La transformation des formes d’organisation sociale de la production dans un ejido mexicain (1924-1981)1
p. 239-268
Texte intégral
1Depuis sa naissance parmi les décombres de la révolution mexicaine au début du siècle, l’ejido a été proclamé comme une forme égalitaire de possession foncière qui éliminerait les immenses disparités sociales inhérentes au système d’haciendas. En démantelant les grandes extensions de terre contrôlées par des haciendas pour en distribuer des lopins aux paysans insurgés, l’État répondrait aux demandes de « Terre et liberté » et « La terre pour ceux qui la travaillent ». Il créerait par là une unité de possession et de production agricole homogène et égalitaire : l’ejido.
2Or, un tel état d’égalité, où chaque paysan cultive sa parcelle de terre pour faire vivre sa famille, est loin d’être la réalité de l’ejido d’aujourdui. Sur la base d’une étude anthropologique menée au sein de l’ejido de Naranja, je démontrerai que, sous son apparence homogène, cet ejido cache une multiplicité de formes d’organisation sociale de la production, qui vont de l’exploitation familiale de la parcelle jusqu’à la location de la parcelle, en passant par l’embauchage de la main-d’œuvre journalière, le métayage, l’exploitation à la tâche, l’arrangement monétaire avec le propriétaire d’un tracteur, voire la combinaison de cette dernière forme avec une autre.
3En analysant le fonctionnement interne de chacune des sept formes qui composaient l’éventail des formes d’organisation sociale de la production de l’ejido de Naranja en 1981, je ferai apparaître les différents types de rapports sociaux de production noués, ainsi que les diverses forces productives mises en œuvre au sein de l’ejido. Cette analyse révèlera l’existence d’un réseau complexe d’agents sociaux autres que l’ejidatario, assumant des fonctions incombant légalement à celui-ci.
4Par ailleurs, cette multiplicité de formes d’organisation sociale de la production au sein de l’ejido de Naranja n’est pas nouvelle. Dès sa naissance en 1924, cet ejido en a renfermé plusieurs préexistantes. D’autres formes surgies par la suite se sont introduites dans un cadre déjà hétérogène. En remontant dans le passé afin de reconstituer le processus de transformation de ces formes anciennes et nouvelles, je montrerai comment l’ébranlement de l’exploitation familiale de la parcelle et son remplacement progressif par d’autres formes fondées sur des rapports capitalistes de production impliquent le travestissement de l’ejido.
LE CADRE GÉNÉRAL DE L’EJIDO DE NARANJA
Origines et caractéristiques de l’ejido
5Dans une vallée lacustre de l’État de Michoacán, au centre-ouest du Mexique, se trouve l’ejido de Naranja de Tapia. Comme des milliers d’autres ejidos, celui-ci produit du maïs, fondamentalement pour l’autoconsommation. Chacun de ses 217 membres compte avec deux hectares et demi de terres humides, dans une vaste plaine qui a connu une histoire mouvementée.
6Les origines de l’ejido de Naranja remontent au XIIIe siècle, à l’époque de l’empire purépecha. D’après la relation faite au vice-roi espagnol Mendoza par un religieux franciscain, cet empire indigène se divisait en quatre tribus dont « les habitants de Tzacapu, assis sur les ruines de Naranxhan » (cité par Ruiz 1979 : 15). La relation raconte comment les Purépecha, venus du sud, ont pris possession de plus de cent hameaux de chasseurs qui composaient le royaume de Naranxhan (aujourd’hui Naranja) pour les annexer à leur territoire plus vaste.
7L’ejido de Naranja incarne la récupération d’une partie de ce territoire purépecha, car à la fin du XIXe siècle, deux frères espagnols l’ont exproprié et ont asséché le lac de Zacapu. Résultat : une lucrative hacienda de plusieurs milliers d’hectares très fertiles pour les Espagnols et la destruction d’un habitat et d’un mode d’existence lacustre pour les villages expropriés, parmi lesquels Naranja. Même avec la promulgation d’une réforme agraire visant à la répartition des haciendas aux paysans – fruit de la mobilisation paysanne de la révolution mexicaine (1910-1920) –, les villageois de Naranja ont dû mener une lutte sanglante pour récupérer les terres dont les entrepreneurs espagnols les avaient dépouillés.
8La dotation, en 1924, de 716 hectares à l’ejido de Naranja a marqué le début d’une nouvelle forme d’appropriation foncière dans ce village. L’État s’étant déclaré propriétaire des terres libérées par le démantèlement des haciendas, les a distribuées à des communautés qui en avaient été illégalement expropriées. Les communautés paysannes qui, comme Naranja, ont bénéficié de cette loi du 7 janvier 1915 possèdent leur ejido en tant que collectivité et exercent les droits d’usage et de jouissance des fruits du sol. La loi stipule que l’ejido peut être exploité de façon individuelle ou collective, mais ne peut pas être loué, vendu, hypothéqué, ni aliéné d’aucune manière.
9Comme la plupart des ejidos, celui de Naranja a opté pour une exploitation individuelle. Donc, le processus de parcellement a réparti deux hectares et demi (en deux morceaux) de terres humides à chacun des 217 solliciteurs, dits ejidatarios. La dotation comprenait également des terres communales, seuls vestiges de l’ancienne organisation sociale purépecha. Ces bois et pâturages, accessibles aux ejidatarios et non-ejidatarios, servent toujours aujourd’hui à l’élevage d’animaux ainsi qu’à la récolte de plantes sauvages, de petit bois à brûler et de résine. Un commissariat et un comité de surveillance, élus par l’assemblée générale des membres de l’ejido, sont chargés de l’administration de ces biens communaux.
10La création de l’ejido comme nouvelle forme d’appropriation foncière n’a pas impliqué l’abolition de l’appropriation privée de la terre et des moyens de travail agricole. Celle-ci a pris son essor à partir de la seconde moitié du XIXe siècle avec une série de lois d’esprit libéral incitant à la répartition des terres communales en petites propriétés et à la colonisation de terres non cultivées. Aujourd’hui, à Naranja comme ailleurs, l’ejido et la propriété privée de la terre coexistent. Au moins la moitié des ejidatarios sont en même temps propriétaires de lopins de terre qui relèvent du régime foncier privé, l’étendue de la parcelle de l’ejido étant insuffisante pour faire vivre une famille entre deux récoltes. Il y a aussi des propriétaires privés parmi les quelque cent cinquante familles de Naranja, qui n’ont pas de parcelle dans l’ejido.
11A travers cet aperçu rapide des formes d’appropriation terrienne qui ont précédé et qui accompagnent l’ejido, se dessine le cadre général de la communauté qui fait l’objet de cet article, à Naranja de Tapia, Michoacán, un village agricole de quelque 2 200 habitants, situé dans une vallée lacustre du Mexique occidental. La vie de ces cultivateurs de maïs est fondée sur trois différents types d’appropriation foncière : la propriété communale, la propriété privée et l’ejido. Des trois types, témoins du passage du temps et de systèmes socio-économiques, c’est l’ejido qui a un poids décisif dans la production agricole et qui façonne largement la vie villageoise de Naranja.
LE TRAVAIL SUR LE TERRAIN
12J’ai effectué deux séjours à Naranja. En juin 1977, j’ai réalisé un recensement du village, ainsi qu’une enquête sur les travaux manuels des enfants et des personnes âgées. Quatre ans plus tard, pendant l’été 1981, je suis retournée à Naranja pour mener une étude des diverses formes d’organisation sociale de la production dans l’ejido, et le rapport entre celles-ci et la division familiale du travail.
13Hébergée dans une famille dont le chef est ejidatario, j’ai commencé mes recherches de 1981 par prendre contact avec les autorités de l’ejido et ensuite par interviewer ses membres. Dans ces entretiens avec la presque totalité des 217 ejidatarios (dont 134 hommes et 83 femmes) de Naranja, j’ai cherché surtout à connaître les circonstances d’acquisition de la parcelle, la forme actuelle (et le cas échéant, antérieure) d’exploitation de la parcelle, ainsi que sa durée et les moyens de travail utilisés. J’ai également posé des questions concernant la destination du produit du sol, la productivité, la propriété de terres privées et l’existence d’un travail complémentaire1.
14Même si je me suis présentée comme simple étudiante venue pour connaître la vie des paysans, mes questions concernant la culture de la parcelle ont provoqué une attitude de méfiance chez certains ejidatarios qui se trouvaient en situation illégale. Cette méfiance a certainement entraîné quelques distorsions dans les résultats globaux du poids relatif de chaque forme d’organisation de la production. Consciente de cette distorsion – particulièrement prononcée dans le cas des données sur la location de la parcelle –, j’ai enquêté sur ce phénomène auprès de quelques informateurs clés, afin d’avoir des renseignements supplémentaires.
15Sur la base des résultats de ces entretiens, j’ai choisi vingt familles (treize où le chef de famille est ejidatario lui-même et sept où le chef de famille laboure, en tant que métayer, péon, locataire ou autre, dans la parcelle d’autrui) pour une étude approfondie. En choisissant des familles ayant recours à des formes différentes d’exploitation de la parcelle (propre ou d’autrui), j’ai voulu pénétrer dans la division familiale du travail impliquée par chaque forme, afin de comprendre la logique et le fonctionnement de cette répartition des tâches à l’intérieur de l’unité familiale.

La carte de l’Etat de Michoacán, centre-ouest du Mexique, où se trouve l’ejido de Naranja de Tapia.
L’ÉVENTAIL DES FORMES D’ORGANISATION SOCIALE DE LA PRODUCTION DANS L’EJIDO DE NARANJA EN 1981
16Prenez les centaines d’hectares de terres contrôlées par des haciendas ; donnez-en l’usufruit à une communauté de paysans dépouillés de leurs terres ancestrales. Divisez cette dotation en parcelles égales et répartissez-les entre les chefs de famille. Baptisez le tout « ejido » et voilà, en apparence, une communauté égalitaire où règne la justice sociale de la réforme agraire mexicaine.
17Mes recherches au sein de l’ejido ont clairement montré qu’il y a une grande part de mythe dans cette recette. J’ai constaté, dans l’ensemble de plus de deux cents parcelles, l’existence d’un large éventail de formes d’organisation sociale de la production – éventail qui repose sur des rapports sociaux de production et des forces productives les plus divers. Ici, il sera question de mettre en valeur la diversité de ces formes d’organisation sociale de la production, diversité cachée derrière le mythe d’une forme unique : celle de l’exploitation familiale.
TABLEAU 1. Poids relatif des formes d’organisation sociale de la production dans l’ejido de Naranja, en 1981, par sexe
Forme d’organisation sociale de la production | Nombre de cas | Hommes | Femmes sans conjoint | Femmes avec conjoint | Femmes (état civil inconnu) |
L’usage du tracteur | 89 | 57 | 25 | 6 | 1 |
44% | 45% | 21% | 35% | 100% | |
L’exploitation familiale de la parcelle | 35 | 30 | 4 | 1 | |
17% | 24% | 7% | 5% | ||
La combinaison de l’usage du tracteur avec une autre forme | 29 | 18 | 8 | 3 | |
14% | 14% | 14% | 18% | ||
Le métayage | 25 | 9 | 13 | 3 | |
12% | 7% | 22% | 18% | ||
L’exploitation à la tâche | 17 | 7 | 8 | 2 | |
8% | 5% | 14% | 12% | ||
La location de la parcelle | 5 | 2 | 1 | 2 | |
3% | 2% | 1% | 12% | ||
L’embauchage de la main-d’œuvre journalière | 3 | 3 | |||
2% | 3% | ||||
Total | 203 | 126 | 59 | 17 | 1 |
100% | 100% | 100% | 100% | 100% |
18Effectivement, l’exploitation familiale – avoir un lopin de terre pour le cultiver soi-même avec de la main-d’œuvre familiale, satisfaisant ainsi aux besoins du groupe familial – fut la demande des paysans insurgés de la révolution mexicaine. Cette forme « originelle » d’organisation de la production agricole existe aujourd’hui à côté de toute une série d’autres formes : la location de la parcelle en échange d’une rente monétaire, l’embauchage de la main-d’œuvre journalière contre un salaire, le métayage avec son partage égalitaire du produit entre l’ejidatario et l’exploitant, et finalement le contrat verbal avec un tiers qui, ayant les moyens matériels de labourer la parcelle, s’engage à le faire pour une somme d’argent déterminée. C’est, précisément, cette coexistence de différentes formes d’organisation sociale de la production qui constitue la réalité et la complexité de l’ejido de Naranja d’aujourd’hui. Afin de mieux saisir cette réalité concrète, je présenterai d’abord l’ensemble des formes d’organisation sociale de la production trouvées dans cet ejido ; ensuite, j’examinerai les rapports sociaux de production noués à l’intérieur de chacune de ces formes ainsi que les forces productives mises en œuvre.
19D’après mes entretiens avec les ejidatarios de Naranja, il existe un éventail de six différentes formes d’organisation sociale de la production ainsi qu’une forme hybride où deux de celles-ci se combinent (voir tableau 1). La forme la plus répandue est, de loin, le contrat verbal conclu entre le possesseur d’une parcelle et le propriétaire d’un tracteur. L’ejidatario donne une somme d’argent au propriétaire du véhicule pour que celui-ci s’occupe de l’ensemble des travaux agricoles nécessaires à l’exploitation de la parcelle. Le propriétaire du tracteur, à son tour, embauche un tractoriste pour effectuer les labours.
20L’usage du tracteur, introduit au cours des vingt dernières années, est en plein essor. Si le plus grand nombre d’ejidatarios s’arrangent avec le propriétaire du tracteur pour que celui-ci s’occupe de la totalité des travaux agricoles, d’autres y ont recours seulement pendant certaines phases du processus de production. Ainsi, l’on voit surgir des formes hybrides où un contrat verbal est conclu avec le propriétaire du tracteur pour une ou plusieurs phases du cycle agricole, alors que pour d’autres phases, l’ejidatario a recours à l’exploitation familiale, le métayage, le travail à la tâche ou l’embauchage de journaliers.
21A côté de cette forme mécanisée en expansion continue subsiste l’exploitation exclusivement familiale de la parcelle. Ici, l’ejidatario laboure lui-même sa parcelle avec une charrue tirée par une paire de bœufs ou de chevaux. D’autres membres de la famille qui l’aident aux champs – le fils, le frère, le neveu – travaillent, non pas pour une rémunération monétaire, mais pour assurer la reproduction matérielle et sociale du groupe familial. L’exploitation familiale, autrefois la règle générale, tend à disparaître avec la nécessité de plus en plus aiguë d’avoir des ressources monétaires, et le sentiment de la part des ejidatarios que le travail salarié leur est plus profitable que le travail agricole.
22Ces deux formes – l’usage du tracteur et l’exploitation familiale de la parcelle – sont opposées, à la fois sur le plan technologique et en ce qui concerne la nature des rapports noués entre le possesseur et l’exploitant, c’est-à-dire le responsable de l’exécution des travaux. La dynamique de ces deux formes permet d’établir les deux grands axes de l’organisation de la production dans l’ejido de Naranja. Il s’agit, d’une part, de la dissolution de l’exploitation familiale et, d’autre part, de l’essor de la forme mécanisée. Ce recours à l’usage du tracteur fait partie d’une tendance plus générale : celle de confier la culture de la parcelle à un tiers qui, généralement, n’est pas ejidatario.
23Une forme d’engagement d’un tiers pour labourer la parcelle consiste à le payer « à la tâche » (al destajo). L’exploitant, qui apporte ses propres moyens de travail, est payé à un prix convenu entre l’ejidatario et lui-même pour son travail. A la différence de la forme mécanisée décrite plus haut, ici l’exploitant utilise des animaux de trait et établit un lien direct avec le possesseur de la parcelle qu’il cultive.
24Dans la forme du métayage pratiquée dans l’ejido de Naranja, le possesseur et l’exploitant partagent équitablement le produit du sol. Ce partage est fondé sur le fait que le premier apporte la terre et les autres moyens de travail alors que le second fournit son travail. Ce type d’accord non monétaire est souvent conclu entre des personnes déjà liées par la parenté.
25Parfois, un ejidatario, n’arrivant pas à cultiver lui-même sa parcelle, embauche de la main-d’œuvre journalière pour l’aider à accomplir certaines tâches comme, par exemple, la récolte du maïs. Cette main-d’œuvre, souvent sans terres, laboure sous la direction de l’ejidatario pour un salaire journalier.
26La location de la parcelle pour des périodes de plusieurs années représente une aliénation atténuée de l’usufruit de la parcelle dont jouit l’ejidatario. Dans cette pratique strictement défendue par la loi, l’ejidatario qui se trouve dans une nécessité impérieuse d’argent, et sans les moyens nécessaires pour cultiver sa parcelle, donne l’usufruit de celle-ci temporairement à autrui. En échange, il reçoit du locataire une rente annuelle en argent. Apparemment, la location est le résultat, d’une part, du désespoir de l’ejidatario qui ne voit pas d’autre solution à son problème et, d’autre part, de l’existence de beaucoup de non-ejidatarios ayant les moyens matériels de faire produire les parcelles qu’ils louent.
27L’usage du tracteur, la location de la parcelle, l’exploitation familiale de la parcelle, l’exploitation à la tâche, le métayage, l’embauchage de la main-d’œuvre journalière, et la combinaison de l’usage du tracteur avec l’une des quatre dernières formes : ceci est l’éventail des formes d’organisation sociale de la production que j’ai constatées dans l’ejido de Naranja, en 1981. Un éventail dont la combinaison particulière dans un même ejido témoigne de toute une série de faits nationaux : des politiques favorisant l’industrie au détriment de l’agriculture, l’exode rural, la construction massive de routes, une croissance démographique sans précédent, et l’expansion du marché de produits fabriqués industriellement. Face à l’insuffisance de la parcelle pour faire vivre sa famille entre deux récoltes, l’ejidatario cherche d’autres sources de revenus. Il est souvent – et vraisemblablement de plus en plus – conduit à exercer un travail salarié ailleurs et à engager un tiers pour la culture de la parcelle. Ce faisant, l’ejidatario se sépare de sa parcelle et noue un rapport généralement monétarisé avec celui qui la cultive.
28L’objectif de cette analyse est précisément de chercher les causes de ce divorce entre le possesseur de la parcelle et l’exploitant d’une part, et de la prolifération de rapports monétaires entre eux d’autre part. L’examen du fonctionnement interne de chacune des sept formes d’organisation sociale de la production ainsi que leurs rapports réciproques éclairera aussi, par la suite, l’étude de l’évolution de l’éventail des formes tout entier.

FIG. 1. L’éventail des formes d’organisation sociale de la production dans l’ejido de Naranja, en 1981.
29La figure 1 est disposée en un éventail de formes d’organisation sociale de la production, de façon à apprécier leur coexistence et à visualiser leur poids relatif au sein de l’ejido de Naranja en 1981. La disposition particulière des sept formes est faite en termes de trois critères qui, eux, découlent de mon objectif global d’étudier la transformation, au cours des années, de l’éventail des formes d’organisation selon : a) le degré de séparation de l’ejidatario d’avec la culture de sa parcelle ; b) le type de rapports sociaux noués entre l’ejidatario (possesseur de la parcelle) et l’exploitant (que celui-ci soit le travailleur familial, le journalier, le métayer, le travailleur à la tâche, le propriétaire du tracteur ou le locataire) ; et c) la destination sociale du produit du sol.
30En analysant la logique interne de chaque forme, ainsi que des rapports réciproques entre elles, on peut voir comment, à mesure que l’on passe de l’une des extrémités de l’éventail à l’autre, de l’exploitation familiale de la parcelle vers la location de la parcelle :
L’ejidatario s’éloigne de la culture de sa parcelle, en confiant les travaux agricoles à un tiers et en cherchant du travail rémunéré (surtout salarié) ailleurs ;
Les rapports sociaux de production noués entre l’ejidatario et l’exploitant perdent leur caractère de rapports de parenté de deviennent monétaires ;
Le produit du sol, au lieu d’être destiné à la consommation familiale et à la satisfaction d’autres besoins fondamentaux, est placé sur le marché afin de produire un profit.
L’exploitation familiale de la parcelle
31Il s’agit d’une forme où chaque ejidatario cultive sa parcelle lui-même ou avec de la main-d’œuvre familiale. C’est la situation envisagée par les architectes de l’ejido. Or, l’exploitation familiale, autrefois la forme prédominante dans l’ejido de Naranja, est aujourd’hui pratiquée par seulement 17 % de l’ensemble d’ejidatarios.
32Lorsqu’un ejidatario accompagné d’un fils, d’un frère ou d’un neveu laboure ses terres avec ses propres moyens de travail (une charrue en bois ou en acier, une paire de bœufs ou de chevaux, des semences sélectionnées de la moisson précédente, éventuellement des engrais chimiques ou du fumier), il est motivé par la nécessité d’assurer la reproduction matérielle et sociale du groupe familial. Ici, il n’est question ni de contrat verbal ni de rapport monétaire entre possesseur et exploitant de la parcelle, mais de rapports de parenté fonctionnant en même temps comme des rapports de production. La plus grande partie de la récolte est consommée directement par la famille tout au long de l’année, en tant que base de l’alimentation. Le reste de la récolte doit satisfaire aux besoins non alimentaires du groupe familial, en entrant dans un circuit commercial très restreint. La famille vend du maïs au détail (par litre ou par hectolitre, suivant ses nécessités), soit dans les magasins d’alimentation du village, soit directement aux voisins qui en demandent.
33« Il faut que tout vienne de là – de quoi manger, de quoi s’habiller, de quoi envoyer les enfants à l’école, de quoi payer le médecin quand il y a un malade », disent les ejidatarios en se référant à la récolte du maïs. Toutefois, si le temps n’a pas été favorable, le maïs ne suffit même pas pour servir de base à l’alimentation familiale. Dans ce cas-là, la famille doit « acheter » du maïs dans les magasins du village ou bien chez d’autres villageois en promettant de rendre le double au moment de la moisson prochaine. Souvent, cette pratique de vendre la récolte de maïs « sur pied » (al tiempo) aux créanciers entraîne le groupe familial dans un cercle vicieux d’endettement.
34Les ejidatarios sont unanimes : « La parcelle ne suffit plus ! » Face à cette insuffisance, ils voient une solution : avoir une source supplémentaire de revenus. Un peu plus d’un tiers des ejidatarios adoptant l’exploitation familiale de la parcelle exercent un autre travail afin d’avoir de l’argent liquide. Derrière ces essais de surmonter l’insuffisance de la parcelle pour faire vivre la famille, on constate l’ébranlement de l’exploitation familiale de la parcelle, forme sur laquelle l’ejido a été fondé.
L’embauchage de la main-d’œuvre journalière
35La loi fédérale de réforme agraire (Ley Federal de Reforma Agraria, 1981 : 106-107, articulo 76, fracción IV) autorise l’ejidatario à embaucher des journaliers qui travailleront sous sa direction, en échange d’un salaire. C’est le cas de beaucoup de familles à l’époque de la moisson, mais seulement 2 % des ejidatarios y ont recours régulièrement tout au long du cycle de culture.
36Le rapport monétaire entre l’ejidatario et le journalier est direct : celui-ci accomplit des tâches concrètes (par exemple, retourner la terre, semer les graines de maïs, sarcler, etc.) sous l’œil de l’ejidatario et avec les animaux de ce dernier. En contrepartie, le journalier reçoit, à la fin de la journée de travail, une somme d’argent établie préalablement. Choisi en fonction de sa réputation de bon travailleur, le journalier est généralement un paysan non-membre de l’ejido.
37Payer la main-d’œuvre journalière implique que l’ejidatario ait de l’argent liquide. Cet argent peut venir de la vente de maïs si la famille a un excédent après en avoir mis de côté une quantité pour sa propre consommation. Or, le plus souvent, il vient d’un travail supplémentaire exercé par l’ejidatario lui-même ou par un autre membre de la famille.
Le métayage
38Le métayage dans l’ejido de Naranja consiste dans le partage égalitaire du produit du sol entre celui qui possède la parcelle et celui qui la cultive effectivement (le métayer). Selon l’accord verbal entre ces deux personnes, le métayer laboure la terre avec les moyens de travail (animaux de trait, charrue, semailles, et éventuellement des engrais) fournis généralement par le possesseur, et lui rend la moitié du maïs récolté. Donc, sans entrer dans un rapport monétarisé, le métayer « paye » le possesseur de la terre en denrées pour l’usufruit de la terre. Comme le paiement est fixé à la moitié du maïs récolté, les deux parties concernées partagent ainsi le risque toujours présent d’une mauvaise récolte.
39Précisément à cause de son caractère de rapport non monétarisé et de risque partagé, le métayage est souvent arrangé entre personnes liées par la parenté. Pratiqué par 12 % des ejidatarios, il l’est surtout par les femmes possédant une parcelle, particulièrement celles qui n’ont pas de conjoint. En fait, les femmes ayant hérité une parcelle de leurs pères ou maris se trouvent dans une position contradictoire. Représentant 38 % de l’ensemble d’ejidatarios à Naranja, ces femmes exercent légalement un droit de décision sur leur parcelle qui, socialement, est réservé aux hommes, puisque l’agriculture constitue un savoir masculin. Consciente de cette contradiction, la loi fédérale de réforme agraire (Ley Federal…, 1981 : 107, fracción I) permet la pratique du métayage ou d’autres formes d’exploitation de la parcelle par un tiers lorsque l’ejidatario est une femme avec des enfants mineurs et donc incapable de labourer directement la terre.
40Par exemple, un cas commun de métayage est celui d’une veuve qui « donne » la parcelle en métayage à un fils marié, chef de famille lui-même. Dans ce cas-là, le rapport social de production entre possesseur et exploitant fait partie d’une série de rapports d’entraide familiale ; le partage du produit est donc plus souple et peut se faire en fonction des besoins inégaux de la veuve et de la famille du fils.
L’exploitation à la tâche
418 % des ejidatarios engagent un tiers à cultiver la parcelle avec une charrue et des animaux de trait contre une somme d’argent déterminée d’avance. Dans cette forme d’organisation sociale de la production dite « à la tâche » (al destajo), l’exploitant (destajero) reçoit les semailles et quelquefois d’autres moyens de travail du possesseur de la parcelle. Au moment de la moisson, l’exploitant donne la totalité du maïs à l’ejidatario qui lui paye une somme d’argent pour avoir exécuté l’ensemble des travaux agricoles. Donc, il s’agit d’une forme caractérisée, premièrement, par la séparation de l’ejidatario d’avec la culture de sa terre, et deuxièmement, par un rapport monétaire direct entre ce dernier et l’exploitant. L’ejidatario reçoit simplement la récolte à la fin de l’année sans avoir participé aucunement à sa production.
42A Naranja, ce sont davantage les femmes membres de l’ejido qui ont recours à cette forme d’organisation sociale de la production. Comme dans le cas du métayage, la loi autorise, en tant qu’exception, cette exploitation de la parcelle par une tierce personne pourvu que la femme ait des enfants mineurs à sa charge (Ley Federal…, 1981 : 107, fracción I).
Les combinaisons de l’usage du tracteur avec une autre forme
43La forme d’organisation sociale de la production adoptée par l’ejidatario peut varier d’une phase du processus de culture du maïs à une autre, créant ainsi des combinaisons de formes. Pour parler de ces formes hybrides où l’ejidatario noue deux différents types de rapports sociaux et met en œuvre des forces productives de niveau distinct, il faudra préciser les diverses phases de la culture du maïs. Le cycle agricole, dans les terres humides de l’ejido de Naranja, commence en février-mars avec la préparation de la terre après la période de gel. On retourne la terre et on la laisse aérer pendant un mois. Ensuite, c’est le traçage des sillons et les semailles vers la fin mars ou la première quinzaine d’avril. A peu près un mois après les semis, il faut sarcler les plants de maïs qui poussent et, pour les renforcer, approcher davantage de terre autour de leurs tiges. Il y a un resarclage en juillet-août. A partir de la fin août, les paysans peuvent commencer à récolter quelques tendres épis de maïs, mais la véritable moisson a lieu à la fin de l’année, en décembre, et parfois en janvier. Après le prélèvement par l’État des 5 % de la production, les épis aux grains durcis sont rangés au grenier et seront mangés ou vendus en fonction des besoins familiaux tout au long de l’année.

Fig.2. Variantes de la hybride combinant l’usage du tracteur avec une autre forme dans l’ejido de Naranja, en 1981.
44Dans l’ejido de Naranja, j’ai constaté, chez 14 % des ejidatarios, la combinaison de l’usage du tracteur avec l’une des quatre formes suivantes : l’exploitation familiale, l’embauchage de journaliers, le métayage et le travail à la tâche. Ces combinaisons de formes ont abouti à onze variantes (fig. 2). La combinaison la plus répandue est celle de l’usage du tracteur avec l’exploitation familiale. Elle comporte plusieurs variantes, allant de celle où la famille s’occupe de tous les travaux, sauf le retournement de la terre, jusqu’à celle où le groupe familial se borne à semer et à récolter. Donc, le degré d’utilisation de la main-d’œuvre familiale ou du tracteur varie selon le cas, mais dans toutes les variantes l’on trouve des rapports monétarisés à côté de rapports non monétarisés, des machines à côté d’animaux de trait. L’interpénétration de deux différentes formes d’organisation sociale de la production dans un même processus de production montre comment la décomposition d’une forme peut engendrer d’autres formes hybrides.
L’usage du tracteur
45En adoptant la forme mécanisée pour l’ensemble des travaux agricoles, 44 % des ejidatarios de Naranja mettent en mouvement une chaîne de rapports monétarisés : d’abord entre eux-mêmes et les propriétaires de tracteurs, et ensuite entre ceux-ci et leurs tractoristes. Le possesseur d’une parcelle prend contact avec le propriétaire d’un tracteur pour le charger de toutes les tâches à accomplir dans la parcelle en échange d’une somme d’argent. A son tour, le propriétaire du tracteur, qui peut s’occuper de dizaines de parcelles, embauche des tractoristes qui perçoivent un salaire journalier pour conduire le véhicule. Ainsi, cette dernière-née des formes d’organisation sociale de la production est fondée sur l’établissement d’un contrat verbal entre le possesseur de la parcelle et l’exploitant, contrat qui cache une deuxième série de rapports monétarisés.
46Pour payer le propriétaire du tracteur et pour acheter des engrais chimiques (qui seront appliqués au moment des semailles par le tracteur), l’ejidatario a besoin d’une source de revenus. Presque la moitié des ejidatarios ayant adopté cette forme-là exerce un travail rémunéré (voir tableau 4). Le plus souvent, il s’agit de nouer un rapport salarial en dehors de l’ejido (comme ouvrier, enseignant, musicien, aide-maçon, etc.), tout en conservant un lien avec la terre, ne serait-ce que légalement et par le produit du sol.
47Ce lien devient de plus en plus flou lorsque, dans sa recherche d’un travail salarié, l’ejidatario est conduit à quitter le village pour s’installer en ville. Presque une sur cinq des personnes possédant une parcelle de l’ejido n’habite plus Naranja. La plupart de ces ejidatarios absents nouent un rapport monétaire avec le propriétaire du tracteur, se rendant au village seulement deux fois par an, aux époques des semailles et de la moisson.
48Dans de telles circonstances, la vente du produit récolté – inexistante ou éventuelle dans les cas d’exploitation familiale de la parcelle ou avec l’aide de la main-d’œuvre journalière – prend un caractère significatif. 37 % des ejidatarios ayant noué un rapport avec le propriétaire du tracteur vendent au moins la moitié de leur maïs, voire même la totalité sur le marché local. Ceci représente une rupture complète avec la production, principalement pour l’autoconsommation telle qu’elle est pratiquée par la famille qui exploite elle-même la parcelle.
49Voilà donc, presque à l’autre extrémité de l’éventail, la convergence des éléments cités plus haut : la séparation de l’ejidatario d’avec la culture de la parcelle, l’établissement de rapports monétaires entre ce dernier et l’exploitant de la terre, la recherche – de la part du possesseur – du travail salarié en dehors de l’ejido, et la vente sur le marché du produit du sol.
La location de la parcelle
50Lorsque l’ejidatario loue, pour un temps déterminé, l’usufruit de sa parcelle à autrui, la rupture du possesseur avec la culture de sa terre est complète. En échange d’une rente annuelle en argent, l’ejidatario cède temporairement les droits d’usage et de jouissance des fruits du sol au locataire.
51Étant donné la nature illégale de la location d’une parcelle censée être inaliénable, il est très difficile d’obtenir des informations sur cette pratique. En effet, au cours de mes entretiens, j’ai trouvé seulement cinq cas déclarés de location, soit 3 % du total. Ce chiffre sous-estime certainement l’ampleur de la location comme forme d’organisation sociale de la production. Un informateur clé, en citant le nom d’un tel qui est locataire de quatorze parcelles, un autre de cinq parcelles, etc., a estimé qu’en 1981, 30 % des ejidatarios louaient la parcelle à autrui.
52Sur la base des quelques cas que j’ai pu constater, la location apparaît comme une dernière solution de l’ejidatario qui ne possède pas les moyens matériels nécessaires à la culture de la parcelle, et qui se trouve face à une nécessité impérieuse d’argent. Conscient du fait que la rente annuelle qu’il perçoit est très inférieure à la valeur potentielle de la récolte de maïs, il s’en plaint, mais se sent coincé par l’impossibilité de cultiver lui-même sa parcelle, et par son besoin d’argent pour vivre. Resté sans le maïs de sa parcelle pendant trois, quatre ou cinq ans, l’ejidatario cherche un complément à sa rente par des revenus obtenus d’un autre travail, et rêve du jour où sa parcelle lui sera « rendue ».
53Le locataire, de son côté, fait une bonne affaire. Le cas suivant en est une illustration2. Non-membre de l’ejido et disposant des ressources monétaires nécessaires pour payer la rente de plusieurs parcelles, il s’arrange avec le propriétaire d’un tracteur, les fait cultiver toutes de façon mécanisée, et vend la quasi-totalité de la récolte au marché local ou parfois dans son propre magasin d’alimentation. Ce n’est pas par hasard si plusieurs des grands locataires de parcelles à Naranja sont des ouvriers d’une usine de la ville voisine avec un salaire au moins deux fois supérieur à celui d’un journalier agricole.
54Donc, avec la location de la parcelle, comme dans le cas d’usage du tracteur, s’établit toute une chaîne de rapports monétarisés : d’abord entre l’ejidatario et le locataire ; ensuite entre ce dernier et le propriétaire du tracteur ; et finalement entre celui-ci et le tractoriste. Le produit du sol revient au locataire (usufruitier temporaire) qui le place sur le marché local.
L’ensemble des agents sociaux dans l’ejido
55A partir de l’inventaire des différentes formes et d’une analyse de leur fonctionnement interne, il faudra prendre en considération les rapports réciproques entre ces formes, et essayer d’appréhender l’ejido en tant qu’ensemble de formes d’organisation de la production adoptées par des individus vivant en société.
56En présentant l’ensemble des relations sociales de production mises en œuvre par les sept formes d’organisation sociale de la production, la figure 3 permet de visualiser le réseau complexe d’acteurs sociaux qui se mettent en rapport les uns avec les autres pour faire produire les terres de l’ejido de Naranja. En même temps, il délimite les fonctions de chaque acteur social, en répondant à ces trois questions :

Fig. 3. L’ensemble des rapports sociaux de production noués à l’intérieur de l’ejido de Naranja, en 1981
Qui est le véritable usufruitier de la parcelle, c’est-à-dire celui qui prend le risque de produire et jouit des fruits éventuels3 ?
Qui est le responsable de l’exécution des travaux agricoles, le contremaître en quelque sorte ?
Qui est l’exécutant des travaux agricoles, c’est-à-dire celui qui les accomplit physiquement ?
57Dans les formes de l’exploitation familiale de la parcelle et de l’embauchage de la main-d’œuvre journalière, l’ejidatario est à la fois usufruitier effectif, responsable de l’exécution des labours et exécutant. Autrement dit, le même agent social recouvre les trois fonctions. Par contre, dans le cas des cinq formes restantes d’organisation sociale de la production, cette plurifonctionnalité de l’ejidatario s’effrite. Celui-ci, en se séparant d’avec le travail physique de la terre, noue un rapport avec un autre agent social, voire avec d’autres agents sociaux qui vont, eux, assumer des fonctions incombant légalement à l’ejidatario.
58La présence d’agents sociaux autres que l’ejidatario dans l’ejido de Naranja est un phénomène qui frappe par son ampleur. En 1981, trois ejidatarios sur quatre se trouvaient complètement séparés de la culture de leur parcelle, donnant ainsi lieu à la pénétration d’acteurs sociaux dont les objectifs sont contraires à l’esprit de l’ejido. Une telle pénétration est d’autant plus significative qu’elle va à l’encontre non seulement du but social de la loi de réforme agraire, mais aussi de la consigne des paysans insurgés de la révolution mexicaine : « La terre à ceux qui la travaillent ! »
ESSAI DE RECONSTITUTION DU PROCESSUS DE TRANSFORMATION DES FORMES D’ORGANISATION SOCIALE DE LA PRODUCTION DANS L’EJIDO DE NARANJA (1924-1981)
59En remontant dans le passé, il convient de chercher la genèse des formes actuelles d’organisation des travaux agricoles afin de comprendre les conditions aussi bien que les raisons de leur combinaison présente. L’étude des bouleversements subis par l’éventail des formes d’organisation sociale de la production, des modifications du poids relatif de chacune d’entre elles, éclairera pourquoi, en 1981, au lieu de trouver un ejido où chaque possesseur d’une parcelle travaille sa terre avec l’aide de sa famille, on rencontre une multiplicité de formes d’exploitation de la terre et de répartition de ses fruits, une multiplicité de rapports sociaux de production différents noués autour de l’ejido.
60Cette multiplicité de formes dans l’ejido de Naranja n’est pas nouvelle. Plusieurs formes ont existé, non seulement dès le début, mais avant même l’implantation de l’ejido en 1924. C’est-à-dire qu’avant d’être ejidatarios, les paysans de Naranja avaient été des salariés, des péons, de l’hacienda usurpatrice de leurs terres ancestrales, et des usufruitiers de terres communales. Ils avaient été aussi – au moins quelques familles métisses – des propriétaires de lopins de terres privées. Donc, l’ejido – ce nouveau système de tenure fondé sur l’exploitation familiale de la parcelle – naît au milieu d’une multiplicité de formes d’organisation sociale de la production et ne peut pas rester à l’écart de ces formes préexistantes. Cet essai de reconstitution témoignera de la dissolution de l’exploitation familiale de la parcelle, face au surgissement de rapports capitalistes de production au sein de l’ejido. Cette apparition de formes fondées sur une rationalité capitaliste va dénaturer le but social de l’ejido.
61Par ailleurs, certains documents écrits jettent une lumière sur la question de l’évolution des diverses formes d’organisation sociale de la production à Naranja. Le dossier de l’ejido de Naranja, qui se trouve aux archives du ministère de la Réforme agraire, contient des centaines de pages écrites par les deux parties en litige : d’un côté, le groupe de villageois revendiquant leurs droits aux terres expropriées par l’hacienda, et de l’autre côté, les hacendados espagnols réclamant leurs droits de propriétaires légitimes des terres résultant de l’assèchement du lac – entreprise qu’ils disaient avoir menée à bonne fin au bénéfice de la région tout entière. Ces documents renferment de nombreux renseignements utiles pour cette étude, pourvu que l’on tienne compte de leur nature polémique et des intérêts sur lesquels reposent les arguments présentés.
62Dans son analyse des origines, développement, éruption et dénouement de la révolte des paysans de Naranja dans les années 20, Friedrich (1970) relate les divers aspects de la vie villageoise qui ont été bouleversés par l’implantation de l’hacienda sur les terres ancestrales du village. Lors de son séjour à Naranja en 1955-1956, Friedrich a pu recueillir auprès de personnes aujourd’hui disparues des témoignages portant sur des formes d’organisation sociale de la production avant, durant et après l’époque de l’hacienda.
63Sans doute la tendance la plus frappante qui se dégage de l’analyse de l’évolution de l’éventail des formes d’organisation sociale de la production le long de la vie de l’ejido est-elle la décomposition de la forme où l’ejidatario travaille lui-même la terre avec l’aide de la main-d’œuvre familiale. Or, l’exploitation familiale était autrefois le cas général dans l’ejido de Naranja. Parmi les 34 ejidatarios continuant aujourd’hui à cultiver leur parcelle avec de la main-d’œuvre familiale, près de la moitié ont commencé à le faire il y a plus de vingt ans (voir tableau 2). Selon Friedrich, en 1956 (trois décennies après la formation de l’ejido), sur 218 familles possédant une parcelle « environ 200 habitaient le village et s’occupaient elles-mêmes des semailles et des autres travaux »4. Donc, tout porte à croire que la décomposition dramatique de cette forme fondée sur une rationalité visant à la reproduction physique et sociale du groupe familial s’est produite dans le dernier quart de siècle.
64Cette perte de terrain de l’exploitation familiale par rapport à d’autres formes d’organisation sociale de la production implique le remplacement de rapports de parenté fonctionnant en même temps comme des rapports de production par d’autres types de relations sociales de production. Quels sont ces autres types de relations sociales de production ? Dans quelle mesure s’agit-il de rapports déjà présents dans l’ejido, qui prennent de l’importance, qui se généralisent ? Dans quelle mesure s’agit-il de rapports nouveaux qui surgissent ailleurs et s’introduisent dans la structure de l’ejido ?
Formes existant depuis la naissance de l’ejido
65D’après les déclarations des ejidatarios sur le nombre d’années d’utilisation de leur forme actuelle, trois formes d’organisation sociale de la production ont coexisté avec l’exploitation familiale de la parcelle depuis la naissance de l’ejido : l’exploitation avec de la main-d’œuvre journalière, le métayage, et l’exploitation à la tâche (voir tableau 2). Donc, dès le départ, l’ejido de Naranja a renfermé quatre différentes formes d’organisation sociale de la production fondées sur des rapports sociaux de nature différente et ayant des trajectoires divergentes.
66Le déclin de l’exploitation familiale de la parcelle a impliqué également la quasi-disparition de la forme où l’ejidatario embauche de la main-d’œuvre journalière qui l’aide à accomplir les travaux agricoles. Le nombre très réduit de cas d’ejidatarios qui, aujourd’hui, établissent un rapport monétarisé avec des journaliers travaillant sous leur direction témoigne de cette disparition.
67Par contre, l’importance relative des formules « métayage » et « à la tâche » comme formes d’organisation sociale de la production s’est accrue au cours de la vie de l’ejido. (Le tableau 3 montre les glissements des ejidatarios vers ces deux formes.) L’essor de ces deux formes où le possesseur d’une parcelle se sépare du travail physique de la terre en nouant un rapport avec un tiers qui prête ses services contre un paiement en nature ou en argent est certainement lié à la croissance spectaculaire du nombre de femmes dans les rangs des ejidatarios. En 1981, il y avait quatre fois plus de femmes ayant droits qu’il y a un quart de siècle : 83 (soit 38 %) contre « environ vingt » en 1956 (Friedrich 1965 : 193).
68Ce phénomène, dû à une surmortalité masculine, va à l’encontre de l’usage social qui veut que les ejidatarios soient des hommes puisque le travail agricole est un savoir-faire exclusivement masculin. Néanmoins, ce sont de plus en plus des femmes, en tant qu’héritières des droits d’usufruit des parcelles, qui (juridiquement au moins) doivent prendre des décisions concernant ces terres – par exemple, sur la forme d’organisation sociale de la production à adopter. Étant donné que les femmes ne participent normalement pas aux labeurs, elles ont recours au métayage et à l’exploitation à la tâche plus souvent que leurs homologues mâles.
Formes précédant la naissance de l’ejido
69Mes recherches sur des documents écrits ont fait apparaître des traces de trois formes d’entre elles – l’exploitation familiale, l’embauchage de la main-d’œuvre journalière et le métayage –, à des époques plus ou moins lointaines. Bien sûr, étant donné leur insertion dans des systèmes sociaux et juridiques autres que l’ejido, ces formes n’ont pas le même contenu que celles constatées dans l’ejido de Naranja en 1981.
70Les traces de la petite exploitation familiale à Naranja remontent au moins jusqu’au XVIIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’époque coloniale quand l’Espagne gouvernait encore le pays. Aux Archives de la nation, dans la section histoire, un dossier réunissant des données statistiques des villages de la zone lacustre de l’État de Michoacán fait mention de l’ejido d’Asunción Naranja qui a « quatre-vingt-dix-neuf tributaires semant des terres propres et celles qu’ils louent à l’hacienda de Bellas Fuentes5 ». On constate par là l’existence – dans un système colonial fondé sur le paiement à la vice-royauté de contributions imposées – non seulement de la petite exploitation familiale, mais aussi de la location de la terre, à Naranja, au milieu du XVIIIe siècle.
TABLEAU 2. Ancienneté dans la forme actuelle d’organisation sociale de la production chez les ejidatarios de Naranja, en 1981
Forme d’organisation sociale de la production | Nombre de cas | Nombre d’annees d’anciennete | Toujours2 | ||||
1-5 | 6-10 | 11-20 | 21-30 | 31-54 | |||
L’exploitation familiale de la parcelle | 34 | 5 | 7 | 6 | 1 | 14 | 1 |
100% | 15% | 20% | 18% | 3% | 41% | 3% | |
L’embauchage de la main-d’œuvre journalière | 3 | 1 | 2 | ||||
100% | 33% | 67% | |||||
Le métayage | 23 | 5 | 9 | 5 | 1 | 3 | |
100% | 22% | 39% | 22% | 4% | 13% | ||
L’exploitation à la tâche | 17 | 5 | 4 | 3 | 3 | 1 | 1 |
100% | 29% | 23% | 18% | 18% | 6% | 6% | |
La combinaison de l’usage du tracteur avec une autre forme | 29 | 17 | 4 | 5 | 1 | 2 | |
100% | 59% | 14% | 17% | 3% | 7% | ||
L’usage du tracteur | 82 | 46 | 14 | 18 | 1 | 2 | 1 |
100% | 56% | 17% | 22% | 1% | 3% | 1% | |
La location de la parcelle | 4 | 3 | 1 | ||||
100% | 75% | 25% | |||||
Total | 192 | 81 | 39 | 38 | 7 | 24 | 3 |
100% | 42% | 20% | 20% | 4% | 12% | 2% |
TABLEAU 3. Formes antérieures d’organisation sociale de la production dans l’ejido de Naranja, en 1981, selon les formes actuelles

71Le travail journalier contre un salaire est aussi une forme d’organisation sociale de la production précédant l’ejido à Naranja. Elle date au moins du début du siècle quand l’économie régionale était dominée par des haciendas dont celles dénommées « Cantabria », « Buenavista », et « Bellas Fuentes ». Ces vastes domaines agricoles embauchaient de la main-d’œuvre paysanne (des péons) pour les labeurs. Selon Friedrich, « à peu près un tiers des hommes (de Naranja) ont pu trouver du travail pendant quelques mois de l’année en labourant pour les hacendados régionaux du lever jusqu’au coucher du soleil, pour un salaire qui s’élevait jusqu’à 50 % au-dessus du salaire moyen national (du péon) » (1970 : 45-46). Mais, remplacées dans les haciendas de la région par des péons métis venus d’ailleurs, la plupart des familles de Naranja, au début du siècle, vivaient grâce à la migration temporaire vers le travail salarié dans les raffineries de sucre au sud de Michoacán, voire dans les mines, vergers ou champs aux États-Unis.
72Le métayage a également existé dans le cadre du système d’haciendas de la vallée de Zacapu, comme celui de Cantabria, depuis au moins la fin du XIXe siècle6.
73Friedrich (1970 : 44) indique que deux tiers de la récolte revenaient aux hacendados de Cantabria, alors que les paysans disposaient uniquement d’un tiers. En outre, il signale que parmi les 800 familles de métayers à Cantabria, il y en avait seulement « environ vingt » qui venaient de Naranja ; ces vingt familles comptaient parmi les plus aisées du village.
74En suivant les traces des formes d’organisation sociale de la production ayant précédé la création de l’ejido, cette brève digression permet d’apprécier le cadre de formes multiples dans lequel naît l’ejido de Naranja en 1924. Donc, loin d’être un système homogène qui, par la suite, s’est travesti par l’introduction d’autres formes, l’ejido – surgi parmi plusieurs formes – a renfermé, dès le début au moins, quatre formes différentes d’organisations sociales de la production7. De ces quatre, les deux formes où l’ejidatario participe physiquement à la culture de la terre – l’exploitation familiale de la parcelle et l’embauchage de la main d’œuvre journalière – se trouvent aujourd’hui en processus de décomposition, remplacées progressivement par d’autres formes telles que le métayage et le travail à la tâche où le possesseur de la terre n’est plus celui qui la travaille. L’on assiste par là à l’éclatement de l’ejidatario qui est à la fois usufruitier, responsable de l’exécution des travaux et exécutant. Ces deux derniers rôles sont assumés par un autre agent social avec lequel l’ejidatario noue un rapport fondé sur un échange monétaire ou en nature.
75Toutefois, malgré cet éclatement, la rationalité qui régit la production de part et d’autre n’a pas changé. Il s’agit, dans les quatre formes, d’une rationalité qui cherche à assurer la reproduction physique et sociale du groupe familial. Autrement dit, l’objectif poursuivi par les deux agents sociaux se mettant en rapport dans le processus de production qu’il s’agisse de l’ejidatario et ses journaliers, ou de l’ejidatario et le métayer, ou encore de l’ejidatario et le travailleur à la tâche » est le même que celui visé par l’ejidatario qui travaille avec d’autres membres de sa famille : se procurer les moyens d’existence et de reproduction de la famille. En conclusion, les rapports sociaux de production sur lesquels reposent les quatre formes d’organisation sociale de la production présentes dans l’ejido de Naranja dès sa naissance sont de type non capitaliste – ce qui ne sera pas le cas avec de nouveaux rapports qui, par la suite, s’introduisent dans la structure de l’ejido.
L’introduction de formes capitalistes dans l’ejido
76Lors de mes entretiens avec des ejidatarios de Naranja, une phrase revenait toujours : « Aujourd’hui la plupart des gens font cultiver leur parcelle avec le tracteur. » Les résultats de mon enquête corroborent cette appréciation collective : 58 % des ejidatarios ont recours au tracteur, dont 44 % pour la totalité des travaux et 14 % pour au moins l’une des étapes du cycle agricole. Quelle est la nature de ces relations sociales de production nouées autour de l’usage du tracteur dans l’ejido ? A quel moment et dans quelles circonstances apparaît ce nouvel agent social – le propriétaire du tracteur qui offre ses services aux ejidatarios – dans la vie de l’ejido ? En répondant à ces questions, je montrerai comment le surgissement de cette forme – à la différence des autres formes préexistantes séparant le possesseur d’avec la culture de sa terre – a signifié la pénétration d’une rationalité capitaliste dans un cadre jusque-là non capitaliste.
77En choisissant, pour une raison ou une autre, de faire cultiver sa parcelle de façon mécanisée, l’ejidatario établit un contrat verbal avec le propriétaire du tracteur, dans lequel celui-ci s’engage à faire les travaux agricoles avec sa machine en échange d’une somme d’argent. Pour sa part, le propriétaire du tracteur est un capitaliste qui, ayant investi de l’argent dans sa machine, offre ses services aux ejidatarios en vue d’en tirer un profit. Bien sûr, le propriétaire ne fait pas le travail physique lui-même ; il embauche un tractoriste et lui paye un salaire journalier. La logique du profit s’incruste dans un cadre jusque-là régi exclusivement par le besoin de chaque famille de produire ses moyens d’existence matérielle et sociale.
78L’apparition du capitaliste propriétaire d’un tracteur et de nouveaux rapports capitalistes de production est un phénomène relativement récent dans l’ejido de Naranja. Les déclarations des ejidatarios suggèrent qu’il date d’environ 1960, et a pris progressivement son essor au cours des vingt dernières années (voir tableau 2). L’essor de cette forme d’organisation sociale de la production va de pair avec les mouvements qui suivent le modèle des vases communicants d’ejidatarios qui auparavant cultivaient eux-mêmes leurs parcelles (avec l’aide de la main-d’œuvre familiale ou journalière) et, dans une moindre mesure, d’ejidatarios qui s’étaient déjà séparés du travail physique de la terre en adoptant le métayage ou la culture à la tâche (voir tableau 3).
79Le développement, le long des deux dernières décennies, de cette nouvelle forme capitaliste d’organisation sociale de la production dans l’ejido de Naranja est intimement lié à la monétarisation croissante des rapports sociaux de production en général, et à l’expansion du travail salarié en dehors de l’ejido. Evidemment, les échanges d’argent en paiement de services fournis ont eu lieu avant l’introduction du tracteur du capitaliste ; l’existence préalable du travail journalier et du travail à la tâche en témoigne. Mais le recours, chaque fois plus répandu, au capitaliste propriétaire d’un tracteur a entraîné la généralisation de relations sociales monétarisées entre le possesseur et l’exploitant pour assurer la culture des terres.
80La mécanisation des travaux agricoles a impliqué également la réduction des possibilités de travail aux champs, car une poignée de propriétaires de tracteurs avec leurs tractoristes peuvent s’occuper de dizaines de parcelles jusque-là cultivées par au moins autant de métayers ou de travailleurs familiaux, journaliers ou à la tâche. Donc, parallèlement à l’essor de cette forme capitaliste, se produit un mouvement d’ejidatarios vers d’autres sources de revenus en dehors de l’ejido, voire en dehors du village. En 1981, trois quarts des ejidatarios ayant noué un rapport avec le propriétaire du tracteur avaient une source de revenus qui venait s’ajouter aux fruits de leur parcelle (voir tableau 4). Devant l’insuffisance de la récolte pour, non seulement nourrir, mais faire vivre une population croissante, depuis longtemps les ejidatarios ont cherché à accroître leurs revenus par divers travaux : le petit commerce, l’élevage, la vente de la cueillette, l’artisanat, le travail journalier dans les champs d’autrui. Or, de plus en plus, ces revenus supplémentaires viennent du travail salarié dans la ville voisine qui a connu une expansion industrielle et commerciale à partir de l’inauguration d’une usine à fibres synthétiques en 1948.
81Donc, l’introduction de la forme mettant en rapport l’ejidatario et le capitaliste propriétaire d’un tracteur a juxtaposé une nouvelle rationalité à celle qui avait orienté la production dans l’ejido jusque-là : une rationalité visant la production d’une plus-value. Du point de vue de l’ejidatario en tant qu’individu, ces deux rationalités ne sont pas contradictoires. C’est pourquoi l’on trouve des ejidatarios qui, ayant noué un rapport avec le capitaliste pour certaines phases du cycle agricole, établissent un rapport social non capitaliste pour d’autres phases. Ces combinaisons de relations sociales de production capitalistes et non capitalistes, incarnées à Naranja dans la forme « usage du tracteur/exploitation familiale, avec journaliers, métayage, ou à la tâche » ont suivi de près la trajectoire décrite par l’usage du tracteur pour l’ensemble des travaux, prenant de plus en plus d’importance au cours des vingt dernières années. Néanmoins, d’un point de vue global, il s’agit de formes hybrides transitoires car cette interpénétration de deux rationalités opposées n’est pas viable à longue échéance.
82La nouvelle rationalité capitaliste s’est introduite aussi dans la forme d’organisation sociale de la production où l’ejidatario loue sa parcelle à autrui pour une rente annuelle en argent. Evidemment, le silence que les ejidatarios gardent sur cette pratique illégale rend difficile l’établissement du moment précis et des circonstances dans lesquelles elle a fait irruption dans le cadre de l’ejido. Toutefois, les informations que j’ai pu obtenir suggèrent que la location de parcelles de l’ejido de Naranja est une pratique récente, imbriquée avec l’apparition du capitaliste propriétaire d’un tracteur, la généralisation des rapports de production monétarisés et l’expansion du travail salarié qui ont accompagné celle-ci. L’objectif du locataire est de produire une récolte d’une valeur supérieure à la somme qu’il a investie – c’est-à-dire ses dépenses dans le processus de production ajoutées à la rente en argent qu’il a payée au possesseur de la terre. Pour ce faire, il ne participe pas personnellement à la culture de la terre, mais noue un rapport monétaire avec le capitaliste propriétaire d’un tracteur. Souvent, le locataire a l’usufruit temporaire de plusieurs parcelles à la fois. Cultiver, de façon mécanisée, plusieurs parcelles en même temps implique que le locataire dispose d’importantes sommes d’argent – sommes qui, pour la plupart, ont leur origine dans le travail salarié en dehors du village. Donc, le locataire, en investissant des capitaux dans l’agriculture, agit selon une rationalité capitaliste visant la production d’une plus-value, et non pas selon une rationalité orientée vers la reproduction matérielle et sociale du groupe familial, comme le fait l’ejidatario loueur.
TABLEAU 4. Nature du travail complémentaire effectué par des ejidatarios de Naranja selon la forme d’organisation sociale de la production adoptée en 1981

83En conclusion, les trois formes d’organisation sociale de la production qui ont pénétré dans le cadre de l’ejido vraisemblablement au cours des deux dernières décennies renferment des rapports sociaux de production nouveaux : des rapports capitalistes régis par une logique qui vise la mise en valeur du capital. Ce sont ces rapports et cette logique qui se combinent avec des rapports non capitalistes fondés sur une rationalité visant la reproduction physique et sociale de la famille qu’ils remplacent de plus en plus. C’est dire que l’ejido, système de possession foncière dont le but social originel était d’assurer la reproduction matérielle et sociale du paysan et de sa famille en lui donnant une parcelle de terre inaliénable, répond de moins en moins à ce but et de plus en plus à d’autres objectifs contradictoires.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
10.2307/3772729 :Friedrich, P. 1965. « A Mexican Cacicazgo », Ethnology, 4, (2).
– 1970. Agrarian revolt in a Mexican village. Englewoods Cliffs, NJ, Prentice Hall.
Ley federal de reforma agraria. Mexico, Editorial Porrua.
Ruiz, E. 1979. Michoacán : paisajes, tradiciones y leyendas. Mexico, Editorial Innovación.
Annexe
ANNEXE : Grille d’entretien avec les ejidatarios
Nom _______ Nombre de résidents ___
Rue _______ Quartier ______________
1. Comment êtes-vous devenu ejidatario ? Quand ?
—— héritage de (personnes)
en 19 (l’année)
ou il y a années
—— achat en 19
—— parcellement originel en 1927
2. Quelles graines semez-vous dans votre parcelle ?
—— maïs
—— luzerne
3. Comment travaillez-vous dans votre parcelle ?
—— moi-même ou avec de la main-d’œuvre familiale non rémunérée monétairement (allez à la question 5)
—— paye le tractoriste
—— cède l’usage au métayer
—— paye un tiers à la tâche
—— paye des journaliers qui travaillent sous ma direction
—— loue à autrui
4. Celui qui sème votre parcelle. Est-il
—— parent ?
—— compere ?
5. Lequels de ceux-ci fournissez-vous ?
—— semailles
—— animaux de traction
—— charrue
—— engrais
6. Que faites-vous avec la récolte ?
—— consomme toute
—— vends toute
—— consomme plus que je vends
—— vends plus que je consomme
—— consomme la moitié, vends la moitié
7. Combien d’anegas3 avez-vous récolté cette année ?
8. Depuis combien d’années travaillez-vous votre parcelle ainsi ? (Voir réponse à la question 3)
—— toujours (aller à la question 10)
—— années
9 Avant comment l’avez-vous travaillée ?
—— moi-même ou avec de la main-d’œuvre familiale non rémunérée monétairement
—— payais le tractoriste
—— cédais l’usage au métayer
—— payais un tiers à la tâche
—— payais des journaliers qui travaillaient sous ma direction
—— louais à autrui
10. Travaillez-vous dans d’autres parcelles de l’ejido ? Comment ?
—— métayer
—— à la tâche
—— locataire
11. Possédez-vous d’autres lopins de terre ? (propriété privée)
—— non (allez à la question 14)
—— oui
12. Comment travaillez-vous ces lopins de terre ?
—— moi-même ou avec de la main-d’œuvre familiale non rémunérée monétairement (allez à la question 14)
—— paye le tractoriste
—— cède l’usage au métayer
—— paye un tiers à la tâche
—— paye des journaliers qui travaillent sous ma direction
—— loue à autrui
13. Celui qui sème vos lopins de terre, est-il
—— parent ?
—— compère ?
14. Outre votre travail comme ejidatario, travaillez-vous ailleurs ?
—— ouvrier de l’usine à fibres synthétiques
—— commerçant
—— enseignant
—— migrant
—— tâches domestiques
—— autres
Notes de bas de page
1 Pour une traduction du questionnaire qui m’a servi de grille d’entretien auprès des ejidatarios, voir annexe.
2 Il s’agit d’un cas que j’ai pu constater, ce qui ne veut pas dire que tous les locataires agissent de la même manière. Théoriquement plusieurs formes sont possibles : le métayage, l’exploitation à la tâche ou la combinaison de l’usage du tracteur avec celles-ci. Néanmoins, l’existence de locataires contrôlant jusqu’à quinze parcelles porte à croire qu’il s’agit plutôt d’un investissement capitaliste comme dans le cas décrit ici.
3 Bien sûr, devant la loi, l’usufruitier de la parcelle ne peut être que l’ejidatario. Or, ici, il importe d’identifier l’usufruitier effectif – et celui-ci peut ne pas être l’ejidatario.
4 Malheureusement, Friedrich (1970 : 146) n’indique rien sur le sort des dix-huit parcelles restantes. On peut simplement inférer que ces familles-là ne travaillaient pas elles-mêmes la terre.
5 Cité dans le rapport du 29 novembre 1919 de Tomas Alarcón, expert paléographe de la Commission nationale agraire, dossier 2738 de l’ejido de Naranja, archives du ministère de la Réforme agraire à Toluca, Mexique.
6 Mémorandum du 10 mars 1922 des frères Noriega, propriétaires de l’hacienda de Cantabrid, au ministère des Affaires étrangères, Mexico, dossier 2738 de l’ejido de Naranja.
7 Il ne faut pas écarter l’éventuelle existence, au cours de la vie de l’ejido, d’autres formes d’organisation sociale de la production dont cette méthode régressive – en suivant la piste de ces formes qui sont toujours pratiquées aujourd’hui – ne peut pas rendre compte.
Notes de fin
Auteur
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