Une parenté sur mesure…. Les nouvelles formes de parenté à l’épreuve de l’acharnement généalogique
p. 275-309
Texte intégral
1Mettre la pratique généalogique sur le même plan que l’adoption et la recomposition familiale ne laisse sans doute pas de surprendre les lecteurs de ce recueil. Car rien n’apparaît plus irrémédiablement déterminé et fatalement irréversible que l’origine familiale de chacun. Or, si le principe généalogique semble bien donner les signes d’une irréductible résistance vis-à-vis de cette dialectique du choix qui fonde les nouvelles formes de parenté, une approche en ce sens se justifie néanmoins au regard de la troublante concomitance qui préside aujourd’hui au développement des parentés électives et au succès1 que connaît la pratique en amateur de la généalogie. Nos sociétés occidentales nous confrontent en effet dans le domaine de la parenté à deux phénomènes si exactement parallèles qu’il convient de douter de la fortuité de leur coémergence et de s’interroger sur leur éventuel rapport.
2Moins incongrue qu’il n’y paraît donc a priori, la place réservée ici à la généalogie demeure toutefois insolite à en juger par l’attention parcimonieuse qu’accorde l’ethnologie à cette « fièvre ». C’est en effet de manière marginale, voire sous la contrainte que les ethnologues se sont jusqu’à présent préoccupés du développement de cette génération spontanée de généalogistes. Sans doute cette frilosité n’est-elle pas étrangère, paradoxalement, au phénomène sans pareil de démocratisation que connaît l’exercice et qui, du fait de son ampleur, suppose une pratique débarrassée des prétentions de légitimation qui s’attachaient traditionnellement à elle. Ne retenant de cet engouement pour les ancêtres que le caractère désormais « scientifique » d’une quête qui emprunte beaucoup à la démarche historique quant à la méthode et à la forme, l’ethnologie est cependant – timidement certes – revenue sur sa première impression, un peu bousculée dans ses réticences par l’incursion déconcertante de la pratique sur son terrain. Parce qu’elle est venue perturber des enquêtes menées sur l’organisation des réseaux de parenté (Zonabend 1987) ou s’imposer dans l’horizon des questionnements sur la mémoire familiale (Le Wita 1984), la généalogie a forcé sa prise en compte, obligeant au constat du réel investissement affectif et symbolique dont elle est l’objet. Reste que rares et tardives sont les études qui tentent d’aborder véritablement de front le problème dans toute sa complexité. Martine Ségalen et Claude Michelat, les premières, se sont intéressées, autrement que sur le mode de l’anecdote, à cet « amour de la généalogie », pour tenter de déceler dans le bouillonnement de cette « fièvre » les symptômes du « renouveau du sentiment familial » (1991 : 194) et de la permanence de la famille « au cœur de l’imaginaire social » (ibid. : 208).
3Mais, à dire vrai, la curiosité manifestée par l’ethnologie et plus encore par les revues généalogiques elles-mêmes2 et les médias3 n’est pas si aisée à satisfaire. En dépit de l’évidence désormais acquise de l’objet, la volonté de comprendre la manie de nos contemporains, avec ou sans le recours à une problématique autre, se heurte notamment, et singulièrement, aux observations et analyses des historiens. Symptomatique de l’importance de la généalogie au cœur de notre actualité, cette approche parallèle n’en finit pas de laisser perplexes ses auteurs comme ses lecteurs-ethnologues, tant l’image qu’elle restitue de la pratique correspond peu à celle que renvoie notre modernité. Élaborée à la naissance de la féodalité (Duby 1996), utilisée au fil des siècles par la noblesse puis par la bourgeoisie4 aux fins d’une compétition sociale acharnée, la généalogie semble se jouer malicieusement du paradoxe tandis que sous nos yeux elle s’échappe de l’emprise aristocratique, s’imposant de fait comme le dénominateur commun de deux contextes sociopolitiques fort différents (société d’ordres d’Ancien Régime et société de classes) et de deux catégories sociales (les élites et les classes moyennes) sans grande communauté d’intérêts. Et c’est pourtant en termes sociologiques que les uns et les autres, prisonniers du modèle historique, abordent le phénomène actuel. Aussi, afin de résoudre la contradiction inhérente à cette manière d’accroche, pousse-t-on à son terme la logique d’inversion que la pratique semble mettre en scène, pour finalement diagnostiquer une étiologie de la rupture, à la fois sociale et géographique. Or cette conclusion s’avère pour le moins insuffisante, dans la mesure où elle génère d’autres distorsions, telle l’omission du caractère aussi bien rural qu’urbain de la pratique5. De fait, le souci de rompre avec cette analyse limitative nous invite à nous affranchir ici du schéma sociologique et à accorder davantage d’attention à la démarche et à l’œuvre généalogiques. S’interroger sur ce qui se joue précisément avec l’élaboration d’un savoir de la parenté semble effectivement plus à même de servir la cause d’une réflexion ethnologique que l’habitude obstinée de fonder celle-ci sur une origine objective plus complexe qu’il n’y paraît.
4De même, est-il utile de prendre en compte le phénomène tout autant dans son extraordinaire ampleur que dans ses limites. Car à s’intéresser trop exclusivement à la passion généalogique, on court le risque d’une généralisation excessive, bien plus grave dans le cas qui nous occupe que l’habituelle emphase générée par la construction et le traitement de l’objet. Il importe en effet de se garder d’un tel travers pour éviter de passer outre le caractère quelque peu anomique de la pratique. L’ironie et le jugement d’incongruité qui ressortissent à un recours privilégié au vocabulaire de l’excès et de la pathologie (« fièvre », « virus », « mordus », « folie ») trahissent dans une certaine mesure cette représentation en négatif sur laquelle est naturellement enclin à glisser notre regard. Mais plus encore la contre-mesure qu’induit une lecture soustractive des estimations chiffrées6 esquisse la réalité d’une « non-généalogie » active que l’on ne saurait ignorer.
La « fièvre » généalogique : réaction culturelle face à une parenté dans tous ses états ?
5Ces quelques garde-fous étant posés en même temps qu’ouverte la voie à de nouvelles hypothèses, il nous appartient ici d’interroger la coïncidence évoquée en commençant, et de nous demander quel rapport la pratique généalogique de nos contemporains peut bien entretenir avec la banalisation simultanée des nouvelles formes de parenté. Bien malaisé, du reste, est à concevoir ce rapport en raison de l’antagonisme qui le sous-tend, à moins que l’opposition des principes d’élection et de fatalité généalogique, précisément, n’œuvre au bénéfice de la concomitance observée. Si tel est le cas, cela signifie que la « fièvre » généalogique de nos contemporains revêt la forme d’un réactionnisme culturel et s’oppose à ces comportements familiaux qui bouleversent nos repères et mettent notre parenté dans tous ses états. Mais peut-on légitimement, sans commettre de faux-sens, considérer l’œuvre généalogique comme le lieu de la valorisation des modèles de parenté traditionnels ? L’obsession généalogique peut-elle vraiment être assimilée à la manifestation d’un inconscient culturel malmené et, de fait, à l’exutoire prévisible des difficultés de notre société à s’accommoder des parentés électives ? Pourvue du mérite de prolonger l’analyse de Martine Ségalen et Claude Michelat quant à la nature paradoxalement passéiste du « renouveau » et aux inflexions étrangement nostalgiques du « sentiment familial », l’hypothèse d’un militantisme de la parenté, si elle se vérifiait, fournirait l’indice par beaucoup attendu, d’une résistance sérieuse à cet individualisme contemporain qui ébranle la famille dans ses fondements les plus anciens. Mais pour satisfaisantes à l’esprit que soient les intentions que nous prêtons aux généalogistes, doit-on succomber à la séduction de ce rapport antinomique que l’évidence désigne ? Peut-on sans encombre apporter de l’eau au moulin des tenants de la rupture et élargir leur interprétation à l’incidence de la « décomposition » familiale ?
6L’esprit de cohésion et de continuité qui souffle sur nos représentations comme sur la réalité historique de cette pratique nous y engage. Dès les premiers balbutiements de la féodalité, la généalogie s’est en effet employée, empruntant à la légende ses accents, à servir et à illustrer l’idéologie du lignage ou de la race (Duby 1973). Chantre d’un nom dont la gloire doit tout autant à l’héroïsme qu’à l’ancienneté, elle célèbre par ailleurs un « espace-sang » – fief, château, demeure – dont les murs abritent, aujourd’hui comme hier, le privilège d’avoir des ancêtres. Ainsi, depuis des siècles, l’art de cristalliser la mémoire inscrit-il en lettres d’excellence ses praticiens dans le cours des générations, les immergeant dans une communauté de parents à laquelle se subordonnent les destinées et les individualités. Car bien plus qu’une succession de portraits et d’épopées, la généalogie se veut l’expression d’une éthique visant à la pérennité et à l’unité du groupe parental. Le souci de nos élites de « prolonger » ou de « continuer » (Mension-Rigau 1994 : 106, 110) signes (prénoms, titres…) et objets (bibelots, meubles, archives…), véritables incarnations du passé, de même que la qualité de « dépositaires » (ibid. : 110) et non de propriétaires des détenteurs des patrimoines matériel et symbolique de la lignée témoigne, on ne peut mieux, de la supériorité entendue de la raison collective sur les raisons individuelles.
Aucun d’entre nous ne comptait par lui-même, se souvient avec justesse Jean d’Ormesson. Ce qui comptait, c’était cette lignée qui avait débuté un jour, presque en même temps que l’histoire, et qui se poursuivait à travers le monde sous tant de formes différentes, sous tant d’uniformes opposés, dans tant de pays divers et toujours simultanément, par un mystère adorable, à tant d’époques si éloignées. Nous illustrions, à notre façon, le triomphe de la race sur la personne, de la collectivité sur l’individu, de l’histoire sur l’accident. Il fallait continuer, voilà tout. Il ne fallait pas rompre le fil. Il ne fallait pas déchoir. Il fallait tenir sa place. Mais ce n’était qu’une place parmi d’autres. L’aventure personnelle ne prenait sens que dans la grande fresque du temps. (Ormesson 1974 : 26.)
7Les généalogistes rencontrés au sein d’Histoire et Généalogie en Minervois et du Cercle généalogique de Languedoc7 sont loin d’être indifférents à ces inflexions portées par la tradition généalogique. D’aucuns se réclament du « sentiment de chaîne » que leur entreprise permet de cultiver et de magnifier. Suzanne écrit dans l’épilogue clôturant l’histoire longue de 126 pages de ses ancêtres :
Les maillons s’alignent et s’enchaînent, et même si au cours du xixe siècle ils semblent rompus par un funeste destin, il n’y a là qu’apparence, d’autres maillons viennent s’ancrer dans la longue et inépuisable force de vie pour parvenir jusqu’à nous, humble maillon parmi nos semblables, qui prolongeons la race à travers d’autres siècles. Mouvement cosmique, éternel recommencement, continuité mystérieuse et même envoûtante à laquelle nul n’échappe.
8Nul n’y échappe… et cette égalité de tous en ancêtres semble bien vouloir résumer à elle seule les innovations que la généalogie concède à notre modernité. Car quand « il n’est pas un seul homme parmi nous qui puisse s’enorgueillir d’avoir les origines les plus séculaires » (Trotereau 1986 : 9), la recherche d’ascendance demeure résolument affaire de conscience lignagère. Celle-ci s’affirme non seulement dans les mots du généalogiste ou de ceux plus empreints d’autorité, qu’il emprunte aux grands auteurs8, mais aussi dans la mise en forme graphique qu’il propose de son travail. A cet égard, l’originalité des « roues de fruits », « roues du Zodiaque » et autres tableaux géométriques qui inondent le marché de la généalogie, rivalise difficilement avec l’arbre à qui nos amateurs réservent leur préférence en vertu de sa sève et de ses branches, pour ne citer que ces deux éléments métaphoriques, parfaites évocations du partage et de la transmission d’un même sang.
9Mais sans doute est-ce en actes que le généalogiste fait le plus éloquemment la démonstration de son adhésion à « l’esprit de famille » que suppose la pratique de la généalogie. Ainsi, après avoir retrouvé le fil perdu de la mémoire, l’attache-t-il solidement au destin des générations futures. « C’est pour mes enfants que je fais ça », insistent, y compris ceux qui n’en ont pas, nos maîtres d’œuvre d’une continuité en devenir. De même les dédicaces qui couvrent les pages de garde des monographies familiales sonnent aux oreilles attentives comme des professions de foi. « A mes petits-enfants », peut-on lire, ou de manière moins exclusivement lignagère :
A ma mère qui nous a transmis tant de traits physiques et moraux des M. A mes frères et sœurs, à mes neveux et nièces, à mes innombrables petits-neveux, cousins et arrière-cousins, répandus à travers la Normandie, la Bretagne et bien d’autres provinces de France et même d’Amérique.
10Et parce que tout autant qu’une histoire, il cherche à en communiquer la morale, le généalogiste pousse son devoir de léguer jusqu’à mettre ses héritiers en situation de transmettre à leur tour. De la sorte, l’héritage généalogique se voit assujetti à l’exigeante condition d’une suite, à charge pour les légataires successifs d’augmenter du témoignage de leur propre destinée cette première somme. Pour continuer cette histoire, Germain signale dans l’« Avertissement » qui précède Nicolas… Une famille… Un domaine… Une vie… :
11Des pages blanches vous sont réservées à la fin des trois parties : premièrement après la page 64, écrivez l’histoire de vos ancêtres, votre jeunesse, les anecdotes susceptibles d’intéresser un jeune lecteur ; deuxièmement après les pages « archives », notez le résumé de tous les documents que vous possédez ou dont vous avez une photocopie ; troisièmement après les tableaux « généalogie », tracez vos propres tableaux, ajoutez les informations que vous avez sur vos père et mère, vos enfants, vos neveux. Aucun détail ne doit être négligé, tout cela passionnera quelqu’un. Merci pour ce lecteur inconnu qui, un jour, retrouvera vos notes.
12A l’origine d’une chaîne théorique d’écritures emblématiques, le généalogiste ne peut, cela se conçoit aisément, s’accommoder sans état d’âme de son rôle de fondateur si peu conforme à la rhétorique du « maillon parmi nos semblables ». On s’en convaincra à observer ses tentatives pour ramener sa passion à un héritage reçu, à commencer par ses manières de déguiser le caractère parfaitement volontaire de sa démarche. Le récit des circonstances (lecture, émission radiophonique ou télévisée, découverte de documents, héritage d’une maison, etc.) présidant à l’avènement du souci généalogique se voit de la sorte cavalièrement écourté pour laisser place à l’introspection et à l’évocation de prédispositions latentes.
Bon, mais il y a longtemps que ça me tentait, que ça me plaisait, parce que même petite, tout ce qui était le passé de la famille, la recherche historique m’attirait. Je posais beaucoup de questions sur les origines, les parentés. J’étais curieuse, oui, déjà de généalogie.
13D’ailleurs, bien rares sont ceux qui associent à la genèse de leur expérience la mention d’un quelconque repère biographique ou chronologique. Si certains ne font que suggérer qu’il s’agit là d’une attitude innée, d’autres, tel René, n’hésitent pas à produire les indices d’une curiosité inscrite dans les gènes. « Et ma mère aimait beaucoup les trucs d’histoire, et tu peux y aller, elle connaissait toutes les familles royales et princières, elle savait qui était allié avec qui. » On ne saurait plus explicitement qu’à la faveur de ces petits ajustements au sein de son capital génétique faire la preuve que l’on souscrit pleinement et entièrement à la philosophie généalogique.
14Défense et illustration d’un « nous » tout à la fois passé, présent et à venir, la démarche généalogique contraste en paroles, en actions et sans omission avec l’individualisme et les situations de décomposition qui affectent notre vécu de la parenté. De fait les généalogistes un tant soit peu étonnés de l’engouement dont ils participent n’ont-ils aucun mal à concevoir le bien-fondé de notre hypothèse. Relayant volontiers ceux qui, ici ou là, déplorent la « crise » sinon annoncent « la fin de la famille », ils précèdent même le sociologue ou l’ethnologue sur la voie d’un lien de cause à effet.
Je me pose la question justement de savoir si ce n’est pas par réaction que les gens font de la généalogie, parce qu’il n’y a plus d’esprit de famille chez eux et qu’ils ont besoin de s’y cramponner en remontant plus haut étant donné que maintenant ça a disparu. Je crois que ça pousse beaucoup à la faire.
15Moins de circonstance que ne pourrait le laisser supposer le pessimisme ambiant, cette analyse « sauvage » procède de la sincère et réelle conviction de résister aux effets d’un dérèglement culturel sans précédent, certitude exacerbée par celle d’être les derniers à pouvoir de cette façon rallier la norme. Quel généalogiste peut taire ses projections aussi compatissantes qu’alarmistes ? « Je me demande comment ils feront pour s’y retrouver ceux qui feront comme nous plus tard. Avec tous ces divorces, ces enfants nés hors mariage… C’est sûr, ils s’y retrouveront pas. »
16Sans attendre ces lendemains hantés par des généalogistes toujours plus nombreux et, qui plus est, désespérés, il nous appartient à présent de passer outre ces déclarations d’intention et considérations de portée générale et de pénétrer dans l’intimité de la pratique afin de mesurer exactement la résistance opposée à la « dérive organisée » de la famille et de la parenté.
J’ai adopté une ombre…
17C’est dans un univers tout d’imagination, de subjectivité et d’affectivité constellé que nous entraîne le pourfendeur de l’oubli une fois franchi le seuil des manières de se dire et d’être généalogiste. Là, sur les traces de ses ancêtres et / ou de ses « cousins », le « maillon » accède à la pleine conscience de lui-même et il n’en est d’ailleurs pas un qui, parfois à son corps défendant, puisse cacher cette part tellement sensible de son expérience. La satisfaction que procure la découverte d’un acte longtemps recherché, le trouble que provoque une signature, l’irrépressible besoin de posséder une photocopie, le délicieux vertige que l’on éprouve à grimper toujours plus haut dans l’arbre, l’excitation difficilement contenue présidant à la rencontre d’un « cousin » à la dixième génération, les « connexions », « impressions de déjà vu » et « coups de foudre » qui se font jour alors que l’on parcourt les lieux où ont vécu les ancêtres, toutes ces insolites émotions parlent sans conteste le langage du sang.
18Suivre le généalogiste dans les dédales de ce domaine privé implique d’être attentif à chacun de ses pas et d’en saisir la logique. Mais il s’agit moins pour l’heure de nous transporter dans les arcanes de ces itinéraires souvent sinueux le long desquels le généalogiste réactive et réinvente nos conceptions de l’hérédité (Sagnes 1995), que de nous attarder sur le principe de l’approche foncièrement sélective du généalogiste. Car la généalogie relève bel et bien d’une succession de choix qu’encourage – ou qu’excuse – l’immensité de la tâche, en ascendance, descendance et collatéralité. Certes, les limites de la documentation archivistique prédestinent les orientations de la recherche. Cependant, la fatalité ne saurait rendre compte de toutes les directions prises et occulter la libre détermination dont celles-ci dépendent et que fait apparaître, dans toute son évidence, la confrontation des pratiques individuelles. Ainsi Catherine ne s’intéresse-t-elle qu’à son ascendance maternelle, mais pour des raisons tout autres et d’autant plus significatives que celles de Danièle, fille d’un réfugié espagnol, qui doit se résoudre à ignorer à tout jamais ses origines hispaniques dont les traces ont été détruites durant la Guerre civile. Jacques, pour sa part, a choisi de remonter son ascendance seulement en lignée masculine et de recenser tous les descendants du plus lointain ancêtre retrouvé, soit une immense « cousinade » forte de plus de huit cents « cousins » qu’il réunit tous les trois ans. Geneviève, elle, met régulièrement en sommeil ses recherches menées suivant le principe de la double ascendance pour s’astreindre au relevé systématique des registres d’état civil de la commune où elle réside, histoire de ne laisser échapper aucune occasion de « cousiner » au village. Afin de convaincre tout à fait le lecteur, on peut encore citer le cas de Mireille, qui s’est consacrée à la reconstitution de l’ascendance de son mari avant de s’acharner à rattacher celle-ci à la liste des différents propriétaires du château que le couple vient d’acquérir.
19Quant à expliciter chacun de ses choix, le généalogiste ne sait qu’invoquer le hasard des découvertes ou reconnaître les effets d’une préférence irraisonnée. « Il y a des branches qui m’attirent plus que d’autres, je sais pas pourquoi », avoue Pascale tandis que Christian constate : « Alors c’est variable ! C’est souvent si le nom me plaît. C’est vrai qu’y a des noms qui me plaisent davantage que d’autres, y en a que j’aime pas. » En réalité aussi peu fortuites qu’inexplicables, ces options fondent tout simplement leur raison d’être sur la destinée, le caractère, les activités, les goûts et les aspirations du généalogiste. Ainsi le passé fouillé et trié se voit-il convoqué pour donner sens à un présent multiforme, appelé au secours d’une identité moins en quête qu’en voie de « confirmation » (Ribert 1997) d’elle-même. On se méprendrait à penser qu’en l’absence de portraits, photographies et descriptions, les préoccupations liées aux traits physiques et psychiques qui alimentent notre discours quotidien de l’hérédité sont exclues de cette justification de soi à rebours. Toute une panoplie hétéroclite de palliatifs (noms, métiers, lieux, « cousins ») pourvoit à la production du reflet fidèle de lui-même à laquelle le généalogiste s’essaye. Geneviève s’est tout particulièrement intéressée à cet ancêtre dont le surnom « Garil », « le boiteux », à défaut de lui rappeler une infirmité dont elle ne souffre heureusement pas, évoque les appréhensions qui ont entouré sa naissance. « Quand ma mère était enceinte, ma grand-mère avait peur que je sorte avec un pied tourné. Alors quand j’ai trouvé ce “Garil”, j’ai dit : “Tiens !” « . Louis, de son côté, a consacré beaucoup de temps et d’énergie à son ancêtre sénateur dont il se plaît à dire qu’« il avait des idées très avancées, très contestées, tantôt considérées par les uns comme à droite, tantôt considérées par les autres comme à gauche, donc il était dans l’équilibre », avant de conclure : « Finalement je me retrouve assez près de lui, c’est ce qui est amusant, parce que je suis très tolérant ». Une tolérance en l’occurrence bien plus distinctive que ne le laisserait supposer l’esprit fédérateur de la quête généalogique, puisque, prend soin d’ajouter Louis, « c’est sûr qu’y en a dans la famille que le personnage heurterait parce qu’évidemment chez nous, on a pratiquement tout l’éventail politique, mais moi ses idées de gauche ne m’ont pas choqué ». Dans le cas de Philippe, géographe africaniste, l’attrait manifesté pour une lignée de navigateurs vénitiens n’est pas étranger à l’identification du gène de la bougeotte que celle-ci a permis d’isoler. Quant à Pascale, elle accorde toute son attention à son « arrière-arrière-arrière-grand-mère », mercière de son état, et plus largement à tous ses ancêtres tisserands, grâce auxquels elle comprend désormais son goût et ses dons pour l’art du patchwork.
20En dehors de ces dimensions incontournables de l’identité, les choix opérés au fil des découvertes servent à l’affirmation d’une appartenance locale. Danièle, privée par les aléas de l’Histoire de son ascendance espagnole, la négligerait cependant si elle y avait accès. Elle qui préfère se dire « à moitié catalane » plutôt qu’« à moitié espagnole », jouant habilement de la double nationalité attachée à ce terme, rappelle à qui veut bien l’entendre qu’elle est née un 14 juillet. Dans l’optique de ce réaménagement franco-français, Danièle a élagué l’arbre généalogique de sa mère pour retenir essentiellement de cette ascendance la lignée installée dans le village où elle réside.
Moi, ceux par qui je suis captivée, c’est surtout par les deux premiers là, Pierre et Marie. C’est plus fort que moi. Ces deux alors, c’est… pour moi… je sais pas pourquoi. Ce sont les premiers qui sont arrivés ici. Et mes grands-parents, je les ai aimés puisque, bon, je les ai connus. Mais si tu savais, ceux-là, je les aime autant que ceux que j’ai connus. Je sais pas pourquoi.
21Le même souci de faire la preuve de son enracinement ici et pas ailleurs a conduit Geneviève à la réalisation du relevé systématique des mariages de sa commune. Il n’est pas d’entreprise plus fastidieuse mais la mise au jour de cousinages au village, autant de preuves de son insertion multiple dans le tissu communautaire, en valait bien la peine.
22Autre versant de soi qu’ancêtres et cousins sont requis d’illustrer, la position sociale d’Ego motive à son tour la politique élective qui prévaut en généalogie. Comme au Grand Siècle, cette manière de distinction qui ne s’avoue jamais comme telle – idéal moderne d’égalité oblige – participe de l’assise d’une ascension ou d’une réussite sociale. De fait, tous les généalogistes rêvent plus ou moins secrètement de « tomber » sur des ancêtres nobles ou célèbres. Ceux qui y parviennent ont tôt fait de les inscrire sur leur arbre quitte à abandonner leurs ascendants d’extraction plus commune. Quant aux autres, ils se contentent de notabilités, telle Geneviève qui, pour pouvoir se targuer de l’existence de trois maires dans sa généalogie, a étendu ses investigations aux branches collatérales. Qu’un ancêtre ait signé un acte, ce qui laisse à penser qu’il savait lire et écrire, suffit souvent à l’ériger en figure emblématique de toute une ascendance. « C’était rare à l’époque, ça prouve qu’il était allé à l’école et qu’il vivait dans une famille assez aisée. » Très prisées sont également les lentes et patientes trajectoires du style « ça commence dans la farine (famille de meuniers) et le dernier a fini conseiller à la cour de Toulouse », ascensions au long desquelles le sang s’est chargé de promesses. Quant à la troupe composite de Louis dans laquelle se côtoient un sénateur, un député, un général d’Empire, des magistrats, un artiste, des scientifiques, des gens de lettres et pour finir un candidat à la sainteté, elle se distingue quelque peu du commun des reconstitutions généalogiques. Cette surenchère de personnalités, pour le recensement desquelles une vingtaine d’années n’a pas été de trop, n’est pas tant due au désir d’élever son patrimoine génétique à la hauteur d’une carrière néanmoins hors du commun en Afrique, qu’à un certain complexe d’infériorité sociale vis-à-vis d’un frère dont la fortune et le prestige plus avérés font de l’ombre à la destinée du généalogiste. Soulignons pour l’édification du lecteur que les armes utilisées dans le cadre précis de cette concurrence identitaire le sont au mépris du lien de consanguinité entre Louis et son germain, comme si le généalogiste bénéficiait d’une autorisation exclusive d’identification à ses découvertes.
23Ce moi multiple qui s’exprime à la faveur de choix jamais anodins est encore celui du déroulement de l’existence, en vertu du caractère pensé héréditaire des événements qui modèlent le destin de chacun. Un ancêtre portant le même prénom ou né le même jour que le généalogiste a de la sorte plus de chance que les autres de sortir de l’oubli. Ceux dont la vie présente quelque analogie avec celle de leur inventeur sont de la même manière préférés, a fortiori si un nombre rond d’années sépare ancêtres et « généalogisé ».
Je ne me sens pas la réincarnation de Marie Santoul, prévient Geneviève, mais enfin j’ai beaucoup de sympathie pour elle parce que je me suis aperçue qu’il y a des événements de sa vie qui correspondent avec des événements de la mienne. Elle est née deux cents ans avant moi, cette dame, en 1748. Elle s’est mariée à vingt ans comme moi, donc en 1768 et ses parents se sont mariés aussi deux cents ans avant les miens en 1746. Et en plus elle est morte en couches, à la naissance de son cinquième enfant et moi aussi, j’ai failli mourir, enfin, j’ai eu de graves problèmes après la naissance de ma fille aînée. Ça m’a fait drôle toutes ces coïncidences… Mes enfants trouvent que j’ai beaucoup d’imagination
24et nous en conviendrons à observer comment Geneviève, décidément très attentive au déploiement de son axe biographique, s’accroche par ailleurs à la branche des Fabre qui lui permet aujourd’hui de mieux s’expliquer pourquoi elle a lié sa destinée à celle de Bertrand. Elle restreint pour ce faire la signification étymologique du patronyme de cette lignée qui des génériques « ouvrier », « artisan », gagne entre ses mains en spécialisation, réduite aux seuls « orfèvre », « forgeron », sens que partage son nom d’épouse.
25De choix en oublis, d’indicibles espoirs en coups de cœur, de calculs en manipulations, la généalogie n’est donc ni plus ni moins qu’un jeu narcissique arbitré par un « je » curieux et soucieux de lui-même. Les « blasons » mettent tout particulièrement en lumière cette propension à l’égotisme par ancêtres et « cousins » interposés. Ces compositions héraldiques contemporaines, censées résumer en couleurs et symboles d’un autre temps l’histoire de la famille, mêlent aux éléments représentant les renseignements glanés sur les ancêtres des indications plus ou moins explicites sur le généalogiste lui-même. Jacques a très simplement conçu le sien, édité et distribué depuis sous forme de pin’s au sein de sa « cousinade ». Sur la moitié droite, Jacques a disposé deux motifs : dans le quart supérieur se dresse un coq évoquant l’origine gauloise de son patronyme, tandis que sous le fier animal s’étend une ferme avec sa mare et sa vache, figuration du sens étymologique de ce même patronyme. La partie gauche, quant à elle, affiche sur fond rouge une croix occitane dont l’intention déclarée est de rendre compte des racines méridionales des Bordes. Or ce symbole est plus polysémique qu’il n’y paraît. Emblème de la ville de Toulouse dans la banlieue de laquelle réside notre Narbonnais d’origine, il se rapporte à un enracinement en cours, mais rappelle également la passion et les compétences généalogiques de Jacques, consacrées par sa qualité de membre du Cercle généalogique de Languedoc dont notre croix est le signe de ralliement. Le blason de René, plus complexe tout en étant beaucoup plus conforme que celui de Jacques aux règles et figures héraldiques inclut une « montagne de sable (de couleur noire) à trois coupeaux » représentant la Montagne Noire où vivaient ses ancêtres. Le Pays de Sault, et avec lui toute l’ascendance maternelle de René qui en était originaire n’apparaissent pas sur le dessin. Cet oubli que souligne l’évocation des seuls métiers exercés par ses ancêtres paternels (houlette de berger, grappes de raisins…) ne s’explique pas autrement que par l’implantation du généalogiste et de ses enfants dans ce petit coin du département de l’Aude. Mais pour saisir tout à fait l’intensité du moi contenue dans cette iconographie familiale, il faut encore s’attarder sur « la pince et le marteau croisés en sautoir », outils de son lointain ascendant Jacques Lacroix. En fait, il importe moins à René de faire de cette façon référence au monde de la forge que d’évoquer, à travers cet ancêtre qui, non content d’être forgeron, habitait R., la localité où lui-même réside depuis 1970.
26Cette mise en avant du « je », que le recours au dessin amplifie, nous incite de fait à concevoir la généalogie comme une entreprise autobiographique, conclusion d’autant plus justifiable qu’elle s’accompagne de bout en bout d’écritures (Sagnes 1997). On pourra néanmoins trouver ce qualificatif déplacé mais son emploi se voit conforté par ceux qui réalisent à l’extrême cette alliance du « je » et de l’écriture à la faveur d’un travail véritablement autobiographique. C’est le cas de René, qui, après avoir pris part aux recherches de ses filles, après avoir dupliqué, organisé à sa façon dans deux nouveaux classeurs la documentation concernant sa branche, a couché sur le papier ses souvenirs d’enfance et retracé son itinéraire professionnel. Raymond, de son côté, mène de front la recherche de son ascendance et la rédaction de ses mémoires de valeureux gendarme. On s’étonnera davantage ici du prétexte fourni par la parenté pour la mise en œuvre d’une expression de soi que de l’occurrence autobiographique en elle-même. Celle-ci vient en effet prendre place dans la très large gamme d’écritures ordinaires impulsées ou contaminées par le « je ». Manière plus ou moins détournée de s’écrire qui « prolonge d’autres écritures – gestionnaire, votive, professionnelle… – et commence toujours par leur emprunter une forme, une occasion, un support » (Fabre 1993 : 25) ; cette mise en lettres de soi par soi est aussi celle, pour rester dans le strict domaine de la famille, des albums de bébé qui consacre ses auteurs dans leur statut tout neuf de mère (Fine, Labro, Lorquin 1993). Or si nos pseudo-généalogies nous semblent se démarquer de l’ensemble de ces écritures parasitaires, c’est qu’elles font montre d’une exceptionnelle audace. L’énonciation à la première personne du singulier d’un récit par essence acquis à l’apologie du « nous » surmonte de façon tout à fait déconcertante l’incompatibilité de nature des genres généalogique et autobiographique.
27Récit de vie par procuration, la généalogie est d’ailleurs à ce point pétrie de « je » qu’elle ne parvient pas à capter la curiosité de ses lecteurs et destinataires potentiels.
Ça n’intéresse pas du tout mon frère et ma sœur qui n’en ont rien à cirer, on peut le dire. Ils en voient pas l’utilité. Et ça intéresse mes parents, enfin, intéressés, quoi… Mais mon frère et ma sœur, pas du tout ! Ça paraît une anomalie pour eux de s’intéresser à la généalogie.
28Ces réactions que décrit pour nous Christian s’avèrent en tout point similaires à celles que suscitent les autobiographes ordinaires qui œuvrent à visage découvert. C’est en partie pour répondre à ce besoin inassouvi d’être lu de ces solitaires malgré eux qu’a été créée l’Association pour l’autobiographie dont la fonction de consultation, d’indexation et d’archivage présente, à y regarder de près, bien des airs de parenté avec l’une des finalités des cercles. Le principe visant au collectage partiel (contributions à la revue interne) et total (constitution d’un fonds de bibliothèque) des travaux des adhérents, principe que relaye la politique d’échange unanimement pratiquée par les associations généalogiques, assure au généalogiste un lectorat sinon inexistant. Prisonnière obéissante et flatteuse à souhait, otage sans autre rançon requise que l’identification exclusive du chercheur, la parenté ressuscitée enferme donc en retour son geôlier dans une certaine solitude dont il n’est pas exagéré de prétendre qu’elle est au goût de sa victime. Geneviève regrette, comme il se doit, que personne dans son foyer ou parmi ses proches n’ait mordu avec elle à l’hameçon de la généalogie. Mais par ailleurs, elle entretient autour de ses fiches un désordre si savant qu’il paraît exprès conçu pour décourager tout lecteur éventuel. « Enfin, moi je m’y retrouve, c’est l’essentiel. » Assez essentiel en effet pour détourner le généalogiste de son dessein historiographique et expliquer l’absence générale de restitution que déplorent les archivistes déçus par la stérilité de l’énergie dépensée auprès des généalogistes.
29Pour en finir avec le narcissisme inhérent au projet généalogique, on peut ajouter l’intérêt que ce dernier se porte y compris en tant que généalogiste. Les revues spécialisées, telles Gé-Magazine et la Revue française de généalogie, reflètent au mieux cette curiosité, proposant de temps à autre un sondage ou une enquête sur le thème de l’engouement généalogique. S’interroger sur soi jusqu’à se poser de la sorte la question de cette interrogation nous plonge à vrai dire dans un narcissisme en abîme dont l’auteur de ces lignes incarne en quelque manière l’archétype dans la mesure où elle-même a été généalogiste…
D’infractions en trahisons
30Du reste, il n’est pas inintéressant d’observer la manière dont les généalogistes composent avec cette règle du « je » tandis que chacun prétend jouer atout famille. Se gargariser d’« esprit de famille » n’empêche pas Louis, nanti de son inépuisable tolérance, de se démarquer de ses proches, pas plus que, précédé de son interminable cohorte d’ancêtres tous plus illustres les uns que les autres, de tenter de rivaliser d’importance avec eux. En fait, ce n’est pas tant leur manie de parler de « ma » plutôt que de « notre généalogie » que nos explorateurs de la parenté tentent de justifier que l’originalité de leur œuvre dans le concert de toutes les expériences généalogiques. Tous concèdent plus ou moins volontiers que leur subjectivité guide leur progression dans les sillons des générations et présentent leur manière de procéder comme une entorse faite à « la bonne méthode », comme une digression par rapport au « truc normal » qui ne peut qu’ajouter à l’intérêt de leurs recherches. « C’est casse-pieds quand on est trop méthodique, se défendent-ils. Il faut s’en garder. Quand on fait de la généalogie, c’est pas pour faire de l’arithmétique », si tant est qu’il existe et puisse exister, ce dont est persuadé Louis, une norme stricte en matière de procédés et de préoccupations dans le domaine généalogique. Cette dernière remarque appelle toutefois une nuance, car, à moins de donner tout à fait tort à notre informateur, on ne peut que constater que guides, manuels pratiques, revues et diagrammes généalogiques édités ne proposent guère d’autres perspectives que la recherche de la double ascendance à chaque génération, comme si la généalogie, en devenant populaire, se devait de garantir l’égalité en intérêt de nos ancêtres. « Mais, comme ose l’affirmer Louis, quand je fais de la généalogie, je ne suis plus républicain. Quand j’en vois qui alignent tous leurs ancêtres là comme si tous étaient pareils… C’est pas vrai, tout le monde n’est pas pareil là-dedans. »
31Vain modèle, bonne conscience collective à la disposition de généalogistes pour leur part égaux dans l’indiscipline, la « bonne méthode » n’a pas pour seul avantage de fournir un sauf-conduit pour divaguer librement dans l’infini de la parenté. Avec elle, la généalogie s’offre une nouvelle conduite plus conforme, dans ses intentions déclarées, à l’état d’esprit de notre modernité. Désormais dotée d’une finalité scientifique, la chasse aux ancêtres et « cousins » renie des antécédents voués à la cause pourtant pas si caduque, on l’a vu, de la distinction et de la compétition sociales. Cette alliée de l’Histoire, auxiliaire de la démographie, à l’occasion complice de la génétique, s’affiche en toute circonstance comme une discipline à part entière, image à laquelle contribue l’organisation de cours et de congrès9, comme la récente apparition de cette « science » parmi les options du baccalauréat. Cependant, on se fourvoierait à limiter le rôle de cette scientificité à celui de paravent aux pulsions de l’imaginaire et de l’autocélébration. Autodidacte tout à la fois paléographe, historien, héraldiste, spécialiste de l’onomastique et apprenti démographe, le généalogiste tire un indéniable profit symbolique de ses compétences cumulées. Qui ne saurait en effet être tenté d’intégrer cette forme de valorisation par le savoir – acquis et produit – dans le processus d’expression et de promotion de soi par ailleurs engagé ? En tous les cas, pas nos informateurs, tous déçus sinon vexés par la garantie d’anonymat dont ont été assorties les propositions d’entretien. Jacques, plus chanceux avec les médias qu’avec l’ethnologue, savoure avec délice la reconnaissance sociale que son aventure généalogique n’en finit pas de lui valoir. Et en l’occurrence, le potentiel de faire-valoir n’est pas si négligeable si l’on veut bien l’en croire. Il ne compte en effet plus les titres locaux, nationaux et même étrangers qui réservent régulièrement un article à son épopée, alors que d’année en année augmente le nombre de ses passages à la télévision, sur les chaînes régionales et nationales. L’illusion du « nous » et le désaveu factice du présupposé d’excellence ne sont pas les seules ambiguïtés qui pèsent sur la pratique contemporaine : la généalogie, cette pourvoyeuse de parents en tout genre, est, on l’a dit, sans conteste appelée au renfort d’une identité plus de soi que de sang. Certes, la conviction d’être le « produit d’une filiation » (Zonabend 1987 : 640) fonde cette redéfinition du « je » et il serait d’ailleurs tout à fait déraisonnable de refuser d’envisager la « fièvre » de nos contemporains comme l’indice de l’exacerbation de ce « sentiment de chaîne » aux côtés d’autres symptômes, tels la vulgarisation des lois de la génétique ou le succès croissant de la psychogénéalogie. De même, force est de constater la prévalence de cette conscience héréditaire qui, parmi tous les recours possibles et imaginables, n’assure peut-être pas à la généalogie une préférence unanime, mais, du moins, lui vaut la crédibilité qui fait souvent défaut à la graphologie, l’astrologie, la numérologie, etc. Cependant, encore invisible à l’œil nu, se creuse une faille au beau milieu de cette conscience si largement et profondément partagée… et le fait que la généalogie s’offre comme le terrain de ce discret séisme n’est pas le moindre des paradoxes. Car la généalogie n’est rien moins qu’une haute trahison vis-à-vis du principe héréditaire. A trancher, comme elle le fait, nantie de l’arme du choix, dans la parenté passée, à assujettir l’héritage des générations à la connaissance qu’Ego cultive préalablement de lui-même, elle finit en effet par façonner la parenté passée à l’image du généalogiste, par renverser l’irréversible, permuter l’impermutable, par embrouiller jusqu’à les inverser les termes du déterminisme héréditaire, dévoyant du même coup l’efficacité reconnue de celui-ci pour asseoir le plus confortablement possible la légitimité de ses forfaitures.
32Un signe patent de ce pervertissement nous est par ailleurs donné dans le passage de l’hérédité du statut de faire-valoir à celui d’argument suranné, voire inconvenant. Signe accidentel, on doit en convenir, et néanmoins significatif, dont l’apparition est subordonnée à un tel souci de distinction qu’il contamine de ses exigences la manière d’envisager les moyens mêmes de celle-ci. Le témoignage de Lionel est, de ce point de vue, très parlant. S’obstinant à priver l’ethnographe de l’aveu de toute identification possible avec ses ancêtres, Lionel, tout frais émoulu de Sciences Po, sacrifie volontiers sur l’autel de son image de jeune intellectuel son statut d’héritier et avec lui sa part d’héritage. Habilement, il concilie l’intérêt strictement scientifique qu’il prétend porter à ses recherches et le déni de toute dette contractée envers ses pères. Opposé au nom d’une conception éclairée, avancée de l’identité, ce refus d’user de l’ascendance comme faire-valoir de son individualité revient à se garder d’une utilisation qui impliquerait trop de facilité, trop de rentabilité identitaire requise d’un capital inné déprécié par nos principes d’égalité, trop d’écart aussi par rapport à la notion de mérite individuel que valorise notre société. Poussé dans les derniers retranchements du reniement et de la désaffiliation, Lionel affirme :
Il est sûr qu’on essaie tous de construire quelque chose, mais on le fait d’abord pour soi et après le prolongement dans un futur très lointain tel que peut le donner une généalogie comme celle que moi j’ai réussi à établir sur huit cents ans… Mon premier ascendant, il a rien fait pour moi, eh ! Et inversement, je ne ferai rien pour celui qui me suivra dans trente mille ans !
33Qu’elles relèvent de la manipulation ou d’une norme autre, les infidélités que nos contemporains commettent à rencontre de l’hérédité opèrent un bouleversement sensible de notre idéologie de la parenté. Elles provoquent un affaiblissement sans précédent de la prégnance de la consanguinité dont s’accommodent avec plus ou moins bonne conscience les généalogistes, à l’instar, tout compte fait, de ces autres électeurs de parenté que sont les protagonistes des familles recomposées ou adoptantes.
34On pourra ne pas reconnaître à notre modernité la paternité des mutations que nous observons dans la pratique généalogique contemporaine, et par là même remettre en cause l’exacte symétrie que, pour l’heure, nous ne faisons qu’ébaucher entre celles-ci et celles dont procèdent les nouvelles formes de parenté. Les historiens, il est vrai, signalent eux aussi cette « dérive du genre » (Burguière 1992 : 30), cette aliénation de la généalogie aux besoins de son auteur ou de son commanditaire. Mais peut-être faut-il bien prendre soin de distinguer la pratique du seigneur et du bourgeois-gentilhomme de celle de l’adhérent d’Histoire et Généalogie en Minervois ou du Cercle généalogique de Languedoc, dans la mesure où la première, poussée par l’exigence identitaire jusqu’à se commettre dans « l’art du vraisemblable » (ibid.), inclut la fiction et la falsification dans une opération où il s’agit apparemment moins d’hériter que de transmettre, où se jouent sans doute autant l’identité d’un individu que celle de tout un lignage. Et de fait, si l’on s’accorde à parler de mythologie familiale à propos des élaborations généalogiques médiévales ou modernes (au sens historique du terme), on se contente de conclure aux « fantasmes » (Ségalen, Michelat 1991 : 207) des généalogistes du xxe siècle qui, bien que soucieux de léguer, se heurtent, on l’a vu, à une hostilité en partie souhaitée. Ainsi est-il bien davantage question d’hérédité dans le domaine de la généalogie traditionnelle que dans le sillage de la manie actuelle qui, loin de relever d’un quelconque réactionnisme culturel, participe du mouvement qui ébranle notre parenté et la met dans tous ses états.
La mémoire en souffrance
35Ainsi l’orientation de notre problématique, définie en termes de réactionnisme culturel apparaît-elle, à la faveur de cette exploration des bas-fonds du projet généalogique, tout à fait relative, voire proche du contresens. Et le constat ne fait que s’aggraver dès lors que l’on s’attarde sur le contraste que forme la production généalogique avec les formes traditionnelles de la mémoire familiale. Car si la généalogie doit à son ancienneté d’être un « trait distinctif de notre culture nationale » (Burguière 1992 : 18), il n’empêche qu’en s’immisçant dans les préoccupations des classes moyennes, elle fait à l’évidence fi des limites propres à l’organisation et à la gestion des patrimoines mémoriels du commun des mortels. « Troisième degré, point de parenté », aime-t-on à donner en pâture en Minervois à l’ethnographe curieux du déploiement des réseaux de parenté. Ici comme ailleurs, en Bretagne (Ségalen 1985) ou en Bourgogne (Jolas, Verdier, Zonabend 1970), les classes moyennes cultivent une mémoire profuse en collatéralité mais courte en profondeur, ne s’étendant guère au-delà de la génération des arrière-grands-parents, se bornant même souvent à celle des grands-parents. Aussi l’on admettra que violer l’oubli comme s’ingénient à le faire nos généalogistes, revient ni plus ni moins à bousculer nos représentations occidentales de la parenté, dans ce qui, au regard de toutes les cultures de parenté, participe le plus fondamentalement de leur originalité. Car de ce contrepoint aveugle qui longtemps n’a su que se soustraire à la curiosité des ethnologues ne dépend pas seulement la relative pauvreté du capital mémoriel. Il y va aussi de l’étendue et des configurations de nos systèmes de parenté, autrement dit, de la faiblesse numérique des liens qu’engage Ego avec seulement les deux générations en amont et en aval de la sienne. Traduite en termes de collatéralité, cette réalité est aussi celle d’un réseau de parenté restreint qui dispense Ego de la fréquentation de parents aussi proches que les descendants des germains de ses grands-parents, voire de ses parents.
36On ne saurait trop insister sur l’efficacité structurante de l’oubli, sur la polarisation des relations induite par la mémoire, ce principe hybride où le néant le dispute au souvenir. Il convient en effet de corriger l’opinion qui prévaut généralement selon laquelle la mémoire d’un groupe est en profondeur équivalente à la durée moyenne d’une vie, ce qui, peu ou prou correspond au maximum du troisième degré. L’anthropologie elle-même tend à souscrire à cette conception physiologisante de l’étendue des mémoires. Elle qui s’emploie, ici et là, dans les sociétés de tradition orale comme écrite, à montrer l’empreinte de la culture sur les aptitudes à se remémorer, n’est pas loin de concéder à la nature l’action grignotante de l’oubli. Et de là à se laisser abuser par l’odeur de scientificité de ce par quoi les généalogistes comblent l’oubli, il n’y a qu’un pas qu’encourage à franchir la commune impropriété du naturel et du scientifique à être pensé par l’ethnologue… Maurice Halbwachs pour sa part n’envisage pas autrement l’oubli que par détachement du groupe ou par disparition de ce dernier (Halbwachs 1968), ce qui revient, de fait, à lui dénier toute valeur collective et donc sociale. Le cas de la famille où les liens intergénérationnels assurent la continuité du groupe sans en exclure l’évolution ne trouve manifestement pas sa place dans ce type d’explication. Preuve en est d’autre part donnée par les non-effets de l’allongement de la durée de vie. Rendant possible la cœxistence de quatre générations, celui-ci ne produit pas pour autant de mémoire plus longue, pas plus qu’il n’élargit le champ des relations sociales. Le désintérêt signifié par certains vis-à-vis de leurs arrière-petits-enfants est de ce point de vue tout à fait symptomatique. On nous pardonnera de nous appesantir encore sur l’objet de la transgression commise par les généalogistes, sur la réalité d’un souvenir comme automatiquement, involontairement effacé au rythme du renouvellement des générations. L’attention toute récente que les sciences sociales (Muxel 1996) ont accordée à l’oubli nous y incite d’autant plus volontiers que face à une analyse qui, à la faveur d’un effort tout à fait louable et fécond, propose une vision plurielle et cohérente des formes du non-souvenir, nous courons le risque de nous en satisfaire aux dépens de l’occurrence spécifique que l’acharnement généalogique met au jour. Force est en effet de constater que celle-ci ne trouve pas sa place parmi celles qui ont été repérées par Anne Muxel (ibid.) et dont la commune propriété est d’opérationnaliser les fonctions de la mémoire, à savoir la transmission, la reviviscence et la réflexivité. Assurer les conditions d’une historicité, évacuer la souffrance et permettre l’accès à une vérité existentielle désignent autant de finalités que le sociologue repère significativement de concert avec le psychologue, et sans rapport aucun avec cet élagage systématique dont les conséquences mettent en cause l’une des structures les plus fondamentales de notre culture. A l’issue de cette digression en forme de plaidoyer pour la cause encore à défendre d’un oubli auquel fait pour l’heure défaut une sérieuse prise en compte anthropologique, nul ne doute plus du caractère profondément novateur de l’intention généalogique. Mais il nous reste à convaincre définitivement ceux qui s’attendent à voir en la généalogie le moyen de magnifier les configurations traditionnelles de la parenté. Car en deçà de son extraordinaire profondeur et de son amplitude démesurée, la généalogie s’oppose bien plus systématiquement qu’une simple confrontation peut le révéler au mouvement des mémoires orales.
37Et l’oralité est justement la première des règles d’or enfreinte par le traqueur d’ancêtres. Elle qui fait que la mémoire, écoutée et répétée, demeure un patrimoine mouvant, toujours transitoire et fuyant, se voit bafouée au profit des formes fixées du souvenir. Certes, la reconstitution généalogique s’appuie pour commencer sur la mémoire orale, mais cette sollicitation s’effectue par le biais d’interrogatoires systématiques et sélectifs, aux antipodes des modalités d’acquisition habituelles prévoyant une énonciation diffuse au gré du quotidien, tributaire des individus et des circonstances. Qui plus est, ce détour par la mémoire traditionnelle n’est rien moins qu’un passage obligé dont on ferait aisément l’économie s’il ne permettait de pallier l’impossibilité juridique de consulter l’état civil qui n’a pas cent ans. Car l’entreprise généalogique se nourrit avant tout de traces, friande des rares témoignages du passé laissés ici-bas et jusque-là nécessairement négligés10 ou ignorés. Et attendu que « l’avant-mémoire est en papier » comme l’écrit si joliment Jean Delay (1979 : 11), le généalogiste se fait paléographe pour décrypter une masse impressionnante de documents, parmi lesquels les papiers de famille (actes notariés, livrets de famille et militaires, correspondances, etc.), objets d’une attention où le souci de comprendre se substitue à la simple et coutumière nécessité de « garder ». A leur tour, les registres paroissiaux et d’état civil sont dépouillés avec soin dans les mairies et dépôts d’archives où ils sont conservés, complétant, prolongeant, autant que faire se peut, les informations puisées dans les corpus archivistiques privés.
38Qui verrait dans cette archéologie de la parenté seulement l’une des modalités de la transgression de l’oubli se priverait du constat du renoncement au lien intergénérationnel qu’active et solidifie la mémoire dès lors qu’elle est dite et écoutée. La mise au jour de connaissances inédites, exercice dans lequel excelle notre faiseur d’ancêtres, induit pour tout dire une dimension créative en matière de patrimoine mémoriel quelque peu paradoxale. D’actes de naissance (ou de baptême) en actes de décès (ou de sépulture) en passant par les très stratégiques actes de mariage, ces tribulations aux marges du souvenir entraînent les généalogistes sur des chemins autres que ceux de l’héritage. A l’étroit dans leur rôle de légataires, ils s’affranchissent délibérément de tout rapport de dépendance mémorielle et, partant, s’installent dans une autonomie qui n’a plus grand-chose à voir avec cette solidarité familiale dont participe, entre autres transmissions, celle de la mémoire. Histoire sans parole, la généalogie rompt sans ménagement l’élan de la continuité pour finalement confirmer notre narcissique dans sa solitude.
39S’agissant de la mise en forme de ce savoir généalogique, le généalogiste commet le même délit d’écriture, s’avérant à l’évidence un tout aussi prolixe producteur d’écritures qu’il en est un avide consommateur. Recopieur infatigable, inconditionnel de la photocopie, adepte du microfilm, il amasse sans retenue les traces du passé exhumé. Celles-ci sont ordonnées avec fiches et schémas généalogiques correspondants, par génération ou par lignée, dans un classeur dont la souplesse d’utilisation lui permet de s’adapter aux caprices de la recherche. En permanente élaboration, cette compilation d’écritures apparaît comme un ouvrage intermédiaire censé préfigurer « le livre » que l’on prévoit toujours de rédiger « quand on aura bien avancé », mais que peu de chercheurs se donnent la peine de réaliser. Certains, plus pourvus de murs que d’autres, redoublent d’écriture pour faire étalage, au propre comme au figuré, de cette accumulation patiente en un original patchwork de papiers dans ce qu’ils nomment leur « musée généalogique » installé au salon, dans une cage d’escalier ou un couloir, c’est-à-dire dans les plus publics des espaces privés de la maison. Peuvent en outre être appelés à figurer des objets, une fois stoppée leur sûre marche vers le néant. Découverts entre cave et grenier, sauvés de l’abandon à la décharge ou chez un brocanteur, ces vestiges fatigués sont requis de témoigner du passé comme les y contraint Danièle.
40Et puis là, je vais faire une grande pièce à côté avec l’arbre généalogique, un grand tableau de douze mètres de long. En fait, c’est un musée que je vais faire. J’ai gardé le pressoir, le fouloir. J’ai tout, là. Et là, ce sera tout arrangé, tout nettoyé, tout exposé, quoi ! Alors, la hotte de mon grand-père, les comportes, tout ce qui était à mes ancêtres.
41Enfin, du « livre », si rare soit-il, on peut toutefois dire ici que, malgré la déconcertante diversité des objets (listes d’ascendances et / ou de descendances, roman familial, biographie, histoire de village), des formes (opuscule manuscrit et / ou ronéotypé, tiré-à-part de revue, publication à compte d’auteur), des styles (romancé, télégraphique, historique) et des conditions de production (date anniversaire, rassemblement d’une « cousinade », désir d’écriture) (Sagnes 1997), cette écriture ultime et définitive met en exergue, plus clairement encore que les « classeurs » et autres « musées » toujours provisoires, l’intention récurrente de produire une somme avec ce que cela induit d’incompressibilité, d’inaltérabilité et de résistance au temps.
42Mais ces différents manquements à l’oralité ne font pas que compromettre l’avenir des pratiques mémorielles traditionnelles. En contrepoint d’un patrimoine voulu un, constitué, fixé dans la lettre ou l’objet, tangible dans le papier, condamné à la pérennité, le généalogiste se pose dans ses prétentions d’auteur. Déshérité volontaire, il revendique ainsi la paternité absolue de son œuvre, quand la mémoire, pour être mémoire, est obligatoirement d’émanation « collective » (Halbwachs 1968). Dérogeance aux lois de l’oubli, élaboration au mépris de la condition d’appartenance qu’implique toute mémoire, incitations à la monopolisation, tels sont les chefs d’accusation que pourrait invoquer la mémoire au procès de la généalogie. Et si la pratique accumule les infractions jusqu’à nous faire perdre de vue les dimensions mémorielle et familiale dont elle se réclame, son contenu, que l’on sait déjà modelé par l’individualité de son auteur, est loin d’œuvrer à son acquittement.
43Conforme à la scientificité affichée, l’œuvre généalogique procède d’un souci de rigueur que servent la valeur probatoire de l’écrit et la relative précision des documents dont elle retient et intègre consciencieusement toutes les informations (dates, lieux, noms, prénoms, liens de parenté, professions). Cette valorisation du détail s’accompagne d’une certaine objectivité, en ce sens que la reconstitution généalogique ne s’embarrasse pas des lourds secrets de famille, bien qu’il soit légitime de penser que cette propension à découvrir des « cadavres dans le placard » – selon l’expression préférée des généalogistes – ait moins à voir avec l’honnêteté intellectuelle qu’avec l’excitation que procure toute révélation scabreuse. Quoi qu’il en soit, lever de la sorte la chape de silence qui pèse sur un événement ou un personnage signifie l’adoption d’une fonction autre que celle, normative, « référentielle » (Muxel 1996 : 17) de la mémoire. Moins historiennes que législatrices, les voix du passé, partielles et partiales, ont quant à elles mieux à faire que de rendre fidèlement compte des années. Leur importe davantage d’énoncer ou de taire le souvenir afin d’alimenter le groupe familial en exemples propres à contribuer à sa cohésion et à sa cohérence.
44L’effort constant de contextualisation que génère par ailleurs la nécessité de faire science n’est pas moins contrariant qu’une restitution exhaustive du passé. Les histoires que content ces généalogies amateur se distinguent effectivement des réminiscences familiales dont tout un chacun est le dépositaire en ce qu’elles déroulent leur fil parallèlement au cours de l’histoire locale et nationale. « Dès le xvie siècle, ils étaient là, humbles et fiers manants, et leur histoire faisait celle de notre pays », écrit en substance un généalogiste à propos de ses ancêtres. Pour ce faire, le généalogiste n’épargne pas sa peine, appuyant cet ancrage ailleurs que dans le temps familial sur la consultation d’une documentation hétéroclite (compoix, délibérations des Consuls et Marguilliers, minutes notariales, archives judiciaires, etc.) et sur la lecture d’une bibliographie des plus variées (monographies, manuels et revues d’histoire, ouvrages sur les vieux métiers, traités d’héraldique, dictionnaires toponymiques et anthroponymiques…). On ne sera pas surpris d’apprendre que ce changement d’échelle va de pair avec le désir de contribuer activement au développement de la connaissance historique générale. « L’histoire de notre pays ne se résume pas à l’histoire de la famille Capet et des quelques dizaines de familles qui tournaient autour du pouvoir royal, c’est aussi celle de nos populations campagnardes, sur lesquelles aujourd’hui encore, on ne possède que peu de renseignements », estime Jacques, dans la monographie qu’il consacre aux Bordes, convaincu de l’incontestable apport que représentent ses travaux. Et même si l’intention louable d’apporter sa pierre à l’édifice de la Connaissance pèche par un défaut de restitution et de publicité, ces ambitions historiographiques ne sont pas négligeables en regard de l’antagonisme dont nous parachevons les contours. A forcer l’intérêt au-delà des limites de la seule sphère familiale, la généalogie s’affirme comme un patrimoine très largement collectif, contrairement aux traditions orales dont la teneur ne saurait retenir l’attention de quiconque en dehors des seuls légataires. Aussi parce qu’elle s’adressent à une communauté aussi indéfinie que vaste, les productions du généalogiste n’ont-elles pas vocation à servir de référent identitaire au groupe familial comme y est disposée toute mémoire possédée en propre. Incapables d’endosser le rôle d’âme et conscience qu’assume la mémoire, elles se privent délibérément de l’audience de ses destinataires naturels, à savoir celle de la famille…
45Au terme de ce rapide tour d’horizon, chacun conviendra du caractère fondamentalement original de la pratique contemporaine au vu et au su des infractions commises à l’égard d’une immémoriale éthique généalogique : originale, elle l’est, et bien plus essentiellement que ne le suppose le phénomène de mode qui, tel l’arbre cachant la forêt, retient souvent l’attention au détriment des tiraillements culturels dont elle est le théâtre ; originale, en tant que telle elle s’assume, quand bien même elle déplace les limites de notre parenté, défie notre définition de la mémoire et réinvente nos représentations ; originale, c’est bien ainsi qu’elle s’impose dans le champ de la parenté à l’instar de ces nouveaux liens familiaux qu’élabore notre société. D’ailleurs, les similitudes sont telles entre façons de dire et de faire des généalogistes et des adoptants ou beaux-parents que l’on aurait tort de s’en tenir au seul constat d’une même désinvolture vis-à-vis de l’ordre et de la primauté de la consanguinité, et de nous contenter ainsi de conclure au non-réactionnisme culturel du monde de la généalogie. A vouloir aller au bout de la mise en parallèle proposée en commençant, on s’étonnera avec profit de la propension au choix dont font unanimement montre nos acteurs et plus encore de la commune obsession identitaire à l’origine de cette inclinaison élective. En effet, si le doute n’est plus de mise quant aux motivations du traqueur d’ancêtres, la sociologie montre bien par ailleurs comment dans cet espace de « la révélation des identités latentes » (Singly 1996 : 14) qu’est devenue la famille, l’expression de soi, évolutive, conditionne le changement, notamment de conjoint, et encourage l’élection. Une différence de taille dérange pourtant cette parfaite symétrie entre pratiques généalogiques et pratiques familiales : quand les unes visent à emprunter à la famille les ressources, les matériaux – cette génétique « sauvage » – d’une construction identitaire, les autres s’efforcent de pourvoir en « Pygmalions » (ibid.) nécessaires à la découverte de soi, d’assurer une audience à l’affirmation de son identité. Est-ce à dire que le projet généalogique est irrémédiablement décalé, sinon incomplet, voire avorté dans la perspective d’épanouissement de soi induite par les nouvelles formes de parenté ? Les généalogistes savent-ils franchir l’étape cruciale de la « conversation avec autrui » (ibid. : 16) et assurer l’accomplissement de l’élaboration identitaire qu’ils entament ? Se dotent-ils de cet indispensable « regard qui leur donne la foi en eux-mêmes et qui les autorise à prendre conscience d’eux-mêmes » ? (ibid. : 33.) Posée autrement, la question est celle de l’aptitude de ceux que la généalogie met en scène, à savoir famille et « cousins », à valider cette définition familiale de lui que propose le généalogiste.
Nul n’est prophète en son pays
46Le handicap est grand, puisque, on l’a vu, d’une manière ou d’une autre, la généalogie ne sait qu’« oublier » la famille. Celle-ci le lui rend bien, ne lui accordant en juste retour qu’une indifférence teintée d’agressivité. Les tensions ne manquent pas de surgir au contact de ce croisé de la parenté qu’est le généalogiste. Son projet suscite des réactions du type : « A quoi ça va te servir ? », « Je ne vois pas ce qu’il y a d’intéressant à faire ça », ou encore « Tu ne peux pas laisser les morts où ils sont ». Lui-même, alors qu’il interroge la mémoire de ses proches, est amené au déconcertant constat qu’« il y a comme un désintérêt de la parenté ». Son travail, qu’il consiste à mettre au jour des générations perdues au fond des âges et / ou à révéler des cousinages ignorés, ne parvient pas plus aisément à briser cette réticence. Et l’enthousiasme bavard du généalogiste, comme le fait d’être autant que lui concerné par ses recherches, ne réussit pas davantage dans son entourage à ébranler les adeptes de l’oubli dont les attitudes se distribuent sur une gamme qui va du « Oh ! Ils s’en foutent pas mal ! » à un « Oui, ils sont contents quand je trouve quelque chose, mais après… », un « oui » que l’on devine dépourvu de toute illusion.
47Pour l’instant, ça les intéresse pas beaucoup. Pas du tout même, et pourtant nous sommes très nombreux. Je vous montrerai le tableau de toute la descendance, mais y en a pas un que ça intéresse. Les quelques trucs que j’ai pu faire, ça fout le camp au fond d’un tiroir et puis c’est fini.
48De même les « cousins », ces parents avec lesquels on partage son ascendance à partir de lointaines générations, expriment cette résistance vis-à-vis de ce savoir ressuscité. Fabienne, l’une des innombrables « cousines » de Jacques, estime pour sa part que « c’est plutôt un truc anecdotique ». Et de renchérir à propos de la monographie rédigée par Jacques : « Pour moi, c’est que des noms sur le papier. Je dois bien avouer que je ne m’y suis pas trop penchée. »
49Plus significatif encore, le préjugé de déraison à l’égard de la passion généalogique, qui, tout de négativité chargé, reflète au mieux la perturbation profonde qu’implique la pratique. « Et mon mari me dit : “Tu débloques, toi !” « Ainsi le goût de la généalogie, tour à tour qualifié de « fièvre », « folie », « virus », est-il assimilé à une déviance. Nombreux sont en effet ceux qui, dans l’entourage du généalogiste, voient dans la généalogie une forme d’excès et en cela l’expression d’un malaise que, le plus souvent, ils font coïncider, sans trop risquer d’être contredits, avec la douleur ô combien compréhensible d’un décès plus ou moins récent. Hélène, quant à elle, soucieuse d’excuser son mari généalogiste aux yeux de l’enquêteur, est loin, pourtant, de mettre en cause sa culpabilité, n’hésitant pas à présenter la passion de Jacques comme un substitut de l’alcoolisme dont celui-ci a souffert. Tout au plus s’autorise-t-elle à réclamer les circonstances atténuantes que le passage d’un vice à un travers moins condamnable lui semble justifier. Aussi est-ce bien mi-inquiète, mi-rassurée qu’elle le voit aujourd’hui se lancer à la poursuite de ses propres ancêtres.
50Du côté du généalogiste, les efforts fournis pour donner sens à cette passion suggèrent on ne peut mieux l’acuité des ambiguïtés culturelles que le traqueur d’ancêtres incarne en toute âme et conscience. Avec une volubilité déculpabilisante, il abandonne à ceux qui l’observent leur interprétation psycho-pathologique pour s’appliquer à trouver mille et une manières de se justifier, arguant notamment de l’intérêt historiographique et du caractère ludique de ses recherches. Mais c’est au champ lexical de l’inexplicable qu’il emprunte en fait le fin mot de son histoire de généalogiste, c’est dans le non-sens qu’il puise la plus plausible raison d’être du contresens culturel que constitue sa passion. « C’est plus fort que moi. Je ne sais pas pourquoi je fais ça », déclare Valérie, endettée pour avoir donné libre cours à sa passion et acheté des champs et une maison jadis détenus par ses ancêtres. « Comment je l’explique ? s’interroge en écho Louis. Ah, bé, moi, je l’ai dans la peau, alors justement, ça m’est difficile de l’expliquer. » Et comme en ce bas-monde rien n’est jamais tout à fait dépourvu de logique, si sujette à caution soit celle-ci, la généalogie en vient à frayer avec le surnaturel. « C’est quelque chose qui me pousse… Tu vas dire que je suis… Je serai prête, tu vois, à aller voir un médium », confesse-t-on parfois à l’ethnographe. A bout de justifications, le généalogiste est laissé à sa solitude, confronté à un environnement passif, voire hostile.
51Cependant l’on se méprendrait à vouloir imputer à cet entourage récalcitrant le réactionnisme culturel que nous prêtions en commençant à nos « prophètes » de la parenté. Ces résistances diversement exprimées revêtent une tout autre portée dès lors que l’on considère l’art et la manière de « généalogiser » en famille. Pascale et sa sœur ont su communiquer à René, leur père, leur passion. Tous les trois ont de la sorte plus d’une fois entrepris ensemble l’assaut des mairies et archives départementales ou promené, bras dessus, bras dessous, leurs rêveries dans les ruelles de hameaux autrefois habités par leurs ancêtres. Mais à cela se limite leur communion généalogique et chacun s’affranchit sans état d’âme des curiosités des autres pour puiser à son gré dans le gisement d’identités potentielles formé par la parenté passée. La mise en forme opérée par chacun des données et des copies de documents dans trois classeurs différents traduit très concrètement ce butinage en ordre dispersé. Néanmoins ces divergences ne sont pas toujours assumées en bonne intelligence et, véritable pomme de discorde, la généalogie provoque de ces guerres froides dont Jacques ne se remet jamais qu’avec amertume.
52Je suis tombé une fois sur un Bordes qui avait fait sa généalogie. Mais il n’a pas voulu me la faire passer. Il m’a dit : « Oh ! mais c’est mon fils qui l’a faite ! » Enfin, bon, il n’a pas voulu coopérer et son fils n’a jamais pris la peine de se mettre en rapport avec moi.
53Confronté à l’indifférence ou à la défiance, le généalogiste semble de fait condamné à ne nouer que des dialogues de sourds. Son incapacité à trouver en ses proches et moins proches, généalogistes ou pas, une caisse de résonance à ses constructions identitaires tient à la nature, collective par définition, des référents identitaires utilisés. Quelle originalité peut-on effectivement reconnaître à qui se revendique de caractéristiques dont soi-même l’on se réclame ou dont on pourrait se réclamer ? La machine à s’affirmer se grippe à vouloir faire fi de l’irrecevabilité d’une singularité qui se serait comme trompée d’audience. Et en l’occurrence, le généalogiste ne compromet pas que ses chances d’être reconnu mais bien la « conversation » dans son ensemble, eu égard au déni de l’originalité de l’autre que suppose le recours à un stock de matériau possédé en copropriété.
Cousins, cousines
54Penser le généalogiste coincé dans cette impasse serait compter sans son ingéniosité à créer ce nécessaire réseau de révélateurs. Ces « cousins » que le généalogiste se découvre se montrent généralement plus enclins que les proches parents à s’impliquer dans le dialogue, sans doute parce que généalogistes et donc eux-mêmes en quête d’interlocuteurs. Envisagée sous cet angle, la généalogie fraye au plus près avec les parentés électives, au point que les quelques petits gènes possédés en commun nous retiennent à peine de qualifier de « parallèles » les liens qui se tissent autour du généalogiste. Leur nature en effet ne saurait être confondue avec cette consanguinité qui sert de prétexte à leur formation et que nie vigoureusement notre définition de la parenté. Souvenons-nous : « Troisième degré, point de parenté ». Les généalogistes occupés à reconstituer l’ascendance de leur conjoint mettent particulièrement bien en scène l’importance relative du sang dans la composition de ces liens. Eux qui pour une raison ou une autre ont étendu leurs investigations à la généalogie de leur allié(e) – lorsqu’ils n’ont pas définitivement négligé la leur – vivent tout autant qu’ils la rêvent une parenté partagée avec ces « cousins » qu’ils empruntent. La primauté de l’élection sur le déterminisme du sang se donne d’autre part à voir dans les manières de consentir ou plutôt de ne pas consentir à ces liens. Le généalogiste lui-même y regarde à deux fois avant de s’investir dans une relation nouvelle. Causées par un « cousin » pressenti quelque peu envahissant, les hésitations d’Antoine abondent en ce sens :
J’ai même retrouvé un C. à P. et celui-là, il m’a invité à dîner. Et ça fait un moment qu’il me dit : « Quand est-ce que tu viens dîner ? » Le pauvre, il est veuf. Alors ma femme a dit : « Tu le connais pas, tu veux pas qu’on aille y dîner, non ? Ah ! moi, j’irai pas ! » Et moi non plus… Mais il me téléphone : « Alors quand est-ce que tu viens dîner ? » Alors on est embêté…
55La consanguinité ne dispose manifestement pas ici de ce pouvoir d’obligation qu’elle exerce en deçà du « troisième degré ». L’implication au projet des « cousinades » en donne la preuve chiffrée : sur les huit cents « cousins » recensés, seule une petite moitié participe aux rencontres organisées par Jacques. Ainsi le statut de « cousin » ne suffit-il pas à justifier un lien qui, une fois soudé, use et abuse de la référence à la consanguinité pour renforcer sa légitimité. En fait ici, exacerbant une tendance observable dans le cadre des relations familiales (Singly 1996 : 225), non seulement l’élection redouble la position de parent, mais plus encore la position redouble l’effet de l’élection.
56Quant à la prégnance de la négociation, autrement dit la réalité des relations nouées avec les « cousins », elle se mesure au volume de la correspondance entretenue, au nombre de coups de téléphone, de visites, à l’aune d’un ensemble d’échanges que n’occasionnent pas seulement les découvertes généalogiques (vœux de bonne année, communication d’une recette, etc.). L’enthousiasme de Louis que nous valent ses rapports avec sa « cousine hollandaise » est on ne peut plus éloquent.
Quand ils (la cousine et son mari) viennent chaque année, on se voit. Ils vont venir en septembre et on va passer un ou deux jours ensemble. Ils ont trouvé un autre cousin qu’ils m’ont fait connaître, et chaque fois qu’ils viennent, on se retrouve ensemble. C’est formidable ! Invités chez l’un, ou invités chez l’autre ou ensemble au restaurant, enfin, c’est… Je suis mieux avec eux et je corresponds plus avec eux qu’avec mes propres cousins de maintenant.
57Au sein des « cousinades » ou « familles souches » (Chérubini 1997) comme appellent les Québecquois ces communautés de « cousins » créées par le généalogiste autour du partage d’un même patronyme ou d’un ancêtre commun, la relation prend une allure plus formelle. Ces « cousins » qui s’ignoraient se retrouvent à intervalles réguliers lors de rassemblements organisés dans un lieu dont le choix n’est jamais le fait du hasard puisqu’il s’agit toujours d’un site homonyme du patronyme et / ou résidence des ancêtres. Cette parenthèse d’un jour dans un ailleurs de parenté propose un concentré d’actes plus fédérateurs les uns que les autres, tels l’incontournable repas, la distribution d’objets (monographies, bouteilles de vin personnalisées, pin’s, etc.) et la ou plutôt les photos de famille immortalisant la « cousinade », le petit dernier dans les bras de la doyenne, les sous-groupes formés par les porteurs d’un même prénom, les joueurs de rugby… L’art de « faire » de la parenté à si grande échelle et en temps aussi compté ne saurait par ailleurs se passer de l’efficacité de rituels inventés, gestes tout à la fois commémoratifs et fondateurs comme la plantation d’un chêne ou le baptême d’une étoile du nom de la « cousinade ». Mais la qualité du dialogue amorcé dépend moins du nombre et de la teneur de ces gestes que du consentement des « cousins », partenaires d’autant plus difficilement acquis au principe de la « cousinade » que celle-ci les confronte à une démultiplication sans précédent des occurrences possibles de la négociation. On ne s’étonnera pas de les voir ici à leur tour jouer de l’arme du choix, telle Fabienne qui, si elle « ne considère pas » le fils de Jacques, étudiant, comme son cousin, demande régulièrement des nouvelles de ces Bordes qu’elle connaissait avant la constitution de la « cousinade », ou s’arrange, le jour du rassemblement, pour passer le temps du déjeuner aux côtés de ce Bordes, paléontologue de son état…
58Quoi qu’il en soit de leur intensité, de leur nombre et de leur mode de constitution, systématique ou au hasard des recherches, ces liens restent subordonnés au caractère tout à fait aléatoire de leur existence. Car en généalogie comme en célibat, « on cherche jusqu’à ce qu’on ait trouvé chaussure à son pied, c’est-à-dire individu à sa personnalité (…) avec le risque de se retrouver seul » (Singly 1996 : 55). Sans aller jusqu’à confondre cercles généalogiques et agences matrimoniales, on doit bien convenir qu’une des missions des associations généalogiques consiste bien, par le biais des revues (rubriques d’entraide, tableaux d’ascendance), rencontres, conférences et cours, à œuvrer à cette mise en relation. Rarement vains, ces efforts ne doivent pourtant pas nous faire perdre de vue cet incomparable potentiel que forment, aux côtés des « cousins », les ancêtres.
59Certes plus difficilement palpables, quantifiables, définissables que ne le sont ceux qui sont noués avec des vivants, les liens établis avec les morts donnent lieu, du plus qu’ils le peuvent, à une relation active de parenté. La tombe, dès lors qu’elle existe encore, lui sert de point d’accroché. Le généalogiste s’en institue alors le gardien et préserve même très souvent cette ultime trace de l’irrémédiable disparition à laquelle la destine l’oubli.
Et je suis allée voir et en effet j’ai trouvé une tombe. Bon c’était vieux, j’ai gratté un peu parce qu’y avait de la mousse, j’ai vu le nom et j’ai dit : « C’est ça. » Et puis y avait un panneau dessus – et heureusement que j’y suis allée – y avait un panneau comme quoi elle n’était plus entretenue et que ça allait revenir à la mairie, quoi. Je suis revenue ici un peu catastrophée. Alors, vite, vite, je suis allée acheter des fleurs et puis chaque année pour la Toussaint, je vais là-bas.
60L’absence de relais aussi puissamment évocateur que la tombe n’empêche pas le généalogiste de lancer des passerelles en direction du passé. Actes et signatures suffisent à nourrir son imagination et à établir une relation faite de rencontres au hasard des documents, d’échanges évidemment plus rarement réalisés que souhaités – « Et puis souvent, je leur parle et c’est bête à dire mais j’aimerais bien avoir un flash » – et d’affection. « Je les aime, tu peux pas savoir… autant que ceux que j’ai connus. » Ainsi fréquente-t-on ces morts, quand on ne cohabite pas avec eux. Omniprésents, ils envahissent la vie du généalogiste qui ne jure plus que par ces ombres. Mireille, gérante de société et mère de famille, a invité « ses » ancêtres (ceux de son mari) à habiter son quotidien, inscrivant sur son agenda déjà très chargé deux rendez-vous par jour, « une heure le matin, une heure le soir », avec eux. Geneviève, elle, leur cède toute la place laissée libre par ses autres occupations et se plaît à rêver d’eux de jour comme de nuit. « Souvent avant d’aller dormir, au lieu de regarder la télé, je travaille à ma généalogie. Du coup, je dors avec mes ancêtres ! » Avec l’avantage d’une indolore maniabilité, l’imaginaire offre ainsi une échappatoire, ouvre une porte dans l’embrasure de laquelle nous est donné d’entrevoir quelque chose du génie généalogique, d’une aptitude, tout bien considéré, unique à garantir la réussite infaillible du projet identitaire qui l’anime.
61Ni affaire de famille, ni acte de mémoire, la « fièvre » généalogique de nos contemporains trompe de moins en moins son monde, tandis que sous des dehors traditionalistes elle participe de la révolution culturelle à l’œuvre. Prisonnière d’une nécessité sociale décalée, centrée sur l’individu et non sur la famille, la parenté qu’elle met en représentation et en action est en effet dotée des mêmes ressorts, à savoir le choix et la créativité, que ceux qui animent adoption et recomposition familiale. Mais c’est dans leur essence même que généalogie et nouvelles formes de parenté se ressemblent finalement le plus, dans leur commune mission à satisfaire les aspirations identitaires de ceux qui les inventent ou réinventent. Qui sait même si le généalogiste ne se montre pas plus performant, en prenant le parti de l’imaginaire, dans cette quête de soi et le défi à relever de sa reconnaissance ? En tous les cas son expérience sonne comme une sérieuse invite à reconsidérer, dans ses dimensions, cet espace de négociation qu’est la famille que notre lecture trop réductrice du social tend à limiter aux relations conjugale et parentale.
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– 1987, « Recenser la parenté (Côte d’Or) », in F. Sigaut (dir.), De la voûte céleste au terroir, du jardin au foyer. Hommages en l’honneur de Lucien Bernot, Paris, Éd. de l’ehess : 639-646.
Notes de bas de page
1 Depuis l’aube des années 1970, on assiste à une véritable démocratisation de la pratique généalogique, exercice jusqu’alors réservé aux élites. Mais parce qu’elle s’accommode de démarches multiples (recherches par correspondance, en mairies, en archives, en bibliothèques) et de recours divers (recherches en solitaire, appel à l’entraide associative dans le cadre ou pas de la Fédération française de généalogie), la fièvre généalogique de nos contemporains se prête difficilement à une évaluation précise. Nous ne tenterons donc ici qu’une esquisse grossière de cet engouement, en nous appuyant pour commencer sur les chiffres produits par la Fédération nationale. Celle-ci comptait en 1994 un peu plus de 31 000 adhérents, recensement à tout le moins partiel puisqu’il ne tient pas compte des cercles non fédérés – et non des moindres tel le cgl, Cercle généalogique de Languedoc, avec ses 1434 adhérents en 1994 – et de la foule indistincte des chercheurs solitaires. A l’inverse on peut supposer ce total artificiellement enflé du fait des adhésions possiblement multiples de certains généalogistes. Les services d’archives, plus précis, font quant à eux état d’une augmentation spectaculaire du nombre des lecteurs dans leurs salles. 41 597 en 1970, ils étaient 140 479 en 1992 à se plonger dans la lecture de documents anciens. Et si cette évolution n’est pas seulement due aux généalogistes, elle s’accompagne toutefois d’un accroissement constant de la proportion de traqueurs d’ancêtres. Ils représentaient ainsi 3 % des lecteurs en 1972 contre 54 % en 1992, ce qui situe la population généalogiste à 76 000, soit une estimation encore imparfaite dans la mesure où elle ne rend pas compte des chercheurs opérant uniquement en mairies et où elle surajoute les inscriptions doubles, voire triples des généalogistes dont les ancêtres sont éparpillés sur plusieurs départements (cf. Cabanel 1995 et Ermisse 1993).
2 On peut citer, à titre d’exemple, le sondage publié dans le centième numéro de Gé-Magazine ou l’article feuilleton proposé par la Revue française de généalogie en 1995 : Cabanel 1995.
3 La généalogie constitue un sujet de prédilection pour les magazines qui tout en cherchant à apporter un éclairage, contribuent à l’amplification du phénomène. Partagés entre la volonté d’expliquer et le désir de répondre aux attentes potentielles de leurs lecteurs, ils proposent de concert analyses et conseils pratiques. Ainsi l’article de Marianne Dubertret dans le numéro 2582 de La Vie (1995 : 62-66) s’intéresse-t-il à « la grande folie du retour aux sources » en même temps qu’il fournit « quelques principes et ficelles élémentaires » et « branche », non sans humour, ses lecteurs, références de livres, adresses utiles et serveurs télématiques à l’appui.
4 Cf. notamment Burguière 1992 et Klapisch-Zuber 1990. Voir également Annales ESC, n° 4, 1991 dont nombre de contributions sont consacrées à la « fièvre » généalogique du Grand Siècle.
5 Le succès de la pratique en milieu rural ne va pas en effet sans remettre en question la validité du principe de rupture, en particulier géographique, comme fondement de l’engouement de nos contemporains : cf. Sagnes 1995 et Jacobson 1986 pour une analyse du phénomène aux États-Unis.
6 En 1982, le premier numéro de Gé-Magazine, volontiers prophétique, titrait : « 54 % des Français en quête de leurs origines ». Or que conclure des 46 % d’indifférents et plus encore des personnes visées par cet intitulé qui, à se reporter aux estimations, sont loin de s’être toutes lancées dans l’aventure généalogique ?
7 L’analyse présentée ici a pu être menée grâce à deux allocations de formation et de recherche, accordées par la mission du Patrimoine ethnologique en 1994 et 1995 dans le cadre d’un doctorat de l’ehess préparé sous la direction d’Agnès Fine.
8 Sur la première page du récit généalogique de sa famille, Pierre a choisi Mauriac comme exégète et porte-parole de sa démarche : « A la source de nous-mêmes, il n’y a pas nous-mêmes, mais le fourmillement de toute une race. »
9 Tous les deux ans, la Fédération de généalogie propose un congrès national.
10 Sur le rôle des papiers de famille dans la structuration des mémoires traditionnelles, cf. Assier-Andrieu 1987 et Feschet 1993.
Auteur
Doctorante, Centre d’anthropologie, umr 150, Toulouse.
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