La communauté indienne une survivance ?
Une municipalité mexicaine du xixe siècle à nos jours1
p. 269-292
Texte intégral
1Dans de nombreuses régions du Mexique, la population indienne se rassemble en communautés villageoises dont l’organisation interne paraît étonnamment stable dans le temps : des autorités communales représentent la collectivité auprès du gouvernement, gèrent un terroir collectif et organisent la célébration des fêtes patronales annuelles au moyen d’une participation financière individuelle. Pourquoi les paysans restent-ils attachés à une telle structure collective et contraignante, qui demeure imprégnée de nombreuses valeurs traditionnelles ? Pour répondre à cette question, de nombreux anthropologues font appel à deux concepts, la survivance et la résistance. Leur raisonnement en forme de tautologie affirme que l’organisation communautaire survit parce que les indiens ont résisté à la société globale, et que, d’ailleurs, la meilleure preuve de leur résistance est bien la survivance de l’organisation traditionnelle. Cette explication est d’autant plus commode qu’elle peut s’appliquer sans risque à toutes les régions et à toutes les époques, puisque l’on peut supposer que la résistance commence avec la conquête espagnole.
2A cette réponse universelle, nous préférons une démarche visant à analyser les formes et les fonctions précises de l’organisation communautaire, dans chaque cas concret et à chaque moment de son évolution historique. La communauté apparaît, certes, toujours grevée de servitudes collectives, mais une perspective historique montre que l’organisation interne du groupe local, loin d’être inerte, ne cesse d’évoluer, et que, loin d’être imperméable au monde extérieur, elle est toujours en prise directe sur les réalités de son temps. La communauté en transition, comprise dans des systèmes plus vastes qui apparaissent, se désorganisent, se reconstituent différemment, telle est notre perspective. Nous essaierons ainsi de montrer que la communauté indienne n’est jamais une simple survivance du passé, mais au contraire une structure du présent, assurant, dans une situation donnée, l’intégration de la population indienne à la société nationale.
3L’exemple que nous allons prendre est celui d’une région du Mexique : dans l’actuel État de Guerrero, entre le Plateau central où se dresse la ville de Mexico et la côte Pacifique, s’étend la région de Tlapa. Durant la période coloniale, cette zone montagneuse, dépourvue de ressources minières et de plaines irrigables, est restée terre indienne. Elle est aujourd’hui peuplée de plus de 400 000 Indiens parlant trois langues, le nahuatl, le mixtèque et le tlapanèque.
4Le versant Pacifique de la Sierra Madre del Sur, situé entre 2 000 et 1 000 mètres d’altitude, débute à une centaine de kilomètres de la ville de Tlapa. Avant l’ouverture d’une route en 1980, il fallait marcher plusieurs jours pour l’atteindre. La grosse municipalité de Malinaltepec, de langue tlapanèque, y contrôle un terroir qui s’étend sur une soixantaine de kilomètres en direction de la côte Pacifique et compte une dizaine d’agglomérations subordonnées. C’est elle qui fera l’objet de cet article. Le travail de terrain a été réalisé entre 1974 et 1978 et complété ensuite par l’étude des archives des XIXe et XXe siècles.
5Dans une végétation dense, en partie respectée par les défrichages, au milieu des forêts de pins et de plantes épiphytes, les demeures indiennes forment de petits îlots de verdure qui témoignent d’un habitat dispersé. Chaque groupe de résidence, séparé du plus proche voisin par une marche de dix minutes à une heure, est formé de deux à trois maisons de branchages entourées de quelques arbres fruitiers, d’un champ de maïs et, aujourd’hui, d’une petite plantation de café. Un enclos abrite les chèvres pour la nuit et permet de fumer les alentours de la maison. Chaque groupe résidentiel est formé d’une unité domestique comprenant un homme et sa femme, accompagnés de leurs fils et filles célibataires ou mariés : les enfants les plus jeunes résident dans la même hutte que leurs parents ou dans une maison contiguë. Les fils mariés habitent de préférence dans une demeure un peu plus lointaine, entourée de ses propres plantations. Les filles mariées sont susceptibles de demeurer auprès de leurs parents, lorsque leur époux effectue le « service du gendre » dans les années qui suivent le mariage, ou lorsque ce dernier choisit de « résider en gendre » de façon permanente. Les unités domestiques cultivent des champs de maïs, haricots, piment et cucurbitacées parfois assez éloignés de leur lieu de résidence, et élèvent des bovins et des caprins sur un territoire encore plus étendu.
6Les groupes domestiques sont dispersés autour d’un centre villageois nommé Šuahi qui correspond au modèle méso-américain des « centres cérémoniels vides ». Le Šuahi abrite en effet un certain nombre d’édifices religieux (église, presbytère) et communaux (mairie principale ou annexe, prison, école) ainsi que le cimetière. Tout autour, s’étendent quelques maisons particulières, vides la plupart du temps. En semaine, on ne trouve dans le centre que les autorités municipales. Le dimanche, le village s’anime quelque peu, mais c’est lors des fêtes religieuses que tous ses habitants se réunissent.
7Le système politico-religieux assure donc, de façon plus évidente encore que dans un village groupé, la cohésion du groupe local. Il est constitué par un certain nombre de « charges », qui sont des postes de responsabilité assumées, par rotation, par les hommes de la communauté. Certaines de ces charges sont prévues par l’actuelle constitution de l’État de Guerrero (dont fait partie Tlapa) : ce sont celles de président municipal (sorte de maire) et adjoints, dans les « mairies principales » nommées « chefs-lieux de municipalité », et celles de comisario et adjoints, dans les unités administratives subalternes nommées comisaria municipal. Ces représentants officiels sont assistés de messagers (topiles) et de policiers. Les communautés détiennent aussi un certain nombre de charges religieuses : le fiscal et ses adjoints sont responsables du service domestique du curé ; les chantres et les sacristains assistent le prêtre dans l’exercice du culte ; des confréries religieuses préparent la fête annuelle d’un saint patron. Enfin, des musiciens forment une fanfare communale.
8La communauté ainsi constituée contrôle un certain terroir dont elle justifie la possession par des documents fonciers coloniaux ou modernes. C’est sur celui-ci que sont dispersées les unités domestiques qui, sur le plan coutumier, reconnaissent la propriété individuelle des terres d’habitation et de culture. Cependant, les animaux d’élevage peuvent paître sur la totalité du terroir attribué à la communauté, sous réserve d’un respect des champs en culture.
9Malinaltepec formait au XVIIIe siècle une seule communauté de 500 habitants, dotée d’un centre villageois unique. Aujourd’hui, le chef-lieu de municipalité de Malinaltepec compte 4 700 habitants (en 1974), et étend sa juridiction sur onze comisarias, pourvue chacune d’un centre villageois et d’un système politico-religieux propre, qui toutes ensemble détiennent quelque 17 000 habitants.
10Ainsi rapidement résumée, l’organisation sociale de cette municipalité semble assez représentative des communautés indiennes les plus traditionnelles du Mexique. Le spécialiste peut même reconnaître dans cette description de nombreuses coutumes d’origine coloniale : en particulier la double organisation du village autour de son église et de sa maison communale, le nom des charges religieuses, la cohésion communautaire rythmée par le calendrier des fêtes patronales, etc. D’autres responsabilités sont au contraire clairement modernes : les autorités municipales dont le nombre et les fonctions sont stipulés par la législation de l’État.
11Pourtant, nous l’avons dit, cette situation ne nous paraît pas pouvoir être expliquée par une théorie de la « survivance-résistance » en fonction de laquelle l’essentiel de l’organisation sociale serait ancienne et se conserverait par la puissance de la volonté indienne. Pour comprendre les fonctions, bien actuelles, de la communauté, pour appréhender quelques-unes de ses transformations historiques, il faut dépasser la simple description. Dans le cadre de cet article, il n’est pas possible de brosser la fresque complète de la formation coloniale de cette communauté et de ses transformations successives jusqu’à nos jours. (On trouvera cette analyse dans Dehouve 1985.) Afin de donner un exemple représentatif de notre approche, nous nous contenterons de retracer les bouleversements subis depuis la fin du XIXe siècle.
12Au terme de la présidence de Porfirio Diaz, quelques années avant l’explosion de la révolution mexicaine, nous assistons, nous semble-t-il, à l’un de ces moments privilégiés dans l’histoire, au cours desquels se stabilise un système étonnamment cohérent, combinant de façon harmonieuse et efficace des formes spécifiques de production et un système politique et idéologique stable. La révolution ne parviendra pas à ébranler durablement ce système et ce n’est qu’au terme d’une longue période de gestation que surgira, vers les années 1970, un type de communauté plus conforme au développement de l’économie mexicaine moderne.
LA COMMUNAUTÉ INDIENNE AU SIÈCLE DERNIER
13A la fin du XIXe siècle, la sierra offre un tableau assez comparable à celui que nous avons brossé pour la période actuelle, à ceci près que les forêts sont bien plus étendues qu’aujourd’hui. Sur le versant Pacifique, des heures ou des journées de marche séparent les habitations domestiques. La population, bien qu’en constante augmentation depuis le siècle précédent, est encore clairsemée : la communauté de Malinaltepec compte près de 7 000 habitants.
CARTE 1. La sierra de Tlapa

CARTE 2. La municipalité de Malinaltepec

14Les unités domestiques obtiennent par la culture sur brûlis leurs aliments de base : le maïs, les haricots, les piments et les cucurbitacées. Elles élèvent quelques animaux de basse-cour auprès de leurs maisons. La cueillette, la chasse et, auprès des rivières, la pêche, fournissent une part importante de la diète quotidienne. Les bananes, les mangues et les ananas complètent les repas.
15Il ne faudrait pourtant pas croire que les Indiens vivent en économie fermée. Déjà un siècle plus tôt, ils produisaient pour le marché des cotonnades et de la cochenille. La fabrication de ces marchandises est abandonnée en 1840 et 1870, par suite de l’essor de l’industrie textile européenne. Elle est remplacée par l’élevage. A la fin du XIXe siècle en effet, le Mexique subit l’impact de l’expansion mondiale des échanges de biens de consommation – que Wolf (1982) appelle the movement of commodities. La demande européenne et nord-américaine pousse alors le pays à exporter le sucre, le café, la viande et le bétail, le bois, le hennequen et les métaux, que les quelques colonies africaines existantes ne peuvent fournir en quantités suffisantes. C’est l’âge d’or des grandes plantations de hennequen, de café et de coton dans le sud du Mexique, et du développement de l’élevage bovin dans les vastes déserts du Nord.
Une priorité : l’élevage
16De la côte au cœur de la sierra, la région de Tlapa se spécialise dans l’élevage. La côte est le domaine des grandes haciendas productrices de bovins. La sierra, peuplée d’Indiens, fournit des caprins et des bovins, sous deux formes : pour une part, d’immenses troupeaux de chèvres, appartenant à des propriétaires espagnols de la ville de Puebla, paissent dans la montagne, sous la garde de pasteurs indiens originaires d’autres régions. Ces haciendas itinérantes, dépourvues de propriété foncière, versent une rente aux communautés indiennes dont elles traversent le territoire. Mais, pour une autre part, l’élevage représente aussi l’activité principale des unités domestiques indiennes. La richesse est synonyme de bétail, et les paysans d’aujourd’hui se souviennent avec nostalgie du temps où les plus riches d’entre eux possédaient une quarantaine de têtes de bétail bovin, et disposaient de cuves de lait, de piles de fromage et de viande fraîche ou séchée : ils ne souffraient pas de la faim et ne manquaient de rien.
17Autour du bétail, s’étendait tout un réseau de spécialisations communautaires : les villages nahuas du Nord, contraints par leur environnement de limiter l’élevage, se consacraient au commerce des troupeaux de bovins de la côte. En d’incessants voyages, ils acheminaient ceux-ci jusqu’à la ville de Tlapa. Après la révolution, le vol de bétail sera couramment pratiqué de façon complémentaire par les Nahuas et les Mixtèques, chaque village se spécialisant dans le pillage, la boucherie ou le maquillage des bêtes.
18Parmi les spécialisations qui leur étaient offertes, les communautés tlapanèques qui nous occupent préféraient l’élevage. C’étaient en effet elles qui détenaient les terroirs les plus étendus et la végétation la plus touffue. De ce fait, les plus riches de leurs éleveurs comptaient certainement parmi les Indiens les plus favorisés de la sierra. Mais tous leurs habitants n’étaient pas si heureux, car la commercialisation du bétail se trouvait aux mains de commerçants espagnols aux méthodes rigoureuses.
19Un groupe influent de négociants de la cité de Puebla, recevant à chaque génération un sang neuf venu d’Espagne, maintenait en effet comme un monopole le commerce de bestiaux. Des commerçants espagnols qui leur étaient inféodés habitaient la ville de Tlapa et organisaient la vente des bovins et des caprins provenant de la côte et de la sierra.
20Les négociants désignaient leurs pratiques commerciales sous le nom d’« habilitations ». Il s’agissait d’achats différés : l’éleveur recevait l’argent de la transaction huit à neuf mois avant de livrer effectivement le bétail. La somme qui lui était versée équivalait à peine à 30 % de la valeur réelle des caprins et 40 % de celle des bovins. A cette occasion, un contrat de vente était rédigé :
« J’ai reçu à mon entière satisfaction et en effectif de Monsieur…, habitant de cette ville de Tlapa, la quantité de…, valeur de… têtes de bétail, que je m’engage à lui livrer le jour… du mois de… Si, à l’expiration du délai fixé, je n’ai pas livré à Monsieur… la totalité ou une partie des têtes de bétail en question, outre les sanctions légales qui pourraient s’exercer contre moi, je m’engage à payer en monnaie métallique effective et au prix courant du dit bétail, le jour auquel aurait dû avoir lieu la livraison, la valeur du bétail, plus l’intérêt légal, ceci depuis l’expiration du délai jusqu’au paiement total de la dette, me soumettant volontairement pour ces effets à la juridiction des tribunaux du District et de la Municipalité de Tlapa, renonçant expressément au droit à mon domicile que me concède l’article 27 du Code civil, Tlapa, Gro, le… 193… Le vendeur. »
21(Ce contrat date des années 30, mais on peut supposer qu’il n’est guère éloigné dans sa forme de ceux qui étaient établis à la fin du XIXe siècle.)
22Une autre forme de transaction consistait à payer le bétail en biens de consommation eux aussi fournis à crédit. Pour que les achats puissent se réaliser, les négociants de Tlapa fournissaient des sommes d’argent à des intermédiaires habitant les villages ou s’y déplaçant, et ces derniers acquéraient à leur profit la production locale.
Une municipalité puissante et unifiée
23Pour comprendre le rôle que joue la communauté indienne dans ce cadre, il faut dépasser la simple description de son organisation sociale. A la fin du XIXe siècle, les « communautés » se coulent dans le cadre administratif des « municipalités » établies par les jeunes États de la république mexicaine, sur le modèle de celles que Tocqueville avait admirées aux États-Unis. Mises en place au milieu du siècle, ces municipalités prennent leur aspect le plus rigoureux durant la présidence de Porfirio Diaz (1876-1910). L’administration publique, extrêmement centralisée, contrôle alors étroitement les autorités civiles, jusque dans le dernier village du pays. Dans l’État de Guerrero, le chef-lieu de la municipalité, ou mairie principale, est administré par plusieurs titulaires au nom encore actuel (président municipal et adjoints). Les comisarias (sortes de mairies annexes) sont des villages plus petits dont les responsables (comisario et adjoints) sont subordonnés aux autorités du chef-lieu. Les attributions de chacun sont clairement spécifiées : les autorités municipales établissent les registres civils et perçoivent les contributions directes. Elles veillent à la scolarisation des enfants (la sierra compte alors une école publique par unité administrative) et à l’établissement de cimetières laïques. Elles rendent enfin la justice la plus stricte ; plusieurs sources orales et écrites évoquent les saisies au moyen desquelles étaient confisqués les biens des débiteurs insolvables, victimes du système des habilitations. Les vols et les infractions étaient sévèrement réprimés par des châtiments corporels et des peines de prison.
24Comment étaient donc recrutés les responsables chargés de cette stricte administration porfirienne ? La réponse est simple : dans tous les cas, il s’agissait d’hommes qui détenaient le pouvoir économique. Ceux-ci étaient dans certains cas des commerçants intermédiaires dans le système des habilitations : ainsi, à Malinaltepec, un boutiquier, coutumier de la vente de marchandises à crédit et de la saisie des biens de ses débiteurs, occupait les responsabilités de collecteur d’impôts et d’employé du registre civil. Les présidents municipaux (ou maires) comptaient pour leur part parmi les éleveurs bovins les plus riches. Il en allait de même dans les comisarias de la juridiction de Malinaltepec : ainsi, El Rincon parvint à acquérir la catégorie administrative de « comisaria majeure », dotée de plus amples attributions que les autres, par suite des efforts d’un riche éleveur, « l’homme qui dirigeait le village ». Après son assassinat survenu pendant la révolution, le village conserva sa catégorie, mais perdit définitivement sa fonction centralisatrice qui en faisait le cœur juridique du sud de la municipalité : « L’homme influent était mort ! » On pourrait encore citer d’autres cas, mais il importe surtout de souligner que la municipalité joua le rôle qu’attendait d’elle les classes privilégiées de la région, à une époque où la sierra offrait une réserve de pâturages aux troupeaux des grands propriétaires et un débouché commercial aux négociants de Puebla et de Tlapa : les autorités civiles assuraient le maintien de l’ordre et de la paix sociale, essentiel pour prévenir le banditisme dans une région d’élevage, et garantissaient le respect d’une législation destinée à favoriser la pratique du crédit.
25Il faut surtout remarquer que cette « élite » locale n’était pas étrangère à l’organisation communautaire traditionnelle fondée sur la maîtrise collective du terroir, le culte des saints et la rotation des charges religieuses. Bien au contraire, elle était le pivot de cette tradition qu’elle utilisait et transformait au gré de ses intérêts. C’est cet aspect, absolument fondamental pour comprendre les formes et les fonctions de la communauté indienne de cette époque que nous allons développer.
La maîtrise collective des terres
26Les communautés indiennes coloniales étaient dotées d’un terroir communal concédé par la Couronne espagnole. A l’issue de la guerre d’indépendance, la propriété communale du sol fut interdite par les « Libéraux » de la jeune nation mexicaine, au moyen de la fameuse « loi de démembrement » du 25 juin 1856, qui abolissait également la propriété ecclésiastique. Les lois de 1889-1890, réitérant cette prohibition, ordonnèrent la division des terres communales et l’octroi de titres de propriété privée aux villageois. Quelles en furent les conséquences pour la sierra de Tlapa ?
27Les grosses communautés indiennes se plièrent à ces injonctions : ainsi, Malinaltepec fit fractionner son terroir en une soixantaine de parcelles, attribuées en propriété privée à certains de ses membres. On pourrait penser que cette décision consacra le triomphe de la propriété privée du sol. Il n’en fut rien car le démembrement apparent ne représenta qu’un artifice juridique. Les autorités municipales conservèrent en leur pouvoir les titres fonciers et maintinrent leur contrôle effectif sur le sol. Si bien que les représentants municipaux sortirent de cette épreuve avec des pouvoirs accrus, puisqu’ils détenaient désormais en leur nom propre les documents agraires de la collectivité.
La gestion des rites
28Les communautés coloniales fêtaient un certain nombre de « saints ». Sous ce nom, on désignait aussi bien les statues et les tableaux de saints catholiques (la Vierge de l’Immaculée Conception ou les apôtres Pierre et Paul par exemple), que des « idoles » de pierre de facture pré-colombienne. Les rites eux-mêmes étaient le résultat d’un syncrétisme entre des coutumes traditionnelles et des préceptes catholiques : ainsi, dans les guirlandes de fleurs et les croix de feuillage offertes aux saints, se cachaient des chiffres divinatoires soigneusement calculés par les shaman. Autre exemple : les banquets donnés en l’honneur des saints véhiculaient toute l’idéologie indienne liée à l’ivresse, ainsi qu’à la préparation et à la consommation de nourriture.
29Les fêtes où se manifestait un tel syncrétisme étaient préparées et organisées par des groupes rituels voués à un saint patron et nommés « confréries religieuses ». Dans la sierra indienne, tous les hommes d’une communauté étaient membres de la confrérie de leur village. Ils se réunissaient une fois par an à l’église, sous la tutelle de leur curé, afin d’élire les responsables annuels de la fête : un « majordome » (mayordomo) assisté de plusieurs « députés » (diputados). Les responsables sortants remettaient aux entrants le « capital du saint » formé de plusieurs centaines de pesos, et le nouveau majordome avait à cœur d’investir cette somme dans des opérations commerciales ou financières qui devaient, à la fin de l’année, rapporter des bénéfices : ceux-ci servaient à financer les frais de la fête patronale (messe, cire, pétards, repas…) et, éventuellement, accroître le capital du saint.
30La municipalité porfirienne, aux mains des riches commerçants et éleveurs, donna à ce support de l’organisation rituelle un essor sans précédent. Pour ne prendre qu’un exemple, à Malinaltepec, les 100 tributaires (soit 500 à 600 habitants) de 1 770 devinrent, un siècle plus tard, 6 891 individus répartis en trois villages. Leurs trois confréries, qui possédaient un capital total de 750 pesos en 1810, passèrent au nombre de 33 avec un capital de 1 196 pesos, à la fin du XIXe siècle : chaque village détenait désormais une dizaine de confréries au lieu d’une seule.
31Mais l’élite paysanne des municipalités ne se contenta pas d’accroître le nombre des confréries et le montant de leurs capitaux. Elle fit de ces dernières un appendice du système des habilitations. En effet, nous avons dit que les majordomes devaient investir le capital du saint dans des opérations commerciales et financières. A la fin du XIXe siècle, dans la municipalité de Malinaltepec, ils prirent l’habitude de prêter cet argent à crédit à des personnes privées : le soir de la fête patronale, les majordomes proposaient aux membres de la confrérie et aux habitants du village de montrer leur piété en empruntant de petites sommes d’argent, qu’ils remboursaient l’année suivante, majorées d’un intérêt de 25 à 100 %. Le majordome pouvait se faire aider de la justice, au cas où le débiteur était insolvable. Mais il était aussi responsable devant le curé, avec lequel il signait un contrat qui témoignait de la même rigueur que les contrats commerciaux :
Il resta en liquide 100 pesos de capital qui furent mis en rotation ; (le majordome) s’engage à utiliser les bénéfices pour célébrer la fête de saint Jean l’Evangéliste et accroître le capital de 25 pesos pour le culte divin, ce qui fait la somme de 125 pesos, qu’il remettra le 9 décembre de l’an 1881 ; il engage pour ce paiement les biens en sa possession présente et future, renonçant à toute loi qui pourrait le favoriser ; la remise du capital doit se faire dans le presbytère, et, en cas contraire, il s’engage à payer les dommages et intérêts pouvant résulter ; toutes les personnes présentes signèrent comme il se doit. (Livres de confréries de Tlaquilcingo, 9 octobre 1881, AP de Tlapa.)
32Les années suivantes, le clergé perdit son emprise sur les confréries dont les responsables cessèrent de signer ce type de contrat. Mais les majordomes continuèrent à prêter à crédit le capital du saint, de façon tout aussi rigoureuse que les négociants de Tlapa pratiquaient les habilitations commerciales. Un curé put même se plaindre que les
« […] majordomes aient pris l’habitude de percevoir sur les capitaux des taux exagérément usuraires, prêtant à des taux de 100 %, 50 %, et les plus modérés de 25 %… D’autres oppriment les pauvres qui ne peuvent rembourser leurs dettes, les assignant en justice et les châtiant, ou saisissant leurs biens à l’exception des plus nécessaires. » (Livre de confréries, 1881, AP d’Alcozauca.)
33Bien que manifestement inspirée par la déception du clergé de ne plus contrôler cet argent, cette remarque reflète certainement la réalité.
34Enfin, les majordomes et les autorités municipales (il s’agissait généralement des mêmes personnes) finirent par utiliser les capitaux des saints à des fins bien peu religieuses :
« Dans les villages, se plaignit un prêtre en 1883, les majordomes dépensent leurs gains et aussi leurs capitaux, que dans certains cas ils ont détruit, en ivrogneries, en procès agraires ; ils les utilisent pour payer leurs contributions, et aussi leurs fêtes de taureaux, et d’autres choses qui ne parviennent pas aux oreilles du curé. » (Ibid., 1883.)
35Les « ivrogneries » et les « fêtes de taureaux », ce sont les manifestations traditionnelles qui accompagnent les fêtes patronales ; les « contributions » et les « procès agraires », ce sont les dépenses qui grèvent un budget municipal. Les autorités villageoises récupérèrent donc à la fin du XIXe siècle le contrôle des capitaux des saints qu’elles utilisèrent dorénavant à des fins communautaires et non plus ecclésiastiques. Tout ceci montre bien que la force des élites paysannes de la sierra résida dans leur capacité à gérer à la fois les aspects rituels et les pouvoirs administratifs, agraires et juridiques que leur conférait la législation porfirienne. Il nous reste à montrer comment les autorités municipales mirent ces pouvoirs au service de leurs intérêts économiques.
La stratégie des gros éleveurs
36Dans la municipalité de Malinaltepec, les décisions prises par les élites dirigeantes n’avaient qu’une seule finalité : créer les meilleures conditions possibles pour l’activité pastorale des gros éleveurs.
37Entre les hauts sommets de la sierra et la côte Pacifique, s’étendaient encore au XIXe siècle de grandes étendues de terres non peuplées, seulement parcourues par les pasteurs itinérants des haciendas. Les gros éleveurs de Malinaltepec entreprirent de les coloniser. Ils fondèrent ainsi plusieurs villages subordonnés au chef-lieu de Malinaltepec. Colombia de Guadalupe fut l’un des premiers endroits où s’établirent des éleveurs de Malinaltepec entre 1820 et 1830. El Rincon fut peuplé à peu près vers la même date et sa chapelle fut bâtie en 1847. Puis vint le tour de Tilapa. Les premiers bâtiments communaux d’Iliatenco furent édifiés vers 1870.
38La fondation de ces centres villageois subordonnés s’effectua de la même façon : des groupes domestiques, éparpillés en habitat dispersé avec leurs troupeaux d’une quarantaine de têtes, décidaient de coopérer : il s’agissait souvent d’exploitations paysannes liées par des relations de parenté (un homme, ses fils et ses gendres, par exemple), auxquelles se joignaient des familles nucléaires isolées. Celles-ci s’associaient pour constituer des confréries religieuses (dont la première était toujours dédiée à saint Marc, représentation catholique de Wuigo, le dieu tlapanèque de la foudre), et bâtir des chapelles.
39Pendant ce temps, les chefs de ces groupes domestiques prenaient part au système politico-religieux de Malinaltepec : c’est-à-dire qu’en dehors de leur participation à des groupes rituels locaux, ils remplissaient les charges civiles (de la mairie) et religieuses (de l’église et des confréries) du chef-lieu. Ils mirent à profit cette situation pour engager, au nom de Malinaltepec, des procès agraires contre les communautés voisines : en effet, les terres qu’ils colonisaient appartenaient de droit à d’autres villages (Zitlaltepec et Totomixtlahuaca). Grâce à leur ténacité et aux sommes d’argent employées dans les procès (en partie versées par les confréries religieuses), ils parvinrent à se faire attribuer par le gouvernement un terroir bien plus étendu qu’au siècle précédent, et comprenant tous les villages de colonisation récente.
40Cependant, aux confins du piémont côtier, les Mixtèques résistaient avec acharnement à l’expansionnisme de Malinaltepec. Ainsi, ils assassinèrent l’un de ses colons, Bentura Flores, et détruisirent le petit hameau qu’il avait formé vers 1830 au lieu dit Hondura Tigre. Pour renforcer cette frontière, les autorités municipales de Malinaltepec prirent, vers 1880, la décision d’envoyer soixante-dix familles fonder, sur l’un des points les plus menacés, l’agglomération de Pueblo Hidalgo.
41Quelques années plus tard, les responsables civils parsemèrent le terroir de nouveaux centres villageois subordonnés, dotés d’une autre finalité : ils établirent systématiquement des points de garde le long des principaux chemins muletiers, afin de surveiller le transit du bétail volé. En 1890, un « garde » fut envoyé au lieu dit Paraje Montero, situé à plus de 2 000 m d’altitude. Puis au début du XXe siècle, ils établirent trois autres postes de garde, à San José Vista Hermosa, San Miguel Progreso et Ojo de Agua.
42En 1890, cinq des centres méridionaux, où n’existaient jusqu’alors que des confréries religieuses et des chapelles, acquirent la catégorie de « mairies » annexes (comisarias) dotées de charges civiles (comisario et adjoints) et religieuses autonomes par rapport à Malinaltepec, ainsi que de leurs propres cimetières. D’autres créations de comisarias suivirent en 1897, 1919, 1921 et 1922, mais sans que les liens qui les unissaient à la municipalité de Malinaltepec en fussent relâchés pour autant : les autorités municipales du chef-lieu conservaient en particulier en leur pouvoir les documents fonciers des comisarias et convoquaient chaque année tous leurs habitants à assister à la fête patronale.
43La « communauté » indienne, qui se confond dans le cas présent avec la municipalité porfirienne, est donc loin d’être une simple survivance du passé. C’est l’élevage, lui-même directement suscité par les besoins du marché mondial, qui permet de comprendre la forme concrète qu’elle revêt à Malinaltepec (nombreux centres villageois, confréries religieuses multiples), et sa fonction (colonisation-surveillance du terroir). Ces formes et ces fonctions vont se transformer au XXe siècle.
LA COMMUNAUTÉ INDIENNE AUJOURD’HUI
44La présidence de Porfirio Diaz se caractérisa par l’exploitation rigoureuse des producteurs directs par les négociants des villes, détenteurs du pouvoir politique ; des intermédiaires contrôlaient la campagne. Cette situation, qui n’était pas propre à Tlapa, se retrouvait dans bien d’autres régions indiennes. Elle survécut à la révolution mexicaine, et se maintint, presque inchangée, durant la première moitié du XXe siècle.
45Nombreux sont alors ceux qui vont dénoncer cet état de fait, sous des termes divers : on parle de « caciquisme » pour désigner le pouvoir économique et politique des élites. On élabore le concept de « marginalisme » pour évoquer la pauvreté, le monolinguisme, l’analphabétisme des paysans indiens. D’autres préfèrent parler de « colonialisme interne » pour stigmatiser l’exploitation des producteurs indiens par les commerçants « métis » des villes. Les discussions entre anthropologues sociaux tournent autour de ces concepts, tandis que s’élabore une politique résolument dirigiste, qui se fixe pour but de changer cet état de choses.
De nouvelles tâches pour la communauté
46Des courants dits « indigénistes » élaborent les fondements théoriques de leur action : les Indiens souffrent d’un retard économique et culturel qui les maintient en marge du progrès et sous la domination des métis des villes. Il convient donc de promouvoir leur intégration à l’économie et à la culture nationales ; dans ce but, il faut enseigner l’espagnol, alphabétiser, soigner, introduire des espèces végétales et animales sélectionnées, construire des routes, des réseaux d’eau courante, et électrifier. Tâches nombreuses que se partageront les organismes officiels : l’Institut national indigéniste fera œuvre de pionnier dans le pays à partir de 1948, et à Tlapa à partir de 1964, avant d’être assisté, dans les années 70, par de nombreuses institutions, spécialisées dans l’un ou l’autre de ces domaines.
47Il n’est pas dans notre intention de présenter le « mouvement indigéniste » qui a fait l’objet de bien d’autres publications, mais de développer l’un de ses aspects qui a sans doute assez peu attiré l’attention des commentateurs : sa conception de la « communauté » indienne et l’impact qu’il a eu sur elle.
48La communauté indienne est en effet au centre de toute action indigéniste, dont les promoteurs se défendent de s’adresser à des individus isolés :
« L’Institut indigéniste, écrit Alfonso Caso, l’un de ses fondateurs, a tenu à ne pas se transformer en institution de bienfaisance, traitant les indigènes comme des indigents, mais à exercer une action sociale… en s’appuyant sur la coopération de la communauté même, et l’effort et le travail de ses membres. » (Caso 1958 : 5.)
49Les indigénistes ne cachent pas leur admiration pour le « sentiment communautaire » des Indiens, qui respectent leurs autorités et travaillent pour la collectivité. L’usage qui a fait couler le plus d’encre est sans conteste la « coopération », ou corvée communale désignée sous le nom de tequio, hérité du terme tequitl, qui faisait référence aux travaux collectifs fournis par les anciens Aztèques : « Le tequio est la colonne vertébrale du progrès, non seulement matériel, mais général de nombreuses communautés » (J. de la Fuente 1964 : 259). C’est grâce à lui que se mettent en place les changements économiques et culturels promus par l’État, sans presque rien coûter à celui-ci :
« Au Chiapas, écrit encore Alfonso Caso, de nombreux villages et même de petits hameaux nous ont offert le travail communal gratuit, le tequio, pour bâtir leurs écoles, arranger leurs rues, ouvrir des pistes qui les relient au réseau routier, protéger leurs puits […] et l’Institut national indigéniste n’a eu qu’à leur fournir les matériaux qu’ils ne peuvent se procurer eux-mêmes (chaux, briques et tuiles, tuyauterie…) et ses propres connaissances. » (Caso 1958 : 71.)
50Les États de la République mexicaine, surtout récemment, encouragent également les travaux collectifs. Ainsi, l’État de Guerrero a placé la notion de « progrès » au cœur de sa législation ; celle-ci fixe comme condition d’obtention d’une catégorie administrative la construction d’ouvrages « modernes » ; le statut de comisaria, par exemple, est susceptible d’être attribué aux hameaux (cuadrillas) c’est-à-dire aux localités qui, selon la « loi de division territoriale », possèdent « des édifices administratifs, un cimetière, une école ». En outre, la comisaria doit posséder « au moins 30 % d’habitants alphabétisés ». Pour qu’une agglomération soit susceptible d’acquérir la catégorie de chef-lieu de municipalité, elle doit « disposer de ressources économiques suffisantes », « posséder des édifices municipaux, et une école ». Il lui est indispensable de « tracer des rues pavées, électrifier, construire et conserver des fontaines et des lavoirs publics,… promouvoir l’établissement d’hôpitaux municipaux,… et enfin, adopter des projets d’ornement et d’embellissement » (extraits de la loi de division territoriale, agge Chilpancingo, 26 janvier 1969).
51Par des biais divers, l’État mexicain fixe donc à la communauté indienne, dans la deuxième moitié du XXe siècle, de nouvelles tâches : la mise en place d’une infrastructure pour le développement des régions rurales repose désormais sur elle. Il reste à voir quel est l’impact de cette politique sur les communautés de la région de Tlapa.
La communauté face au « progrès »
52A la fin du XIXe siècle, dans le cadre de la municipalité porfirienne dirigée par les gros éleveurs, les Indiens offraient à la collectivité leur travail gratuit, sous certaines formes acceptées de tous : ils assumaient les charges civiles et religieuses que leur désignaient les autorités, participaient à la construction des édifices civils et religieux, et enfin se mobilisaient les armes à la main pour défendre leurs terres contre les communautés voisines.
53Précisons que le terme de tequio n’existait pas. L’usage qui se rapprochait le plus de la conception que s’en faisaient les indigénistes était l’obligation de participer à la construction des édifices publics. Dans la région tlapanèque, ce service communal revêtait des aspects originaux : seuls les hommes étaient mobilisés, par rotation, pour transporter les pierres, la chaux, l’eau, faire les briques et monter les murs ; contrairement aux coutumes des Mixtèques de l’État de Oaxaca, par exemple, les femmes et les enfants ne prenaient pas part aux travaux. Mais surtout, il faut remarquer que la construction des édifices publics représentait un effort exceptionnel de la communauté et non une habitude : les unités administratives devaient posséder un nombre restreint de bâtiments, et lorsque ceux-ci étaient terminés, les travaux prenaient fin. D’ailleurs, dans la municipalité de Malinaltepec, l’achèvement de la colonisation des terres méridionales entraîna, entre 1930 et 1960, une diminution du travail gratuit exigé des Indiens : on n’édifiait plus de nouveaux centres villageois ; les charges civiles et religieuses nominales représentaient l’essentiel des servitudes communautaires.
54Pourtant, sous cette pesanteur sociale, mûrissaient de nombreuses contradictions ; l’une d’elles est la diffusion de cultures commerciales dans la sierra, tout au long de la première moitié du XXe siècle : auprès du piémont côtier, les Indiens de la municipalité de Malinaltepec adoptent la culture de la canne à sucre ; sur de petits moulins domestiques mus par des bovins, ils élaborent de la mélasse qu’ils vendent à Tlapa et dans les villes côtières. Entre 1 200 et 1 800 m d’altitude, ils cultivent des caféiers, dont ils commercialisent la récolte à Tlapa. Il y a, dans ces nouvelles productions, des caractères anciens et nouveaux. Anciens, car leur commercialisation continue à s’effectuer au moyen du système des habilitations. Des négociants commanditent des intermédiaires dans la sierra afin qu’ils achètent à crédit la future récolte des paysans. Centralisation, monopole, usure, caractérisent encore à tous les niveaux les relations commerciales. Cependant, les cultures de café et de canne à sucre transforment les rapports des exploitations paysannes à leur environnement spatial ; alors que l’élevage requérait un vaste terroir doté de pâturages collectifs, les cultures de café et de canne à sucre accordent une valeur aux terres irriguées et de basse altitude sur lesquelles prospèrent les nouvelles plantes.
55Ces attitudes par rapport à l’espace préparent les réactions des paysans face au « progrès » : la pénétration du réseau routier notamment représente pour ceux-ci l’espoir de mieux commercialiser leur sucre et leur café et, pourquoi pas, d’investir leurs bénéfices dans des boutiques, des restaurants ou des camions. Or la route ne peut traverser toutes les agglomérations. Son tracé futur fait donc l’objet de nombreuses transactions entre l’État et les communautés qui cherchent à montrer leur dynamisme en réalisant de multiples travaux de modernisation. On comprend donc que les plus riches agriculteurs et les petits accapareurs locaux soient les premiers intéressés par la mise en place d’une infrastructure rurale. Les instituteurs, imprégnés de l’idéologie indigéniste, sont également disposés à coopérer. Ce sont eux – gros agriculteurs, instituteurs (qui sont parfois les mêmes personnes) – que l’on retrouve souvent dans les postes dirigeants des municipalités. Et, sous leur tutelle, l’organisation communautaire va subir une profonde transformation.
Les « améliorations » dans le travail communal
56La communauté doit réaliser des « améliorations » (mejoras) : telle est la préoccupation principale des fonctionnaires chargés du développement et des autorités municipales. Les chiffres sont là pour démontrer l’efficacité des uns et des autres : en pays tlapanèque, 91 écoles publiques ont été bâties dans de nouvelles agglomérations entre 1964 et 1976 ! Chaque année, plusieurs villages ou hameaux mènent à bien leurs réalisations : en 1966, par exemple, c’est le cas de trente-huit localités (construction de huit terrains de sport, de dix-sept salles de classe, de quinze maisons d’instituteurs et de six parcelles scolaires) ; en 1974, ce sont vingt-huit agglomérations qui bâtissent sept internats, six salles de classe, trois dispensaires, trois vergers expérimentaux, trois terrains de sport et trois ponts suspendus ! (Pacheco, 1976).
57Ces travaux collectifs se fondent, certes, sur une coutume ancienne : l’édification par les villageois des bâtiments publics. Dans la tradition, ceux-ci restaient cependant en nombre limité : une chapelle de torchis et deux ou trois cabanes suffisaient à signaler l’emplacement d’un nouveau centre villageois. Une église en briques, une mairie d’adobe et deux ou trois cabanes indiquaient la présence du centre villageois des mairies. Désormais, l’« amélioration » ne connaît jamais de fin : la mairie trace des rues, les pave, crée son réseau d’eau courante, ses fontaines, son « palais municipal » de ciment, pose l’électricité, ne cesse de chercher de nouveaux ornements pour sa place centrale, et peut aller, pourquoi pas, jusqu’à édifier un monument. Quant au centre villageois de formation récente qui désire accroître son prestige, il dispose d’une longue liste de travaux potentiels.
58Pourtant le travail communal gratuit que les hommes peuvent fournir en sus du soin de leurs propres exploitations agricoles est nécessairement limité. Il existe un seuil au-delà duquel les travaux collectifs perturbent le bon fonctionnement des unités paysannes. En 1976 (date de notre travail de terrain), chaque communauté recherche sa propre solution à ce problème : Apetzuca, agglomération traditionaliste, peu préoccupée par le « progrès », conserve un système de charges typique du siècle dernier : le fiscal (chargé du service domestique du curé) dirige au moins une quarantaine de topiles. Un nombre égal de ces responsables subalternes assiste le comisario. En revanche, les communautés plus progressistes, comme Malinaltepec, ont radicalement diminué le nombre des topiles pour augmenter celui des journées de travail gratuit exigé de chaque unité domestique, effectuant ainsi un transfert des servitudes communautaires en direction du tequio.
59Les autorités administratives cherchent également à accroître leurs rentrées d’argent : d’une part, en percevant des contributions auprès des commerçants locaux ou forains ; d’autre part, en utilisant les capitaux des confréries. Ces groupes rituels, dont le nombre n’a fait que croître au XXe siècle, continuent de prêter leurs capitaux aux paysans, à un taux annuel qui varie de 25 à 50 %. Dans la municipalité de Malinaltepec, les dévots ont coutume de financer les frais des fêtes patronales au moyen d’une contribution individuelle. La totalité des bénéfices issus de la rotation des capitaux vient donc s’ajouter aux sommes d’argent prêtées, si bien que celles-ci finissent par atteindre des valeurs considérables. Les confréries, riches de plusieurs centaines de milliers de pesos, peuvent décider de dépenser ces sommes dans des travaux d’embellissement du centre villageois. Le chef-lieu de Malinaltepec a même inventé un mode original de financement de la municipalité : aux côtés de Γ « argent du saint » (mbuko santo), les confréries gèrent un autre capital nommé « argent du président » (mbuko presidente), dont elles remettent chaque année les bénéfices à la mairie.
60Enfin, les communautés méridionales, riches commerçantes et proches du réseau routier, choisissent pour leur part d’asseoir leur budget sur un important financement monétaire : leurs membres sont aisés et versent des contributions financières ; les confréries sont particulièrement riches et disposées à coopérer. Ce choix s’effectue aux dépens des charges nominales et des travaux collectifs gratuits, que chacun tend aujourd’hui à refuser : on préfère réduire au minimum le nombre des charges civiles et rétribuer les tâches réalisées pour la collectivité.
61La multiplication des « améliorations » effectuées par les municipalités n’a donc pas été sans effet sur l’organisation politico-religieuse. Partout s’affirment deux tendances paradoxales : la réduction du nombre des charges nominales et le renforcement des confréries religieuses.
L’éclatement des intérêts locaux
62Les stratégies mises en œuvre par les unités administratives ont profondément évolué depuis l’époque où la colonisation des terres vierges par les gros éleveurs inspirait toutes les décisions municipales. Deux préoccupations guident aujourd’hui les paysans : l’accès aux terres chaudes et irriguées qui se prêtent aux cultures commerciales, et la proximité du réseau routier. Or toutes deux développent des contradictions entre agglomérations en fonction de leur situation géographique.
63Pour illustrer la première source de conflits (l’accès aux terres de rapport commercial), nous prendrons l’exemple des rapports entre le chef-lieu de Malinaltepec et deux de ses comisarias subordonnées, Colombia (de Guadalupe) et San Miguel (Progreso). Malinaltepec se situe à 1 800 m d’altitude, tandis que, non loin de ses deux mairies annexes, s’étendent des zones irriguées de basse altitude. Or, vers 1950, les paysans appartenant au chef-lieu de Malinaltepec ont coutume de cultiver sur les terres « chaudes » de Colombia, situées à cinq heures de marche de leur résidence, du maïs et des haricots précoces. Cependant, les habitants de Colombia obtiennent du gouvernement l’attribution d’un terroir autonome, situé autour de leur centre villageois. Cela ne fait pas l’affaire des paysans de Malinaltepec qui y cultivent des champs, mais qui doivent finalement se soumettre à la législation et abandonner les cultures comprises dans le terroir de Colombia. Les agriculteurs déçus se reportent alors sur les terres chaudes proches du village de San Miguel. Par location, ils en obtiennent un droit de culture, jusqu’à ce que San Miguel à son tour et pour les mêmes raisons que Colombia, sollicite l’attribution d’un terroir autonome. L’importance de l’enjeu explique que les autorités municipales de Malinaltepec aient été, en 1968, à l’origine d’une attaque contre les représentants de San Miguel qui fit plusieurs morts parmi ces derniers.
64Envisageons maintenant ce qu’il est advenu de Colombia, après le départ des paysans de Malinaltepec. En 1967 s’est constituée une unité administrative subalterne nommée « hameau » ou guarderia de Meson, qui regroupe les paysans vivant de façon permanente dans les terres les plus chaudes et irriguées du terroir de Colombia. Or, une partie des paysans de Colombia (dont le centre villageois est bâti sur des terres d’altitude plus élevée) cultivent aussi quelques plantations de café autour de Meson. Comme l’ont fait jadis les paysans de Malinaltepec qui désiraient conserver l’accès à deux niveaux écologiques, ceux de Colombia qui cultivent à la fois les parcelles situées à 1 800 m et les terres chaudes de Meson, tentent d’empêcher la guarderia d’acquérir la catégorie de comisaria. En revanche, les agriculteurs qui ne cultivent que les terres de Meson, désirent obtenir la catégorie administrative qui leur permettrait de chasser les habitants de Colombia, et peut-être même de récupérer pour eux-mêmes les plantations de café de ces derniers.
65Cet exemple est significatif : ce qui fait la valeur d’un terroir communal n’est plus son extension (qui jadis permettait l’élevage) mais la présence de parcelles chaudes et irriguées. Il y a là un premier élément qui favorise l’éclatement des communautés sur une base géographique. La proximité du réseau routier en fournit un autre prétexte.
66Dans le sud de la municipalité de Malinaltepec, la comisaria d’Iliatenco a terminé, depuis les années 80, la construction de la route qui la relie à la côte. Cet ouvrage n’a pas été réalisé sans difficulté : les autorités civiles d’Iliatenco ont en effet invité les membres d’unités administratives subalternes (les guarderias de Tlahuitepec et Cruz Tomahuac) à participer à la construction. Or, ces paysans, habitant à plusieurs heures de marche de la future route, ne voyaient pas quels avantages celle-ci leur apporterait. En revanche, ils voyaient fort bien les inconvénients qu’il y avait à offrir à d’autres un nombre considérable d’heures de travail gratuit. Cependant, les habitants d’Iliatenco cherchaient pour leur part à obtenir la participation de ces travailleurs à la construction de la route et l’embellissement de leur centre villageois en expansion, où ils ouvrent des commerces et contrôlent le transport du café vers les villes côtières.
67Le second facteur qui fait la valeur d’un centre villageois est donc la proximité du réseau routier. Mais si l’appartenance à une agglomération dynamique apporte des avantages aux paysans, elle impose également une augmentation des travaux de modernisation. Ceci multiplie tous les prétextes d’éclatement des anciennes communautés et favorise à l’infini les conflits entre groupes locaux de taille réduite.
68Ainsi se dessine une nouvelle forme de communauté indienne caractérisée par sa taille réduite et l’importance des travaux collectifs de « modernisation » dans son organisation interne. Cette forme correspond à sa fonction principale qui réside désormais dans la mise en place d’une infrastructure rurale.
CONCLUSION
69On peut s’estimer frappé de la continuité de l’organisation sociale propre à la communauté de Malinaltepec : la maîtrise collective du terroir subsiste jusqu’à nos jours, le système des charges civiles et religieuses également, et, qui plus est, les confréries religieuses se renforcent. Cependant, cette simple constatation est incapable de rendre compte des raisons de cette permanence. Pour le faire, il ne faut pas craindre de retracer les plus petites péripéties de l’histoire locale en rentrant dans le détail du fonctionnement communautaire, et les plus grands bouleversements de l’histoire mondiale qui en fournissent le cadre économique, politique et social.
70Au XIXe siècle, l’importance de l’élevage de bétail commercialisé à l’aide du système des habilitations fournit la clef de l’organisation sociale locale. Sans doute chaque village de la sierra de Tlapa choisit-il dans ce cadre sa propre spécialisation qui permet d’expliquer nombre de ses caractéristiques. Malinaltepec pour sa part compte des éleveurs dynamiques qui entreprennent la colonisation des terres peu peuplées du versant Pacifique. L’extension du terroir communal aux dépens des communautés voisines et la lutte contre les voleurs de bétail constituent les deux préoccupations des autorités municipales. La législation administrative et agraire, aussi bien que les groupes de dévotion traditionnels sont mis au service d’un même mode d’exploitation agropastoral, ce qui explique la forme revêtue par la communauté indienne de la fin du siècle : la municipalité est puissante et unifiée malgré la fondation de nouveaux centres villageois sur son terroir ; les confréries religieuses passent sous le contrôle des autorités municipales et sont en expansion.
71Un nouveau mode d’exploitation agro-pastoral, fondé sur les cultures commerciales, se développe au XXe siècle. Situation locale qui prépare la réaction des paysans aux récentes décisions gouvernementales qui ont pour but de doter les campagnes d’une infrastructure pour un nouveau modèle de développement économique. La « modernisation » – terme sous lequel les paysans désignent un équilibre agricole fondé sur le développement des échanges commerciaux et des moyens de communication – domine désormais toutes les décisions et les conflits régionaux. La municipalité éclate en une multitude d’agglomérations autonomes : la communauté actuelle est de taille réduite et non plus étendue comme au siècle dernier. Des conflits interminables opposent les groupes locaux : la communauté actuelle est déchirée de contradictions internes et non plus puissante et unifiée contre les communautés voisines comme au siècle dernier. Enfin, son système politico-religieux se restructure autour des priorités de l’heure (la réalisation de travaux d’embellissement), supprimant certaines charges héritées du passé telles que le fiscal, tout en donnant une nouvelle impulsion aux confréries religieuses.
72Telles étaient du moins les tendances qui se dessinaient à la fin des années 70. L’irruption de la crise mondiale, l’émigration paysanne massive vers les villes, la baisse du prix du pétrole et l’endettement du gouvernement mexicain sont sans doute autant de facteurs qui vont de nouveau brouiller cette image de la communauté et requérir une nouvelle analyse.
ARCHIVES
73aip : Archivo del Ingeniero Pauzic (Biblioteca del agora-fonapas, Acapulco).
74ap : Archives Paroissiales de la région de Tlapa.
75agge : Archivo General del Gobierno del Estado (Palacio de Gobierno, Chilpancingo).
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Wolf, Ε. 1982. Europe and the people without history. Berkeley, Los Angeles and London, University of California Press.
Notes de fin
1 Information sur les sciences sociales (26, 2, 1987 : 345-368).
Auteur
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