Chapitre Χ. Le grand dilemme des musulmans : comment participer au pouvoir sans le sacraliser ?
p. 347-356
Texte intégral
1Au cours de mes enquêtes chez les musulmans fabricants de bracelets de verre du Népal central, entre 1963 et 1975, j’ai pu mesurer sur le terrain les problèmes spécifiques que le Dasaῖ leur posait en tant qu’adeptes de l’islam. J’en ai traité en passant dans plusieurs publications (citées dans la bibliographie ci-dessous) sans jamais en faire l’objet d’un travail distinct : ce bref essai vise à combler cette lacune en rassemblant et en complétant ces données éparses.
2Les analyses qui suivent supposent connus les grands traits de la célébration traditionnelle du Dasaῖ au Népal central. Il y a d’abord deux Dasaῖ. Le Petit, en caitra (mars-avril), limité à un jour, concerne surtout les intouchables hindous qui renouvellent alors les contrats qui les lient à leurs patrons. Le grand, en aśvīn (septembre-octobre) concerne toute la population (Gaborieau 1978a, pp. 41-43). Il est étalé sur dix jours : les premiers servent à mettre en place le culte des trois grandes déesses, Mahālakṣmī, Mahākālī et Mahāsarasvatī (Stevenson 1920, p. 329) en l’honneur de qui on met de l’orge à germer. À partir du septième jour apparaît la dimension politique avec la collecte et l’envoi d’un ensemble d’offrandes de bon augure appelées phūlpāti vers une série de centres de pouvoir de plus en plus élevés, des foyers villageois jusqu’à la capitale. Des sacrifices sanglants marquent le huitième jour. Le dixième jour révèle pleinement la dimension politique de la fête, puisque chacun, depuis le plus humble serviteur villageois, renouvelle son allégeance à son supérieur le plus proche qui lui impose sur le front une marque, ṭikā, faite de germes d’orge, de grains de riz et de poudre colorée... et ainsi de suite de la maison villageoise jusqu’au palais royal.
3Les allégeances vont ainsi du bas vers le haut dans une série d’unités de plus en plus grandes, qui sont emboîtées les unes dans les autres. Ces unités se réfèrent aux subdivisions politiques antérieures à la création des districts sous les Rāṇā et à l’instauration de ces sortes de municipalités que sont les Panchayats en 1962 (Gaborieau 1978a, pp. 40-48 ; Gaborieau 1993, pp. 67-81, 301-312). Ce sont : le feu, unité économique et religieuse dernière, qui rassemble toutes les personnes vivant sous le même toit ; le lignage qui réunit, dans les limites de cinq à sept générations, toutes les personnes descendues en ligne patrilinéaire d’un ancêtre commun et résidant dans la même localité ; le tālūk, administré par un mukhiyā, qui était l’unité fiscale dernière organisée autour d’un lignage défricheur dominant ; le thum, sorte de canton englobant plusieurs tālūk et administré par un mahāmukhiyā, qui était la véritable unité administrative et religieuse de base dès avant l’unification du Népal et qui l’est restée jusqu’en 1962 ; puis, surclassant les districts, restés des divisions administratives sans contenu religieux, les anciens royaumes comme Kaski et Gorkha ; et enfin la présente capitale, Katmandou.
4Sorte de vacances de nouvel an, le Dasaῖ est aussi l’occasion de la réfection des maisons et des routes après la mousson, de distribution d’étrennes aux serviteurs et de réjouissances de toutes sortes : jeux de balançoires, danses, banquets, jeux d’argent (Gaborieau 1978b, pp. 229-230).
5Le présent essai considère aussi comme acquise une interprétation du Dasaῖ que j’ai établie ailleurs (Gaborieau 1982, pp. 15-18, 23-24) : cette fête a lieu pendant ce qu’on appelle les « Quatre mois » (caturmāsa ou caumās) qui, de la mi-juillet à la mi-octobre, correspondent à la mousson. Du point de vue religieux, ces Quatre mois se situent hors du temps profane ordinaire ; ils constituent une période cruciale qui assure la jonction entre le désordre de l’année finissante et le début d’un nouveau cycle annuel ; c’est l’occasion d’une réorganisation du cosmos grâce à la communication privilégiée qui s’établit à ce moment entre les dieux et les hommes. Dans cette période, le Dasaῖ représente plus particulièrement la phase de réorganisation du pouvoir politique. Il illustre deux caractères de la conception hindoue du pouvoir : il doit premièrement être sacralisé par la bénédiction des dieux ; en second lieu il est limité par un contrat qui doit être renouvelé chaque année. Sylvain Lévi avait souligné ce second caractère depuis longtemps en notant que c’est à l’occasion du Dasaῖ que toutes les charges du royaume sont confirmées :
« Le Dasaῖ [sic] est, de plus, le commencement de l’année administrative et domestique ; la répartition annuelle des emplois est définitivement arrêtée le premier jour de Dasain. C’est aussi le jour de la louée des serviteurs, le jour de leurs étrennes » (Lévi 1905, vol. 2, p. 55).
6C’est en effet au Dasaῖ que se fait le mouvement annuel, appelé pajani, des employés du roi (Gaborieau 1977b, p. 45).
7Maintenant pourquoi cette fête fait-elle problème pour les musulmans ? Pourquoi leur pose-t-elle un dilemme ? Il faut rappeler ici encore un fait établi par ailleurs : la participation sélective des musulmans aux fêtes des hindous (Gaborieau 1993, pp. 243-247). En théorie, pourrait-on imaginer, les musulmans ne devraient en rien participer aux fêtes des hindous : une telle vue puriste ne correspond pas à la réalité historique et sociologique : malgré les campagnes plusieurs fois séculaires des fondamentalistes, les fidèles musulmans participent aux fêtes des hindous. Mais pas à toutes également : il y a une sélectivité. Holī, le carnaval de printemps, comme le Diwālī, la fête familiale d’automne, ne les rebutent guère et ils les célèbrent quasi intégralement. Ils affectent au contraire de ne participer en aucune manière au Dasaῖ (ibid., pp. 244-245) : mais pourtant, vu la dimension politique de la fête, ils ne peuvent éviter d’être impliqués dans certaines de ses célébrations puisqu’ils sont sujets d’un royaume hindou : c’est là le dilemme que nous allons analyser.
8Nous allons d’abord cerner les faits : à quels aspects de la fête s’associent-ils ? Auxquels refusent-ils de participer ? Quels sont les critères qui guident leur choix ? Puis nous essaierons de dégager la logique interne de leur attitude : pourquoi ont-ils une répugnance particulière à célébrer le Dasaῖ ? Qu’est-ce que cela implique pour l’interprétation de l’islam et de l’hindouisme ?
PARTICIPATION AUX ASPECTS PROFANES
9Pendant trois années consécutives (1964, 1965 et 1966), j’ai passé le Dasaῖ chez les fabricants de bracelets à Indres (district de Syanja) et à Samjur (district de Tanahun). Ils participaient pleinement à certains types d’activités qui ne soulevaient pas de problèmes. On peut les ranger en trois catégories.
10D’abord celles qu’ils considèrent comme purement utilitaires. La plus visible est la réfection des maisons à l’issue de la mousson qui s’achève (Gaborieau 1981, p. 51). Les hommes, dont c’est la prérogative, colmatent les dégâts subis par le gros œuvre et bouchent les gouttières de la toiture. Les femmes dont c’est la spécialité restaurent le crépi et rénovent entièrement l’intérieur et l’extérieur de la maison : elles peignent le bois des ouvertures en noir avec des décoctions d’écorces ; et le crépi avec du lait de chaux ou des solutions de terres de diverses couleurs ; une dernière touche est donnée sous la véranda par des dessins de couleur qui selon les ethnies sont non figuratifs (comme chez les musulmans) ou figuratifs (comme chez les Néwar et certains Brahmanes). Tous les villages apparaissent flambant neufs pour le Dasaῖ. Cette fête est aussi l’occasion de la réfection des chemins que les mukhiyā, chefs de tālūk, faisaient autrefois faire par corvées.
11Les musulmans participent aussi pleinement à toutes les activités ludiques qui marquent les fêtes du Dasaῖ. La principale est celle des « balançoires » (escarpolettes suspendues par des cordes, ou plus souvent manèges constitués par une roue verticale actionnée à la main où sont accrochées des balançoires) ; elles sont érigées dans chaque hameau à frais communs au début de la fête : les jeunes gens, sexes et castes confondus, viennent s’y balancer, chanter et flirter jour et nuit pendant tout le mois qui s’écoule depuis le début du Dasaῖ jusqu’à la fin de la fête suivante du Tihār (ou Diwālī). Cette période, et surtout le Tihār, est aussi associée aux jeux d’argent, gage de chance et de prospérité, auxquels les musulmans participent allègrement, bien qu’en principe leur religion le leur interdise.
12Les musulmans prennent part à ces activités utilitaires ou ludiques parce qu’ils les considèrent comme purement profanes. Pour nous, dans notre interprétation d’ensemble du calendrier, elles ne sauraient être religieusement neutres ; à la jonction de deux cycles annuels, elles représentent une sorte d’interrègne où alternent licence et remise en ordre (Gaborieau 1982, p. 22-24). Mais la réflexion explicite des musulmans ne va pas si loin : ils ne commencent à suspecter une dimension religieuse que dans les festivités familiales.
13Car les réjouissances familiales sont aussi à l’ordre du jour. Les maîtres de maison profitent en particulier de cette fête pour inviter leurs fils et brus résidant alentour et leurs filles mariées à l’extérieur et leurs gendres ; s’ils le peuvent ils sacrifieront (à Allah et non aux déesses !) des buffles, des chèvres ou à défaut des poulets pour faire des banquets. Mais, même dans ces aspects considérés comme profanes, des considérations religieuses entrent en scène négativement : pour éviter de paraître suivre les rites hindous, les musulmans veillent à ne pas faire les sacrifices et les initiations les jours où ils sont obligatoires pour les hindous.
REFUS DES RITES
14Car les musulmans sont intransigeants : il est hors de question de les voir exécuter lors du Dasaῖ quelque rite que ce soit au niveau domestique comme à celui des circonscriptions administratives.
15Les maisons hindoues (celles des maîtres de maison individuels, ou celles des chefs de lignage qui sont souvent aussi chefs de tālūk - quand la célébration est collective) bruissent d’activités rituelles tout au long des ces dix jours. Chez les musulmans il ne se passe rien : pas de culte aux déesses, pas de sacrifices le huitième jour, pas de culte des armes et des outils, pas de réception monstre au dixième jour pour imposer ou recevoir le ṭikā.
16Pour les hindous, avant l’instauration des Panchayats, les célébrations communautaires se faisaient au niveau de cette sorte de canton qu’est le thum : les mêmes rites se déroulaient au long des dix jours, à une échelle naturellement plus grande. Toute la population, quelle que que fût sa caste, son ethnie ou sa religion, était en principe concernée, devant assister aux rites et participer à leur financement. C’est ici que les musulmans trouvaient l’occasion de se démarquer publiquement du reste de la population quand ils le pouvaient. Là où, comme la majorité des fabricants de bracelets de Samjur, ils bénéficiaient de tenures privilégiées qui les soustrayaient à l’autorité du chef de thum, le mahāmukhiyā, ils ne faisaient aucun rite dans les circonscriptions administratives dont ils étaient maîtres (Gaborieau 1978a, pp. 46-47). Le Dasaῖ ne pouvait pas cependant les laisser indifférents puisqu’ils payaient leurs impôts en nature sous forme de bracelets de verre et qu’une des échéances était précisément, selon les documents d’archives, cette fête (Gaborieau 1977a, pp. 94-96 et 140-143). Ces circonstances permettaient donc aux musulmans de mettre leur comportement en accord avec leurs principes affichés. Mais elles étaient exceptionnelles : dans la plupart des cas, les Fabricants de bracelets devaient bon gré mal gré être impliqués dans les célébrations du Dasaῖ.
IMPLICATIONS FORCÉES DANS LES RITUELS
17Cette participation peut s’analyser sous trois rubriques.
Offrandes pour le culte
18La première est la contribution d’offrandes au culte des déesses. Le cas le plus courant est celui où les terres des musulmans sont intégrées à un thum et placées sous l’autorité du mahāmukhiyā. Là, comme le reste de la population, ils doivent fournir leur quote-part au culte collectif célébré au niveau de cette circonscription, voire même au niveau de l’ancien royaume auquel elle était rattachée. Généralement le montant de cette contribution n’était pas fixé par écrit et était négocié avec le mahāmukhiyā : c’était le cas à Samjur par exemple pour le hameau de Mohoriya qui était rattaché au canton de Mirlung. Il s’agissait le plus souvent d’offrandes en nature : ainsi à Indres (district de Syangja), les Fabricants de bracelets devaient apporter un pot d’huile de moutarde, à Rampur (Palpa), un buffle.
19Dans d’autres cas plus rares, les musulmans cultivent des terres qui sont affectées à des fondations pieuses pour le financement précisément du Dasaῖ et plus généralement du culte des déesses. Leur offrande va non seulement au thum, mais aussi à la capitale de l’ancien royaume. Le cas le plus prestigieux est celui des musulmans de Kohke (Gorkha) qui depuis l’origine, dès avant l’unification du Népal, ont reçu des terres appartenant à la fondation pieuse (guṭhi) finançant le culte à la déesse Kālīkā à Gorkha et qui au moment de l’enquête (1964) fournissaient encore en guise d’impôt des bracelets de verre à la déesse pour chaque huitième jour de quinzaine lunaire, et pour le Petit et le Grand Dasaῖ (Gaborieau 1977a, p. 134) : malgré toutes mes investigations je n’ai pas réussi à mettre la main sur les documents officiels qui réglaient cette contribution. J’ai été plus heureux dans d’autres cas. À Mulabari (Tanahun) la terre cultivée par les musulmans est depuis 1807 affectée elle aussi comme guṭhi au temple de Kālīkā à Gorkha ; ils doivent en échange fournir - au moins jusqu’au moment de l’enquête en 1968 - un ensemble complet d’objets de parure au temple de Gorkha et au temple de la déesse du thum de Purkot auquel ils sont rattachés (Gaborieau 1977a, pp. 148-150). À Kundahar (Kaski) la terre des musulmans relève aussi d’une tenure dite māmuli spécialement réservée au financement des cérémonies : ils devaient fournir 24 huitaines de bracelets de verre pour le Dasaῖ au temple historique de Kaski (Gaborieau 1977a, pp. 150-152). Ainsi, bien que ne célébrant pas eux-mêmes les rites, les musulmans doivent fournir des objets indispensables à cet effet. Et de toutes façons, il sont dans une situation paradoxale, car les bracelets et autres objets de parure qui étaient obligatoirement donnés à la déesse, même payés par les hindous, ne pouvaient venir que d’eux car ils possédaient le monopole de leur fabrication et de leur vente.
Renouvellements d’allégeance
20Après les rites des neuf premiers jours, les cérémonies de renouvellement d’allégeance du dixième jour posent aussi problème. Tous les inférieurs doivent renouveler les allégeances à leurs supérieurs. Les musulmans sérient les questions en distinguant deux cas de figures.
21Si seuls des musulmans sont impliqués, en tant que membres d’une même famille, ou en relation d’administré à administrateur, rien ne se passe.
22Si au contraire musulmans et hindous sont impliqués, le renouvellement d’allégeance a bien lieu, quel que soit le sens de la relation : à Samjur et à Indres, les chefs de tālūk, les mukhiyā musulmans comptaient aussi quelques administrés hindous qui venaient le dixième jour apporter leur cadeau coutumier. Le mukhiyā musulman se distinguait de ses collèges hindous en ce qu’il n’imposait pas de ṭikā. Inversement, lorqu’un administré musulman se présente ce jour-là devant un supérieur hindou, il marque sa distance en refusant de recevoir la ṭikā ; ceci est particulièrement visible au palais royal de Katmandou : dans la file de centaines de notables qui viennent faire allégeance au roi, les musulmans après l’avoir salué se retirent ostensiblement en disant dasaῖ mubārak (que le Dasaῖ soit pour vous source de bénédictions) pour ne pas recevoir la ṭikā. Ils se sentent donc liés par la cérémonie qui renoue les contrats ; mais ils en refusent la dimension qu’ils perçoivent comme un rite : l’imposition de la ṭikā.
Renouvellement des contrats de service
23Le Dasaῖ est aussi au Népal central l’occasion du renouvellement des contrats qui relient les castes de service à leurs patrons. Celui des Brahmanes est renouvelé le dixième jour du grand Dasaῖ (Gaborieau 1977b, p. 16) ; ceux des artisans intouchables, comme les Forgerons et Tailleurs-musiciens, est renouvelé au cours du mois de caitra qui est celui de Petit Dasaῖ (ibid, p. 28). Ces contrats rentrent à l’évidence dans l’ensemble des renouvellements d’allégeance qui a lieu au Dasaῖ et en ce sens ils ont une dimension religieuse. Mais les musulmans, qui manifestement ne les considèrent pas comme religieusement marqués, n’y attachent pas d’importance : ils n’ont par définition pas besoin des Brahmanes ; ils renouvellent les contrats avec les intouchables en caitra comme les hindous.
24Ce qui les choque donc ce n’est pas le renouvellement des relations de subordination, mais les rites qui les accompagnent. Leur participation à ces rites est limitée aux offrandes forcées pour les cérémonies.
25Ces participations forcées, surtout les renouvellements d’allégeance et de contrat, trahissent donc une implication des musulmans dans les rites. Mais elle est passive ; ils ne célèbrent eux-mêmes aucun rite. Pour passive qu’elle soit, elle prouve néanmoins deux points : les musulmans sont contraints de vivre au même rythme annuel que les hindous, d’avoir le même calendrier ; deuxièmement ils doivent ainsi souscrire - mais cela ne contredit pas les vues de l’islam - à la conception hindoue, rappelée en commençant : que tout pouvoir, même celui du roi, est de nature contractuelle ; il doit être renouvelé tous les ans. Reste à savoir si les musulmans comme les hindous acceptent que le pouvoir soit sacralisé par des rites.
CASUISTIQUE À PROPOS DES RITES
26Les musulmans refusent-ils bien effectivement tous les rites comme ils le proclament hautement ? Ce n’est pas aussi simple.
27Il faut d’abord établir que du point de vue des musulmans, l’imposition de la marque ṭikā est bien un rite. J’avais d’abord eu l’impression, en me fondant sur deux articles du code de 1853, que le refus de cette marque émanait des hindous pour des raisons de pureté : les musulmans étant impurs, l’imposition de cette marque mouillée pourrait transmette une souillure aux hindous qui la leur tracent sur le front (Code de 1853, p. 91, paragraphe 42-43 ; Gaborieau 1966, p. 90). La poursuite de l’enquête sur le terrain, puis des lectures historiques postérieures, m’ont montré que les réticences venaient d’abord des musulmans.
28Depuis le XIVe siècle en Inde du Nord, c’était une question d’école chez les musulmans que de savoir si l’imposition de la ṭikā est ou non un rite, et si elle est licite pour les musulmans. Le saint soufi Sharafu’d-Dān Manerī (1290-1381) du Bihar la déclarait licite (Jackson 1987, p. 31), comme le font encore aujourd’hui les Bangladeshi. Les musulmans du Népal ont traditionnellement opté pour l’opinion inverse : pour eux la ṭikā est un rite, et pour cette raison son imposition doit être impérativement et ostensiblement proscrite.
29Mais cette proposition, qui m’a été mille fois répétée, traduit-elle toute la réalité si nous considérons le comportement des musulmans dans d’autres contextes ? L’examen du cyle complet des fêtes (Gaborieau 1993, pp. 243-247) nous en fait douter. Car il est d’autres fêtes où les musulmans célèbrent bien des rites hindous : le cas le plus clair est le Tihār qui commence un mois après le début du Dasaῖ à la jonction de la quinzaine sombre et de la quinzaine claire du mois de kārtik (Gaborieau et Helffer 1968-1969). Les musulmans célèbrent alors au moins deux rites : le culte du bétail, le quatrième jour ; et la vénération des frères par leurs sœurs, le cinquième jour (Gaborieau, 1993, pp. 245-246). Dans les rites de ce dernier jour, les musulmans incluent bien comme les hindous l’imposition d’une ṭikā par les sœurs sur le front de chacun de leurs frères : mais pour se démarquer des rites hindous les femmes musulmanes la font, non avec des poudres colorées, mais avec de l’huile translucide. Les musulmans considèrent donc la ṭikā comme un rite nécessaire pour assurer longue vie aux frères, mais ils refusent de la colorer car elle serait visible de tous, et annulerait la différence entre hindous et musulmans.
30La ṭikā est donc surdéterminée, c’est un rite qui a son efficacité et que les musulmans se sentent obligés de célébrer au moins pour la fête de Tihār ; mais c’est aussi une marque distinctive qui en contexte népalais permet de différencier les musulmans des hindous. Tout en s’appropriant le bénéfice du rite, les musulmans se refusent à altérer les marques d’identité.
31Il est donc inexact de dire que les musulmans refusent tout rite en toute circonstance. Ils acceptent des rites pour certaines fêtes dont la plus importante est le Tihār. La question est donc reportée plus loin : pourquoi refusent-ils les rites pour le Dasaῖ et le Dasaῖ seulement ?
LA DÉSACRALISATION DU POUVOIR
32Dans une étude d’ensemble des rites des musulmans concernant non seulement les fêtes calendaires mais aussi le cycle de vie, il est apparu que les musulmans refusaient sélectivement les rites hindous qui se rapportaient au lignage, alors qu’ils avaient beaucoup moins de scrupules pour ceux qui concernaient l’alliance (Gaborieau 1993, pp. 312-324).
33Or, le lignage est précisément le premier lieu de l’exercice de l’autorité et du pouvoir ; c’est là que l’on passe de la structure familiale à l’autorité étatique puisque la base du recrutement des mukhiyā est le lignage : le mukhiyā en effet est en principe l’aîné de la branche aînée du lignage fondateur du tālūk (Gaborieau 1978a, pp. 48-49). La transition est particulièrement visible le dixième jour du Dasaῖ : dans la maison du mukhiyā viennent lui rendre allégeance, et les administrés extérieurs à son lignage, et les membres de son lignage qui apparaissent en leur double qualité de parents et d’administrés.
34Tous ces rites hindous évités par les musulmans peuvent donc être subsumés sous une catégorie unique, celle des rites de sacralisation du pouvoir. La logique qui préside à leur choix est alors claire : les musulmans admettent, dans certaines limites, la célébration de rites qui concernent l’alliance, et plus généralement les femmes et la prospérité ; ils refusent totalement tous les rites qui, du lignage à la royauté, sacralisent le pouvoir. Il y a pour eux une séparation nette du sacré et du pouvoir qui au contraire, restent mêlés dans l’hindouisme. Chez les musulmans, la sacralisation du pouvoir ne peut venir de rites du lignage ou du royaume ; elle réapparaît seulement, de façon détournée, à travers le soufisme et le culte des saints (Gaborieau 1992).
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Auteur
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