évita que ne se généralisent les tensions sociales perceptibles entre négociants de produits agricoles.
60L’arrivée en nombre de nouveaux immigrés à partir de 1948 n’eut pas que des incidences économiques. Elle donna également corps à une communauté chinoise jusqu’alors embryonnaire. Les critères qui justifient ici l’usage de la notion de communauté seront précisés plus tard. Mais pour s’en tenir au partage d’institutions spécifiques, les deux seules associations intéressant l’ensemble des Chinois et Sino-Thaïs du district furent créées par des immigrés arrivés après 1948. Le Comité d’entretien du sanctuaire des Kong-Μa, le couple de dieux du sol chinois du marché, est l’une de ces deux institutions. Elle fut fondée en 1950 par Khai-Nguan Sê-Hüng, l’un des Hakka venus de Thong Thani, qui jouissait d’un certain prestige dans la population du chef-lieu de par son activité de boucher. Quant au Comité d’organisation de l’anniversaire de ces mêmes dieux du sol, il fut créé en 1956, à l’initiative du patron hakka de la scierie.
61Que les Hakka aient été à l’origine des seules associations chinoises du marché n’est pas fortuit. C’est là l’indice d’un renversement des rapports de force entre les diverses composantes linguistiques de la communauté hua-ch’iao locale. Avant 1948, les Hainanais dominaient grâce aux mariages qu’ils avaient su, mieux que d’autres, conclure avec des notables issanes influents. Après 1948, les Hakka bénéficieront non seulement de leur majorité démographique, mais aussi de l’influence exercée par les propriétaires de la scierie, devenus grands caw phô (« seigneur-père » = patrons) du marché et principaux interlocuteurs auprès des autorités. Dès lors le pouvoir politique dépendra plus du statut économique que des stratégies matrimoniales orientées vers la société globale, les patrons de la scierie préférant marier leurs enfants dans les grandes familles chinoises, plutôt que dans celles des hauts fonctionnaires thaïs ou notables locaux (cf. fig. 3).
62Cette orientation en matière matrimoniale reflète d’ailleurs celle des immigrés arrivés à Din Dam entre 1948 et 1958. Au contraire de leurs prédécesseurs, mariés avant tout avec des Issanes, ils ne furent que 37 % à faire ce choix, la majorité épousant des femmes chinoises (cf. fig. 4). Arrivés en Thaïlande à la même époque que leurs prédécesseurs à Din Dam, ils avaient cependant vécu dans des communautés chinoises plus importantes. Du fait d’un sex ratio plus équilibré dans les grandes villes où ils avaient séjourné, ils tirèrent un meilleur parti de l’immigration féminine postérieure à 1920.
FIG. 3. LES ALLIANCES MATRIMONIALES RÉALISÉES PAR LES PROPRIÉTAIRES DE LA SCIERIE DE DIN DAM

63Le contraste entre les stratégies matrimoniales des Chinois arrivés à Din Dam avant 1948 (groupe I) et ceux établis entre 1948 et 1958 (groupe II) aurait pu s’atténuer à la génération suivante, par intermariage entre les deux groupes. Mais ce fut très partiellement le cas, comme le montre la figure 5. La première génération du groupe I avait à 84 % épousé des Thai’s, alors que 37 % seulement avaient fait ce choix dans le groupe II. Or, chez les enfants de la première génération du groupe I, les mariages avec des Thai’s, des Chinois et des Sino-Thaïs représentèrent respectivement 67 %, 18 % et 15 % des alliances, contre 40 %, 47 % et 13 % dans le groupe II.
64Ces chiffres justifient que l’identité soit abordée en privilégiant l’analyse des modes de socialisation. En effet, les enfants des deux groupes ayant fréquenté les mêmes écoles thaïes, comment interpréter la persistance des préférences matrimoniales au travers des générations sans évoquer les conditionnements culturels exercés par le milieu familial. Par ailleurs, d’un point de vue sociologique, la comparaison entre les deux vagues migratoires suggère un axiome selon lequel plus la population immigrée est de taille réduite, plus elle est perméable aux influences socio-culturelles émanant de la société d’accueil.
65On notera enfin que la plupart des mariages conclus entre les familles venues sur place avant 1948 et dans les dix années suivantes, le furent entre les Hainanais et les Hakka (fig. 5), c’est-à-dire entre l’ancien et le nouveau groupe dominant. Certains de ces mariages procédaient à l’évidence d’une logique politique, puisqu’ils permettaient de combiner les réseaux constitués aux deux époques et d’accroître l’influence des partenaires matrimoniaux, aussi bien à l’intérieur de la communauté chinoise locale, qu’à l’extérieur.
APRÈS 1958, UNE OUVERTURE ACCRUE SUR L’EXTÉRIEUR
66De 1958 à nos jours quelques immigrés, peu nombreux, quittèrent Din Dam afin de s’établir dans une ville plus importante. Ces quelques départs furent néanmoins largement compensés par l’arrivée de ménages ou d’individus en provenance d’autres localités du Nord-Est ou d’autres régions de Thaïlande. Plus espacées dans le temps que celles de la précédente période, ces arrivées relevaient de différents scénarios. L’un d’eux est la venue de femmes à l’occasion de leur mariage. Entre 1958 et 1989, immigrèrent de la sorte sept Sino-Thaïes et dix-sept Chinoises (huit Teochiu, cinq Hakka, trois Hainanaises et une Cantonaise). Dans certains cas, ces mariages entraînèrent l’immigration d’ascendants ou de germains de l’épouse.
FIG. 4. LES MARIAGES CONCLUS PAR LES CHINOIS IMMIGRÉS À DIN DAM ENTRE 1948 ET 1958, AINSI QUE PAR LEURS ENFANTS

FIG. 5. LES ALLIANCES ENTRE FAMILLES D’IMMIGRÉS ÉTABLIES AVANT 1948 ET ENTRE 1948 ET 1958

67L’exemple du Teochiu Kasem Sê-Chia est tout à fait édifiant à cet égard. En 1968, Suphaphon, l’une de ses sœurs cadettes épousa un fils de Li-Phan Sê-Hüng, un Hakka qui s’était installé à Din Dam en 1948 et qui gérait à la fois un commerce polyvalent, un poste d’essence et un comptoir d’achat de manioc. Durant plusieurs années, Suphaphon avait aidé ses parents dans leur pharmacie de Thong Thani. Din Dam ne disposant pas encore de pharmacie, Suphaphon décida avec l’accord de son mari d’utiliser l’argent du mariage pour y remédier. De par la forte demande en médicaments, la boutique prospéra vite et, trois ans plus tard, elle invita son frère aîné à l’imiter. Kasem ouvrit une seconde pharmacie et, grâce aux relations de son père dans l’administration provinciale, il obtint le monopole local de la distribution des boissons alcoolisées.
68Apparentés ou non à des femmes mariées sur place, les Chinois ou Sino-Thaïs qui s’installèrent à Din Dam après 1958 étaient pour la plupart de jeunes immigrés nés en Thaïlande, issus de familles prospères et qui, à l’image de Kasem ou de sa sœur, escomptaient une fortune rapide en développant de nouveaux services dans une zone rurale où la demande était forte et la concurrence faible. Certains de ces services supposaient des compétences techniques, qui avaient été le plus souvent acquises de manière empirique dans le milieu familial. En exportant dans une ville voisine la spécialité de leurs parents ou de leurs aînés, les immigrés contribuaient à accroître l’influence de leur famille dans un secteur d’activités. En retour ils bénéficiaient de la solidarité parentale en matière de conseils, d’approvisionnement et de trésorerie. Ainsi les propriétaires des six pharmacies que comptait Din Dam en 1989, ainsi que de deux bijouteries et des trois ateliers de photo, appartiennent tous à des lignées locales de Chinois actifs dans ces secteurs depuis deux ou trois générations.
69L’une des illustrations les plus pittoresques de l’ambition de ces enfants d’immigrés nous est fourni par le Teochiu Kriengsak Sê-Lim. Lorsque son père mourut en 1967, laissant à ses fils une grosse fortune, dont un grand magasin d’alimentation de Thong Thani, Kriengsak, alors âgé d’une vingtaine d’années, prit sa part de l’héritage familial et décida de tenter sa chance à Ubon Ratchathani, qui abritait l’une des plus grosses bases militaires américaines de la région. Là, il loua des terres et entrepris la culture de chanvre indien ainsi que le commerce de bétail, afin d’approvisionner la base en viande et en cannabis. Ces activités plus ou moins légales étaient juteuses, mais s’interrompirent en 1975, lorsque les troupes américaines furent progressivement retirées du pays. Suivant alors les conseils de son frère aîné, qui détenait le monopole de la distribution de cigarettes à Thong Thani et représentait plusieurs firmes agro-alimentaires, Kriengsak s’installa à Din Dam, acheta un autocar et rejoignit l’association des propriétaires d’autocars de la ville. Parallèlement, il obtint par son frère la distribution exclusive dans le district de marques bon marché d’engrais chimique et de nampla (jus de poisson en bouteille utilisé pour l’assaisonnement des plats). Quelques années plus tard, il paracheva son intégration dans la communauté chinoise locale en épousant l’une des filles de Bu-Sêng Sê-Kou, l’un des premiers Teochiu à avoir immigré à Din Dam.
70En acquérant un autocar, Kriengsak avait misé non seulement sur la rentabilité notoire du transport de passagers, mais aussi sur la construction en cours d’une voie goudronnée entre Din Dam et la route principale conduisant à Thong Thani. L’achèvement en 1976 de cette voie améliora considérablement les liaisons entre le chef-lieu de district et la capitale de la province. Dans le domaine des transports publics, de tels aménagements aboutirent à la création en 1981 d’une compagnie d’autocars qui regroupait l’ensemble des propriétaires exploitant la ligne Sri-Buleng-Thong Thani via Din Dam (Sri Buleng étant un chef-lieu de district situé 38 kilomètres au nord-est de Din Dam).
71Le développement local des transports en commun attira les deux seuls groupes familiaux à avoir immigré à Din Dam après 1958. Le premier était dirigé par un Teochiu nommé Hong Sê-Khu. Le grand-père de Hong avait immigré en Thaïlande en 1897 et avait d’abord travaillé à la construction de la voie de chemin de fer Bangkok-Nakhon Ratchasima. Par la suite, il réussit à faire venir sa femme et ses enfants de Chine et s’établit à Nongkaï, ville thaïlandaise située face à Vientiane. Il y travailla d’abord pour le compte d’un membre du même lignage qui possédait un bazar, puis, grâce à une tontine, ouvrit une gargotte et une fumerie d’opium. Hong naquit en 1927 et à l’âge de sept ans fut envoyé en Chine pour y faire ses études. Six ans plus tard, il était de retour en Thaïlande et fut alors confié à l’une des belles-sœurs de son grand-père, qui était veuve et avait besoin d’un apprenti pour l’aider dans la gestion du bazar qu’elle tenait à Pak San (centre du Laos). En 1951, son père le maria à une fille teochiu de Thong Thani et le jeune couple ouvrit un commerce de matériaux de construction dans un petit district de la province. Les affaires n’étant pas florissantes, Hong retourna au Laos, à Pak Kading plus précisément, où il géra un bazar, acheta un autocar et se lança dans le transport de passagers. Le ménage resta à Pak Kading plus de dix ans. En 1968, la région devenait de moins en moins sûre du fait de l’activité du Phatet Lao. Aussi s’installa-t-il à Din Dam sur le conseil de ses beaux-parents. Il y poursuivit le transport de passagers et ouvrit un comptoir d’achat de produits agricoles. Peu de temps après il fut rejoint sur place par une sœur aînée de son épouse dont le mari ouvrit lui aussi un comptoir d’achat de riz, associé à un commerce généraliste.
72Le deuxième groupe était composé de six frères : Koi, Hi, Muk, Niu, Yung et Wong Sê-Hüng. Leurs parents, Kai et Fa, avaient immigré en Thaïlande en 1926 et s’étaient installés à Nakhon Pathom où ils cultivaient du tabac. Leur entreprise prit de l’ampleur, mais en 1948 Kai mourut et le reste de la famille tenta alors sa chance dans le Nord-Est. Ils achetèrent des camions et ouvrirent un comptoir d’achat de produits agricoles dans un petit bourg de la province d’Udon. A l’exception de Koi, qui avait épousé une fille hakka de Nakhon Pathom, les cinq frères se marièrent les uns après les autres à des Issanes. A la fin des années 1960, ayant appris par des membres de leur lignage déjà établis sur place que Din Dam était prospère, ils achetèrent plusieurs autocars, s’installèrent dans un village situé à mi-chemin entre Din Dam et Sri Buleng et s’associèrent aux transporteurs locaux en un groupement informel. Ils ouvrirent aussi dans ce village un comptoir d’achat de produits agricoles. En 1976, lorsque la route conduisant au chef-lieu fut asphaltée, ils décidèrent de privilégier le transport de passagers, augmentèrent le nombre de leurs autocars et s’installèrent à Din Dam. Des frères et sœurs de l’épouse de Koi les rejoignirent peu après avec leur famille. Ces parents par alliance avaient plusieurs années durant cultivé le tabac dans la province de Kanchana Buri. Les frères Sê-Hüng firent preuve d’une grande rigueur dans la gestion de leurs affaires et, à la fin des années 1980, possédaient sept des quinze véhicules de la compagnie locale d’autocars.
73Cette compagnie fut, avec le syndicat des bouchers, l’une des seules tentatives réussies de regroupement corporatiste à l’échelle de Din Dam. Les autorités thaïes, soucieuses de réguler les transports publics, y avaient certes contribué, en imposant au début des années 1980 la création de compagnies sur chaque ligne. Mais bien avant cette période, les propriétaires d’autocars du district — chinois, sino-thaïs ou thaïs — s’étaient réunis en un cartel destiné à protéger et promouvoir les intérêts de ses membres. Cette organisation ignorait la dimension religieuse propre aux chiao, les guildes chinoises, puisque ses activités ne furent jamais placées sous le patronage d’une divinité. A l’intérieur du cartel, chaque entrepreneur avait autant de parts que de véhicules. Ces parts fixaient le nombre de ses rotations quotidiennes, les créneaux horaires impartis aux uns et aux autres étant de plus définis selon un système de calcul complexe visant l’équité. Ces principes de base furent perpétués par la compagnie créée en 1981, compagnie qui prit un caractère plus formel que l’ancien cartel, puisqu’elle fut dotée d’un statut juridique officiel, d’un conseil d’administration et d’un président.
74L’organisation des transporteurs en un cartel puis en une compagnie reflète la qualité de l’insertion des Chinois ou Sino-Thaïs arrivés à Din Dam après 1958. Exceptés les négociants de produits agricoles, ces immigrés ne menacèrent pas les équilibres économiques préexistant au sein de la communauté chinoise. Ils s’intégrèrent comme conjoint à des groupes familiaux déjà établis sur place, ou s’investirent dans des secteurs où la concurrence était inexistante ou négligeable. On vit certes après 1958 quelques altercations violentes entre négociants chinois, l’un provoquant au cours d’un duel la mort de deux Hakka, marchands de matériaux de construction. Ces conflits cependant n’impliquèrent que des immigrés installés à Din Dam avant 1958.
75Les nouveaux venus s’insérèrent d’autant mieux dans la bourgade qu’ils multiplièrent les mariages avec les familles chinoises ou sino-thaïes de vieille souche locale. Comme le montre la comparaison des figures 5 et 7, ils firent plus que doubler le nombre d’alliances entre groupes familiaux par rapport à celles qui avaient été tissées auparavant. Ils renouvelèrent ainsi partiellement la communauté d’immigrés et augmentèrent sa taille sans pour autant en affaiblir la cohésion interne. Ces alliances avec des compatriotes ne signifièrent pas un repli sur soi face à la société globale. En effet, plus de la moitié des Chinois qui s’installèrent à Din Dam après 1958 étaient mariés à des Issanes (cf. fig. 6). Les hommes qui firent ce choix avaient auparavant vécu en zone rurale, à l’image des frères Sê-Hüng ou de leurs alliés. Mais si l’on tient compte des femmes qui immigrèrent à Din Dam pour raison matrimoniale, la proportion des mariages mixtes est moindre. Le poids statistique de ces mariages révèle une double orientation sociale et culturelle qui place la dernière vague migratoire à mi-chemin entre l’« introversion » de la précédente et l’« extraversion » des pionniers. Il est bien sûr trop tôt pour apprécier les effets qu’auront ces intermariages sur les choix matrimoniaux des enfants qui en sont issus, la plupart d’entre eux étant encore très jeunes (fig. 6). On peut dire enfin qu’en réunissant en une même classe d’expériences les Hainanais et les Hakka du lignage Sê-Hüng, ces intermariages favorisèrent sans doute leur association dans le domaine des transports publics.
CONCLUSION
76Soulignons pour conclure la grande capacité d’intégration économique des immigrés chinois et le rôle crucial qu’ils jouèrent dans la monétarisation des échanges en zone rurale. Le colportage, que valorisait la tradition commerciale de leur pays d’origine et qui subsista jusqu’en 1960, en fut l’un des principaux instruments. Allié à la pratique du troc et à un commerce généraliste, il leur conféra un avantage décisif sur le petit négoce sédentaire des Thaïs, mais fit aussi d’eux les intermédiaires obligés des échanges entre ville et campagne. Ils prirent le contrôle d’une niche économique restée localement marginale, et s’approprièrent ainsi une part spécifique de l’espace social. En instituant par la suite le système des nay na, ils s’adaptèrent très vite au développement des voies de communication et, substituant au troc l’échange monétaire dans l’acquisition des produits agricoles, ils propulsèrent les agriculteurs dans l’économie de marché. Enfin, lorsque les besoins des paysans se diversifièrent, ils surent là encore répondre à la demande en variant leurs activités. Dans certains cas, ils optèrent pour des secteurs à faible concurrence, évitant la multiplication des tensions au sein de leur communauté. Certes, le déclin de certaines entreprises et la vive concurrence entre colporteurs puis négociants de produits agricoles, incitent à relativiser le dynamisme entrepreneurial chinois. Mais on trouve une autre preuve de leur opportunisme économique dans l’aptitude passée et présente de nombre d’entre eux à nouer des alliances avec l’élite thaïe, tant sur le plan local que national.
FIG. 6. LES MARIAGES CONCLUS PAR LES CHINOIS IMMIGRÉS À DIN DAM APRÈS 1958, AINSI QUE PAR LEURS ENFANTS

FIG. 7. LES ALLIANCES ENTRE FAMILLES D’IMMIGRÉS SUIVANT L’ÉPOQUE DE LEUR INSTALLATION

77Doit-on pour autant penser que les Chinois furent les seuls maîtres du jeu en matière de commerce et de développement rural ? Doit-on les opposer à une population thaïe qui par contraste paraîtrait inerte ? Ce serait occulter le rôle des pouvoirs publics, dont les réformes et projets d’aménagement entraînèrent ou stimulèrent l’immigration chinoise. Faut-il rappeler que l’afflux des Chinois dans le Nord-Est résulta de la construction du chemin du fer ? De même, à l’échelle de Din Dam, l’afflux des immigrés fut rythmé par les initiatives des autorités thaïes, que ces initiatives aient trait à la mise en place d’une administration centralisée au tournant du siècle, à l’édification de bâtiments publics à Müang Thi en 1927, à la construction d’une piste carrossable raccordant le chef-lieu aux grands axes de circulation en 1954 ou bien encore au bitumage de cette voie en 1976. En fait, la seule initiative importante qui ne peut être directement mise au crédit des pouvoirs publics est le déplacement du chef-lieu en 1948. Cependant le mérite en revint alors non pas aux Chinois mais à des Thaïs : Thongyu et Samhang. Ces hommes, formés il est vrai aux affaires par des Chinois, contribuèrent à l’essor du commerce local. Actifs dans le négoce des produits agricoles, ils participèrent au côté de Kim Sê-Li à la mise en place du système des nay na et, surtout, ils créèrent le premier service de transports publics du district. Ce faisant, ils démontrèrent que les Chinois n’avaient pas le monopole de l’esprit d’entreprise, même si la soif de réussite, le goût de l’effort et les structures d’entraide de ces derniers leur assurèrent bien vite le contrôle presque total des circuits économiques locaux et nationaux.
78Il est remarquable que la plupart des initiatives privées dans le domaine du développement rural émanèrent soit de Thaïs sinisés (cas de Samhang et Thongyu), soit de Chinois thaïsés ayant vécu plusieurs années en milieu rural et mariés à des Thaïes (cas de Kim Sê-Li). Relais entre les deux socio-cultures, ces personnalités conjuguaient plus que d’autres esprit d’entreprise et réceptivité aux attentes de la population paysanne.
79L’évolution des mariages mixtes au sein de la population locale appelle également certains commentaires. En effet, cette évolution reflète avec vingt ans de décalage les tendances observées au niveau national. La plupart des Chinois installés à Din Dam avant 1948 se marièrent ou se remarièrent avec des femmes thaïes, à l’image de la majorité de leur compatriotes immigrés en Thaïlande avant 1920. La tendance s’inversa chez leurs successeurs, venus entre 1948 et 1958, qui en majorité épousèrent des femmes chinoises, arrivées en grand nombre à partir de 1920. Le fait que les immigrés qui s’installèrent à Din Dam dans la première moitié du siècle soient arrivés en Thaïlande avant 1920 ou bien qu’ils aient d’emblée opté pour un mode de vie rural, explique sans doute le décalage entre Din Dam et les tendances nationales. Les Chinois arrivés entre 1948 et 1958 furent pour leur part plus en phase avec ces tendances, soit qu’ils soient arrivés dans le pays plus tard, soit qu’ils aient d’abord vécu dans de grandes villes où le marché matrimonial était plus propice aux unions entre compatriotes. Quant aux Chinois qui s’établirent dans le district après 1958, l’ensemble plus hétérogène qu’ils forment rend difficile l’analyse de leurs choix matrimoniaux, d’autant que l’on ne dispose pas d’éléments de comparaison à l’échelon national pour cette période.
80La fréquence très élevée des mariages entre les différentes composantes ethnolinguistiques de la communauté chinoise locale doit aussi retenir l’attention. Des Hainanais (-es) épousèrent des Teochiu, des Hakka ou des Cantonais(es) et les mariages entre Teochiu et Hakka furent nombreux. Ainsi, parmi les 72 couples chinois ou chinois/sino-thaïs recensés à Din Dam en 1989, 43 % sont composés d’époux appartenant à des groupes distincts et la proportion est encore plus élevée (55 %) si l’on ne tient compte que des mariages conclus après l’installation des immigrés dans le district. La petite taille du marché matrimonial local explique pour une grande part cette tendance au brassage. Cependant le phénomène revêt aussi une ampleur significative dans les grandes agglomérations et, selon une enquête que j’ai effectuée en 1992 auprès de 150 maisonnées établies dans un quartier marchand du centre de la ville de Thong Thani, les mariages entre les différents groupes linguistiques chinois représentaient 37 % des alliances intracommunautaires locales. En dernière analyse ces intermariages contribuent, par une série d’ajustements et de compromis réciproques, à l’instauration d’une sous-culture commune aux Teochiu, Hainanais, Hakka et Cantonais, favorisée par le partage d’une même classe d’expériences dans les rapports entretenus avec la société d’accueil. Il reste bien sûr à dégager les valeurs caractéristiques et le modus operandi de cette sous-culture dans le contexte des relations interethniques, question que j’aborderai ultérieurement.
Notes de bas de page
1 Jusqu’à sa mort survenue à la fin des années 1930, le caw müang présida dans son ancienne capitale la fête des fusées (bun bang fay), qui ouvre chaque année le cycle agraire et au cours de laquelle les paysans sollicitent l’aide des divinités tutélaires locales, et tirent des roquettes à l’adresse du dieu céleste suprême (Phi Then Luang), afin qu’il déclenche des pluies abondantes. Au terme de chaque cycle agraire, le prince déchu perpétua également l’offrande des prémices de la moisson au phi müang, l’esprit protecteur de la principauté. En échange, les chefs de maisonnée continuèrent à lui offrir en signe de sujétion du gibier, du poisson et d’autres denrées, les Chinois lui apportant des cuisses de porc.
2 Communication orale de Baptandier.
3 Les samlô (« trois roues ») sont des tricycles utilisés comme taxis. Les tricycles motorisés, dont il est question ici, firent leur apparition à Din Dam en 1977.
4 Les Thaïs Khorat, dont le foyer géographique est la province de Nakhon Ratchasima, seraient les descendants de soldats siamois ayant épousé des femmes khmères (Seidenfaden, 1958 : 109-113). Ils parlent un dialecte issane fortement teinté d’éléments siamois.
5 On raconte que le patron cantonais de la rizerie aurait été assassiné par son frère cadet et associé, à la suite d’une altercation au cours de laquelle le premier avait reproché au second ses frasques et sa conduite dispendieuse.
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