Colloque “Les tribus ou l’Europe”
p. 81-94
Texte intégral
1Paris, 29 février 1992
2Mesdames, Messieurs,
3Vous abordez le sujet majeur de notre époque en Europe. Je dis bien le sujet majeur qui commandera, sans aucun doute, le destin de nos peuples pendant les décennies prochaines. C’est un grand moment de notre histoire, difficile à démêler, qui a commencé en 1989. La contradiction est partout : elle s’exprime par une sorte de dialectique, que vous avez déjà relevée, entre la dislocation d’aujourd’hui et le besoin d’unité qui continue d’habiter l’esprit des Européens. Mais enfin, pour l’instant, la dominante, c’est la dislocation.
4Il m’est déjà arrivé à diverses reprises, au cours de ces derniers mois, d’évoquer la fin des empires. Mais on n’insistera jamais assez là-dessus. Ce sera le travail des historiens de remarquer qu’en l’espace d’un siècle, bien des empires se sont effondrés en Europe, ou à partir de l’Europe : l’empire ottoman, l’empire austro-hongrois, les deux empires allemands, l’empire russe, l’empire soviétique ; à partir de l’Europe, les grands empires coloniaux. D’une certaine manière, on peut prétendre que Yalta (mot fourre-tout, mais enfin que chacun comprend) signifiait la mainmise de deux empires sur l’Europe ; et Yalta aussi vient de voler en éclats.
5Voilà ce qui se passe. Peu de générations se seront trouvées devant un chantier aussi colossal ; et j’ajouterai — puisque vous vous êtes présentés comme des intellectuels — aussi intéressant, même si sur cet intérêt surgissent les drames, les malheurs, les douleurs. Mais voici la question : va-t-on s’abîmer dans le regret ? Va-t-on regretter les empires, et particulièrement le dernier en date, je veux dire l’empire soviétique ? Je ne pense pas que tel soit le sentiment des participants à ce colloque.
6En ce qui concerne les nationalismes, je ferai une première constatation. Combien d’ethnies — vous dites combien de tribus : j’ai employé moi aussi le mot —, qui n’ont jamais été nations, aspirent dans le même moment, dans le même mouvement, à un statut particulier, à une reconnaissance de droit international public, sous une forme ou sous une autre, mais généralement sous forme d’État ! Or, tous ces nationalismes (terme un peu vague, générique, appelant quelques réserves) étaient contenus par la force. Il était donc bien normal qu’ils s’expriment, dès lors que la force avait été brisée. Or, aucun des empires n’a pu préserver les moyens de sa force : soit qu’ils aient été détruits par des guerres perdues, soit qu’ils se soient effondrés sur eux-mêmes, ce qui est le cas du dernier d’entre eux. Il est même intéressant de constater qu’il n’y a eu, en Union soviétique, ni révolution (enfin, pas à ce moment-là), ni coup d’État, ni complot, ni mouvement d’opinion clairement exprimé, et que pourtant, avec un grand fracas, l’édifice s’est écroulé. Il fallait donc la poussée des hommes, l’insatisfaction des esprits, mais aussi, il faut le dire, l’incroyable appauvrissement des intérêts les plus légitimes pour conduire les peuples ou les ethnies à l’exaspération.
7Mais si les nationalismes étaient contenus par la force, et si cette force ayant disparu les nationalismes aujourd’hui s’affirment ou se réaffirment, c’est aussi que dans chaque empire existait la domination d’une nation, ou d’un État, ou d’une ethnie, qui avait su par des moyens généralement militaires agrandir son domaine. C’était la domination turque ou autrichienne, ou la domination de la Prusse, ou celle de la Russie. Et c’est donc contre ces entités que, pendant un certain nombre d’années, se sont dressées les revendications.
8Voilà donc les nationalismes libérés, les aspirations nationales exaltées ; je pense en particulier à tous ces groupements d’hommes qui, dans l’histoire, n’ont jamais connu — ou rarement, ou très brièvement — d’existence relevant d’un statut de droit international. Je ne veux offenser personne en prononçant des noms, mais si l’on remonte jusqu’au Moyen Age, on ne retrouve pas beaucoup d’États biélorusses, par exemple ! La Slovénie (groupement d’hommes particulièrement sympathiques, du moins à mes yeux), s’était habituée à vivre sous la tutelle de ses voisins. La Croatie a montré son visage à la fenêtre de temps à autre. La liste serait longue. Le prochain sujet de conversation, peut-être, pour un colloque comme celui-ci, serait la Macédoine, qui ne manquera pas d’être l’exemple type de ce que représente la potentialité étatique d’une multitude de peuples.
9Mais on perçoit aussi cette tendance au sein d’États plus calmes, ceux de l’Ouest de l’Europe, qui se sont déjà libérés de leurs propres empires depuis quelque temps, qui ont eu le temps d’oublier leurs animosités, qui n’ont pas été vraiment oppresseurs, qui se sont eux-mêmes rassemblés par leur propre volonté : on y perçoit des mouvements qui tendent à l’affirmation d’anciennes provinces, d’anciennes particularités. On trouve cela en Italie ; on entend dire qu’en Espagne cela pourrait exister. La France serait-elle indemne ? La Grande-Bretagne entend ses oreilles tinter. Qu’en est-il de quelques autres ? J’arrête là la liste des points chauds, ne voulant pas m’attarder sur les difficultés de la Belgique et d’autres encore !
10Bref, il s’agit là d’un mouvement très général, qui n’est pas seulement une révolte contre une tyrannie, mais qui, profitant du mouvement général des esprits, répond à une sorte de besoin de se retrouver entre soi, entre ceux qui parlent le même langage, entre ceux qui ont toujours eu la même grande ou petite histoire, entre ceux qui généralement pratiquent la même religion — bref, entre ceux qui, à travers le temps, ont appartenu à une famille ethnique facile à reconnaître. D’autant plus (mais je ne veux pas être trop long) qu’à cela se sont ajoutées la fin des empires, la fin de la domination au sein de chaque empire d’un État ou d’un peuple particulier, la libération des nationalismes, ou l’exaltation des aspirations nationales. Tout cela sur un fond de décor qui a voulu que, depuis le début de l’histoire, nous vivions sous la loi des vainqueurs. Les paix ont toujours été des paix ordonnées par les vainqueurs et ont toujours suscité un appel à la loi du talion. Le couple France-Allemagne, de ce point de vue et pour en rester au temps contemporain, est riche d’exemples de cette sorte. L’Alsace et la Lorraine en ont été le prix.
11La paix des vainqueurs ! Tous les traités de ce siècle, en particulier les traités issus de la guerre de 1914 et 1918, à commencer par le traité de Versailles, mais aussi le traité de 1945 et tous ceux qui en ont découlé, ont toujours été des traités d’injustice qui ont, pour satisfaire la gloire du vainqueur (ou son instinct de puissance, ou ses intérêts immédiats), toujours nié les réalités historiques, géographiques, spirituelles ou ethniques. Le drame de la future guerre était toujours inscrit dans le règlement de la paix précédente. Peut-on espérer sortir de ce système ? C’est la condition de tout ! Et la chance des générations présentes, c’est qu’apparaît enfin une occasion de voir l’ordre des nations en Europe, ou des ethnies, ou des États (car certains d’entre eux ne sont ni nations, ni ethnies) préférer la voie du contrat, la voie du règlement pacifique à celle du règlement militaire. À partir de là, puisque est présupposé un acte de renoncement volontaire à tel ou tel aspect d’un pouvoir national, on peut penser que l’histoire, la géographie, la culture ou les exigences spirituelles seront davantage respectées. Telle est en tout cas la voie à suivre.
12Il ne s’agit pas de regretter la paix de Yalta, ni l’ordre soviétique. Quelquefois j’entends tellement de plaintes ! Beaucoup de mes compatriotes vivent dans la crainte : ils ont, en arrière-fond, le sentiment que l’Europe est désormais le théâtre de désordres qui doivent conduire à des conflits armés, et que la sécurité disparaît. Je tiens à leur dire que, tout de même, il faudrait peut-être avoir le sens de la mesure et des proportions historiques ! Ce qui s’est produit depuis 1989 est un grand bonheur pour les peuples d’Europe. Un bonheur dangereux et très cher payé : ce bonheur, c’est celui de la liberté. Et je ne sais pas pourquoi on a dans la tête l’idée que la liberté existe à l’état naturel. Non, la liberté est une construction de l’homme ! Laissez les choses aller à l’état de nature, et la liberté sera confisquée au bénéfice du plus fort. Il en va de même, croyez-moi, dans les rapports sociaux ou économiques. Tout État qui abandonne cette idée maîtresse doit se préparer à connaître les pires conflits intérieurs. Donc, c’est à l’homme qu’il appartient d’organiser, d’institutionnaliser ; pas trop sans doute, pour ne pas enfermer sous des couvercles les aspirations qui naîtront, qui un jour à leur tour exploseront, mais suffisamment pour que l’on soit capable de vivre ensemble.
13Quant à moi, je considère que la chute des empires est un merveilleux accès au progrès des civilisations. Mais si, à partir de là, on cesse d’imaginer, de créer et d’institutionnaliser, on connaîtra vite un autre désagrément (pour employer un mot modeste) : les libertés se perdront d’elles-mêmes dans des conflits multiples, tandis que la sécurité disparue suscitera la nostalgie de la force. Donc, beaucoup de choses dépendent de nous pour l’avenir immédiat.
14On rêve d’ordre, on redoute le désordre. L’ordre de Yalta, des deux superpuissances, combiné avec l’ordre intérieur de l’Union Soviétique, c’était reposant. On n’avait pas à imaginer autre chose ! D’autant que ces deux empires avaient créé entre eux ce que l’on a appelé “l’équilibre de la terreur”, par lequel la terreur était contenue ; il n’y avait pas de guerre nucléaire. Je suis sûr qu’à l’heure actuelle, beaucoup se disent : “après tout, on était bien tranquilles”, oubliant que sous la tutelle ou la tyrannie de l’un de ces empires, personne n’était vraiment tranquille. À partir de là, nous sommes entrés dans une période de désordre. Ne pas l’avoir compris en 1989 et au cours des années suivantes, c’est vraiment confiner à l’aveuglement ! Nous sommes entrés dans une période de désordre qui durera. Le rôle des intellectuels et des politiques, c’est de tenter d’abréger cette durée qui, trop longue, provoquerait de nouveaux drames, et de parvenir à faire naître un ordre de ce désordre. Un ordre reposant sur de nouvelles données, qu’il faut s’appliquer à chercher. C’est ce que vous faites ; et je vous en remercie, car cela intéresse la France, croyez-moi.
15Une première période se dessine devant nous : celle de l’exaspération. Exaspération d’avoir tant souffert des dominations, des persécutions, de l’éradication des identités individuelles et nationales, avec le refus d’admettre que d’autres, dans le même État ou dans le même ensemble, puissent penser autrement. Exaspération, après les abus mortels des idéologies triomphantes (ce qui ne signifie pas, ce serait absurde, qu’il faille renoncer à toute idéologie). C’est cette exaspération qui va commander les relations entre ceux qui ont vraiment souffert, qui commencent tout juste à respirer et qui auront besoin de parachever leur mouvement vers une identité, avant de songer à replacer cette identité dans les ensembles ou dans le grand ensemble que personnellement j’espère. Il faut donc s’attendre — pendant combien de temps, je ne sais, mais assez longtemps pour que beaucoup perdent patience — à ce que l’exaspération domine ; et donc les antinomies, les luttes entre nations, entre États, entre ethnies, avec un éclatement prolongé de chaîne en chaîne, jusqu’à son expression la plus simple.
16Nous allons donc vivre des moments difficiles. L’exemple de la Yougoslavie ne fait qu’en précéder quelques autres, mais il a le mérite de nous offrir un banc d’essai de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut pas faire. Il y avait là une République composée de huit unités ; elles se disaient ou se croyaient fédérées. Elles obéissaient à la loi d’un petit empire ; elles étaient soumises à une force. La force s’étant disloquée, chacune de ces parties va-t-elle devenir État, participant à la société internationale en tant qu’État ? Et à l’intérieur de ces États, combien d’ethnies encore s’estimeront insatisfaites ? Voilà un exemple type, ramassé sur une superficie réduite dans une petite région d’Europe, mais formidablement révélateur.
17La Communauté a fait son possible. On a beaucoup daubé sur les difficultés qu’elle avait éprouvées à émettre des solutions et à se faire entendre. Comme si c’était facile ! Comme si la Communauté pouvait régler le problème par l’envoi de quelques troupes, reconstituant “amicalement” le scénario qui a précédé le mois d’août 1914, chacun retrouvant ses affinités, ses amitiés, chaque nationalité faisant appel à l’allié traditionnel ou historique ! Dans quel état serions-nous ? Cela aurait pu se produire.
18Même si les résultats positifs de la Communauté ont été mesurés, ce scénario ne s’est pas produit, parce que le désir d’unité occidentale entre les pays de la Communauté a finalement prévalu — non sans incidents de parcours — sur la volonté d’affirmer là ses propres intérêts. Mais bien entendu, à tout moment, ce type de contradiction se projettera dans l’histoire qui va s’écrire, chaque fois que les tensions iront jusqu’au conflit; il serait sage de s’y préparer. On peut donc penser que l’exaspération d’aujourd’hui interdira, pour assez longtemps, le retour aux anciens ensembles — pour peu qu’il soit désirable, ou désiré.
19Dans le drame yougoslave, l’Autriche, la Hongrie et au-delà l’Allemagne éprouvaient une sympathie naturelle pour les Slovènes ou pour les Croates ; sympathie dont je ne suis pas dénué, mais qui chez elles était plus instinctive. Ce qui est plus surprenant, c’est que les Slovènes et les Croates éprouvent en retour ce même attrait instinctif, bien qu’à travers le temps ces empires se soient disloqués sous la poussée des mêmes nationalités. En vérité, les habitudes de l’histoire, les nostalgies des grands ensembles, le sentiment de n’être pas seul à défendre ses droits sur la surface de la Terre font que, chaque fois qu’il s’agit d’imaginer ce que l’on pourrait faire afin de se retrouver, eh bien, ces ensembles-là ont tendance à se recréer. Avant même qu’on ne commence d’en parler au sein de la Communauté, l’Italie, l’Autriche, la Hongrie avaient commencé de parler entre elles. (Elles avaient raison ; mais les antinomies d’autrefois étaient bien dépassées, face à la difficulté d’aujourd’hui). On ne peut donc pas dire que tous les peuples aient abandonné leurs liens anciens, pas même les liens acquis par les moyens de la force ou de la terreur.
20Mais pendant assez longtemps, comme ils ont besoin d’abord d’affirmer leur identité, il sera difficile de les engager à souscrire de nouveaux accords avec les partenaires de la veille. C’est ce qui se produit en Yougoslavie ; c’est ce qui se passe, d’une certaine manière, dans l’ancienne Union soviétique. Monsieur Gorbatchev a beaucoup travaillé, avec l’espoir de bâtir un traité d’union entre les Républiques naissantes issues de l’ancienne Union. Monsieur Eltsine l’espère encore. On sait bien que si la machine peu à peu avance, en même temps elle recule. De ce fait, le travail n’en est pas encore au moment où, comme au faîte d’une maison, on met la gerbe de fleurs pour saluer l’œuvre finie. Avant que la gerbe ne soit mise sur le faîte des nouveaux ensembles, une génération, pour le moins, aura dû s’y appliquer.
21D’abord, ai-je dit, une longue exaspération, qui interdit dans l’immédiat le retour aux ensembles. Ensuite, il faudra apaiser ou tenter d’apaiser les conflits armés. Pour cela, la Communauté européenne a déjà servi et continuera de servir ; les Nations-Unies ont aussi un grand rôle. On voit une série d’idées, devenues désormais projet, comme la prévention des conflits autour d’une notion d’arbitrage, l’affirmation des droits des minorités, la reconnaissance des frontières.
22Apaiser les conflits. J’ai là le texte des conditions et du calendrier pour la reconnaissance, par la Communauté économique européenne, des Républiques yougoslaves (publié par l’A.F.P.). Je lis, sans vouloir céder à la vanité nationale, qu’“à l’initiative de la France, cinq conditions rappelant les grands principes des Nations-Unies et les accords de la C.S.C.E. vont être transmises aux Républiques yougoslaves : respect de la démocratie, des droits de l’homme, des minorités et des groupes ethniques, inviolabilité des frontières, modifiables seulement par commun accord, respect des accords de désarmement et de non-prolifération nucléaire, engagement à régler par la négociation tous les problèmes de succession d’État, ainsi que les conflits régionaux”. On ne sortira pas de là. À cette occasion ont été parfaitement définies des conditions qui permettront soit de régler ou d’apaiser les conflits existants, soit d’en arrêter le développement, et donc de les bloquer dès l’origine : il faut que vous inscriviez cela parmi vos conclusions. Ensuite, il faut multiplier et créer des pôles d’attraction. Il en existe. D’abord la Communauté économique européenne des Douze — qui deviendront d’ici peu, à partir de 1993, Treize, Quatorze, Quinze, si j’en juge par les demandes d’adhésion de l’Autriche, de la Suède et de Finlande, en attendant les autres demandes d’adhésion qui seront acceptées. Je le souhaite, contrairement à ce que j’ai souvent entendu dire ! Je le souhaite tout en sachant que cette Communauté ne peut exister qu’avec des pays capables de supporter les contraintes qui lui permettent d’être une structure solide. Nous parlerons tout à l’heure des autres États qui ne seraient pas en mesure de supporter ces contraintes.
23La Communauté économique européenne, à l’heure actuelle, a des accords de toute sorte avec quasiment chacun des autres pays d’Europe : ce qui prouve bien que le pôle d’attraction principal est là. Et pourquoi ce pôle d’attraction est-il là ? Parce que ces douze pays ont réussi à surmonter leurs propres conflits. Parce qu’ils ont donné un nouveau tour à leur histoire. Parce qu’ils ont démontré que c’était possible. Vraiment, on n’imagine pas aujourd’hui qu’une guerre puisse éclater entre deux de ces pays-là.
24La longue exaspération interdit le retour aux anciens ensembles d’ici un certain temps. Il faut donc développer les moyens d’apaiser ou d’empêcher la naissance de conflits armés, par la création ou le développement de pôles d’attraction, par la multiplication des accords d’association entre la Communauté et chacun des autres pays. Ainsi seront favorisées les ententes régionales, chaque fois que leur possibilité apparaîtra. Ce sera difficile. Mais c’est non seulement possible ici et là, mais même désiré. Chaque pays se rend bien compte que seul, il lui est pratiquement impossible d’avoir le droit à l’existence économique, et par là une véritable réalité politique.
25Il faut aussi organiser des forums européens pour toute l’Europe ; je souhaiterais que la Communauté en prît l’initiative. Et au-delà de ces forums, qui sont des lieux de discussion, de conversation, il faut imaginer des structures permanentes liant tous ces États, ou toutes ces entités, qui auront accédé à un début de statut de droit international public. Il faut mettre en place une structure permanente. Un lieu où l’on se rencontre régulièrement, plusieurs fois par an, un lieu où quelques personnes sont chargées de veiller aux intérêts communs : environnement, énergie, technologie, que sais-je encore.
26C’est à partir de là que j’ai personnellement développé l’idée d’une Confédération, souvent faussement représentée comme concurrente de la Communauté. J’avais pourtant pris la précaution de dire : il faut d’abord renforcer la Communauté, puis l’élargir et, ensuite, bâtir une structure propre à l’Europe toute entière. Mais il y a ici de nombreux écrivains : peuvent-ils s’assurer d’être lus avec assez d’attention pour que le lecteur ne saute pas ce qui était le plus important à leurs yeux ? Peu importe le vocabulaire : je plaide pour une structure permanente de l’Europe toute entière. Mais vous me direz : cela existe ! C’est vrai, cela existe ; au demeurant, je le savais, moi aussi ! Il existe en effet des structures très utiles, auxquelles je suis — et la France avec moi — tout à fait favorable, dont je ne conteste pas l’extrême efficacité : la Communauté, nous en avons parlé ; le Conseil de l’Europe ; la Banque européenne pour la reconstruction et le développement des pays de l’Est ou d’Europe centrale ; la C.S.C.E. (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe). Tout cela ne s’est pas fait tout seul. Là sont tous les pays d’Europe ! On a abouti, à partir d’Helsinki, à la Charte de Paris ; j’ai eu la grande joie d’accueillir, récemment, les trois Présidents des États baltes qui sont venus la signer à Paris, puisque c’est là qu’a été déposé ce traité. D’autres viendront bientôt. Voilà qui existe et qui est très important.
27Je me permets à cet égard de noter, puisque je m’exprime en ma qualité de Président de la République française, que la France a été favorable à toutes ces initiatives. Elle appartenait dès l’origine à la Communauté européenne des Six ; elle a pris part aux élargissements qui ont porté de six à douze le nombre de ses États membres. J’ai dû moi-même, à partir de 1981, agir avec fermeté pour obtenir (malgré certains refus antérieurs ou concomitants) l’élargissement à l’Espagne et au Portugal. Nous approuverons l’élargissement aux pays que j’ai cités et à quelques autres ; attendons qu’ils se prononcent. Si j’ai marqué quelques réserves à l’égard de l’adhésion à la Communauté des pays anciennement sous tutelle soviétique (sauf les pays baltes), ou bien relevant de l’ancienne Union soviétique (l’Ukraine, la Biélorussie, qui sait, la Moldavie), ce n’est pas sur le principe même de l’adhésion, mais simplement parce que je pense que ces pays ne sont pas en état de supporter les contraintes dont je parlais tout à l’heure, et qu’eux-mêmes s’y perdraient. Vous imaginez les conséquences de la suppression de toute frontière ? L’envahissement des marchandises et des produits qui iraient inonder leur marché ? La cessation de toute industrie nationale ? La dépossession d’eux-mêmes, avant qu’ils n’aient pris possession de leur souveraineté !
28On a prétendu, ici ou là, que j’étais hostile à la création de cette Europe-là ; hostile à l’adhésion de ces peuples, que j’aime et que je respecte tout autant que les autres. Mais je pense qu’on peut leur proposer d’autres systèmes et que la Communauté elle-même doit en prendre l’initiative, sans que pour autant il soit question d’Europe des pauvres et d’Europe des riches. Les potentialités de ces pays les projetteront plus vite qu’on ne le croit vers des richesses, vers un statut de pays prospères ; c’est la génération actuelle qui va en supporter le poids et souffrir pour les autres, mais je suis sûr que, pour la plupart d’entre eux, la réussite sera au rendez-vous.
29J’ai entendu des responsables d’autres pays de la Communauté faire valoir que, pour ce qui les concernait, ils avaient les bras grands ouverts. Grands ouverts, oui ! Jusqu’au jour où on leur demandera de payer leur contribution ! Alors, vous apercevrez des bras qui se refermeront... C’est pourquoi je prétends que, dès aujourd’hui, il faut renforcer la Communauté ; elle s’en est donné les moyens à Maastricht. Puis il faut l’élargir ; il faut qu’elle prenne elle-même l’initiative des structures futures, qui permettront à chacun des pays de l’Europe de ne pas venir en quémandeur pour obtenir telle ou telle concession, telle ou telle charité. Ce sont des peuples fiers ; si la dignité se perdait, ce serait déjà la révolte, ce serait la vindicte. Le sentiment d’appartenir à un monde différent reprendrait le dessus, malgré tant de déchirements. Il faut donc une structure permanente où les pays de la Communauté — à égalité avec les autres États de l’Europe — bâtiront l’Europe future, chaque pays ayant une dignité égale et un droit égal, comme cela existe aujourd’hui au sein de la Communauté où les trois pays les moins riches — Portugal, Irlande et Grèce — ont exactement le même droit que les autres de dire non aux décisions communautaires. C’est cette recherche de dignité qui m’incite à insister pour que, vite, on puisse concevoir les structures permanentes de l’Europe de demain — qui n’exclura personne, je veux dire aucun de ceux qui se seront dotés d’institutions démocratiques.
30Je terminerai en réaffirmant ce que veut la France : la réussite de la Communauté, son élargissement et la constitution de l’Europe permanente, toute entière. Vous me direz : la C.S.C.E. suffit à l’ouvrage ; mais ce n’est pas tout à fait l’Europe, puisqu’il y a les États-Unis d’Amérique et le Canada. Attention, je ne demande pas leur exclusion ! Surtout, qu’on ne me fasse pas parler de travers dans la prochaine dépêche qui sortira ici ou là ! J’aurais ensuite des difficultés avec George Bush ; je peux les supporter, j’en ai eu quelques autres, mais celle-là est tout à fait inutile, puisqu’elle serait infondée. La C.S.C.E. est essentiellement axée sur la sécurité : il était évident, il est toujours évident que les alliés de l’Alliance atlantique doivent jouer en commun un rôle déterminant dans la sécurité en Europe. Mais attendez le moment où, comme on a dit “Italia farà da sé”, l’Europe parlera pour elle-même, dans je ne sais quelle langue commune ! La France, quant à elle, a pris une part éminente à la C.S.C.E., alors qu’il y a seulement deux ans les peuples, les États de la Communauté s’y refusaient. Les États-Unis d’Amérique ne montraient aucun enthousiasme (en France, cela s’appelle une litote, je crois). Seuls monsieur Gorbatchev et moi-même avons décidé de prendre des rendez-vous, qui nous ont conduits finalement dans les différentes capitales, jusqu’au rendez-vous de Paris en 1990. Toute une série d’événements montrent que nous sommes quelques pays — car nous ne sommes pas les seuls, nous Français — à désirer que les grands ensembles prennent le pas sur la dislocation de l’Europe.
31C’est également mon pays qui a proposé, non sans peine, l’adoption de la Banque pour le développement de l’Europe de l’Est. C’est également la France — je le rappelle parce que cela est contesté, et mon devoir est de défendre la mission de la France dans le monde et en Europe — qui a proposé l’intervention des “casques bleus” en Yougoslavie. Propositions qui avaient été repoussées l’année dernière, pour des raisons de droit que je peux comprendre, puisqu’il s’agissait de Républiques qui aspiraient à devenir États, mais qui étaient encore au sein du même État : de sorte que l’intervention n’était pas en harmonie avec les traités fondamentaux des Nations-Unies. Les choses ont changé : nous nous sommes faits, avec Robert Badinter, les défenseurs de l’idée qui a proposé la Cour d’arbitrage, chargée précisément de répondre aux questions posées par les minorités ou l’établissement des frontières. Cette idée, aujourd’hui, est devenue la loi ; et elle le deviendra au plan des Nations-Unies elles-mêmes, pour prévenir les conflits. Enfin, avec Bernard Kouchner — qui a constamment représenté le gouvernement de la République française —, c’est également la France qui a promu la présence humanitaire.
32Vous avez évoqué une riche idée, celle de la citoyenneté. Il est vrai que la citoyenneté est une notion qui grandit et qui peut, désormais, se substituer heureusement à celles sur lesquelles nous avons vécu — celles que j’apprenais lorsque j’étais étudiant en droit ou en histoire. Voila une notion qui, après tout, est dans le droit fil des grandes révolutions libérales (dans le sens politique du terme, bien entendu) de ces deux derniers siècles ; notion à laquelle, Mesdames et Messieurs, vous devez donner un contenu.
33Voilà, nous sommes dans une période où une admirable dialectique sollicite les esprits : l’éclatement de l’Europe, comme on ne l’a pas connu depuis le Moyen Age. Ni même avant, sans doute ; il y avait déjà les empires, me semble-t-il. Nous avons nous-mêmes vécu, faut-il s’en plaindre, sous la loi d’un empire qui a dicté nos lois, je parle de l’empire romain. Eh bien, va-ton s’arrêter là, constater que désormais chaque groupe tribal va disposer de ses propres lois, à l’exclusion de toute loi commune ? Vous sentez combien c’est impossible, faute de racines historiques ; et une racine, aujourd’hui, ne prendrait pas dans un sol devenu ingrat. Car il y a l’autre mouvement, exactement contraire (je n’ai pas dit contradictoire), qui est le mouvement vers l’unité.
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