Chapitre IX. La Déesse chez les renonçants : Dasaĩ dans les monastères sannyāsī (vallée de Katmandou)
p. 337-346
Texte intégral
1Tueuse du démon-buffle, condensant en elle toute l’énergie mortifère des dieux, Durgā apparaît dans toute son apothéose lors de la fête de Dasaῖ. Cette exaltation, cette propitiation sanglante de la déesse, pensée, figurée sous sa forme la plus violente, offre a priori peu de points communs avec l’univers religieux et rituel de renonçants comme les Sannyāsī.
2Fondé au IXe siècle par Śankara, l’ordre ascétique des Dasnāmī Sannyāsī suit la voie d’un renoncement orthodoxe, tel qu’il est défini dans les Dharmaśāstra. Détourné du monde, l’ascète abandonne les formes extérieures du rituel pour se concentrer sur la méditation de l’absolu, conçu ici sous la forme de Śiva. Ce dépouillement philosophique va de pair avec un brahmanisme affiché : accès de certains des sous-ordres réservé aux Brahmanes, usage de mantra védiques. Cependant cette austérité ultra-mondaine n’a pas empêché l’ordre d’évoluer vers des formes moins rigides ; les monastères fondés par Śankara sont devenus des puissances économiques et financières, les Gosaῖ1, de riches marchands et prêteurs sur gage, et les Nāgā Sannyāsī, de redoutables guerriers ! Les célibataires se sont mariés et nombre de monastères sont devenus propriété privée, transmise de père en fils.
3Le Népal a connu et connaît encore ces différentes façons d’être Sannyāsī. Curieusement, avant même la conquête gorkha, dès le XVII siècle, les Néwar de la vallée de Katmandou ont favorisé l’installation de Dasnāmī, de langue et de culture parbatiyā. Cette implantation répondait-elle à certains besoins, certaines fonctions que l’absence de tradition ascétique néwar ne permettait pas de remplir ? S’est-elle faite à la suite de l’arrivée de marchands Gosaĩ ou de guerriers Nāgā ? Toujours est-il que dans les trois capitales de la vallée, les Dasnāmī fondent des monastères, des maṭh ; situés au cœur même de la ville, souvent riches, ces maṭh jouent un rôle dans la cité et dans le royaume2. S’ils ont pu au début de leur histoire rassembler des ascètes célibataires, ce sont maintenant des « monastères domestiques », résidences familiales, qui groupent sous l’autorité d’un mahant, d’un chef intronisé, devenu maître de maison, l’ensemble d’une famille ou d’un lignage Sannyāsī (Bouillier 1979a). Les caractéristiques de ces monastères peuvent s’analyser comme une combinatoire de trois systèmes de référence :
Le modèle renonçant des Dasnāmī Sannyāsī qui gouverne certains rites spécifiques tels que l’initiation, l’inhumation, l’intronisation du mahant, ainsi que les services rituels et la gestion du maṭh.
La tradition des hautes castes indo-népalaises3 adoptée pour certains rites du cycle de vie (autres qu’initiation et funérailles), certaines fêtes calendaires, le culte des divinités lignagères (kuldevatā)
La composante néwar qui, dans sa dimension urbaine, englobe les monastères et amène leurs habitants à participer aux fêtes communautaires. Plus profondément, cette influence se marque aussi dans l’adoption de formes de culte tantricisées.
4C’est en fonction de cette triple appartenance que l’on peut se demander comment se célèbre Dasaῖ dans les monastères Sannyāsī de Bhaktapur et de Patan.
5C’est une fête importante, toujours mentionnée parmi les célébrations requises des monastères, dont les dépenses sont codifiées dans les lagāt (accords écrits entre l’État et le monastère concernant leurs obligations réciproques).
6Les cérémonies se déroulent à l’intérieur même des monastères. Ceux-ci, construits dans le style néwar, présentent une structure en cok, groupant bâtiments d’habitation, éventuellement étable et pièces réservées aux cultes, autour d’une ou de plusieurs cours carrées. Mais contrairement à nombre de cours néwar souvent à l’abandon, dans le cas des monastères, la cour est le centre symbolique autour duquel s’ordonnent les activités du maṭh ; c’est en effet là que se trouve le temple à Śiva dont le culte donne sa spécificité à un monastère Sannyāsī, même si d’autres autels et templions sont aménagés dans les galeries adjacentes. C’est dans ces galeries que se trouve la pièce obscure, la « chambre de Dasaῖ », qui sera le sanctuaire de la déesse, appelée assez généralement Bhagavatī, pour les dix jours de la fête.
7Commençons par suivre les célébrations dans le monastère de Chayabahal, un des mieux conservés de Patan. La pūjākoṭhā, sans fenêtre, est nichée au fond de la galerie sud du monastère, et ouvre face à la porte du temple central dédié à Śiva. Quelques jours avant le début de Dasaῖ, les murs de la galerie et de la pièce ont été réenduits de chaux et d’ocre.
8Le matin du premier jour, pour le ghaṭasthāpanā ou installation du pot-support de la déesse, les serviteurs du maṭh vont à la rivière chercher du sable et le remettent au prêtre qui en façonne une couche dans laquelle il plantera, au moment auspicieux déterminé par l’astrologue royal, les graines d’orge destinées à germer pendant les dix jours du rite. À côté, il prépare un autel pour recevoir les deux pots, les kalaś, dans lesquels il « installera » la déesse, ainsi que deux flambeaux qui devront rester constamment allumés. Au-dessus il accroche un sabre, symbole de la déesse sous son aspect guerrier. Les deux axes des cérémonies, les deux polarités du culte de Dasaῖ, la prospérité de la végétation et la violence, la fécondité et le pouvoir, sont ici réunis et dans cette double célébration, les monastères sannyasi ne se distinguent pas de leurs voisins parbatiyā ou néwar. Ce qui leur est particulier, cependant, c’est que les chefs de famille n’officient pas eux-mêmes, et, contrairement aux autres maisons, ne pénètrent même pas dans la pièce réservée au culte. L’officiant est un brahmane spécialisé, un tāntrika, c’est-à-dire le plus souvent un brahmane néwar rājopādhyāya, initié aux rites tantriques (Toffin 1989, 1992)4. Il semble donc bien que les monastères abritent des formes de culte proprement néwar pour lesquelles les Sannyāsī, qui n’ont, par définition, pas d’initiation tantrique, ne sont pas habilités.
9D’autres éléments, cependant, interviennent, qui requièrent davantage la participation des Sannyāsī et surtout du mahant.
10Le jour de phūlpāti, le lien du monastère avec ses terres est réaffirmé par l’arrivée d’un bouquet de feuillages5, apporté par les tenanciers venant des terres du maṭh, dans ce cas de Godavari. À Calkhu maṭh, on apporte en plus un mât de bambou qui sera dressé par le pūjārī de la déesse à côté du temple de Śiva.
11La nuit du huitième au neuvième jour, kālarātri, est marquée par le sacrifice de boucs ou de chevreaux noirs. Les Sannyāsī maîtres de maison ne se distinguent pas ici des célébrants d’autres castes et ne souscrivent pas au vœu de non-violence (ahiṃsā) que profèrent, lors de leur entrée en renoncement, les Sannyāsī par vocation. Dans les monastères de Patan et Bhaktapur, les sacrifices sont effectués et même en grand nombre lorsque s’y trouvent des temples à Bhairav ; il arrive même aux Sannyāsī de procéder eux-mêmes aux décapitations. Lors de kālarātri, l’offrande essentielle est celle d’un ou de deux boucs parfaitement noirs, à la déesse. Les bêtes sont décapitées dans la galerie et les têtes déposées sur l’autel de Dasaῖ, devant les pots de la déesse. On peut sacrifier en outre d’autres bêtes, ainsi à Tuilako maṭh, on ajoute un canard à l’autel de Gaṇeś, un bouc à Bhīmsen, un canard à Bhairav, un canard à Bal Kumārī et un dernier au temple de Gaṇeś du quartier.
12Au matin du neuvième jour, on célèbre dans les monastères un rite dont les éléments varient de façon énigmatique ; il s’agit de la kumārī pūjā. Un groupe de jeunes enfants, filles et garçons en nombre variable et qui ne doivent pas avoir encore perdu de dents de lait, vient de bonne heure dans le monastère. Ils sont installés dans une galerie extérieure, sont fêtés et honorés par le mahant et sa famille. Celui-ci leur appose une ṭikā, leur met des colliers de fleurs, leur donne des vêtements neufs, des fruits, quelques pièces de monnaie et leur fait servir un repas.
13Tous les monastères suivent cette coutume mais chacun à sa façon :
Le Calkhu maṭh de Patan fait venir neuf petites filles et deux petits garçons de caste pure6.
Le Dattu maṭh rend un culte à sept petites filles et deux petits garçons (Gaṇeś et Bhairav), de caste pure. La référence est ici aux Sapta Mātrikā.
A Chayabahal, viennent trois enfants, deux Kumārī et un Kumār, de caste Rājopādhyāya.
A Tuilako, on ne célèbre que les petites filles de la maison et comme il n’y a pas en ce moment de fillette de l’âge requis, la coutume est abandonnée7.
14Le culte rendu à des petites filles, images vivantes de la Déesse, est considéré par le Skanda Purāṇa ou le Devī Bhagavata Purāṇa comme impératif lors des Navarātri : « The performer may honour a maiden or maidens from the first to the 9th tithi, but he must do so at least on 8th... He is to honour virgins with bodice, clothes, sandalwood paste, flowers and akṣatas, with different kinds of edibles and dishes and feed them with pāyasa (rice boiled in milk and sugar – en nepali khir -) » (Kane V, 1 pp. 170-171). Ces mêmes textes mentionnent comme nombre idéal, une enfant le premier jour, deux le second, etc., et spécifient leur varna en fonction du but recherché : « A man should honour a brahmana maiden in all acts, a ksatriya maiden for victory, one belonging to untouchable castes in acts of terrible nature » (Kane, ibid.). Ce type de kumārī pūjā, associé aux cultes Sakta en général, est attesté lors de Navarātri au Rajasthan et dans les anciens royaumes du Népal. Il joue également un grand rôle chez les Néwar où, non seulement nombre de rites palatiaux voient intervenir la kumārī royale, mais aussi où « most families, [...] in the house, worship the young, premenstrual girl in the family. They may worship one girl alone as Kumārī, and, sometimes, if there is more than one girl, as some set of goddesses [...] It is said that the motive of these pūjās on this day is not to honor the girls, but to use them as vehicles to bring the Goddess into the home » (Levy 1990, p. 540).
15La présence, dans le groupe des Kumārī, de petits garçons incarnant Gaṇeś et Kumār ou Bhairav, évoque les groupes constitués tels les Gaṇa Kumārī, cependant ce trait est attesté également au Rajasthan ; ainsi Madeleine Biardeau écrit que, au palais royal de Jaipur, « le huitième jour... la pūjā est faite dans la salle de l’agnihotra à neuf petites filles entre trois et huit ans que l’on nourrit ensuite, et à deux garçons en dessous de treize ans. Les neuf fillettes sont les neuf formes de la Déesse, les deux garçons sont Kālabhairava et Gaurabhairava, ses gardiens » (1989, p. 307).
16Le dixième jour voit également une certaine initiative revenir aux habitants du maṭh mais le prêtre brahmane a toujours le rôle essentiel. C’est lui qui effectue la dernière pūjā, la bisarjana pūjā, dans le sanctuaire clos de la déesse, et coupe les brins d’orge qui ont germé pendant les dix jours du culte. Il sort ensuite de la pièce en tenant un plat de laiton ou une feuille de bananier sur lequel sont posés les brins d’orge et les ingrédients, lait caillé et riz vermillonné, nécessaires à la ṭikā. Et il va apposer la première ṭikā sur la statue ou le liṅga du principal temple à Śiva du monastère. Mahādev est donc le premier à être honoré, dans ce rite très hiérarchisé que constitue l’apposition des ṭikā de Dasaῖ ; c’est lui le véritable chef, la « personne morale » à la tête du maṭh. Le mahant est présent et rend hommage au brahmane en s’inclinant devant lui et en lui présentant une dakṣiṇā (honoraires sacrificiels). Il pénètre ensuite pour la première fois depuis le début du culte dans le sanctuaire de la déesse et là reçoit du brahmane la ṭikā de riz vermillonné et les brins d’orge de Dasaῖ. Après lui, viennent tous les membres de la famille selon l’ordre hiérarchique8. Par la suite les dépendants du monastère et ceux qui peuvent avoir une relation personnelle avec lui, s’y rendent au cours de la journée pour y recevoir une ṭikā du mahant.
17Un épisode particulier se déroule ce matin-là au Kwatando maṭh de Bhaktapur ; le mahant y acquiert une dimension à la fois martiale et souveraine. Juste après la bisarjana pūjā célébrée par le brahmane, le mahant pénètre dans la pièce et en sort en tenant à bout de bras deux sabres, la pointe dirigée vers le bas, sur lesquels sont fichées les deux têtes de boucs noirs sacrifiés le huitième jour. Il fait sept pas dans la cour où il est attendu par le chef des tenanciers du monastère, le « mohiko nāike ». Par un geste qui marque une délégation de souveraineté, il lui remet les deux sabres que le nāike secoue alors pour faire tomber les deux têtes par terre. Les sabres sont ensuite rangés avec les objets de culte et les têtes données aux tenanciers.
18Un grand festin clôt ces célébrations de dasamī, au cours duquel sont mangés les animaux sacrifiés, les Sannyāsī n’étant manifestement pas végétariens au Népal.
19Un seul monastère est strictement végétarien à Bhaktapur. C’est le Jangam maṭh, d’obédience Lingayat, à Taumadhi. Il lui a donc fallu composer avec les impératifs du culte à la Déesse. Pris eux aussi dans un environnement néwar qui les a fortement influençés, les Jangam ont trouvé un biais ; ils célèbrent Dasaĩ dans tous ses rituels mais ont conclu un arrangement avec Bhagavatī pour qu’elle se contente d’un « sacrifice » de courge, décapitée dans un simulacre parfait, et de noix de coco jetée par le mahant depuis la galerie qui précède le sanctuaire de la déesse sur le toit du temple de Śiva.
20On ne peut qu’être frappé, en étudiant la façon dont les monastères Dasnāmī Sannyāsī de la vallée célèbrent Dasaĩ, par le faible degré de participation, d’implication des résidents de ces monastères et en particulier des mahant : l’essentiel de leur activité se borne à apposer la ṭikā du dixième jour à ceux qui viennent leur rendre hommage. Tous les autres rites sont sous la responsabilité du prêtre tantrique. Il est vrai que, dans ces monastères, en règle générale, les pūjā quotidiennes sont faites par un brahmane, souvent rājopādhyāya, les mahant se contentant de la gestion des biens et de la surveillance des activités. Mais il est remarquable de les voir faire encore appel à un autre prêtre pour Dasaĩ et, alors que les chefs de famille d’autres castes officient eux-mêmes dans le sanctuaire de la déesse, de réserver ce soin à un spécialiste et de ne pénétrer, eux, dans cette pièce que le dernier jour, une fois la pūjā achevée et la victoire de la Déesse définitivement établie.
21Un autre élément qui est particulier à ces monastères Sannyāsī et opère, au cœur même des célébrations de Dasaĩ, un rappel de la tradition ascétique, c’est la visite que font, le cinquième jour, un groupe de Nāgā Sannyāsī, c’est-à-dire de la branche militaire des ascètes nus, venus du Dasnāmī Sannyāsī Akhaṛā de Katmandou. Ils apportent dans chaque maṭh des balles de cendre sacrée, dont ils sont les fabricants exclusifs, à partir de cendres de bouse de vache plusieurs fois filtrées dans l’eau. C’est avec ces cendres que les Sannyāsī, lors de leur pūjā du matin, tracent sur diverses parties de leur corps, notamment le front, les trois lignes horizontales, le tripunḍrā, qui les marquent comme dévots de Śiva. Les Nāgā, en échange des cendres, lors de ce qui est appelé « gola pūjā » (« boule pūjā »), reçoivent une offrande des mahant.
22Que représente la Déesse vénérée à Dasaῖ ? Avant tout, elle est Śakti – Pouvoir. Ce pouvoir est, en premier lieu, celui de la nature, de la création et des forces fécondantes ; Dasaῖ est aussi une fête de l’abondance, de la végétation, des récoltes, ce que manifeste l’association de la Déesse avec les pousses d’orge et les plantes porteuses de fruits. Cet aspect domine dans les rites villageois et n’est pas étranger aux Dasnāmī de ces monastères puisque leur vie domestique et leurs richesses foncières les rendent soucieux de prospérité matérielle9.
23Présidant à la prospérité et, à ce titre, Sri, épouse du roi, la Déesse célébrée durant Dasaĩ est encore associée au roi à un autre titre. Car elle est Durgā, la victorieuse, Mahiṣāsuramardinī, celle qui a vaincu Mahisā, le plus puissant des asura, et a ainsi rétabli le roi des dieux, Indra, dans sa souveraineté. Déesse protectrice du roi, elle est devenue grâce à la diffusion générale à partir du XIIe siècle des conceptions tantriques du pouvoir (Gupta et Gombrich 1986, p. 131) – la śakti du roi, la source et la personnification de son pouvoir. La célébration de la Déesse devient celle de la puissance conquérante et divinement légitimée, du roi, et prend un relief particulier dans les royaumes (Vijayanagar, les principautés Rajputes, celles du Népal). La théâtralisation des rituels englobe alors tous les éléments du royaume dans une commune exaltation de la puissance du souverain, conçu comme l’équivalent humain d’Indra. Tous les sujets, le corps du roi selon Burghart (1987), se trouvent associés à cette gloire. Les monastères Sannyāsī, même lorsque le don de terre qu’a pu leur faire le roi implique une autonomie de tenure qui les rend indépendants de l’administration royale, font néanmoins partie de l’ensemble symbolique et rituel du royaume. Les nombreux édits entérinant les successions à la tête des monastères ou les transactions foncières concrétisent cette appartenance, qu’exprime la formule obligée qui ponctue les pétitions des mahant : « que nous puissions faire les pūjā et chanter les louanges du gouvernement », et celui-ci répond : « Célébrez notre gloire ! » (hāmro jaya manāu !).
24Mais les Sannyāsī n’étant pas tantriques, et encore moins śākta, ils ne se joignent à la célébration de la Déesse – et du roi victorieux – qu’avec une certaine distance, que tempère cependant l’influence néwar.
25Le cas est différent avec les Kānphaṭā Yogī. Chercheurs de pouvoirs, ils ont avec la śakti une relation paradoxale : dévalorisée comme principe féminin qui retient dans les liens du monde, la śakti est néanmoins la maîtresse de ces pouvoirs supra-normaux que les Yogī veulent acquérir. La Déesse est à la fois centrale et périphérique : au centre du manḍala dessiné pour les cérémonies d’initiation Kānphaṭā, elle joue pourtant un rôle secondaire dans l’ensemble des rituels focalisés sur Śiva-Bhairav. Cependant, contrairement aux Sannyāsī, les Kānphaṭā « savent » comment honorer la Déesse et pratiquent des formes de culte avec offrande carnée et alcoolisée qui lui conviennent.
26Cette orientation des Yogī vers la quête des pouvoirs les a mythiquement et historiquement rapprochés de la royauté. Et les exemples abondent des associations entre rois et Yogī qui se formulent souvent en couple roi-rajguru. Ce fut le cas à Dang et Salyan et dans nombre de principautés du Rajasthan (voir le cas extrême de Jodhpur sous Man Singh, cf. Sharma 1972). C’est dans ce contexte que la participation des Yogī à Dasaῖ prend tout son sens. Elle n’est pas systématique et s’exerce dans le cadre de leur fonction. Ainsi il se pourrait qu’il y ait un lien entre Yogī rājguru et la kuldevī du roi que le guru fêterait à Dasaῖ.
27Le cas complexe d’Udaipur illustre un mode de relations des Yogī au roi qui peut être double : direct ou médiatisé par la Déesse. Le fondateur mythique du royaume de Méwar, Rājā Bappa, fut doublement béni, par l’ascète Harita qui « l’admet sous les bannières de Bhavani » et lui accorde l’invulnérabilité, et par Gorakhnāth « who presented to him the double-edged sword, which, with the proper incantation, could’sever rocks’ » (Tod 1983, I, p. 185). Depuis la fondation du royaume, le sabre joue un rôle central dans les célébrations de Dasaῖ. Il est confié, le premier jour de la fête, « à un sadhu Nath et, pendant la fête, ce sont les membres du monastère Nath qui vont veiller sur lui, donc sur le royaume, signe d’un lien particulier du Rana d’Udaipur avec la secte » (Biardeau 1989, p. 305). Or ce sabre est gardé par les Nāth Yogī dans le temple de la Déesse10 Selon Fuller, le roi prêterait alors son arme à la Déesse pour lui permettre la victoire : « In Mewar, the king puts his sword into divine custody during the festival, so that it could be kept or given to the goddess for use in her battle with the demons » (1992, p. 119). Et ce sont les Yogī les intermédiaires dans cette relation. La conjonction éminemment mondaine et royale, entre fertilité et pouvoir, concerne peu ceux qui cherchent la délivrance. Mais lorsque les ascètes sont pris dans le siècle, lorsque les monastères sont fondés par des rois, insérés dans les villes, il serait surprenant qu’ils échappent aux grandes célébrations qui légitiment et unifient le royaume en un tout à la fois rituel et fonctionnel. Cependant, la participation des renonçants à la fête de Dasaĩ varie en fonction des appartenances et de la relation à la Déesse. Honorée dans toute sa plénitude par les ascètes tantrika, Bhagavatī n’est qu’hébergée par les Dasnāmī Sannyāsī qui la célèbrent par prêtre interposé.
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Notes de bas de page
1 Un des noms sous lequel étaient connus les Sannyāsī, notamment dans les documents britanniques du XVIIIe et du XIXe siècle.
2 Les conditions sont différentes dans les trois villes. À Bhaktapur, la plupart des onze monastères Dasnāmī bénéficient de donations royales ; groupés à proximité du temple de Dattatreya, ils auraient été établis et dotés en terres par la reine Ganga Rani. À Patan, les six monastères qui dateraient de la fin du XVIIe siècle sont le fruit de fondations privées de la part de Sannyāsī qui acquièrent des terres et les font inscrire comme duniya guṭhi, guṭhi personnel. Katmandou en revanche n’abrite qu’un seul monastère, un akhaḍa de Nāgā Sannyāsī.
3 L’abandon du célibat et le retour à la vie dans le monde des ascètes Sannyāsī ont entraîné la formation de castes renonçantes pour lesquelles les caractères hérités des traditions ultramondaines ne sont plus vécus que comme des facteurs discréminants dans la hiérarchie des castes. L’insertion dans la société implique l’adoption des comportements dominants quant aux règles de pureté et aux traditions cérémonielles (Bouillier 1979b).
4 Lorsque l’officiant n’est pas tāntrika, comme par exemple au Tuilako maṭh à Patan, on dit que beaucoup de rites, notamment la nuit de kālarātri, ont dû être abandonnés comme trop dangereux.
5 Mentionnée sans y insister par Kane (V, 1, p. 161 : « On the 7th tithi [...] the performer approaches a bilva tree [...] He should cut off a branch [...] with a couple of fruits [...] Then he should take the branch, come to the place of worship and place it on a pīṭha »), c’est au Népal, l’occasion d’un rite d’allégeance reliant toutes les célébrations communales au Dasaῖ royal par l’envoi à Katmandou de fragments de chaque phūlpāti. Ce modèle de subordination est répété dans la relation du monastère avec ses tenanciers.
6 L’assimilation avec le groupe des Nava Durgā, des « neuf déesses mandaliques » (Levy 1990, p. 540) est tout à fait claire et évoque le groupe des Gaṇa Kumārī de caste Bare célébrées en même temps que Gaṇeś et Bhairav.
7 Quoique ce rituel ne fasse pas partie des célébrations de Dasaῖ chez les Brahmanes-Chetri décrits par L. Bennett (1983, pp. 263-272), et que Dasaῖ soit selon elle une fête purement « patrifocale », on peut voir dans cet hommage aux petites filles de la famille paternelles un élément « filiafocal ». Il y a aussi, dans le retour des jeunes femmes mariées dans leur famille paternelle, un rapprochement à opérer avec les conceptions bengalies où Durgā est célébrée « as a tender daughter who has returned home on her annual visit for family succor, sympathy and the most elaborate hospitality » (Kinsley 1987, p. 114).
8 Ordre de séniorité présenté et analysé en détail par Bennett (1983, pp. 150-164).
9 Le souci de faire prospérer leurs terres et d’en manger les fruits revient souvent dans les plaintes qu’adressent les divers monastères au gouvernement, ainsi un résident du Kwatando maṭh proteste : « j’ai été spolié de mes terres, je n’ai plus rien à manger et j’en suis réduit à mendier » (lettre de Baikuntha Giri en 1980 V.S. National Archives), oubliant aisément la vocation première des renonçants !
10 La description de Tod est ambiguë. S’il écrit (vol. 1, p. 61, n.7) : « In the grand military festival at Oodipur to the god of war, the scymitar, symbolic of Mars, worshipped by the Gehlotes, is entrusted to them (the Kanfurra jogis or goséns) », dans la description détaillée, et souvent citée, qu’il donne des fêtes de Navarātri, il précise que « the double-edge khanda is [...] carried in procession to the Kishenpol (gate of Kishen) where it is delivered to the Raj jogi, the Mehunts and a band of Jogis assembled in front of the temple of Devi » (vol 1, p. 465). Et c’est ce Raj Jogi qui préside aux rites du sabre durant les neuf jours de la fête et restitue ensuite l’arme au roi. Or, dit Tod (p. 465, n.2), « Raj Jogi is the chief of the ascetic warriors », faisant donc probablement allusion aux troupes de Nāgā, branches d’ascètes combattants issus des rangs des Dasnāmī (ou des Bairāgī visnouites dans d’autres contextes) qui jouaient un rôle primordial dans les armées des différentes principautés rajputes. Il y a donc une incertitude sur l’appartenance sectaire de cet ascète gardien du sabre royal. Disons qu’il s’agissait d’un ascète sivaïte proche du roi, puissant, guerrier Nāgā ou Yogī lié au roi. De nos jours, confirme M. Biardeau, ce sont des Nāth, c’est à dire des Kānphaṭā, qui jouent ce rôle (1989, p. 305).
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