Chapitre 4
La guerre et la paix
p. 155-190
Texte intégral
Techniques et tactiques de combat
1Dans son ensemble, l’équipement des guerriers baoulé était, certes, inférieur à celui dont disposaient les troupes coloniales, dotées de fusils à tir rapide, munitions et artillerie, bien que probablement supérieur en qualité et quantité à celui de leurs voisins, puisque c’était par la vallée du Bandama que passait une partie importante de l’approvisionnement en fusils et poudre destinés aux populations de la rive droite et à l’armée de Samori, à la fin du xixe siècle. Ce bon niveau des forces disponibles – en hommes comme en armes – uni aux conditions naturelles et à l’organisation politique du territoire, bien surveillé à ses frontières (internes et externes), valut aux Baoulé une neutralité bienfaisante de la part de la plus puissante machine de guerre ouest-africaine de l’époque, celle du conquérant dioula Samori Touré, dont les incursions s’arrêtèrent toujours aux limites de la forêt. Les sofa affrontèrent les Anno, aux alentours de Morokro et Lendoukro, les villages les plus septentrionaux, à la lisière de la forêt, début de la zone de production de la cola, mais ils auraient été battus et repoussés1. Au lieu de s’attaquer aux Baoulé, Samori préféra alors passer une alliance avec les chefs de la région de Gbuekekro (l’actuel Bouaké), auxquels il vendait comme esclaves ses nombreux prisonniers de guerre en échange de poudre et de fusils2.
2La capacité guerrière des Baoulé s’exerça donc principalement contre des ennemis moins bien équipés, notamment à l’Ouest (Gouro et Gban), pendant les phases de peuplement, avant de se confronter à la force écrasante des troupes coloniales, qui ne parvinrent toutefois à s’imposer qu’au bout de vingt ans de combats intermittents (voir Deuxième partie).
3De quelle manière étaient donc employés les moyens dont disposaient les Baoulé ? Tout d’abord, il faut distinguer plusieurs types de guerre3. Dans les affrontements entre villages proches ou appartenant au même nvle, nés de problèmes territoriaux, de disputes, de vols ou d’adultères, les combats prenaient une forme régulée, davantage arbitrée qu’arbitraire. En face il n’y avait pas des inconnus ou des populations ennemies, mais des fractions du même regroupement ou de nvle associés à travers de nombreux échanges, matrimoniaux, commerciaux ou d’autre nature, et destinés tôt ou tard à rétablir entre eux des rapports pacifiques. Après un premier épisode violent, qui déclenchait les hostilités (un meurtre, une agression, un vol), les affrontements avaient lieu sur un terrain délimité par des pierres et les combats se déroulaient surtout à distance, par des jet de projectiles. Il n’y avait pas d’attaques par surprise mais les combats étaient programmés, se déroulaient en temps et lieu convenus et avec des règles d’engagement que les deux parties étaient tenues de respecter. Ce genre d’accrochages cessait au premier sang et il était rare qu’il fasse des morts, grâce aussi à l’intervention rapide de médiateurs neutres4.
On se lançait des défis d’abord, tels que « si vous êtes des hommes, si vous ne voulez rien comprendre, alors on se donne rendez-vous tel jour, à tel endroit pour se battre, pour voir qui est le plus fort ». Alors, le jour établi, les deux villages se croisaient à l’endroit indiqué pour faire la guerre5.
4L’esprit du duel à armes égales et du défi loyal dominait ces heurts, qui avaient lieu à l’intérieur d’un périmètre d’alliances possibles, n’avaient jamais une issue définitive et débouchaient de toute manière sur une réconciliation, sous les auspices d’une partie neutre. C’étaient des combats qui avaient un caractère d’ordalie : la partie qui avait le dessous se rendait et reconnaissait, sinon les raisons des autres, du moins leur supériorité.
5Par contre, dans les combats contre les « étrangers », y compris entre nvle différents6, les Baoulé préféraient la guerre d’embuscade, la surprise (fubenu), la frappe rapide, suivi d’un repli immédiat7, sans velléités de conquêtes territoriales. Après la première décharge des armes à feu, finie la surprise, les guerriers s’enfuyaient dans la forêt dense, le plus souvent sans même pouvoir évaluer le résultat de l’attaque, constater les pertes infligées à l’ennemi ; ou alors ils restaient cachés, bien à l’abri derrière la végétation ou les contreforts d’un arbre, aux prises avec la laborieuse recharge des fusils.
6Le guet-apens était leur autre spécialité ; ils surveillaient les voyageurs et les ennemis le long des sentiers parsemés de pièges (des cordes tendues ou des trous dans le terrain, recouverts de branches et de feuilles qui cachaient des bois pointus), cachés derrière les troncs d’arbre ou à l’intérieur de trous et de tranchées creusées pour l’occasion. Le passage des fleuves et les gués étaient aussi des endroits d’attaque privilégiés. Les combats avaient lieu surtout en terrain couvert, même la nuit, lorsque les villages étaient attaqués et incendiés. Dans ces conditions, les attaques pouvaient difficilement provoquer un nombre important de tués et blessés, mais les affrontements armés plus soutenus et meurtriers ne manquaient pas.
On se cachait [e fia fia], quand on faisait la guerre on se cachait et on cherchait nos ennemis ; quand on les trouvait, l’affaire était venue.
On se battait dans la forêt [bo nu] comme dans la savane [ahorɛ nu]. La guerre était comme le palabre [ngondji], où elle te trouvait, c’était là que tu la faisais. Où on se croisait, là on se battait.
Ce n’était pas parce qu’il pleuvait qu’on ne pouvait pas faire la guerre. On se battait à n’importe quel moment [dɔ] de la journée. Si c’était la nuit [konguɛ] que ça arrivait, on faisait la nuit8.
7Dans la plupart des cas, le conflit qui couvait se déclenchait à l’improviste ; un village était frappé par une attaque surprise, sans préavis et donc sans qu’il s’y soit préparé. Ce genre de situations touchait rarement des villages du même nvle, mais pouvait toucher des nvle baoulé limitrophes qui n’étaient pas liés par un pacte d’alliance, ou encore concernait des groupes baoulé et des populations étrangères proches (Gouro et Gban en particulier). Si l’attaque par surprise était découverte, le tambour donnait l’alerte et les hommes se réunissaient pour la défense, pendant que les femmes, les enfants et les vieillards se mettaient à l’abri dans la forêt. Les affrontements étaient alors bien plus durs et sanglants que les simples incursions entre voisins. Si les agresseurs réussissaient à surmonter et à mettre en fuite les défenseurs, ils pouvaient incendier les habitations et piller tous les bien transportables, détruisant le reste. Les cultures et plantations étaient également pillées ou incendiés.
Pendant la guerre entre deux villages, les stratégies de guerre sont presque toujours les mêmes. Le village qui attaque prend le village ennemi par surprise, ils vont d’abord se cacher à l’extrémité du village ennemi en attendant le signal du chef de guerre. Une fois le signal donné, ils envahissent tous ensemble le village ennemi. Les attaques se font la nuit, quand le village ennemi est endormi. Pendant le combat le village était pillé de tous ses biens : animaux, pagnes, nourritures et même l’or9.
Le village vaincu était complètement pillé, les habitants étaient dépouillés de leurs biens, pagnes, bijoux, animaux et même l’or. Chez les Baoulé il est interdit de voler de l’or, mais les pillages ne sont pas considérés comme des vols.
Un village en temps de paix ne pouvait pas attaquer un autre village dans le but uniquement de le piller [fɛn]. Pour piller un village il faut qu’il y ait un conflit, une guerre10.
Il y avait des villages qui étaient complètement pillés et même incendiés, les habitants traqués, les animaux massacrés, les biens emportés.
[…] Comme butin de guerre on ramenait de l’or, des animaux et des prisonniers, on ramenait tous ceux qui peuvent nous être utiles11.
8En période de guerre, le vol d’or en poudre ou de bijoux, normalement sévèrement sanctionné, était admis et constituait le butin (aflɛn) le plus convoité. Les agresseurs cherchaient aussi à capturer des otages (dje), de préférence femmes et enfants, qui étaient utiles au moment des négociations, comme monnaie d’échange12. Ces otages pouvaient alors être rendus contre le paiement d’une rançon ou bien gardés comme esclaves, revendus au loin ou éliminés, notamment les hommes, jugés trop dangereux pour être retenus comme captifs13.
9Les combats impliquaient des petits groupes très soudés, des bandes (akpaswa) organisées au niveau du quartier (famille élargie, aulobo) ou du village, aux ordres d’un chef désigné ; à l’intérieur d’un même village, les hommes combattaient par rotation, un groupe à la fois14. Même s’ils agissaient par petits groupes peu visibles et bien coordonnés, les Baoulé ne dédaignaient pas, à l’occasion, de plus grands regroupements, surtout démonstratifs, de guerriers en armes, comme au début de la pénétration coloniale. Il était difficile, en revanche, pour les Baoulé de conduire de longues campagnes loin de leurs villages ; ils se consacraient plutôt à la guerre comme activité de saison sèche, à l’intérieur d’un rayon d’action limité15 ; cela excluait le recours au siège, que les Baoulé essayèrent, avec des résultats mitigés, contre les postes coloniaux (voir Deuxième partie).
10En cas d’attaque ou de menace contre un village, la fuite était la meilleure défense, non sans avoir d’abord mis le feu aux habitations, vidées de leurs habitants et des biens que l’on pouvait transporter et qu’il ne fallait surtout pas laisser entre les mains des agresseurs (or, vivres et animaux). Les fuyards se cachaient alors, même pour de longues périodes, dans des campements de forêt16. Les villages ennemis n’étaient pas attaqués pour en prendre possession et les occuper en permanence, mais plutôt pour marquer la défaite et l’humiliation des adversaires, chassés de leurs habitations.
Pour gagner la guerre il fallait faire fuir l’ennemi ; il fallait poursuivre l’ennemi jusqu’à ce qu’il abandonne son village. Le village qui voyait qu’il était en train de perdre beaucoup de ses guerriers prenait tout de suite la fuite et il était poursuivi par les autres. On les obligeait à abandonner le village. Une fois que le village était abandonné, les vainqueurs prenaient le village en otage, en signe de victoire […]. Le village vaincu allait demander l’intervention d’un autre village pour venir demander pardon, pour qu’ils puissent regagner leurs maisons17.
11Les villages étaient fréquemment incendiés, aussi bien par les agresseurs que par leurs habitants, lorsqu’ils décidaient de ne pas les défendre et de se réfugier dans la forêt. Il existait toutefois des manières de les protéger. Tout d’abord, les sites des villages étaient creusés dans la forêt dense, de façon à préserver un rempart végétal protecteur autour des habitations. Ils devenaient ainsi quasiment invisibles tant que l’on ne s’y approchait de très près. En outre, les villages les plus importants, ou que l’on ne voulait pas abandonner, pouvaient être protégés par des tranchées, des clôtures et des palissades en bois ou en bambou18. Cette modalité de défense semble s’être répandue surtout pendant les dernières phases (1909-1911) de la guerre de résistance à la conquête coloniale19, lorsque se retrancher, littéralement, dans le dernier village devint l’extrême ressource des résistants baoulé pourchassés, au cours d’une lutte dont l’enjeu était devenu désormais le contrôle territorial définitif et la perte de souveraineté.
12Les affrontements inter-villageois, parfois violents, ne se concluaient toutefois presque jamais par une défaite définitive. Entre nvle baoulé il y avait toujours un espace de négociation possible qui conduisait à la recomposition des différends, à la restitution des prisonniers et à la compensation des morts par une amende (kalɛ) de guerre20.
13En conclusion, les Baoulé étaient des guerriers redoutables dans le combat rapproché, conduit sous la forme d’une guérilla infatigable, mais leur force diminuait sensiblement en terrain découvert et dans les affrontements prolongés contre des hommes mieux armés comme le furent les tirailleurs coloniaux. La force des guerriers baoulé résidait surtout dans leur courage, dans leurs motivations pour une cause et dans leur connaissance du terrain, qui était, somme toute, leur arme la plus efficace. La tactique guerrière principale des Baoulé semble tout de même avoir été l’évitement du combat ouvert, de la bataille résolutive. La frappe rapide, le guet-apens suivi de la fuite évitant le choc direct en terrain découvert ont été les éléments essentiels de l’art baoulé de la guerre, qui montra toutefois ses limites précisément dans l’affrontement avec les troupes coloniales, pendant lequel vinrent à manquer l’équilibre et la symétrie propres aux combats entre les nvle baoulé et leurs ennemis proches.
La politique des alliances
14Qui a fait la guerre tôt ou tard fera la paix (anuanzɛ). Le recours à la violence dans les relations extérieures, la pratique de la guerre, offensive ou défensive, prévoyaient toujours une solution négociée qui devait conjurer tout risque d’anéantissement ou de dégénérescence incontrôlée d’un conflit, assurer la mesure dans l’usage de la force et garantir la continuité dans les relations sociales et politiques mises à rude épreuve par la guerre. Celle de l’ennemi (kpolɛfuɛ) n’était jamais une figure absolue, définitive ; la haine, l’hostilité (kpolɛ) étaient des sentiments forts mais transitoires. L’ennemi d’aujourd’hui pouvait se transformer dans l’allié de demain et vice-versa.
15La fin d’un conflit violent faisait suite à la reddition de l’une des factions en lutte et/ou à l’intervention d’une partie neutre, capable de faire œuvre de médiation entre les adversaires et d’établir une paix durable ou du moins une trêve pouvant laisser place aux négociations. Pour demander la paix, un jeune homme ou une femme, donc quelqu’un qui n’avait pas pris part aux combats, appartenant à l’une des deux factions en lutte ou à une partie neutre, intervenait en exhibant des branches d’arbres, tout habillé en blanc, le visage enduit de kaolin21 ; cet envoyé levait haut les mains avec les branches et criait : alɛ wa wye, alɛ wa wye (« la guerre est finie, la guerre est finie »)22. Ou alors c’était un chef reconnu par les deux ennemis, ou son messager, qui faisait cesser le conflit, en montrant son aɔtɔ23. Cela suffisait à ouvrir les premiers pourparlers.
16Faire la paix pouvait signifier simplement « mettre fin à la guerre » (be sié alɛ), jusqu’à ce que le conflit se réveille (tingué) à nouveau24. Pour une paix définitive, ou du moins durable, il fallait obtenir l’aveu de culpabilité et la demande de pardon (kpata) de la part des vaincus, scellée par des libations et des sacrifices, en présence des médiateurs, face auxquels les anciens ennemis s’engageaient par un serment solennel à ne pas recommencer à se battre. Prêter serment (ta nda, littéralement « planter serment ») revenait à prononcer une formule du genre : « si je n’ai pas respecté [le serment], il faut que quelque chose m’arrive » ; ou bien : « si vous voyez que je recommence, faites de moi ce que vous voudrez »25. Les vaincus devaient fournir les boissons et les animaux destinés à l’immolation, des ovins ou des bovins, qu’il fallait couper dans le sens de la longueur26 ; de plus, ils devaient verser une amende de guerre en or en poudre ou en bijoux27.
Une fois le problème réglé, ils revenaient habiter dans leur village, ils devenaient à nouveau des villages frères. Ils faisaient des sacrifices pour que la guerre ne recommence plus. Le village qui était intervenu pour calmer la guerre faisait des sacrifices pour que désormais celui qui voulait provoquer la guerre meure. Alors, les deux villages en conflit prêtaient serment pour ne plus recommencer la guerre28.
17Entre deux villages proches, les procédures de sortie d’un conflit violent pouvaient être plus simples : « on parle seulement dans la bouche et puis c’est fini »29, il n’y a ni vainqueurs et ni vaincus et aucune amende à verser. Le pardon était réciproque, chacun reconnaissant ses torts30.
18Parfois, à la fin d’un conflit, une alliance permanente était établie entre deux nvle ou avec des populations voisines. Il s’agissait d’une alliance à plaisanterie (aowi), le tukpɛ. Dans ce cas, la définition d’alliance à plaisanterie est certainement plus appropriée que celle, plus répandue, de parenté à plaisanterie (Canut, Smith 2006). Il s’agissait, en effet, d’une alliance proprement politique, donc collective, établie par un pacte de sang et un serment entre deux entités homogènes mais distinctes (deux nvle auparavant en conflit entre eux). Ce pacte solennel de non-agression intervenait après un affrontement sanglant et sanctionnait la paix retrouvée en établissant une alliance égalitaire, symétrique, non hiérarchique, qui n’aboutissait pas dans un rapport de domination entre vainqueur et vaincu.
19Cette alliance essayait de réparer par une convention un événement malheureux ou tragique31. Une fois établi, le tukpɛ demeurait indissoluble et engageait les parties au respect d’un pacte de sang fondé sur la non-punition de comportements offensifs, transgressifs ou provocateurs, verbaux ou d’autre nature. Le vol, l’adultère, l’insulte entre membres de nvle liés par cette alliance n’étaient plus sanctionnés ou seulement de manière très faible32.
Quand ils s’insultent ça ne doit pas t’offenser, si ça te fait mal le tukpɛ te tue33.
20Ainsi, les Nanafoué peuvent se rendre dans un village aïtou, notamment lors des funérailles, et disposer de tout bien consommable sur place (nourriture et animaux) et réciproquement. Pour limiter les dégâts, le village visité peut nouer une ficelle de paille autour du cou des animaux, qui deviennent alors intouchables34.
21Le tukpɛ était établi par un serment, la plupart du temps au terme d’un conflit particulièrement violent, comme cela advint entre Aïtou et Nanafoué35 ; il pouvait aussi être établi préventivement, sans qu’il y ait eu un conflit précédent à résoudre. Les parties en cause se rencontraient dans un lieu convenu, à mi-chemin des territoires respectifs. Pendant la réunion qui suivait, une série d’actes cérémoniels était accomplie, qui établissait une alliance définitive : un serment était prononcé, invoquant nyamiɛn (le ciel), asyɛ (la terre) et les noms des ancêtres respectifs. Les principales nourritures (igname, manioc, maïs…) étaient réunies, posées par terre entre deux couches de paille ; de l’eau (nzue) et des boissons (nzan) étaient versées dessus. Le serment prévoyait que celui qui violait le pacte ne pourrait jamais plus consommer aucune des nourritures et des boissons réunies, sous peine de mort. En outre, un mouton noir était immolé en le fendant dans le sens de la longueur, de la tête à la queue. Le serment des chefs était enfin complété par un échange de sang sorti d’une incision sur le dos des mains gauches respectives36 ou bien sur la main droite de l’un des partenaires et la main gauche de l’autre37. À l’issue de la cérémonie, les deux groupes partenaires devenaient la même chose : be bo ekun, « ils deviennent un ».
Avant, nos parents n’aimaient pas les problèmes [saɛ] ; pour ne pas que l’un se fâche contre l’autre, nos parents se sont réunis pour faire fétiche [di amuɛn], pour éviter les problèmes et ils sont devenus des alliés aowi [amusement], comme ça, il n’y a pas de palabres [ntre] entre eux, c’est une façon de vivre et c’est avec cela que nos parents se sont entendus.
Depuis que nos parents ont instauré ça, quand nous nous croisons entre tukpɛ on n’a jamais pris notre main pour frapper l’autre ; si tu fais ça tu meurs à cause du fétiche que les parents ont mangé.
Avant, quand nos parents vivaient, par exemple, les Dida38 et nous ici, chacun avait son chef et ce sont ces chefs-là qui se sont réunis pour décider, et à leur retour ils ont informé leurs sujets [i fuɛ mu : leurs hommes à eux].
Quand ils arrivent, ils appellent tout le village pour leur dire, « voilà ce que les chefs ont décidé », et ils appellent également leurs sujets, leurs enfants pour dire que « je suis parti, voilà ce qui a été décidé » et on verse l’eau. « Ce qui a été dit, moi aussi j’ai accepté. C’est pour ça que je viens vous informer ».
Et comme avant il y avait le respect, personne ne pouvait refuser ce qu’un père disait. C’est pour ça que c’est resté jusqu’à aujourd’hui.
[…] Tous les chefs qui se sont réunis, s’ils sont trois, quatre ou cinq, après avoir fini de décider, il y a l’eau qu’on verse. Quand tous les chefs qui sont réunis tombent d’accord, il y a de l’eau qu’on verse pour que la décision qu’ils viennent de prendre ne soit pas un échec. Et quand tu retournes chez toi, tu appelles tes enfants pour leur mettre ça dans la tête39.
22Une fois décidé, le tukpɛ est permanent et irrévocable, sans besoin d’être renouvelé, et il engage collectivement les nvle l’ayant scellé. Le tukpɛ est un pacte d’alliance bilatérale : chaque nvle peut l’établir avec les partenaires qu’il souhaite, y compris avec les ennemis de ses propres alliés, sans que cela n’implique aucune propriété transitive dans la chaîne des alliances. Avec le temps, un réseau dense d’alliances bilatérales est venu se former, sans que toutefois les rivalités historiques ne soient apaisées. Ainsi, les Ouarébo sont les alliés tukpɛ des Nanafoué, qui à leur tour le sont avec les Aïtou, sans que ces derniers ne renoncent pour autant à leur hostilité à l'égards des premiers ; ce système d’alliance peut créer quelques complications mais il a sans doute des avantages diplomatiques : en cas de conflit entre Ouarébo et Aïtou, par exemple, les Nanafoué sont les médiateurs presque obligés entre les deux rivaux40.
23Contrairement à d’autres cas, chez les Baoulé il n’y a pas d’incompatibilité entre alliance matrimoniale et tukpɛ. Ce genre de pacte crée des « frères » auxquels on ne ferait pas (ou plus) la guerre mais dont on peut épouser les filles (Terray 1969 : 314). L’intermariage entre groupes liés par le tukpɛ demeurait donc possible, l’alliance politique n’excluant pas l’alliance matrimoniale. Celle-ci pouvait d’ailleurs constituer une autre modalité d’entente politique, moins formalisée et moins rigoureuse, mais aussi moins efficace, lorsque l’échange matrimonial entre les familles des chefs et des notables devenait une ressource diplomatique, comme cela eut lieu entre Aïtou et Ouarébo dans le Ngonda ; ces nombreux échanges matrimoniaux ne parvinrent pas à éviter les conflits récurrents (Viti 1998 : 311).
24Une forme d’alliance comparable existait entre différents groupes tiv (Nigéria) ; elle prévoyait l’interdiction de verser le sang et d’avoir des rapports sexuels (ce qui ne concerne pas le tukpɛ baoulé) et donnait lieu à une « hospitalité presque exagérée » (Smith 1989 : 18). Ce type d’alliance de sang était connu aussi par l’ensemble des populations de la forêt ivoirienne. Harris Memel-Fotê (2007 : 357-360) distingue deux types parmi ces alliances de paix : faibles (avec sacrifice animal) ou fortes (avec sacrifice humain), faisant suite à des conflits, des alliances de guerre établies contre un ennemi commun. Emmanuel Terray, à propos des Dida, parle d’« alliance d’hommes » (à l’issue d’une guerre) et d’« alliance de femmes » (mariage pour supprimer les causes de guerre), qui correspondent respectivement à des « alliances fortes » (guerres impossibles et mariages interdits) et des « alliances faibles » (mariage autorisé, guerre possible). Pour établir une alliance, deux villages se réunissaient sur leur frontière commune où ils procédaient à un simulacre de combat, suivi du sacrifice d’une victime animale ou humaine (esclave) : le corps était alors découpé en deux parties ; chacun des deux villages en recevait une qu’il enterrait de son côté de la frontière. Les victimes animales étaient aussi coupées en deux et chacun en consommait une moitié. Il s’ensuivait un repas commun et l’invocation de Dieu et de la Terre ; un arbuste commémoratif était planté à l’endroit où le pacte avait été scellé (Terray 1969 : 310-313). Chez les Adjoukrou du littoral, la paix perpétuelle était établie par un serment accompagné de l’immolation d’une victime humaine coupée en deux ; chaque camp tenait une partie et l’enterrait à la frontière. Comme le tukpɛ baoulé, le tokpɛ adjoukrou permettait aux alliés de disposer des biens de l’autre partie (Memel-Fotê 1980 : 358-360). Pour les Gouro, Meillassoux fait référence à une forme d’alliance nécessitant un sacrifice et qui établissait un lien de parenté entre deux tribus sortant d’un conflit. « Une même tribu pouvait être alliée à deux autres, elles-mêmes en état d’hostilité » (Meillassoux 1964 : 240). Les Guéré connaissaient aussi un pacte de sang (doodi) qui « interdisait toute relation conflictuelle » et ne sanctionnait pas l’adultère entre les tribus alliées (Schwartz 1971 : 185). Chez les Bété, la cérémonie de paix avait lieu à mi-chemin entre les deux rivaux ; des « animaux [étaient] tués sur place et partagés en deux ; chacun conserv[ait] une partie et donn[ait] l’autre moitié au camp adverse » (Dozon 1985 : 187).
Légitimité et limites de l’usage de la force
25Un appareil politique centralisé, même dans la forme sui generis propre aux Baoulé, constitue sans aucun doute une machine de guerre : chaque nvle organise l’emploi de la force, en assume la tâche, en exige le monopole. De manière tout à fait canonique, chaque nvle se doit de contrôler l’exercice de la violence, à l’intérieur (par la justice) comme à l’extérieur de ses frontières (par la guerre). Les situations de conflit exaltent la nature de l’État, mais en même temps en testent l’efficacité, en vérifient la tenue ; de plus, elles en mettent en danger l’existence, peut-être encore davantage que ce qui peut arriver dans des sociétés segmentaires, sans pouvoir centralisé. Dans la guerre, l’État mesure sa force et ses faiblesses, joue son expansion ou sa survie.
26L’existence d’un lien si intime entre l’État et la violence signifie aussi que l’État contient la violence, dans le double sens du terme : il la contient, il en est constitué ; mais en même temps il lui pose des limites, la retient41. La violence est donc contenue dans l’État mais aussi contenue par l’État. La violence est le noyau dur constitutif du pouvoir étatique, qu’elle soit menacée, euphémisée ou mise en acte ; mais l’ordre établi par l’État est aussi un frein au libre déploiement de la violence. L’État fait la guerre mais il sait aussi faire la paix, il sait recourir à la diplomatie, maîtriser son propre dispositif de violence et cela d’autant plus qu’il est capable de destruction, comme le montre le cas baoulé, à l’échelle qui est la sienne. Pendant la constitution et l’affermissement de l’État, les conflits avec les occupants antérieurs de l’espace, la rivalité entre nvle en voie de formation, la violence des bandes armées errantes, ont eu libre cours, tout en demeurant, pour des limites de nature matérielles, peu destructeurs ; par contre, une fois complété le déploiement territorial, les conflits entre les nvle, fruits de rivalités politiques et économiques, ont pris une allure moins désordonnée, plus contrôlée, régulée et ont été subordonnés au rôle prépondérant de la médiation et du jeu complexe des alliances. Cela ne signifie nullement que les nvle baoulé n’ont pas eu recours à la violence organisée, interne ou externe, mais plutôt qu’ils l’ont fait de manière pondérée, programmée et, en définitive, contenue, laissant toujours une issue possible à la médiation et à la réconciliation. En d’autres termes, la différence entre un avant et un après la constitution de l’État s’est exprimée surtout dans le clivage entre un désordre initial et l’ordre établi avec le déploiement complet du réseau des nvle, unis par des pactes bilatéraux d’alliance (le tukpɛ), mais aussi séparés par des rivalités consolidées, dont l’expression n’a toutefois jamais dégénéré en un conflit généralisé et chaotique du tous contre tous, comme parfois les autorités coloniales l'ont laissé entendre, au Baoulé comme ailleurs.
27S’il est vrai que « la guerre est […] associée au développement de l’État » (McCauley 1990 : 11) et que « l’État n’est jamais aussi parfaitement conforme à sa nature (ou à son désir) que dans une situation de guerre » (Bazin 1982 : 358)42, il est vrai aussi que cette situation se réalise seulement à des conditions déterminées qui se présentent comme un sommet de crise davantage que comme une modalité d’existence ordinaire.
28Parallèlement, s’il est généralement admis que toute technologie, même la plus élémentaire, atteint son degré maximum d’expansion dans les moyens de destruction, il est tout aussi vrai que ces moyens ne sont presque jamais utilisés au plus haut niveau consenti sur le plan matériel. On peut constater, au Baoulé comme ailleurs, qu’un sens de la retenue agit toujours de manière à poser des limites au déploiement complet du potentiel de destruction, comme si une réserve, un dernier scrupule empêchait de dépasser le point de non-retour, au-delà duquel la paix et la réconciliation devenaient impossibles. La « montée aux extrêmes » (Clausewitz 1832), qui demeure une figure purement théorique, connaît toute sorte de limites, politiques, matérielles, morales. Des inimitiés tenaces ont existé entre nvle ou fractions baoulé, les populations civiles n’ont pas été ménagées par la violence des hommes armés, l’opposition à la conquête coloniale n’a pas évité des actes de cruauté de part et d’autre. Et pourtant, chaque guerre s’est terminée dans la paix, chaque conflit a pu trouver sa solution, l’appareil du pouvoir étant doté d’une capacité diplomatique équivalente à son potentiel d’agression et de défense.
29La structure décentrée de la formation politique baoulé ne permettait pas de mener de grandes entreprises guerrières, de sorte qu’à petits États (tels sont les nvle baoulé) « petites guerres ». En effet, l’analyse des modalités du recours à la guerre dans le monde baoulé que je viens de proposer met en évidence plutôt clairement l’existence d’une limite, d’une mesure à ne pas outrepasser dans l’emploi de la force. Ainsi, la guerre entre Baoulé appartenant à un même nvle était généralement conduite avec modération : dans les épisodes qui voyaient s’opposer deux communautés voisines, les affrontements prenaient presque toujours un aspect régulé et cessaient au premier sang, faisant tout au plus quelques blessés. Même les conflits entre Baoulé de différents nvle se terminaient la plupart du temps sans vainqueurs ni vaincus. Le succès concernait surtout la sphère du prestige : ceux qui étaient vaincus et choisissaient la reddition et la fin des hostilités subissaient l’humiliation avec la remise des otages et le paiement d’une amende, mais les conséquences se limitaient à ceci et n’engageaient pas l’existence même du nvle, ni son intégrité ou sa souveraineté. Les tactiques de combat du « coup de main » et du guet-apens impliquaient une plus grande hostilité que l’affrontement concerté, mais limitaient également les pertes dans les deux camps, mettant plutôt en avant une conduite attentive et prudente du conflit, visant à épargner des vies humaines dans les affrontements entre groupes et factions destinés de toute manière à cohabiter.
30Ce qui est sûr, c’est que la logique guerrière baoulé ne prévoyait pas l’anéantissement de l’ennemi, par ailleurs leurs moyens matériels ne l’auraient pas permis. C’était plutôt la logique du duel à armes égales ou de l’ordalie qui prévalait, à travers un combat limité qui pouvait établir le tort ou la raison, sans besoin de dégénérer dans un affrontement à l’issue imprévisible et aux effets incontrôlables. Dans ce sens, une modalité spécifique visant à contenir les pertes peut certainement être vue dans les formes de rotation qui étaient employées dans le choix des guerriers, de manière à ne jamais combattre avec un effectif complet, sinon pour se défendre contre une attaque. En outre, dans les guerres entre Baoulé, le sang versé, les pertes en vies humaines, étaient vécus comme des événements non seulement regrettables mais dangereux, susceptibles d’entraîner les parties dans une spirale de vengeances, sur le plan matériel comme sur le plan « mystique ». On cherchait donc à mettre une limite aux dérives possibles causées par la rancune des vivants et celle des morts, ayant recours au tukpɛ ou à d’autres formes d’alliance.
31Même dans les affrontements avec les ennemis plus éloignés, le recours à la force faisait l’objet de nombreuses précautions. La guerre était l’ultima ratio, délibérée en dernière instance par le famiɛn avec prudence et discernement et toujours avec l’accord préventif des notables et des chefs des akpaswa et des villages les plus importants.
On se réunit pour parler, parce que c’est quelque chose qui a provoqué la guerre, donc on ne se lève pas comme ça pour aller à la guerre.
Quand ils vont se réunir, c’est là maintenant qu’ils vont informer les autres, ils disent qu’ils [les ennemis] ont affaire à nous, nous aussi on a affaire à eux, donc, « apprêtez-vous, on va en découdre avec eux »43.
32Dans la décision de faire la guerre, dans sa continuation, dans la conclusion de la paix avec l’ennemi, des visions et des intérêts divergents pouvaient s’affronter au sein d’une même communauté belligérante (un nvle, un akpaswa, un village). Il s’agissait alors de conflits politiques résolus de manière politique, c’est-à-dire non sans que chaque décision assumée par le groupe dirigeant ne soit suivie par un large consensus (« on se réunit pour parler »). Décider d’entrer en guerre demandait une évaluation attentive de ses propres moyens disponibles, de ceux de l’ennemi, ainsi que des conséquences qui pouvaient en découler, de manière à se protéger contre le renversement du rapport de force. Pour cela, toute action guerrière devait être attentivement planifiée et recevoir aussi bien l’approbation des autorités du nvle que celle des esprits tutélaires (la terre et les ancêtres), consultés à travers les nombreux oracles. Une guerre se gagnait tout d’abord sur le plan idéologique, par les motivations qui poussaient au combat et qui devaient être justifiées et partagées par l’ensemble des chefs impliqués ; ceux-ci pouvaient refuser leur soutien à un famiɛn qui n’avait pas assez d’arguments convaincants en faveur de sa décision de faire la guerre44. Par ailleurs, les Baoulé ne partaient jamais en guerre sans qu’ils n’aient reçu le plein soutien des forces magico-religieuses, nécessaire à l’issue favorable de tout conflit. On peut alors parler de « guerre juste », ou du moins « justifiée », lorsqu’elle était motivée et conduite selon des règles de mesure et de loyauté envers son camp, de manière à ne pas exposer les siens à des risques inutiles, et aussi, dans une certaine mesure, envers le camp ennemi. La meilleure preuve de la justesse ou non d’un conflit était sa conclusion ; une guerre victorieuse attestait du bien-fondé des motivations et de la bonne conduite des combattants45. Inversement, la défaite pouvait être légitimement et logiquement expliquée par un manque de raisons valables ou par la mauvaise conduite des hommes engagés dans les combats ou même de ceux qui devaient soutenir les guerriers par des danses (les femmes) et des rituels propitiatoires (les spécialistes des « choses mystiques »).
33Il faut ajouter que l’habileté guerrière n’était pas nécessairement une qualité demandée aux aspirants chefs politiques. Les vertus de prudence, sagesse et équité primaient le courage et la force physique pour devenir chef, car celui-ci devait savoir employer la force de manière équilibrée et mesurée. Si l’on prend le cas de l’Aïtou, on peut constater que dans son histoire il y a eu des chefs, comme N’guessan Assè, qui avait assumé le rôle de régent pour des mérites guerriers, mais aussi d’autres, comme Koffi Ahoua, qui avait été, au contraire, écarté de la succession précisément à cause d’un tempérament jugé trop bagarreur, qui le poussait à combattre sans raison (Viti 1998 : 136-139). Davantage que pour leurs qualités de courage guerrier et de virilité, les famiɛn baoulé se distinguaient par une certaine mollesse, une « faiblesse » qualifiée de féminine46 ; le souverain idéal devait être un homme en chair, riche, au tempérament calme et apaisé, aux gestes mesurés, dépositaire d’une force intérieure, le timi, qui le rendait capable d’ordonner la violence, à l’intérieur comme à l’extérieur de sa communauté, mais non pas de l’exercer lui-même. Le famiɛn déléguait toujours à d’autres figures de l’appareil politique l’exercice de la force physique, le fanga. C’étaient le cas des bourreaux (alufuɛ), pour les mises à mort et les punitions corporelles des sujets, et des safunyɛrɛn, qui conduisaient les guerriers à l’extérieur47.
34Dans l’analyse de la guerre et de son rapport avec le pouvoir il est capital de s’interroger sur ce qu’elle produit et sur ce qu’elle détruit48. La réponse que le cas baoulé apporte à ce questionnement est sans doute partielle mais significative. La guerre baoulé produisait des biens, matériels et immatériels, de la même nature que ceux qu’elle consommait ou détruisait. La guerre baoulé produisait ou contribuait à produire des rapports de domination locale et des hégémonies politiques ; de la renommée et du prestige, matérialisés parfois dans des trophées (crânes et os des vaincus, objets précieux ou sacrés confisqués à l’ennemi, etc.) ; de la richesse mobile, or et bijoux, mais aussi vivres, bétail et produits manufacturés, locaux ou importés (tissus, armes, objets de prestige, etc.). La guerre produisait en outre des ressources humaines : femmes et enfants pris en otages et retenus, surtout s'ils étaient étrangers, ou échangés ; esclaves, même si la plupart étaient achetés et non pas capturés en guerre49.
35En même temps, la guerre consommait ou détruisait les mêmes catégories de biens et de ressources ; elle détruisait des hégémonies et des dominations politiques ; érodait le prestige accumulé ; dispersait les richesses (or pour l’achat de fusils et poudre) ; consommait des vies humaines (morts, blessés, prisonniers). Tout simplement, elle était un moyen de production ou de destruction selon son issue. Seulement si elle était gagnée, la guerre compensait ses pertes, « se payait sur la bête ». Pour cela, elle était une ressource dont il fallait se servir avec parcimonie, un moyen de production et d’accumulation qui pouvait facilement se transformer en son contraire, sans aucune certitude quant à son résultat. Tout le monde conduisait une guerre pour la gagner ; on pouvait éviter ou reporter à un moment plus opportun un conflit trop risqué, mais personne n’était à l’abri ni de l’agression décidée par d’autres, ni des aléas et des revers de la guerre.
36La guerre n’était toutefois pas seulement un moyen de production et/ou de destruction. Elle était surtout un moyen de reproduction, en particulier des rapports sociaux déjà constitués et qu’il s’agissait tout au plus de consolider (Bazin, Terray 1982). Ceci était vrai notamment pour le type de guerre conduite par les Baoulé, ni guerre de conquête ni guerre pour le butin, mais plutôt moyen de maintien des équilibres et d’endiguement des dérives les plus meurtrières. Ceci explique peut-être le caractère limité des affrontements armés dans le Baoulé : un « pouvoir faible », au sens de faiblement institutionnalisé (Viti 1998), ne peut que conduire des guerres de faible portée.
D’autres guerres, d’autres guerriers
37Afin de mieux saisir le sens baoulé de la guerre et d'en évaluer ses spécificités, il est nécessaire de le mettre en relation avec celui des sociétés proches et de le situer dans le plus vaste ensemble ouest-africain à travers le recours à quelques exemples significatifs, sans souci d’exhaustivité. Le premier critère de comparaison est la dimension et la forme politique des sociétés étudiées – lignagères ou étatiques – dans leur rapport à la guerre pendant la période qui a précédé la conquête coloniale50.
38Les sociétés lignagères et segmentaires de la forêt de l’Ouest ivoirien, Guéré, Bété, Dida et Gouro51, ont lié étroitement la guerre et le mariage. Ces sociétés non étatiques, où un pouvoir localisé et limité était détenu par les anciens des lignages, se dotaient de chefs de guerre ad hoc, choisis parmi les braves, notamment les chasseurs, en fonction de leurs qualités et des nécessités du moment. Ces chefs de guerre n’avaient pas de rôle politique établi (Schwartz 1971 : 184) mais ils étaient subordonnés à l’autorité civile des anciens (Meillassoux 1964 : 243). Comme le disent les Dida, « le guerrier commande la guerre, les vieux commandent le village » (Terray 1969 : 307).
39Dans ces sociétés, la guerre ne concernait pas l’expansion ou la conquête territoriale, sauf dans les phases anciennes du peuplement, mais pouvait être causée par des conflits fonciers localisés. Les dettes, la vengeance d’un meurtre ou d’une offense grave, exercée sur un membre quelconque du lignage coupable, pouvaient enclencher un conflit réparateur. Les causes principales étaient toutefois liées aux « affaires de femmes » : échanges matrimoniaux, adultères, rapts, non-respect des accords (versement de la dot, obligations envers les enfants)52.
40La guerre n’était pas un dysfonctionnement, mais un moyen normal de régler les antagonismes. Il s’agissait d’affrontements aux conséquences limitées, qui pouvaient s’arrêter au premier sang, causant une victime ou deux. En général, l’interdit de tuer les femmes était absolu, leur acquisition (par la force ou l’alliance) étant le but premier recherché par ces sociétés (Meillassoux 1964 : 241). Le rétablissement de la paix suivait des mécanismes rodés, prévoyant l’intervention d’une partie neutre et, parfois, l’établissement d’un pacte d’alliance durable, sanctionné par le partage d’un animal sacrifié. Les morts devaient en outre faire l’objet d’une compensation (Paulme 1962 : 131).
41Dans ces sociétés, l’ampleur de la guerre était proportionnelle à l’extension et au potentiel humain et militaire des communautés qui y étaient impliquées ; il s’agissait de conflits endémiques, de courte durée, qui n’aboutissaient pas à des issues définitives et n’étaient pas destinés à changer l’équilibre entre communautés lignagères caractérisées par la flexibilité et la mobilité. L’enjeu, le motif et le bilan de la guerre étaient également limités.
42Les combats étaient partiellement codifiés et régulés ; malgré les conventions établies, des débordements ou des dérapages étaient possibles, avec pour conséquences l’incendie et le pillage des villages, la prise des troupeaux, la capture de prisonniers (vendus au loin ou rachetés). La « guerre totale » des Bété était alors plutôt un « raté de la guerre elle-même », qui devenait une fin en soi, incapable d’arrêter son cycle infernal, ne pouvant s’achever que par l’élimination de l’un des deux adversaires (Dozon 1985 : 186).
43Les tactiques différaient peu d’une société à l’autre : la déclaration de guerre n’évitait pas les embuscades ou les attaques de villages, protégés par des clôtures ; généralement, « l’agresseur se content[ait] de quelques victimes et se réfugi[ait] précipitamment dans son village […]. Le but de l’assaillant ne consist[ait] pas à engager un véritable combat, mais à inviter l’adversaire à réparer la faute commise par l’un des siens » (Dozon 1985 : 188). Les armes employées, peu létales, étaient les lances, les machettes et les fusils, achetés sur le littoral ou chez les Baoulé, en échange de captifs. L’arc et les flèches n’étaient pas inconnus mais d’emploi difficile dans la forêt dense. La consultation des oracles, l’emploi de protections magiques, d’amulettes et de médicaments faisaient également partie des préparatifs des guerriers, hommes mûrs et responsables qui agissaient sur une base volontaire et n’étaient pas mobilisés en permanence, mais tiraient du prestige de leurs actions. Des rituels propitiatoires précédaient le combat, tandis qu’une procédure de purification était nécessaire pour les meurtriers.
44Ces guerres se déroulaient à l’intérieur d’un rayon d’action restreint, entre villages ou regroupements (les « tribus ») proches. C’étaient des guerres locales, caractérisées par l’équilibre des forces, humaines et matérielles, et par l’absence d’enjeux de conquête ou de domination. Vis-à-vis de l’extérieur, la forêt a protégé ces sociétés des menaces portées par les cavaliers de la savane, tandis que l’agression coloniale ne s’exerça pas avant le début du xxe siècle.
45On retrouve ici certaines des caractéristiques matérielles de la guerre baoulé, mais une distinction apparaît au plan politique. Les guerres de ces sociétés lignagères se faisaient à une échelle très réduite, entre villages proches ; elles avaient un caractère récurrent et saisonnier et leurs enjeux étaient limités à des « affaires de femmes » ; la chaîne de commandement dépassait rarement le niveau villageois et l’organisation militaire apparaissait rudimentaire sans pour autant manquer de codes de conduite, de limitations et de mécanismes de régulation, pendant et après les conflits.
46Au contraire de ces peuples de la forêt, d’autres sociétés ivoiriennes étaient exposées aux incursions de l’extérieur, comme les Sénoufo de la région de Korhogo, qui subirent l’occupation successive de trois puissances impériales concurrentes : le Kénédougou, Samori et les Français (Bassett 2001 : 65-75). À ces forces conquérantes, on devrait ajouter les incursions armées du chef zerma Mori Touré, entre 1884 et 1894, dans la région de Katiola (Person 1975 : 1579-1585 ; Ouattara 1999 : 57-71). À la même époque, dans le bassin de la Volta Rouge, les Gourounsi firent également l’objet de menaces multiples : des Zaberma à Samori, sans compter les impérialismes rivaux français, britannique et, dans une moindre mesure, allemand (Duperray 1984 : 73-91).
47Plus complexe était la variété des situations présentes dans les sociétés étatiques, en fonction de leur extension – qui pouvait atteindre en Afrique de l’Ouest une dimension impériale –, de leur niveau d’organisation et du milieu naturel, avec une polarisation assez nette entre royaumes de la forêt, dont l’armée était composée uniquement de fantassins, et royaumes de la savane, pouvant disposer d’une arme supplémentaire telle que la cavalerie.
48Sa situation géographique a permis au Baoulé d’échapper aux tensions, aux rivalités et aux conflits qui ont longuement caractérisé les rapports entre les principales puissances étatiques des régions les plus proches, représentées par Bouna (Boutillier 1993), Kong (Kodjo 2006), le Gyaman (Terray 1984, 1995) et l’Asante en pleine expansion (Wilks 1989)53. Au cours des xviiie et xixe siècles, ces acteurs majeurs se sont confrontés et affrontés dans un espace serré, occupé par des formations politiques parvenues à des stades différents de leur existence et autour desquelles une kyrielle de plus petits royaumes s’agitait en fonction des positions respectives par rapport aux « grands » : l’Anno, qui préserva son indépendance (Ouattara 1986), le Gonja (Goody 1967), le Dagomba, le Mamprusi parmi d’autres. À ces tensions s’ajoutent les intrusions plus tardives (fin xixe siècle) des troupes de Samori (Person 1968, 1970a, 1975) et les rivalités franco-britanniques dans la région, qui, après la « valse des pavillons » (Boutillier 1993 : 115) et celle des traités, finirent par mettre tout ce monde sous le joug colonial, à partir de la prise de Kumase en 1874 qui marqua la fin de la vaste hégémonie régionale de l’Asante (Fynn 1971b : 38-42).
49En effet, jusqu’à la perte de souveraineté face à la conquête britannique, l’Asante avait pu exercer un rôle impérial grâce à une armée de fantassins particulièrement redoutable, bien encadrée, disciplinée et bien armée, non permanente mais basée sur le principe de la « nation en armes », où tout citoyen libre en état de porter les armes était appelé à servir. Selon un modèle importé de l’Akwamu, l’armée en campagne adoptait une formation en cinq divisions comprenant une avant-garde, un centre, une aile droite, une aile gauche et une arrière-garde. Il en ressortait « une adéquation rigoureuse entre l’organisation civile et l’organisation militaire de l’État » ; à ces unités, s’ajoutaient des compagnies (fekuw), incorporées aux divisions et formées en grande partie de captifs, tributaires et étrangers d’origines différentes (Terray 1976 : 298-299 ; 306 ; 312-318 ; 1982 : 388). Un noyau permanent de l’armée, largement composé de population non libre (« unfree »), était basé dans la capitale, armé de fusils à silex, tandis que la garde royale disposait de fusils Snider. Plusieurs groupements de ces guerriers, placés sous les ordres de « capitaines » (asafohene) et armés par le roi (asantehene), comptaient quelques milliers d’hommes chacun ; en outre, certaines provinces tributaires maintenaient leurs forces armées auxiliaires. En plus de ces effectifs, le gouvernement pouvait toujours ordonner la mobilisation générale de la population civile, sur la base de quotas établis pour chaque district de l’Asante métropolitain (entre 11 000 et 20 000 hommes au total). L’ensemble des hommes mobilisés était estimé entre 60 000 et 80 000 en 1872-187354. À la veille de la conquête britannique, le « parti de la guerre » – bientôt minoritaire – aurait souhaité continuer la tradition qui avait fait de la force des armes l’instrument principal de l’expansion et de la prospérité de l’Asante métropolitain, en le pourvoyant d’une importante population servile issue des régions tributaires septentrionales (Wilks 1989 : 72-73 ; 80-83 ; 674-683).
50Les sociétés étatiques les plus proches, à tout point de vue, des Baoulé appartiennent bien évidemment à l’univers akan occidental. En particulier, la comparaison avec les Anyi et les Anno est la plus pertinente, compte tenu de l’histoire partagée, de la dimension démographique et du niveau d’organisation de ces formations politiques « mineures » par rapport à l’Asante.
51Un royaume anyi comme le Ndenye, mosaïque de chefferies localisées, a disposé, au cours de son histoire, d’un appareil militaire qui lui a permis de s’imposer aux premiers occupants pendant la première moitié du xviiie siècle, surtout grâce à la possession de fusils. En revanche, il n’a pas pu échapper à la domination de l’Asante, dont l’influence s’exerçait jusqu’à la rivière Comoé, se traduisant par des saisies d’or et de captifs, mais aussi dans le choix des chefs. Les Anyi-Ndenye ont tout de même pu offrir un refuge aux rescapés du « raid » que le chef aowin Ebiri Moro dirigea contre Kumase en 1718 et affronter avec des fortunes diverses des ennemis proches tels que les Sefwi ou Bettié. Quant aux voisins anyi-bona, ils eurent affaire aux ambitions de domination des Abron (Perrot 1982 : 52 ; 57-64 ; 75-77 ; 92-99 ; 204 ; 223-224).
52À partir de la guerre d’Ebiri Moro, Claude-Hélène Perrot a pu ainsi synthétiser les objectifs de la guerre akan : surprendre jusque dans sa capitale et désorganiser l’adversaire ; le démoraliser par des actes symboliques (profanation des tombes royales) ; réaliser des ponctions en or ; essayer d’anéantir les matrilignages ennemis par le meurtre ou la capture des femmes ; prendre des captifs ; provoquer le déplacement des populations (Perrot 1982 : 63-64). Toutefois, en dépit de la valorisation idéologique de la guerre, la domination asante empêcha les Ndenye d'entreprendre toute opération militaire autre que strictement locale, et même la résistance contre l’occupation coloniale fut de courte durée, arrêtée dès la capture du roi Koassi Dihye en décembre 1894 (idem : 99 ; 103).
53Toujours dans le monde anyi, les fondateurs du royaume sanvi, venus se réfugier à l’ouest de la rivière Tanoé suite aux guerres qui opposèrent les Denkyira aux Asante (bataille de Feyiase, 1701) et ces derniers aux Aowin (1715), apparaissent plus puissamment organisés. Donnant vie à un exode par petits groupes, ces réfugiés aowin rencontrèrent des populations déjà établies sur place, vite dominées, avant qu’un chef « fou de la guerre », Ebiri Moro, n’entreprenne son raid contre Kumase (1718), suivi d’une contre-attaque asante (1719-1722) qui les dispersa ultérieurement (Diabaté 2013, I : 282-321). Comme les Baoulé, les Aowin arrivés dans leur nouveau territoire étaient armés parce que poursuivis par la guerre. Dès que l’on sortait de son territoire, en effet, les déplacements se faisaient en ordre de combat, « pris entre le poursuivant et l’ennemi que l’on [pouvait] rencontrer » (idem : 490). L’armée de ce que deviendra le Sanvi suivait le modèle d’organisation denkyira : aile droite (fama), aile gauche (bɛ), avant-centre (atinmgbele), ayant le roi comme chef suprême. « L’armée [n’était] ni permanente, ni constituée par une catégorie spécialisée d’individus : tout homme libre [pouvait] être convoqué pour prendre part à une bataille » ; cependant, n’allaient à la guerre que les hommes mûrs, mariés, une épouse et un fusil étant les signes extérieurs d’émancipation et d’accession aux responsabilités, tandis que les jeunes inexpérimentés et qui ne montraient pas encore une pleine maîtrise de soi étaient épargnés, pour qu’ils puissent perpétuer la collectivité. Les armes, les tactiques, les principes d’organisation étaient les mêmes que dans les autres États akan, le fusil étant au centre du dispositif militaire (idem : 492-499).
54Issu d’un peuplement mélangé Akan-Mande, l’Anno disposait d’un appareil militaire puissant, où tous les hommes libres trouvaient leur place sur l’avant, sur l’aile droite ou sur l’aile gauche, en fonction de leur groupe territorial d’appartenance. De l’Anno on se rappelle surtout l’expédition lointaine d’un groupe de guerriers, des mercenaires appelés par les Mamprusi (ou les Gonja, selon les versions), qui s’installèrent au nord de l’actuel Togo, après la création de leur campement, Sansanné Mango, entre le milieu et la fin du xviiie siècle (Rey-Hulman 1975 : 297-300, 303-304 ; 1978 ; Ouattara 1986 : 532-536, 550-563). Plus tard, tout le long du xixe siècle, cet État guerrier fut capable de mener des razzias d’esclaves dans les régions du Nord ; d’affronter une guerre intestine avec une fraction asante installée dans son territoire (1800-1804 ca.) ; d’engager des guerres contre les Baoulé à deux reprises, à l’intérieur (début du xixe siècle) et à l’extérieur de leurs frontières (1848 ca.) ; de repousser une attaque des Abron (entre 1815 et 1826) (Ouattara 1986 : 545-549 ; 569 ; 584-587 ; 597-601 ; 651-659 ; Cutolo 2004 : 218-223 ; Terray 1995 : 632-636), avant de tomber sous la domination coloniale en 1903-1904 (Cutolo 2004 : 183).
55Par rapport à l’échiquier complexe des États akan, souvent en guerre entre eux mais finalement tombés sous la domination du plus fort (Terray 1982a : 403-404), le Baoulé était réellement périphérique ; sa position, entre le Bandama à l’ouest et le N’zi-Comoé à l’est, l’avait mis définitivement à l’abri de l’influence asante, lui avait permis d’échapper aux plus fortes tensions touchant ses voisins nord-orientaux, sans pour autant avoir à souffrir de ses voisins occidentaux, moins bien armés et organisés. En outre, ce qui ressort de l’histoire baoulé est l’absence d’expéditions guerrières en dehors des frontières de leur territoire, une fois le processus de peuplement achevé.
56Les formations étatiques de la savane se caractérisaient en revanche par une organisation militaire vouée à l’expansion territoriale, aux opérations de rapine et à la capture d’esclaves. Leur appareil militaire, très développé, se basait sur deux corps d’armées complémentaires, l’infanterie et la cavalerie, et prévoyait souvent l’emploi d’anciens captifs devenus des guerriers de profession, sans exclure des corps de mercenaires. Ce n’était plus la « nation en armes », où tout homme adulte pouvait trouver sa place, mais une armée semi-professionnelle et semi-permanente, fortement marquée par la présence des rejetons de l’aristocratie exclus de la succession et qui faisaient de la guerre une activité pourvoyeuse à la fois de ressources matérielles et de renommée. Ce schéma est, dans ses grandes lignes, celui qui caractérisait les principaux États des savanes soudanaises, du Moose (Izard 1985a, 1985b, 2003) à Ségou (Bazin 1975, 1982) et Kong (Kodjo 2006), de Sokoto (Smaldone 1977) au Macina (Bâ, Daget 1962), du Kenedougou (Tymowski 1987) à Kignan (Russo 2004) aux États de Samori Touré (Person 1968, 1970a, 1975).
57L’armée de Samori a été l’une des plus efficaces en Afrique de l’Ouest, le « conquérant dioula » ayant eu la capacité d’innover par rapport à la guerre « traditionnelle » des Malinké, notamment dans sa confrontation avec les troupes coloniales. Dans cet empire d’« essence guerrière », l’armée était « le noyau de la société nouvelle qui s’organisait », et sa « constitution politique » était subordonnée à la conquête militaire (Person 1970a : 891). Cette armée composée de fantassins (sofa) et, dans une moindre mesure de cavaliers, était la création du génie militaire de son chef, dont l’ascendant personnel a été probablement plus fort que dans d’autres sociétés ouest-africaines. À partir de troupes au recrutement composite (volontaires, requis, captifs et prisonniers), Samori a su forger un outil de conquête hors pair, fondé sur la discipline et le charisme de son chef. Yves Person, très impressionné par l’intelligence militaire de l’Almami, souligne sa capacité de « modernisation » de l’armement, de l’organisation et de la tactique d’une machine de guerre vouée à l’expansion. Servi par « un talent militaire sans égal » (idem : 982), Samori parvint à doter de fusils l’intégralité de ses hommes et déploya un effort considérable pour l’acquisition d’armes perfectionnées, achetées sur les comptoirs de la côte atlantique à travers le réseau marchand dioula, ou produites par ses forgerons. Il s’efforça d’entraîner et d’encadrer ses hommes à la manière européenne, grâce aussi à des déserteurs de l’armée française, et de planifier le ravitaillement des troupes en campagne (idem : 905-922 ; 958 ; 969-972). Par rapport à la manière traditionnelle de mener la guerre, les troupes samoriennes gardaient tout de même la crainte des combats nocturnes, la trêve d’hivernage, la tactique du siège et la disposition en cinq éléments : face (avant-garde), protection du dos (arrière-garde), poitrine (centre), main droite et main gauche (idem : 959-968). Doté d’une telle armée, Samori aurait pu constituer une menace réelle pour les Baoulé qui, finalement, ont échappé à son emprise, non seulement à cause de la protection naturelle de la forêt, mais aussi en établissant des rapports commerciaux très fructueux, dans lesquels les termes des échanges prévoyaient la vente d’armes (et de vivres dans des situations particulières) contre des esclaves (idem : 927-929 ; 938 ; 943).
58Le royaume moose du Yatenga, qui eut à se battre à deux reprises contre les Fulbe du Macina au milieu du xixe siècle, qui fit face aux visées impérialistes de Ségou, des Zaberma et de Samori, et qui succomba finalement aux troupes coloniales entre 1895 et 1897, disposait d’une armée puissante et bien encadrée quoique non permanente ; elle était dirigée par vingt maîtres de guerre, Moose et captifs royaux (les « gens de la force », selon l’expression de Michel Izard 2003 : 146), composée de cavaliers armés d’épées et de lances (de jet et d’estoc) et d’archers, piétons recrutés dans chaque village selon un quota établi par le roi (le naaba) ; ces guerriers devaient se doter de leur équipement personnel mais ils « vivaient sur le pays ».
59Les guerres internes, nombreuses et fréquentes, répondaient à trois catégories : succession conflictuelle à un commandement ; refus d’une relation de domination ; non-respect de la coutume (dont les immanquables « affaires de femmes »). Ces guerres se déroulaient entre cavaliers partageant les mêmes codes de civilité et le même art de la guerre et épargnaient la masse des paysans. La « vraie guerre » opposait en revanche les Moose aux ennemis extérieurs, ne partageant pas le même ethos ; tous les coups étaient alors permis. Seule la victoire était admise pour les chefs de guerre qui devaient se faire tuer sur place si le sort leur était adverse, plutôt que de revenir battus. La victoire acquise débouchait par l’achèvement des ennemis blessés, la poursuite des fugitifs, le pillage des villages, l’incendie des récoltes, le comblement des puits et la mise à mort du bétail non transportable. Le butin comprenait des captifs, des chevaux, du bétail, des marchandises ; il appartenait de droit au roi, qui le partageait sous forme de dons. Distincte de la guerre, la razzia procurait des captifs et du bétail aux nobles sans commandement et aux aventuriers sans autres ressources.
60Pas ou peu de fusiliers composaient cette armée, malgré l’existence des armes à feu, utilisées plutôt pour les fêtes de cour. Comme certaines armées soudanaises, mais plus que d’autres, les Moose ne parvinrent pas à passer d’une stratégie fondée sur les archers et les cavaliers à une autre où l’arc et le fusil coexisteraient, ce qui montrait leur « enfermement technologique » dans un art de la guerre fondé sur la cavalerie, devenu inadapté face aux techniques de combat imposées par les armes à feu modernes. L’idéal guerrier demeurait ainsi l’affrontement singulier entre cavaliers55. L’organisation interne de l’armée était la projection de l’organisation civile du royaume, mais les dissensions internes qui minaient profondément l’unité de l’État furent décisives dans l’affrontement final avec les Français (Izard 1974 ; 1985a : 113-122, 135-150 ; 1985b : 272, 540-550 ; 2003 : 160-178). « À l’abri des invasions étrangères jusqu’à la fin du XIXe siècle », le Moogo dut céder à la conquête française, malgré l’avantage du nombre et une meilleure connaissance du terrain ; « une poignée d’Européens et près de 200 auxiliaires africains » eurent le dessus contre quelques milliers de fantassins et quelques centaines de cavaliers, grâce aussi aux divisions internes et au ralliement de quelques princes (Beucher 2017 : 20 ; 81 ; 97). Excellant dans le combat frontal, réputés invincibles, les Moose échouèrent face aux colonnes françaises, minés par la division et faute d’avoir pu ou su utiliser les ressources de la guérilla, la seule en mesure de mobiliser l’ensemble de la population paysanne, jusque-là restée étrangère à la guerre des rois et des chefs (Izard 2003 : 176-177).
61Si tout État est, par définition, prêt à la guerre, peu de formations politiques ouest-africaines ont été qualifiées d’« État guerrier » comme Ségou, aussi bien pendant la période de la domination des faama bambara qu’après la conquête des Toucouleurs d’el Hadj Umar Tal en 1861 (Roberts 1980).
62La force de Ségou résidait dans un « pôle central » établi autour du roi, de son palais, de sa ville, et dont la spécialité était l’accumulation des hommes par la guerre, la menace ou l’arbitrage des conflits.
La guerre n’était pas à Segu une activité parmi d’autres, une occupation sectorielle, une obligation conjoncturelle ; à la fois vocation reconnue et destin inéluctable des "gens de Segu" […], elle était comme le noyau autour duquel il y avait, de manière spécifique, formation de société (Bazin 1982 : 322).
63La guerre était donc une « pratique sociale […] dominante », qui déteignait sur toutes les autres (Bazin 1982 : 322). Le faama, détenteur de la force (fanga)56, était à la tête d’une machine de guerre qui se fondait sur la menace d’anéantissement pour englober dans l’État les communautés lignagères et villageoises. Cette « guerre d’État » inégale, menée contre un ennemi plus faible, conduisait à « l’imposition d’un ordre souverain par un appareil central dominateur », qui faisait fi des codes et des règles d’honneur (idem : 334 ; 339). Plus que l’emploi (limité) des fusils, l’accumulation permanente d’hommes faisait la force de Ségou, en lui permettant la constitution d’un appareil militaire spécialisé, nécessaire à sa reproduction, dans un cadre d’absence totale de réciprocité stratégique avec ses ennemis (idem : 341-346). Le « travail » de la violence armée de la guerre était finalement celui de produire des captifs, tandis que le simple banditisme ne faisait que transférer des biens (idem : 360-365).
64Trois types de guerre étaient pratiqués à Ségou, avec des degrés d’implication différents de l’État : campagnes militaires officielles, conduites en saison sèche contre des objectifs importants ; raids de petits groupes de cavaliers (une quarantaine) contre des zones non entièrement assujetties ; brigandage au sens propre, pratiqué par de plus petites bandes ou par un seul individu et sans l’accord du roi (Bazin 1975 : 145-147). L’implication plus ou moins importante du roi se reflétait dans les modalités de partage du butin, composé principalement de bétail, nourriture, outils et captifs, dont une partie pouvait être réintroduite dans l’appareil étatique, comme gardes d’élite et cavaliers (les tòn-jòn, captifs-guerriers), bergers, pêcheurs, forgerons, ou vendue au loin (Roberts 1987 : 36-39). Plus récemment, Moussa Sow a distingué les guerres vicinales des chefferies (rétablissement de l’ordre), des guerres menées par le centre (expéditions punitives contre les mêmes chefferies, grandes guerres d’État, expansion de l’empire) (Sow 2021 : 227-230).
65Avec la conquête umarienne, la guerre et le partage du butin devinrent encore plus organiquement liés à la structure et à l’organisation de l’État, et l’unité des combattants, selon le modèle musulman, devint plus importante que les exploits individuels des cavaliers bambara. L’armée umarienne trouvait son point de force dans les troupes d’élite de cavalerie d’origine futanke, mais elle englobait aussi les nouveaux convertis, la cavalerie irrégulière fulbe recrutée sur place et des contingents de fantassins animistes, les sofa (Roberts 1987 : 90-91).
66Un autre royaume conquérant, celui de Kong, connut une expansion importante au milieu du xviiie siècle, avant de sombrer sous les coups de Samori en mai 1897 (Bernus 1960 : 256-265 ; 270-275). Sa force se basait sur une armée guidée par un faama musulman (dont Sekou Ouattara, le souverain dioula artisan de l’apogée de l’État entre 1710 et 1740) et constituée de guerriers animistes, y compris un nombre important d’esclaves (djon). Cette armée, pilier du pouvoir, était composée de trois catégories de soldats : les fils des chefs de terres et de villages ; les esclaves dioula, qui en constituaient la plus grosse partie ; les hommes chargés de la garde rapprochée du roi, également de condition servile. La cavalerie et l’infanterie étaient armées d’arcs et de flèches empoisonnées, de lances et de fusils, que le contrôle des voies de commerce permettait de recevoir en nombre depuis la côte et dont les forgerons locaux assuraient l’entretien et la réparation. L’armée (appelée foro, champ, car elle procurait d’importantes ressources) était divisée en boro, unités tactiques aux effectifs restreints, constituées de quelques centaines de cavaliers et cinq fois plus de fantassins ; leur tâche principale était le contrôle des voies de commerce, tandis que le foro était mobilisé pour la sécurité des frontières. Les techniques de combat variaient en fonction des objectifs : razzias ou guerres de conquête. L’armée en campagne assumait une disposition comprenant des éclaireurs suivis de tireurs d’élite, une avant-garde flanquée de deux ailes et le gros des troupes, avec le faama et sa nombreuse suite ; les razzias ou les expéditions punitives prévoyaient l’attaque et l’incendie de villages, suivis de la capture des habitants en fuite (Kodjo 2006 : 79-91 ; 315).
67Une lecture alternative à celle de l’« Empire de Kong » est proposée par Mahir Saul (1998) qui parle plutôt de centres de pouvoir militaire ou « maisons de guerre » guidés par des chefs entrepreneurs alliant esprit marchand et puissance militaire fondée sur l’emploi d’esclaves comme guerriers. Ces chefs marchands-guerriers n’exerçaient pas une souveraineté territoriale et étaient en concurrence constante entre eux.
68L’expansion militaire des Peul (Fulbe) en Afrique de l’Ouest, arrivée à son apogée au xixe siècle, avec la création par Usman dan Fodio du califat de Sokoto, constitue un exemple particulièrement saisissant d’actions menées à l’aide d’armées à la composition complexe, guidées par une aristocratie guerrière particulièrement puissante et dotées de la force idéologique de l’islam conquérant. Au Macina, à Sokoto comme dans l’Adamawa, la cavalerie constituait le fer de lance de ces armées de volontaires au recrutement disparate, capables d’accomplir de longues expéditions. L’infanterie complétait les effectifs, composés aussi d’auxiliaires, de mercenaires et d’esclaves. L’armement, importé ou fabriqué sur place, était constitué d’armes empruntées aux peuples voisins, surtout les Haoussa, ce qui témoigne d’une capacité d’assimilation et d’une vocation hégémonique certaines. Il s’agissait d’une « panoplie impressionnante » composée d’armes pour le corps à corps : poignard, sagaie barbelée, sabre de cavalerie ; armes pour le combat à distance : arc et flèches (parfois empoisonnées), carquois, javelot, hache, massue et fusil, pour les fantassins et lances de différents types, sabre, couteau, entraves en fer pour la cavalerie ; armes défensives : bouclier pour le fantassins, casque et armure en fer, cotte de maille, justaucorps pour les cavaliers, caparaçon doublé pour les chevaux. La cavalerie, véritable groupe social dominant, composée de l’aristocratie guerrière, était l’arme de choc, employée dans les charges mais aussi dans les opérations d’éclairage, la transmission des ordres, les manœuvres de diversion. Le cheval était aussi un symbole de richesse et de prestige, étroitement lié au commandement. L’armée peule était assimilée au corps humain, composée de la tête (avant-garde, guides et éclaireurs), du nombril (le gros, distinct en poitrine et ventre) et des flancs (bras droit et gauche à l’avant, jambes droite et gauche à l’arrière) ; sa force résidait dans la combinaison de manœuvres collectives et d’exploits individuels, dans la ruse, la violence et la diplomatie. La fortification (création de ribat à la frontière septentrionale de Sokoto) et la poliorcétique faisaient également partie des moyens de défense et d’attaque. Si en milieu forestier on pouvait tout au plus entourer les villages de clôtures végétales et palissades en bois, creuser des fossés et des tranchées, tendre des pièges, planter des piquets aiguisés et barrer les sentiers, au Soudan l’art de la fortification a atteint un niveau très élevé, notamment par la construction de maisons fortifiées et de véritables citadelles en argile, pierre et bois, les tata, qui ont parfois subi des sièges très longs et n’ont été finalement détruites que par l’artillerie des troupes coloniales (Meillassoux 1966 ; Bah 1985 ; Royer 2019 : 120-138).
69L’ensemble déjà significatif de ces moyens matériels était complété par l’esprit du djihad, qui infusait un supplément d’énergie morale et de motivation religieuse aux guerres de conquête (Smaldone 1977 : 24-68 ; Bah 1982 : 60-67 ; Bâ, Daget 1984 : 68-73). Toutefois, la machine de guerre des États et empires peul montra ses faiblesses en succombant avec une relative rapidité face à la conquête coloniale, britannique et française, probablement faute, encore une fois, d’avoir pu intégrer les armes à feu à la stratégie d’une armée qui restait fondée sur le prestige de la cavalerie (Last 1989).
70Malgré l’absence d’une armée permanente (standing army) et d’une cavalerie importante, les Yoruba, dont la guerre fratricide entre cités rivales avait été endémique pendant presque tout le xixe siècle (Smith 1964 : 9-14), montraient une faible distinction entre les domaines étatique et militaire ; le chef politique assumait le rôle de chef suprême de l’armée (mais pas nécessairement sur le terrain) et le guerrier était non seulement un instrument fondamental de la politique étatique de conquête et de domination, mais aussi un élément central du gouvernement (Uzoigwe 1977 : 20-23 ; 29 ; 42). Ces armées de civils volontaires, sans entraînement particulier, armés d’arcs et de flèches, d’épées et de lances, disposaient de fusils à pierre (Dane gun ou long Dane), introduits par les Hollandais à partir du milieu du xixe siècle et dont l’approvisionnement constituait un facteur croissant de conflits. L’emploi d’armes à feu peu performantes eut toutefois pour effet de faire décliner le combat rapproché et par conséquent de diminuer les pertes. Mais la raison principale de la guerre était la capture d’esclaves (ce qui épargnait les vies humaines), aussi bien pour le marché extérieur que pour la demande interne, accrue paradoxalement par les besoins du « commerce légitime » (production et transport) après la fin de la traite (Smith 1964 : 13-19 ; 50-52).
71Au royaume de Nupe la guerre était également une affaire de l’État, dont les citoyens subissaient le recrutement forcé – sorte de levée en masse qui comprenait certains esclaves – pour faire face aux groupes extérieurs et aux provinces rebelles. À côté de ces troupes occasionnelles, un noyau stable formait la garde du corps royale, composée de fantassins et cavaliers, « militaires de carrière ». Ces armées semi-professionnelles se basaient sur la répartition du butin (dont faisaient partie les esclaves), suivant toujours des critères hiérarchiques (Nadel 1942 : 177-183).
72De manière non dissemblable, chez les Zarma du Niger occidental, dans un contexte de guerre quasi permanente, une aristocratie guerrière (les Wangari) s’était formée, consacrée à la guerre de razzia en toute saison et agissant même sur commande, rémunérée en captifs. La guerre proprement dite nécessitait par contre une longue préparation et ne se pratiquait qu’en saison sèche, précédée de rituels de combat. La « militarisation du pouvoir politique » ne déboucha pas pour autant sur la constitution d’un État unifié. Par ailleurs, on retrouvait chez les Zarma l’armement le plus courant : arc et flèches, sabre, poignard pour l’infanterie ; lance et sabre, cuirasse matelassée, chevaux caparaçonnés pour la cavalerie, composée d’aristocrates et d’hommes libres aisés. L’acquisition de butin et l’établissement de rapports tributaires – mais pas l’annexion territoriale – constituaient l’enjeu principal de la guerre (Kimba 1981 : 56-78).
73L’errance des cavaliers sans terre s’exprima notamment dans « la grande aventure des Zerma au Gurunsi et au Dagomba » pendant la deuxième moitié du xixe siècle (Rouch 1990 : 5), lorsqu’une poignée de cavaliers guidés par leurs chefs (Alfa Hano d’abord, suivi de Gazari, puis de Babatu), en fuite de leur pays ravagé par la guerre et les querelles intestines, parvint à s’imposer sur les Gurunsi, dominés et enrôlés, jusqu’à la conquête coloniale.
74L’aire songhay-zerma se caractérisait par un clivage prononcé entre aristocratie et paysannerie qui s’exprimait tout particulièrement dans la guerre (wangu), lieu de valorisation de la bravoure et de l’idéologie aristocratique et source de bénéfices matériels (butin) et symboliques (gloire). En l’absence d’une autorité capable de régler les conflits, cette fonction était laissée à la guerre, qui revêtait ainsi deux aspects : « méthode de résolutions des contradictions entre aristocraties villageoises » et « forme d’extorsion ou rapport prédatoire » (Olivier de Sardan 1984 : 70). Les relations entre guerriers (professionnels ou semi-professionnels) et paysans étaient caractérisées par l’opposition, la guerre et la production agricole étant difficilement compatibles. Toutefois, la conjonction entre ces deux mondes pouvait se réaliser sous la forme de la protection (demandée ou subie) que des bandes de cavaliers pouvaient offrir aux communautés villageoises contre les incursions d’autres cavaliers, selon un modèle de relation très courant en Afrique sahélo-soudanaise.
75Malgré leurs différences, toutes les guerres ouest-africaines étaient des « guerres d’hommes », non mécaniques. Seuls les chevaux, là où c’était possible, venaient compléter la composante « animée » de ces armées d’esclaves ou de citoyens-soldats, qui étaient d’abord des paysans-soldats, astreints au recrutement mais aussi au cycle saisonnier et aux rythmes inéluctables de la production agricole. Plus rarement et dans une mesure toujours limitée, un groupe de professionnels, y compris des alliés, tributaires ou mercenaires, pouvait compléter les effectifs, par ailleurs difficilement chiffrables. Le type d’armée (citoyenne ou semi-professionnelle) était le reflet du niveau de réalisation politique ou technique, des engagements individuels, des choix politiques, des conditions naturelles. Si chaque homme libre adulte était assujetti au devoir moral du service militaire en temps de guerre et devait porter ses armes et son équipement, les obligations des esclaves étaient variables. Les esclaves royaux ou ceux des grands hommes accompagnaient leurs maîtres, prenant parfois une place numériquement importante dans l’armée. Les combattants étaient les plus jeunes, tandis que les hommes âgés pouvaient leur donner des conseils ; enfin, seul le Dahomey disposait d’un corps militaire entièrement formé de femmes (Smith 1989 : 42-48 ; 57)57.
76Une leçon importante qu’il faut tirer des exemples qui précèdent concerne le rapport entre la structure sociale et la guerre et ses moyens. L’existence de la cavalerie renvoie – qu’elle en soit la cause ou l’effet – à une différenciation sociale importante : les cavaliers étaient souvent des membres de l’aristocratie, peut-être des cadets déchus, mais toujours capables d’entretenir leur équipement : chevaux, harnachement, armures, armement. Pour cela, ils pouvaient recourir à la rapine, manière d’alimenter une guerre, elle-même nécessaire à nourrir la guerre (et les guerriers). Mais les cavaliers pouvaient être aussi des captifs de la couronne, armés par leur souverain, ce qui maintenait également une hiérarchisation par rapport aux fantassins, gens du commun, paysans mobilisés en saison sèche pour des guerres qu’ils subissaient plus que tout. Cette structure de l’armée rendait possible une professionnalisation partielle, étant donné le coût permanent d’entretien du dispositif militaire. Le partage inégal du butin confirmait et aggravait ces clivages sociaux, en suivant des critères inégaux qui privilégiaient toujours l’appareil d’État et le sommet de la société, le souverain et ses hommes.
77Finalement, le rapport qui s’établit entre chaque société et sa guerre révèle une double polarisation : celle entre sociétés segmentaires et sociétés étatiques et celle entre sociétés de la forêt et sociétés de la savane. Loin d’être figés, ces critères se croisent entre eux et sont, de plus, sujets aux aléas de l’histoire : ainsi, la guerre peut faire et défaire les États, en transformer la structure tout en étant sujette à des limites naturelles infranchissables : pas de cavaliers dans la forêt ; pas d’embuscades dans les terrains ouverts des savanes.
78Si l’on résume donc, on peut distinguer des guerres vicinales équilibrées, des vengeances circonscrites, des guerres pour les femmes dans les sociétés segmentaires. Par contre, on trouve dans les sociétés étatiques des guerres d’expansion, consolidation et protection d’un espace autonome, des guerres plus ouvertement « politiques », dont l’enjeu serait la prise du pouvoir ou la défense de la souveraineté, des guerres de succession ou de sécession et même des guerres civiles (Uzoigwe 1975 : 480-481).
79Cette distinction entre formations sociales ne signifie pas que les unes étaient nécessairement plus guerrières que les autres, comme le montra finalement la différence d’attitude face à la conquête coloniale. Chaque société possédait ses propres conceptions de la guerre et du guerrier, qui oscillaient entre la valorisation extrême de la bravoure, de la masculinité et l’appel prudent à la retenue, à la négociation, à la sagesse, des propriétés que l’on pourrait qualifier de féminines.
80Ces guerres aux enjeux si dissemblables étaient en outre conduites de manière sensiblement différente selon les contraintes naturelles des espaces, forêt ou savane. L’espace ouvert rendait possible la vitesse, facilitait le mouvement des cavaliers, associés aux armes de longue portée et à la formation ouverte des hommes sur le terrain ; en revanche, en forêt les mouvements des seuls piétons étaient plus lents, limités, à l’étroit, en file indienne, avec une faible visibilité, autant d’éléments qui ne permettaient que le combat rapproché (Smith 1989 : 4-5 ; 48-50 ; 124 ; 130).
81Dans le milieu forestier, seuls les fantassins pouvaient livrer des combats au rayon d’action variable (notamment en fonction du potentiel militaire disponible), faits principalement d’embuscades, d’affrontements rapprochés, jusqu’à la limite du corps à corps à l’arme blanche ou du tir à bout portant d’armes à feu peu performantes, facilement usées et chargées avec de la poudre altérées par l’humidité ambiante. En revanche, les espaces ouverts des savanes qui invitaient à l’action éloignée, par l’association de l’infanterie et de la cavalerie, de l’arc (plus tard du fusil) et de la lance, nécessitaient une organisation militaire différenciée et plus complexe, mais surtout plus onéreuse. Ainsi, les expéditions de razzias devenaient indispensables pour alimenter la machine de guerre, creusant encore davantage les clivages sociaux internes et rendant permanentes et de plus en plus éloignées les incursions, distinctes des guerres de conquête, destinées, elles, à élargir l’espace pacifié ou celui des sociétés tributaires des grands États.
82Dans un cas comme dans l’autre, mais dans une mesure différente, les impératifs de la production agricole empêchaient les guerres de longue durée et non saisonnières (Ukpabi 1978 : 416 ; 432) ; les sociétés de plus petites dimensions, qui pratiquaient la levée des paysans-guerriers en cas de nécessité, pouvaient difficilement conduire des actions tant soit peu prolongées (parfois limitées à une ou deux journées) en dehors de la seule saison sèche, tandis que dans les États les mieux organisés, qui disposaient d’un noyau permanent de cavaliers, une partie de ceux-ci pouvait conduire des campagnes de razzias pendant toute l’année (Kimba 1981 : 67), nécessaires à l’entretien d’une aristocratie qui aurait été autrement désœuvrée.
Le sens baoulé de la guerre
83La comparaison avec ces autres manières d’organiser et de faire la guerre place les Baoulé dans une position intermédiaire entre les sociétés segmentaires de la forêt, relativement isolées et dont les guerres étaient nécessairement localisées, et les États aux projections extérieures – politiques, militaires et commerciales – bien plus importantes. Les Baoulé apparaissent finalement comme l’une des sociétés qui a eu le moins à se battre à ses frontières pour défendre son autonomie des intrusions d’étrangers hostiles. Cette situation met en lumière un paradoxe dans leur rapport à la guerre : ayant eu à combattre souvent mais de manière somme toute limitée dans l’ampleur et circonscrite dans l’espace et sans être pour autant une société « pacifique » ou désarmée, ils ont été épargnés par la plupart des grands conflits régionaux jusqu’à l’agression coloniale58, lorsqu’ils furent parmi les plus tenaces résistants, engagés dans une opposition armée qui a peu d’équivalents dans les sociétés limitrophes, tandis que bien des États mieux organisés tombèrent plus rapidement sous le joug colonial.
84À la différence des États guerriers, les nvle baoulé ne semblent pas avoir particulièrement développé la guerre productive (de ressources, d’esclaves, de femmes), mais ils n’ont pas non plus encouru des risques excessifs. Ainsi, ils n’ont pas connu le caractère finalement dissipateur de la guerre dans les États guerriers, comme celui de Ségou ou comme les diverses configurations assumées successivement par les États de Samori, capables, à terme, d’éroder leur propre base sociale.
85Toutefois, le caractère « reproductif » des guerres baoulé précoloniales peut contribuer à expliquer l’inéluctabilité de la défaite subie face aux Français qui conduisaient un autre genre de guerre, pour la première fois non équilibrée et non purement reproductive de l’ordre social, une guerre résolutive et en tous points définitive. L’enjeu des guerres conduites par les nvle baoulé après leur constitution n’avait jamais été l’autonomie ou simplement la survie des unités politiques qui s’affrontaient, du moins jusqu’à la conquête coloniale, qui, au contraire, poursuivait l’objectif de mettre fin à la souveraineté politique baoulé par la réduction du dispositif de pouvoir local, remplacé par celui de la puissance coloniale française.
86L’idée de guerre qui ressort de l’ensemble des sources baoulé privilégie globalement la dimension défensive (y compris contre les troupes coloniales), qui n’exclut pas le recours à des actions ponctuellement offensives et comprend également une situation de « paix armée » entre voisins.
87Cette posture essentiellement défensive s’exprimait à plusieurs niveaux. Pour les guerriers il s’agissait principalement d’endurcir leurs corps, afin de pouvoir dévier les coups de l’ennemi ou de les rendre inoffensifs, de les protéger en les rendant invulnérables ou invisibles, d’en soustraire un certain nombre au combat, autant de manières prudentes d’appréhender l’affrontement violent. S’ajoutant à ce bouclier magique, les rituels post-combat étaient également inspirés de la plus grande prudence : laver les yeux du meurtrier revenait à le purifier des conséquences néfastes d’un acte dramatique, potentiellement nuisible à sa santé physique et psychique.
88Trop « aimer la guerre », être bagarreur ou « palabreur » étaient considérés comme des qualités négatives, non pleinement adaptées au rôle de chef politique, à qui on demanderait plutôt la mesure, la modération et le sens de la médiation et de la justice. Ceci explique aussi la séparation systématique entre les charges politiques et la fonction de chef de guerre. Si la conduite des hommes sur le terrain revenait à un chef de guerre (alɛ kpɛngbɛn) choisi parmi les plus adroits et les plus courageux, la décision de combattre était en revanche toujours prise dans la sphère politique, dominée par une figure distincte, le souverain (famiɛn), entouré de ses notables et conseillers, parmi lesquels figurait en position éminente la « reine mère », la mi-bla. La force (fanga) du guerrier était toujours assujettie au pouvoir (timi) du chef politique. L’évitement des combats trop meurtriers et l’impératif moral de rétablir la paix et de se réconcilier témoignent également d’un souci de médiation. Bref, le guerrier baoulé n’était pas un « animal politique par excellence », en l’absence d’une fusion complète entre le militaire et le politique, selon les termes d’Uzoigwe (1977 : 47). Autrement dit, une distinction nette était faite entre l’action guerrière sur le terrain et sa direction politique.
89Malgré cette conduite généralement prudente, le peuplement, l’expansion et l’établissement de l’hégémonie baoulé sur un vaste territoire se sont fondés au moins en partie sur la supériorité militaire, exercée ou menacée ; dans les récits de fondation on trouve des figures de chasseurs ou d’aventuriers armés dans le rôle d’éclaireurs et de fondateurs de nouveaux villages, au sens propre de « civilisateurs » des espaces naturels. De même, de nombreux nvle baoulé ont pu opposer une longue résistance à la conquête coloniale, ayant recours à tous les moyens – matériels, mystiques, tactiques et politiques – disponibles et montrant un savoir-faire certain et une véritable culture de la guerre. Toutefois, dans la même ligne que la non-exaltation des figures guerrières, les souvenirs relatifs aux épisodes de résistance ne font pas l’objet d’une mémoire entretenue et sont plutôt voués à l’oubli.
90Conformément à la mesure et à la prudence affichées, l’issue de la guerre était toujours accueillie avec résignation par les Baoulé, s’agissant finalement d’un verdict ordalique, capable de départager des forces équilibrées59. Ainsi, malgré l’ensemble des précautions prises, la guerre pouvait dévorer ses hommes, ce qui était accepté avec fatalisme :
Quand ils s’en vont, il y en a qui ont la chance de revenir ;
par contre, il y en a d’autres qui ne reviennent pas.
C’est ce qu’on appelle faire la guerre60.
91Fini le temps de la guerre, avec l’imposition d’une pax coloniale résultant d’une défaite sans précédent, restent les paroles pour dire la guerre, des paroles qui renvoient à une puissance à jamais perdue, figurée dans l’esprit et incarnée dans le corps des « hommes forts ».
Notes de bas de page
1 Amoro Azoumana, Famienkro, 10 juillet 1992 ; El Hadj Morou Tidjane, Famienkro, 18 juillet 1992 ; Lamine Tidjane, Famienkro, 18 juillet 1992 ; Nana Bombo Kramo, Famienkro, 19 juillet 1992 ; Groumania, 3 août 1992 ; Serebou, 3 août 1992 ; Morokro, 10 août 1992. Yves Person fait plutôt référence à l’occupation sans ravage de l’Anno par les samoriens en 1895 (Person 1975 : 1686 ; 1931)
2 Aka Koffi Félix, Kouassiblekro, 9 août 2000 ; N’da Kouadio, Yapokouakoukro, 9 août 2000 ; Kokore Kra Albert, Konankankro, 25 août 2000. Voir aussi Person 1975 : 1585-1586 ; Viti 1999a : 57.
3 alɛ yfa sonni, « guerre types plusieurs » (Koffi Kouassi Joseph, Lomo Nord, 22 janvier 2014).
4 Mian Kouakou, Langbassou, 10 août 2000 ; Kokore Kra Albert, Konankankro, 25 août 2000.
5 N’guèn Kouassi, Kahankro, 18 août 2000. Pour d’autres exemples ouest-africains de combats planifiés, voir Smith 1989 : 35-36.
6 La catégorie baoulé d’étranger (aofuɛ) est tout à fait relative ; les étrangers peuvent être les habitants du village le plus proche (Viti 2016). En matière de guerre, toutefois, la communauté politique de référence pour définir la frontière entre insider et outsider est le nvle.
7 N’gbedjo, 3 août 2002 ; Boua Kouakou, Taki-Salekro, 6 août 2002.
8 Kouadio Koffi Baudelaire, Lomo Nord, 22 janvier 2014.
9 N’gbedjo, 3 août 2002.
10 Kouassi Koffi, Taki-Salekro, 7 août 2002.
11 Boua Kouakou, Taki-Salekro, 6 août 2002.
12 Abli-Aloukro, 24 janvier 1988 ; Boniankro, 9 mai 1988 ; Mian Kouakou, Langbassou, 10 août 2000 ; Douakankro, 16 août 2000 ; Kokore Kra Albert, Konankankro, 25 août 2000.
13 Benderessou, 20 mai 1988 ; Ahore Amenan, Lomo Nord, 31 juillet 2002 ; N’gbedjo, 3 août 2002 ; Boua Kouakou, Taki-Salekro, 6 août 2002 ; Kouassi Koffi, Taki-Salekro, 7 août 2002. Voir aussi Nebout 1900 : 402.
14 Boni Konan, Koffi Yao, Kongondekro, 8 août 2000 ; Tano-Sakassou, 11 août 2000 ; Douakankro, 16 août 2000 ; N’guèn Kouassi, Kahankro, 18 août 2000 ; Kotiakoffikro, 25 août 2000.
15 Boni Konan, Koffi Yao, Kongondekro, 8 août 2000 ; Ouossou, 30 août 2000.
16 Moronu, 1er septembre 2000. Cette tactique défensive a été l’une des plus suivies pendant la conquête coloniale, lorsque les habitants de villages entiers disparaissaient dans la forêt pendant de longues périodes, échappant à tout contrôle (Kpouébo, 23 mai 1988 ; voir aussi Weiskel 1980 : 93-94 ; Viti 1998 : 179, 195)
17 N’guèn Kouassi, Kahankro, 18 août 2000. Sur la destruction des villages voir Bah (1984 : 490), pour l’Afrique occidentale et Gayibor (1984 : 533) pour la région ewe.
18 Boka Yao Baud Prosper, Lomo Nord, 17 mai 1986 ; Boni Konan, Koffi Yao, Kongondekro, 8 août 2000 ; Douakankro, 16 août 2000 ; Kpouébo, 23 janvier 2015. Voir aussi Rtc 1905 : 310-311, 335.
19 De nombreux témoignages coloniaux parlent de fortifications, tranchées et parapets, non seulement pour la défense des villages, mais aussi le long des sentiers : Bouet 1910a : 72 ; Bouet 1910b : 153 ; Bouet 1910d : 354, 358, 366-368 ; Rtc 1911a : 373-374, 380-381 ; Rtc 1911b : 488 ; Am 1911 : 54, 58-60.
20 D’après Robert Smith, qui souligne tout particulièrement les aspects diplomatiques, en Afrique de l’Ouest, en aucun cas la guerre ne terminait par le collapse d’une partie ou par une reddition sans condition. Il y avait toujours des solutions négociées, prévoyant la médiation de tiers pour faciliter l’échange de prisonniers, l’indemnisation des victimes occasionnées, la restitution de l’équilibre politique (Smith 1989 : 38). Cette vue quelque peu irénique s’applique certes aux guerres menées par les Baoulé – presque toutes contre des ennemis proches – mais contraste avec les « ravages » pratiqués par Samori contre les populations des savanes de l’actuelle Côte d’Ivoire.
21 Nana Yao Kouamé, Taki-Salekro, 21 janvier 2015. Une branche portée par un jeune était aussi le signal de reddition pour les guerriers guéré (Schwartz 1971 : 184), yacouba (Hauenstein 1979 : 102) et Bété (Paulme 1962 : 132 ; Dozon 1985 : 186) de l’ouest de la Côte d’Ivoire. Une femme ou un enfant enduit de kaolin apportait l’offre de paix chez les Adjoukrou (Memel-Fotê 1980 : 356) et chez les Sanvi (Diabaté 2013, I : 511).
22 Kpouébo, 23 janvier 2015.
23 Kimoukro, 3 août 2002.
24 Kpouébo, 23 janvier 2015.
25 Koffi Kouassi Joseph, Lomo Nord, 22 janvier 2014.
26 Ngattadorikro, 29 avril 1988.
27 Affotobo, 2 août 2002 ; N’gbedjo, 3 août 2002 ; Kimoukro, 3 août 2002 ; Boua Kouakou, Taki-Salekro, 6 août 2002.
28 N’guèn Kouassi, Kahankro, 18 août 2000.
29 Kouadio Koffi Baudelaire, Lomo Nord, 22 janvier 2014.
30 Le « recours à la parole échangée comme moyen de réduction ou de prévention des conflits » (Kipré 2003 : 140) est certain, mais il ne faudrait pas oublier que la parole, précisément par sa puissance, peut également être un instrument de provocation, de défi et d’incitation à la guerre.
31 Nyamièn Kouadio Émile, Ouossou, 24 janvier 2015.
32 Douakankro, 16 août 2000 ; Dibi Okou, Lomo Sud, 23 août 2000 ; Kokore Kra Albert, Konankankro, 25 août 2000 ; Ahore Amenan, Lomo Nord, 31 juillet 2002 ; Affotobo, 2 août 2002 ; Boua Kouakou, Taki-Salekro, 6 août 2002 ; Kouassi Koffi, Taki-Salekro, 7 août 2002 ; Koffi Kouassi Joseph, Lomo Nord, 22 janvier 2014 ; Kouadio Koffi Baudelaire, Lomo Nord, 22 janvier 2014 ; Nana Yao Kouamé, Taki-Salekro, 21 janvier 2015.
33 Sènmlèn Adjé, Lomo Nord, 22 janvier 2014.
34 Kouadio Koffi Baudelaire, Lomo Nord, 22 janvier 2014.
35 Boka Yao Baud Prosper, Lomo Nord, 13 janvier 1988.
36 Kotiakoffikro, 25 août 2000.
37 Nana Yao Kouamé, Taki-Salekro, 21 janvier 2015. Cette pratique de l’échange de sang trouve peu de confirmations dans les sources orales.
38 Dida (à ne pas confondre avec les Dida de la région de Lakota) et Kpouébo sont deux sous-groupes (akpaswa) de l’ensemble n’gban.
39 Kpouébo, 23 janvier 2015.
40 Sur le tukpɛ voir aussi Bamba 1993 : 342-347.
41 Le reprends à mon compte, l’appliquant à un autre domaine, l’observation de Lucien Scubla (1999), selon lequel le sacrifice contient la violence.
42 Cette phrase fait écho à celle de Sigfried Nadel : « Dans la guerre, qui est l’action politique par excellence, se révèle au mieux l’essence de la structure de l’État » (Nadel 1942 : 184).
43 Koffi Kouassi Joseph, Lomo Nord, 22 janvier 2014.
44 Abouapokoukro, 16 janvier 1988.
45 Des considérations analogues sont exprimées par Laburthe-Tolra, à propos des Beti du Cameroun, pour lesquels il n’est pas pensable d’« être perdant au jeu de la guerre légitime » (1984 : 507).
46 Cet aspect n’est pas sans rappeler les « princes désarmés » et les « rois-femmes » de la région de Ségou, analysés par Jean Bazin (1988).
47 Chez les Moose, un « absolu contraste » existait entre le roi, qui ne portait jamais les armes et ne devait pas voir verser le sang, et « un chef de guerre affranchi des lourdes contraintes du temps de paix » (Izard 2003 : 167).
48 Ce questionnement était à la base d’une critique qu’Emmanuel Terray (1971) adressait à Jack Goody (1971). En substance, se demandait Terray, sommes-nous si sûrs qu’il soit correct de séparer les moyens de destruction des moyens de production ?
49 Ces esclaves achetés étaient de toute manière produits par d’autres guerres ou razzias, comme celles conduites par les troupes de Samori Touré à la fin du xixe siècle (Viti 1999a).
50 Sauf indication contraire, les exemples se réfèrent au « long xixe siècle », une période charnière qui voit désormais les armes à feu présentes partout, avec des conséquences significatives dans l’art du combat, entre les derniers bouleversements internes et la prise de contrôle coloniale.
51 Sur ces populations, voir Meillassoux 1964 (pour les Gouro) ; Terray 1969 (pour les Dida) ; Schwartz 1971 (pour les Guéré) ; Paulme 1960, 1962, Dozon 1985 (pour les Bété). Pour d’autres exemples tirés de sociétés de la forêt libérienne voir Schwab 1947.
52 Les « affaires de femmes » (c’est l’expression courante) primaient aussi dans les motivations de la guerre chez les Adjoukrou du littoral ivoirien, société lignagère à classes d’âge, où les représailles contre l’enlèvement d’une épouse ouvraient le plus souvent les hostilités (Memel-Fotê 1980 : 342).
53 La rapide progression de l’expansion asante au cours de la première moitié du xviiie siècle a été sans commune mesure dans les régions du Golfe de Guinée, sauf peut-être le cas du Dahomey, « pays toujours en armes » (Glélé 1974 : 131), et s’est accompagnée d’une capacité de contrôle administratif et politique basée sur une évidente supériorité militaire et sur la gestion du territoire (réseau des great-roads, postes de frontière) ; ces ressources avaient rendu l’Asante imperméable aux menaces externes jusqu’à la conquête britannique (Wilks 1989 : 18-25 ; 53 ; voir aussi Terray 1976 : 297-298). Tout à fait comparable par extension et intensité, l’expansion du royaume fon du Dahomey (ou Danhomè), fondé au xviie siècle, avait été marquée par des campagnes annuelles particulièrement soutenues au xixe siècle, jusqu’à la conquête française en 1892 (Garcia 1988). Cette expansion avait été rendue possible grâce à une nombreuse et puissante armée composée d’un noyau stable dont faisaient partie les compagnies des « amazones » (D’Almeida-Topor 1984).
54 Pour une présentation des différentes évaluations des effectifs de l’armée asante, voir Terray (1976 : 318-322) ; Smith (1989 : 45).
55 La « vanité de la cavalerie » (Malatesta 2017) a souvent agi contre le renouveau technologique des armées, qui pouvait menacer les positions acquises par l’aristocratie et favoriser l’infanterie.
56 Le terme fanga correspond au panga des Moose et se retrouve, dans toute autre aire culturelle, chez les Baoulé, avec la signification identique de force physique ; de même le faama bambara correspond, toute proportion gardée, au famiɛn baoulé.
57 Sur ces « Amazones », une dénomination qui « relève d’ailleurs du contresens le plus total » (Izard 2003 : 161), voir D’Almeida-Topor 1984 ; Alpern 2011. En fait, la dénomination d’« Amazones » est due seulement aux Européens, tandis que les Fon distinguaient le corps des troupes féminines selon les différentes compagnies d’appartenance.
58 Par rapport à d’autres populations africaines, les Baoulé eurent à contrer uniquement les visées françaises, sans subir la concurrence entre États européens impérialistes.
59 Cette idée d’équilibre des forces n’est pas sans rappeler l’esprit du duel et du défi sur un pied d’égalité que l’on trouve, par exemple, dans les combats des champions de l’Iliade, lorsque Sarpédon s’adresse à Glaucos en ces termes : « Allons, donnons de la gloire à autrui, ou qu’il nous en donne » (Iliade, XII, 327-328). C’est le combat qui distribue la gloire et les honneurs, chaque partie étant disposée à les perdre au profit de l’autre. Sans en faire un usage systématique, la référence à l’Antiquité gréco-romaine a toujours été présente en arrière-plan de ma réflexion sur la guerre dans les sociétés archaïques ou pré-modernes (Viti 2011).
60 Akakro-N’gban, 9 août 2019.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Corps rituels
La fabrique du religieux en pays mandingue (Mali, Guinée, Côte d'Ivoire)
Agnieszka Kedzierska Manzon
2023
Les mangeurs de craies
Une histoire des instituteurs ouest-africains en situation coloniale
Jean-Hervé Jézéquel
2024