Chapitre 10
La mémoire des origines
p. 229-267
Texte intégral
1Les plantes survitales ne laissent pas de traces visibles dans les sédiments. Quant aux graines-ancêtres, elles sont si rares en regard des graines régulièrement consommées que leur mise en évidence matérielle relève du miracle archéologique. La non-visibilité des phénomènes à l’aube de la domestication connaît bien des raisons objectives.
2Il reste toutefois un espoir de pallier ces carences, du moins partiellement, et de réduire sensiblement le caractère spéculatif de la reconstitution exposée au chapitre précédent. Il émane du fait que la conscience de la singularité propre à la domestication se maintient bien au-delà de l’achèvement du processus. L’absence des plantes cultivées dans la nature et leur incapacité à survivre de façon autonome sont des anomalies que l’homme ne saurait ignorer. Si ces questions gardèrent leur pertinence aux yeux de certains peuples de l’Antiquité, alors nous avons toutes les raisons d’espérer que des bribes de mémoire du processus de domestication ont survécu dans certains mythes et rituels. Et si les indications glanées dans les diverses traditions se recoupent en ce qui concerne cette mémoire des origines, alors nous disposons d’un moyen d’évaluer la vraisemblance du scénario de domestication exposé au chapitre précédent, du moins dans ses grandes lignes.
Dagan, le maître des pagra’um
3Le nom du ou des dieux néolithiques vénérés en relation avec la domestication des plantes au Proche-Orient est inconnu. Mais si le culte en question connaît une extension au-delà du Néolithique, alors la figure du dieu Dagan pourrait bien en garder la trace. En effet, le culte de ce dieu est attesté à l’âge du bronze depuis le Levant jusqu’à la Mésopotamie, soit encore sur toute l’aire de domestication. Plus encore, le domaine d’origine de son culte semble être la région du Moyen-Euphrate, soit encore le Foyer Nord, au cœur du processus de domestication au PPNB1.
4Le caractère très prestigieux de Dagan est révélé par son appellation seigneur, maître (dBE en sumérien) en Mésopotamie, ou roi (milik) dans les cités du nord de la Syrie et de l’est de l’Anatolie. Ces titres, ainsi que son identification avec Enlil en Mésopotamie, laissent deviner un statut originel de maître du panthéon2. Malgré son prestige, on note cependant une baisse du culte de Dagan tout au long de l’âge du bronze. Ce déclin est bien à l’origine de la pauvreté des sources à son égard, d’où son caractère méconnu aujourd’hui. Tous ces éléments laissent entendre que Dagan était à l’âge du bronze une divinité devenue archaïque, dont le culte remontait loin dans le passé3.
Le dieu de la domestication
5L’appellation de Dagan comme maître des semences (bel zeri) à Mari4, ainsi que l’usage du terme dagan pour désigner les céréales dans certaines langues sémitiques, plaident en faveur d’une affinité étroite entre ce dieu et l’agriculture5. La mention à Mari d’un champ consacré à Dagan ainsi que l’usage du théophore Yagi-Dagan (Dagan stimule la germination/la croissance des végétaux) confirment cette association6. Cependant, au vu de ces informations lacunaires, certains auteurs émettent des doutes quant au caractère essentiel de l’agriculture attaché à la divinité. À Ougarit, par exemple, la vie végétale et l’agriculture sont bien rythmées par l’alternance entre la saison humide (automne-hiver) sur laquelle règne le dieu Baal, et la saison sèche (printemps-été) sous l’égide de Môt, le dieu de la mort. Et tout comme Baal est attaché à la croissance des végétaux cultivés, Môt symbolise les grains produits à la mort des plantes7.
6Même si Baal est nommé le « Fils de Dagan » (bn dgn) à Ougarit, il reste difficile, sur la base de cette simple affiliation, de faire de Dagan le dieu parrainant les travaux de l’agriculture, ou même garantissant la fertilité des plantes et le rendement des récoltes. Cette réserve est probablement également valable pour la région du Moyen-Euphrate, puisque la mention du culte de Dagan à Ougarit fait référence à ce foyer8.
7La solution la plus simple à ce paradoxe est de distinguer entre domestication et agriculture. Dans ce cas, Dagan, en tant que maître des semences, serait le dieu à l’origine des plantes cultivées, le garant de leur existence. Le couple Baal/Môt serait quant à lui préposé à la fertilité, soit encore à la production agricole. Le lien spécifique de Dagan à la domestication trouve sa confirmation dans le témoignage de Philon de Byblos, un auteur phénicien de l’Antiquité tardive (65-140 de notre ère) qui le mentionne comme étant le pourvoyeur des premières semences et l’initiateur de leur mise en culture9. Cet attribut pourrait aisément rendre compte de la suprématie originelle de Dagan, en tant que dieu qui a donné naissance au monde néolithique. Il pourrait également justifier l’affiliation de Baal à Dagan. Quant au déclin de son culte, il refléterait l’éloignement du temps des origines, c’est-à-dire de la domestication. À l’âge du bronze, la question de l’origine des semences (Dagan) se serait progressivement effacée en regard des préoccupations de rendements agricoles, une réalité sous la dépendance de Baal.
Les attributs de Dagan
8Si la domestication est l’attribut essentiel de Dagan, certains détails relatifs à la mémoire du processus pourraient bien transparaître dans certaines singularités de son culte, et dans les théophores incluant son nom.
Le maître des charognes
9Dagan est, dans les sources anciennes, qualifié de maître des tombes/sépultures10. Ce lien à la mort est particulièrement marqué dans la période la plus chaude de l’été. C’est ce qui ressort de l’affinité du dieu avec le mois d’Ab, dont le nom (le père) est une probable référence aux ancêtres et à leur culte11. Or dans le contexte de domestication détaillé dans les chapitres précédents, le cœur de l’été est la période d’inhumation la plus propice à un effet des corps en voie de décomposition, via les polyamines, sur les plantes germant peu après (septembre-octobre). Ce lien n’est certainement pas fortuit. En effet, le culte de Dagan se singularise par un rituel d’offrande de cadavres en putréfaction (pagra’um), et non pas d’animaux vivants sacrifiés, comme c’est le cas pour les autres dieux. Cette originalité lui vaut le sobriquet de bel pagra’um (le maître des charognes).
10Le caractère répugnant de ce rituel est incompréhensible dans un contexte classique de cérémonie mortuaire. Par ailleurs, les divinités chtoniennes (telles Nergal ou Reshef) ne reçoivent jamais ce type d’offrande12. L’explication la plus simple est une fois encore de supposer que l’offrande de charognes aurait un lien avec l’autre fonction de Dagan, celle de promoteur de la domestication des plantes annuelles via les polyamines. La célébration de la fête des charognes au beau milieu de l’été, avant les semailles, corrobore ce lien. De même, les festivités joyeuses associées à cette offrande faite à Dagan sont bien compréhensibles dans le contexte d’un effet vitalisant des cadavres en décomposition sur les plantes13.
Le maître des bétyles
11Les documents relatifs à Dagan révèlent un lien particulier avec les pierres érigées, les bétyles (sikkanum). Leur appellation, dans certaines langues ouest-sémitiques (comme l’hébreu), de bet-el (demeure du dieu), reflète leur intime association avec les forces divines. La pratique de libation de sang et d’huile sur ces pierres révèle qu’elles étaient effectivement considérées comme une source de vitalité. Mais une des toutes premières fonctions des pierres érigées est mortuaire. C’est ce qui ressort de la découverte de pierres brutes érigées accompagnant l’inhumation d’un défunt, visible au sud du Levant dès le XIe millénaire avant notre ère14. Il est alors fort possible que les attributs associés à la fois aux bétyles et à Dagan trahissent une relation entre le monde des morts, les forces divines et la vitalisation du monde. Cette situation n’est pas sans rappeler la relation entre les sépultures et les plantes survitales, cette relation qui transforme les défunts en êtres surnaturels octroyant au monde sa vitalité. Ce parallèle est un lien supplémentaire qui associe le maître des semences au processus de domestication identifié au Proche-Orient15.
Le dieu-lignée
12En tant que maître des semences, de la domestication et de la vitalité du monde, Dagan est ainsi investi d’une dimension universelle s’exprimant au travers son statut de divinité suprême. Mais paradoxalement, cette dimension coexiste avec la relation intime entre ce dieu et les clans ou lignées. Cette dernière transparaît par le biais de théophores singuliers, tels que Dagan-lim/lima-Dagan (Dagan est le clan), hammi-Dagan (mon ancêtre est Dagan) ou encore hammu-Dagan (l’ancêtre est Dagan)16. Par ailleurs, un nom tel que sa-mu Dagan (les descendants sont Dagan), confirme son statut de maître de la lignée, ou plus exactement de dieu-lignée17. La pleine identification de Dagan à la fois avec les semences et avec la lignée connaît une correspondance avec le processus de domestication identifié ici, et notamment avec la croyance identifiant les graines aux ancêtres, et conduisant à la conservation de lignées de graines-ancêtres.
13Même si les informations relatives à Dagan restent fragmentaires, il est difficile d’ignorer que ce dieu parrainant la domestication des plantes affiche des attributs essentiels faisant écho au processus de domestication, à savoir l’effet positif des cadavres en décomposition sur les plantes, l’effet vitalisant des défunts sur le monde, et la notion de graines-ancêtres. Ce parallèle est important pour deux raisons. Tout d’abord il apporte un premier élément de confirmation à la représentation du processus de domestication exposée aux chapitres précédents. Ensuite, il révèle que la mémoire de la phase d’émergence des plantes domestiques ne s’est pas totalement dissipée une fois les cultes articulés autour de la production agricole et non plus autour de la célébration du don des semences de plantes domestiques. Ce deuxième point nous invite à rechercher dans la mythologie et les cultes de l’Antiquité des informations supplémentaires sur le processus de domestication.
Adonis, le dieu masqué
14Au premier millénaire avant notre ère, Adonis était une divinité certes populaire, mais d’importance très secondaire. S’étendant à toute la région est-méditerranéenne, son culte était principalement domestique, il se pratiquait dans les maisons (sur les toits) ou à l’ombre de bosquets verts, dans les campagnes. Comme pour Dagan, nous disposons de très peu d’information sur cette divinité, son histoire et son culte. Même son identité et son lien à la végétation font aujourd’hui l’objet de controverses.
15Ce que l’on sait des adonies18 émane essentiellement des auteurs grecs, qui ne voyaient pas toujours d’un très bon œil ce culte venu d’Orient. Les auteurs de la Bible ne sont eux non plus ni loquaces ni bienveillants envers le culte de ce dieu qu’ils associent volontiers (bien que sans le nommer explicitement) à la débauche, la licence sexuelle et la prostitution19. Il est vrai que les témoignages des auteurs grecs sur les adonies ont de quoi nous laisser quelque peu perplexes. Ces derniers rapportent que ces festivités étaient célébrées au plus fort de l’été. Elles comprenaient la germination de grains (blé et orge d’un côté, laitue, fenouil ou autres aromates de l’autre) dans des petites corbeilles ou pots remplis de terre, les jardins d’Adonis. Une fois les graines germées, ces pots étaient placés sur les toits des maisons. Exposées aux chaleurs torrides de l’été, les plantes se desséchaient rapidement, conduisant alors à des lamentations sur la mort d’Adonis. Ces cérémonies funéraires débouchaient sur des rituels orgiastiques dans lesquels, aux dires de nombreux auteurs de l’Antiquité, les femmes étaient conviées à se prostituer20. Cette licence temporaire des mœurs est probablement pour beaucoup dans la pérennité du culte d’Adonis (tout comme elle lui faisait également essuyer des critiques acerbes), mais ce n’est certainement pas la seule raison de sa postérité21.
Le dieu subversif
16Les sources anciennes gardent le silence sur l’identité originelle et les attributs essentiels d’Adonis, mais de nombreux spécialistes ont reconnu en cette figure un dieu de la végétation. James Frazer, par exemple, voyait en Adonis l’esprit du blé, et dans les lamentations un rite de la moisson,
[...] destiné à rendre propice le dieu du blé qui, alors, périssait sous les faucilles des moissonneurs, ou bien était foulé par les sabots des bœufs sur l’aire. Tandis que les hommes l’exterminaient, les femmes versaient des larmes de crocodile et affectaient un chagrin et un deuil excessif pour calmer son indignation bien naturelle22.
17Dans ce cas, la célébration des adonies au beau milieu de l’été correspondrait dans l’est-méditerranéen à la période de transition entre la fin de la moisson du blé et le début des vendanges23.
18Une fois le caractère orgiastique des cérémonies accompagnant la mort du dieu interprété comme un trait d’archaïsme, Adonis devint l’esprit de la végétation dont le culte remontait au Néolithique24. Il fut même considéré comme l’archétype du dieu-qui-meurt, l’expression évhémérisée de l’alternance d’une saison des pluies et d’une longue saison sèche typique du climat est-méditerranéen. Et dans ce contexte interprétatif, les jardins d’Adonis devinrent des charmes destinés à stimuler le renouveau de la végétation par magie sympathique, dont l’efficacité serait amplifiée par les cultes orgiastiques.
19Cette représentation fit d’Adonis une des multiples figures du dieu associé à la fertilité, dont Baal serait l’archétype25. Et cette approche fit de son culte l’expression d’une préoccupation première bien prosaïque, comme le conclut James Frazer : « La faim ressentie ou redoutée, telle était surtout la raison principale du culte d’Adonis26 ». Cette perspective rejoint fort bien les considérations utilitaires aujourd’hui regardées comme les moteurs de la domestication. Mais c’est justement un pareil biais qui nous invite à ne pas se contenter de ce type d’explications.
20Le groupe des dieux qui meurent et ressuscitent n’est pas aussi homogène qu’on voudrait le croire. Tout d’abord, leur cycle de vie ne suit pas toujours le rythme du calendrier agricole. Ensuite, le processus de mort et de résurrection implique parfois le feu, comme c’est le cas pour Melqart, et non la terre. Enfin, certains des dieux rangés dans cette catégorie (comme Adonis) n’ont rien à voir avec l’orage, phénomène étroitement lié à la croissance des végétaux. Par conséquent, insérer Adonis dans la même catégorie que Baal, au nom de sa mort, n’est ni fondé ni même suffisant pour en faire une divinité agricole27.
21Par ailleurs, on est en droit de se demander au nom de quoi la mort de jeunes pousses de blé ou d’orge en pleine canicule est susceptible de stimuler la pousse des cultures à la prochaine saison des pluies. À l’instar des rites de fertilité, les jardins d’Adonis évoquent plutôt la stérilité d’une germination inconséquente des graines de céréales. Marcel Détienne rappelle à ce sujet que les jardins d’Adonis servaient de référence, en Grèce ancienne, pour désigner ce qui est léger, privé de maturité, dépourvu de racines profondes, ou encore stérile28. Adonis serait-il le dieu de la superficialité et des plaisirs frivoles autant qu’éphémères ? Incarnerait-il la subversion amoureuse, ou encore la passion consumant les amants jusqu’à la mort ?
Les racines d’Adonis
22S’il reste difficile de voir en Adonis une divinité de l’agriculture, certains aspects de son culte ou de sa personnalité le rattachent toutefois à la sphère végétale. Par exemple, la mythologie grecque rapporte qu’Adonis fut tué par un sanglier, animal qui, remuant la terre avec ses défenses, incarne ainsi l’acte de labourer. Ensuite, la renoncule rouge (Adonis microcarpa) est qualifiée de fleur d’Adonis, sa couleur évoquant la mort du dieu. Mais comme cette plante est au Proche-Orient une adventice typique des cultures, il s’établit spontanément une association entre la culture des céréales et la mort d’Adonis, ce que la renoncule rouge vient rappeler chaque année. De même, les spécialistes n’ont pas manqué de souligner le parallèle entre les jardins d’Adonis et les figurines d’Osiris faites de terre dans lesquelles, une fois arrosées, germaient les grains de céréales en hommage au dieu29. Or Osiris est en Égypte intimement lié aux céréales, auxquelles il s’identifie même complètement, comme il sera exposé un peu plus loin.
23Enfin, Attis, le dieu regardé comme la version lydienne d’Adonis, est explicitement assimilé aux céréales, et notamment au blé. Le dieu est même parfois représenté avec une gerbe de blé sur sa tête30. Certaines représentations suggèrent même que ces épis de blé croissent sur sa tête et puisent leur vitalité depuis le contenu de son crâne (voir figure 10.1).
Figure 10.1. Représentation du dieu Attis sur un autel dédicacé à Cybèle.

Rome, Villa Albani (dessiné par Sergueï Aviv d’après Mucznik 2017, fig. 16).
24Cette dernière singularité est tout particulièrement intéressante, parce qu’elle promeut une relation similaire à celle mise en valeur durant les premières phases de la domestication, notamment au travers du traitement des crânes. Il ne s’agit probablement pas d’une simple coïncidence, car le symbole d’Attis est bien l’épi vert de blé. Le dieu était même surnommé « épi moissonné vert », ce qui signifie qu’il s’agit là d’un attribut essentiel31. L’interdit de consommation de pain, lors de la célébration des mystères d’Attis, suggère qu’il n’est pas question ici d’un simple symbole de maturation des céréales, mais bien de son antithèse : le non-jaunissement du blé, soit encore la survie de la plante au-delà du cycle normal de développement. Il semblerait donc qu’Attis fut jadis identifié aux plantes survitales desquelles sont issues les céréales domestiques32.
25Ces recoupements laissent entrevoir l’identité originelle d’Adonis au Levant : il est question encore une fois du dieu de la domestication des céréales, dont le drame reproduit les éléments essentiels du processus exposé au chapitre précédent. La mort du dieu est suivie de la transformation des graines germant sur sa sépulture en plantes survitales. Et tout comme pour Dagan, ce transfert se produit au milieu de l’été, durant les mois les plus favorables à l’influence des polyamines sur les graines en germination. Dans ce contexte interprétatif, le rapport entre l’épi de blé et la tête du dieu (Attis) laisse entrevoir deux choses : tout d’abord l’existence d’un transfert de vitalité depuis le contenu du crâne vers les plantes en voie de domestication, ce qui fait des plantes survitales le réceptacle des forces vitales de l’homme une fois décédé. Ensuite, la théorie du muelos promeut une relation entre les forces vitalisantes transmises aux plantes et l’activité sexuelle, toutes deux censées émaner du crâne de l’individu.
26Cette conjonction éclaire le lien entre la germination des jardins d’Adonis (le transfert de l’énergie vitale de la moelle aux plantes) et les pratiques orgiastiques (le transfert d’énergie vitale aux femmes par le semen, via l’acte sexuel). Ce parallèle pourrait bien justifier la juxtaposition de deux types de jardins d’Adonis, l’un consacré aux semences de céréales, et l’autre semé avec des graines de laitue, de fenouil et autres herbes aromatiques. En effet, si l’on en croit Marcel Détienne, le fenouil avait dans l’Antiquité la réputation de stimuler la libido masculine et une production abondante de semen33. Cela expliquerait également pourquoi les pratiques orgiastiques liées au culte d’Adonis étaient censées stimuler et faire circuler l’énergie vitale34.
27Cette interprétation offre un nouvel éclairage au fait de laisser sécher les jardins d’Adonis juste après la germination des plantes. Cette pratique singulière permet de séparer le transfert d’énergie vitale du défunt aux plantes – phénomène propre à la domestication –, du processus de mise en culture des plantes en vue de leur exploitation, propre à l’agriculture. Le culte d’Adonis s’accompagne de la prostitution des femmes. Or cette pratique appuie la distinction faite entre le transfert de vitalité propre à l’acte sexuel (via le semen), la seule réalité attachée à la prostitution, et la procréation qui en est normalement l’issue. Si l’on en croit cette interprétation, les rites propres au culte d’Adonis veilleraient à séparer la fertilité (agriculture) de la vitalité (domestication) pour ne célébrer que cette dernière dimension. Dans ce cas, ils commémorent avant tout la naissance des plantes domestiques, et avec elle, la dimension culturelle attachée à la phase de technopoïèse de la mise en culture.
L’anomalie levantine
28L’analyse des attributs de Dagan et du culte d’Adonis atteste que le souvenir des toutes premières phases de la domestication est resté vivant jusqu’à la fin de l’Antiquité. Mais paradoxalement, ce souvenir demeure pratiquement invisible au Levant, puisque l’homologie entre Adonis, Attis ou Osiris reste nécessaire pour le mettre en évidence. Adonis apparaît ainsi comme une divinité masquée, dont l’identité profonde se cache derrière des rites orgiastiques apparemment sans grande relation avec la domestication.
29Plus encore, si Dagan est le maître du panthéon dans la région du Moyen-Euphrate, ce rôle est, au Levant, dévolu à El. Or contrairement à Dagan, le dieu El ne montre aucune affinité avec l’agriculture, et encore moins avec la domestication. Même si le culte d’Adonis reste prestigieux à Byblos, cette divinité semble être devenue très secondaire au Levant. Cette situation est d’autant plus troublante que le Levant est le creuset des toutes premières phases de la domestication, celles-là mêmes dont le culte d’Adonis et de Dagan portent la mémoire.
30Cette anomalie connaît deux explications possibles. Soit le Levant n’a pas l’importance que la présente analyse lui accorde en matière de domestication ; soit un événement culturel d’ampleur supplanta les traditions et la cosmologie issues de la domestication des plantes. Un pareil événement est alors susceptible de minorer l’importance du culte d’Adonis et d’en effacer pratiquement son sens originel.
31L’examen des deux sens de la racine ḥnṭ dans les langues ouest-sémitiques parlées au Levant (hébreu, arabe, araméen) conduit à pencher pour la seconde solution. Cette racine y désigne à la fois la maturation des fruits/graines des plantes, et le traitement accordé aux défunts. L’usage commun de cette racine exprime l’association promue par les locuteurs de ces langues entre le cycle de vie des plantes annuelles (notamment la maturation, soit la fin du cycle) et le monde des morts. Plus curieux encore, le terme désignant le blé est lui aussi construit sur cette racine ḥnṭ (hébreu ḥi(n)ṭa, arabe ḥinṭat, araméen ḥanṭeta). Si le blé, l’archétype levantin de la plante domestiquée, se nomme bien la graine-cadavre (littéralement, la cadavrée) dans ces langues, il y a de fortes chances que le processus de domestication exposé au chapitre précédent concerne cette région du Proche-Orient35.
32Un événement culturel d’ampleur s’est bien produit au Sud-Levant quelques millénaires après la domestication des plantes. Il est lié au développement local de la métallurgie, durant la phase Chalcolithique tardive (4500-3700 avant notre ère, culture dite Ghassulienne). Alors que cette nouvelle technique reste culturellement neutre dans les autres foyers contemporains de domestication du métal (Anatolie, Iran, Haut-Euphrate, Caucase, Balkans), la métallurgie a révolutionné de fond en comble la culture au Sud-Levant36. Le rapport à la mort compte parmi les changements les plus radicaux. Désormais, les défunts n’ont plus de contact avec la terre. Les corps sont déposés dans des grottes funéraires, puis les squelettes sont ultérieurement transportés dans des ossuaires recelant déjà les restes des ancêtres. Ce rite rompt avec les pratiques mortuaires du Néolithique, et surtout avec les croyances qui lui sont attachées, et ce pour lui substituer un nouvel ensemble de croyances37. Au sud du Levant, la dimension culturelle propre à la métallurgie, et surtout sa nature technopoïétique, semblent avoir balayé la cosmologie néolithique fondée sur la domestication, et la vitalisation du monde par les défunts38.
33L’analyse exposée ici suggère qu’au Néolithique, la mort conférait à l’homme un pouvoir démiurgique sur la nature, révélé par le phénomène des plantes survitales et l’émergence des plantes domestiques. Or ces mêmes attributs s’expriment dans un tout autre registre au Chalcolithique. En effet, la production de cuivre dans un fourneau à partir d’un minerai qui ne présente aucune trace visible de métal devient, elle aussi, un acte démiurgique. Par ailleurs, la capacité de régénérer par refonte un objet métallique corrodé, et ce à l’infini et sans perte de matière, met en évidence une nouvelle source de vitalité, le fourneau. Or un pareil procédé n’implique en rien les végétaux ni les défunts. Bien au contraire, en intégrant le cycle de vie dans un schéma cosmique dans lequel la mort prélude à un acte de refonte et de réjuvénation, la découverte de la métallurgie stimulait une alternative aux croyances du Néolithique. La forte dimension technopoïétique attachée à la métallurgie au Sud-Levant39 fit de cette activité la source d’un paradigme cosmologique nouveau sur la base duquel s’élaboreront les religions de l’âge du bronze au Levant, et même bien au-delà. En parallèle, le dieu patronnant la métallurgie deviendra la grande divinité autour de laquelle s’organisera un nouveau panthéon40. C’est probablement la raison pour laquelle Adonis n’a ni le même statut ni le même prestige que Dagan au Moyen-Euphrate, qu’Attis en Anatolie ou qu’Osiris en Égypte.
Déméter ou les mystères de la domestication
34Le contenu des cultes d’Adonis et d’Attis révèle que la mémoire du processus de domestication n’a pas totalement disparu au premier millénaire avant notre ère. Ce constat nous invite à en chercher la trace dans d’autres traditions élaborées dans l’aire d’influence de la domestication du Proche-Orient. La Grèce ancienne est particulièrement intéressante à ce sujet. Tout d’abord, la théorie du muelos y connaît une expression des plus explicites dans l’Antiquité. Les auteurs grecs défendent sans ambages l’opinion selon laquelle le crâne serait le réceptacle de la vitalité de l’homme. Le caractère sacré du cerveau en Grèce ancienne et le tabou alimentaire sur la consommation de cet organe confirment ces vues, tout comme la désignation de la colonne vertébrale comme l’os sacré41. La croyance selon laquelle le cerveau et la moelle épinière se transformaient en serpent à la mort de l’individu corrobore ces vues42. De plus, tout comme pour Attis en Phrygie, la tête était assimilée en Grèce ancienne à un épi de céréale, ce dernier étant même parfois représenté dans les mystères d’Éleusis comme émanant du crâne des défunts43. Ces indications nous invitent à examiner de plus près les cultes et mythologies agraires de la Grèce ancienne.
35Le culte de Déméter coïncide avec les semailles, la phase de croissance des plantes, la phase de maturation des céréales et la récolte. Les épithètes attribués à la déesse (la verdoyante, la gerbe, le grain desséché) confirment son caractère de divinité agraire44. Son statut de déesse-mère et maîtresse de la fécondité en fait une figure archaïque du panthéon grec, probablement ancrée dans des traditions néolithiques45. Plus intéressant encore, Déméter est reconnue comme la déesse de la domestication des plantes, la pourvoyeuse des toutes premières semences, auxquelles elle est pleinement identifiée46.
Les offrandes corrompues
36Si Déméter n’est pas une divinité mortuaire, elle partage cependant avec Dagan un point commun fort singulier : l’offrande de cadavres en décomposition. C’est du moins ce qui ressort des témoignages relatifs aux célébrations estivales de la déesse à Athènes, les thesmophories47.
37Le rite débutait au milieu de l’été par la cérémonie des scirophories48. Cette première partie du rite est une petite cérémonie au caractère secret à laquelle seules les femmes participaient. Elle consistait à précipiter des porcelets vivants dans une crevasse ou une citerne vide, dans laquelle avaient été déposées auparavant des galettes de céréales en forme de serpents ou d’organes virils49. Une fois les porcelets morts, leur chair se décomposait progressivement à la chaleur de l’été et se mêlait aux galettes de céréales.
38Quelques semaines plus tard, un peu avant les semailles (fin septembre), se déroulait la seconde partie du rituel, les thesmophories à proprement parler50. La cérémonie s’ouvrait avec la descente de quelques femmes dans l’antre ou la crevasse où elles devaient récupérer les restes corrompus des porcelets et des simulacres végétaux51. Ces restes étaient alors religieusement conduits au temple de Déméter à Athènes. Mélangés à des graines de céréales, ils étaient ensuite déposés sur l’autel consacré à la déesse52. Une fois ce rituel achevé, les paysans récupéraient chacun une petite partie de cette offrande (des restes de charognes et de galettes mélangées à des graines) qu’ils enterraient dans leurs champs pendant les semailles, et ce afin de garantir une récolte abondante53.
39Les détails du rituel ont laissé les spécialistes assez perplexes, surtout en ce qui concerne sa signification et son origine. Particulièrement curieuse est la sacralité attribuée aux restes corrompus des porcelets, dont la manipulation et le transport au temple de Déméter exigeaient des purifications préalables. Certains spécialistes se sont même interrogés à propos de l’authenticité d’un rituel aussi extravagant54, mais ce scepticisme se trouve toutefois démenti par l’écho de ces pratiques dans l’hymne homérique consacré à la déesse55. D’autres spécialistes ont interprété ces rites comme étant l’expression d’une action sur les plantes par magie sympathique56. Mais il est bien plus simple d’approcher ce rituel à la lumière du scénario de domestication ici proposé. Dans ce contexte, l’offrande de chairs corrompues et mélangées à des graines de céréales, juste avant les semailles, serait alors un moyen de rappeler l’importance cruciale des corps en décomposition (via les polyamines) dans l’origine des plantes domestiques. Ce rituel devient alors l’homologue des offrandes de charognes faites à Dagan à la fin de l’été. Quant aux simulacres de serpents et d’organes virils qui se mélangeaient aux chairs corrompues des porcelets et aux semences, ils évoquent parfaitement le transfert vers les semences du flux de vitalité au travers de la mort, ou encore les rites orgiastiques associés au culte d’Adonis et d’Attis.
Fertilité et vitalité
40Le rituel des offrandes corrompues n’exprime pas seulement la mémoire du transfert de vitalité propre au processus de domestication. Si les paysans enfouissaient dans leurs champs une fraction de l’offrande corrompue dans l’espoir d’obtenir une abondante récolte, il semblerait que les thesmophories furent avant tout perçues comme un rituel de fécondité/fertilité. Cette dimension apparaît également dans le nom calligeneia (la belle naissance) donné au troisième jour des thesmophories, associant ainsi la natalité et la fécondité humaine à la cérémonie57. Cette appellation suggère que la participation des femmes mariées au rituel avait pour objectif non seulement la perspective d’une abondante récolte, mais également de nouvelles naissances. Par conséquent, les thesmophories seraient à la fois le véhicule de la mémoire du processus de domestication et de transfert de vitalité lui étant associé, et des rituels de promotion de la fécondité des plantes, des animaux domestiques et des femmes. Cette conclusion correspond parfaitement à l’image de la déesse-mère dépeinte par certains spécialistes du Néolithique. Elle transforme les thesmophories en des rituels de fertilité élaborés une fois le processus de domestication achevé (contexte technologique), sur la base de la mémoire du processus de domestication et du transfert de vitalité qui lui est consubstantiel (contexte technopoïétique).
41Cette représentation n’est toutefois pas totalement satisfaisante. En effet, si les festivités ne concernent que des femmes (toutes mariées), on note cependant un rejet catégorique de la procréation (tabou de chasteté, usage d’anti-aphrodisiaques) durant tout le rituel, une attitude en opposition ouverte avec le thème général de fécondité accompagnant ces cérémonies58. Ce tabou sur la procréation s’accompagne d’un caractère grossier, subversif, voir blasphémateur, perceptible dans les propos indécents tenus par les participantes en regard de la cité, de ses institutions, et même de ses dieux59. Ils expriment une rébellion contre les institutions religieuses de la cité et contre le patriarcat auquel ces dernières sont associées. Ce caractère subversif se trouve confirmé par la libération, lors des thesmophories, de tous les prisonniers, c’est-à-dire des contrevenants aux lois garantes de l’ordre dans la cité60. Ces pratiques sont aux antipodes des rites de fertilité et fécondité assurant la stabilité et la prospérité de la société établie et de ses institutions. Et pourtant, paradoxalement, elles semblent bien directement liées au culte de Déméter, comme le confirme l’hymne homérique consacré à la déesse.
Le caractère subversif de Déméter
42Apparemment daté du viie siècle avant notre ère, l’hymne homérique consacré à la déesse s’articule en deux parties. La première débute par le rapt et le viol de sa fille Perséphone par Hadès (le dieu régnant sur le monde souterrain) avec la complicité de Zeus. Déméter finit par apprendre le délit, s’endeuille, et fuit la compagnie des dieux pour préférer celle des mortels. Engagée par la reine d’Éleusis (Métanire) comme nourrice de son fils (Démophon/Triptolème), Déméter tente de transformer celui-ci en immortel. Puis, au vu de la réaction de frayeur de sa mère, elle renonce à ce projet. Déçue, elle révèle son vrai visage de déesse et transmet alors ses instructions quant à son culte.
43Ce récit est riche de significations. Tout d’abord, le rapt de Perséphone (plongée dans les entrailles de la terre) trouve son parallèle dans la mise à mort des porcelets propre au rituel des offrandes corrompues61. Quant à l’addition des graines à la chair corrompue, elle fait écho à l’identification de Perséphone, à la fin du récit, aux graines de blé. Il en ressort que l’issue de ce premier acte, les instructions pour le culte de la déesse, fait probablement référence au rituel des thesmophories dans son intégralité.
44La dimension subversive propre aux thesmophories, quant à elle, est parfaitement visible. Elle s’exprime au travers du rapt et du viol de Perséphone et surtout de ses conséquences : un rejet par la déesse du panthéon dans son intégralité, ce qui inclut non seulement les croyances de la cité, mais encore les institutions qui en découlent. Cette subversion exprime une tentative d’élaborer un monde émancipé de l’emprise des dieux, via la transformation du jeune homme en un immortel. La peur et le refus des hommes devant cette initiative conduisent alors la déesse à instituer ses propres rites, tout en marquant leur indépendance par rapport à la religion officielle (ce qu'exprime l’exclusion des hommes du rituel des offrandes corrompues).
45Le conflit avec les institutions prend encore une autre dimension au vu du parallèle entre le couple Zeus/Hadès en Grèce et Baal/Môt au Levant, la paire de divinités régissant le processus de production agricole. Dans cette perspective, le rapt et le viol de Perséphone annoncent la subordination des principes de vitalité propres à la domestication (la dimension technopoïétique de la mise en culture) en regard des principes de productivité/fécondité (la dimension technologique de l’agriculture). Cette perspective pourrait expliquer à la fois le mélange des cultes de fertilité/fécondité et de vitalité, bien présent dans les thesmophories, et la révolte contre les institutions garantes de la prospérité de la cité. Dans ce cas, le culte officiel de Déméter exprimerait un compromis entre, d’une part, les valeurs de la domestication articulées autour de la vitalité et, d’autre part, le nouvel ordre du monde qui en hérite, tout en se focalisant sur la productivité.
46Le contenu de la deuxième partie de l’hymne à Déméter nourrit cette interprétation. Une fois livrées les instructions quant à son culte, Déméter ne s’installe pas dans le temple qui lui est dédié, comme on pourrait le prévoir. Curieusement, elle renonce à ce mode d’existence pour mener une vie d’errance et de désespoir. La colère de la déesse s’exprime même par une famine générale qu’elle provoque sur la terre en privant les plantes de leur vitalité. Cette situation de crise contraint Zeus et Hadès à libérer Perséphone provisoirement, mais de façon régulière. En contrepartie, l’hymne rapporte que Déméter rétablit la vitalité sur la terre, instruit les hommes de ses mystères, et fait don du blé domestique à Triptolème et d’un chariot pour en diffuser la culture de par le monde. Cette seconde partie fait état de la suprématie des forces vitales (Déméter) sur les forces de production incarnées par Zeus/Hadès62. Ces derniers se voient ainsi contraints de renoncer à faire disparaître définitivement les croyances propres au processus de domestication, croyances spontanément subordonnées aux exigences de production depuis l’avènement d’une approche technologique de l’agriculture. Cette victoire de Demeter est symbolisée par le retour (partiel) de Perséphone sur terre et surtout par l’instauration des mystères de la divinité ainsi que leur diffusion, en parallèle avec la dissémination des graines de blé domestique.
Le thème des mystères
47L’hymne homérique laisse entendre que les mystères seraient une version non dénaturée du culte de Déméter, c’est-à-dire centrée non pas sur les perspectives d’exploitation des plantes ravalées au rang de ressources, mais bien sur la domestication et la dimension vitalisante qui l’accompagne. Si cette interprétation est fondée, alors c’est dans les mystères attachés à la déesse que survit la mémoire des processus liés à la domestication, leur caractère technopoïétique et la signification religieuse de ce dernier. Mais leur investigation n’est pas une chose aisée. Le silence qui régnait dans l’Antiquité autour des mystères d’Éleusis a donné libre cours à une myriade de spéculations sur leur contenu, leur signification et leur portée.
48Une chose paraît solidement établie, cependant. Les rites d’Éleusis célébraient le don des céréales domestiques à l’humanité tout entière63. L’événement était commémoré par l’envoi à Éleusis de graines provenant de toutes les régions de la Grèce, leur mélange et leur stockage dans un même silo64. Cette pratique n’est pas sans rappeler l’usage des graines de plantes dérivées, ou même les graines-ancêtres circulant depuis le Natoufien entre populations distantes, assurant leur cohésion sociale tout en contribuant au processus de domestication.
49Les grands mystères (télété) d’Éleusis étaient célébrés chaque année juste avant les semailles, au mois de Boedromin (fin septembre début octobre). L’initiation comprenait une préparation de quatre jours à l’Élusinion d’Athènes, incluant des rituels de purification et le sacrifice de porcelets. C’est là un premier parallèle avec les thesmophories. La procession se dirigeait ensuite vers Éleusis, non sans se moquer des institutions et insulter les notables de la ville (là encore, tout comme dans les thesmophories).
50Une fois arrivés sur le site, le rituel se prolongeait par trois jours de jeûnes, incantations et manipulations d’objets, phase que Clément d’Alexandrie résume mystérieusement ainsi (Propteptique II, 21, 2) : « J’ai jeûné, j’ai bu le cycéon, j’ai pris dans le panier et après avoir travaillé, j’ai déposé dans la corbeille, puis reprenant la corbeille, j’ai replacé dans le panier. » Ces traits trahissent tous le caractère éminemment archaïque de la cérémonie, ce que confirment quelques détails concernant ce rituel.
- Le cycéon (kykeôn) : il est question d’une boisson très simple, faite de gruau d’orge (grains légèrement torréfiés et broyés) et d’eau, ingrédients auxquels on ajoutait une branche de pouliot (une plante sauvage, Mentha pulegium), ce qui conférait au cycéon un léger goût de menthe65. Cet aliment des plus sobres était déjà délaissé à l’époque où les mystères étaient célébrés, si bien que sa consommation plongeait spontanément les époptes (impétrants) des mystères d’Éleusis vers un passé aussi lointain que révolu66. L’usage parallèle du cycéon lors les cérémonies funéraires67 pourrait bien véhiculer des traditions très anciennes reliant le monde des morts à la mise en culture des plantes survitales ou dérivées. Cette conclusion est d’autant plus probante que de nombreux auteurs grecs assimilaient le gruau d’orge à de la matière médullaire (cerveau/moelle épinière) liquéfiée68. Sa consommation lors des mystères fait donc écho aux croyances accompagnant le scénario de domestication exposé ici.
- Les objets manipulés : certains spécialistes suggèrent que les objets contenus dans le panier, manipulés par les époptes et utilisés pour un « travail » (selon les propos rapportés par Clément d’Alexandrie), étaient les instruments requis pour la préparation du cycéon, soit encore le pilon et le mortier69. Leur usage fait référence, là encore, à la période très reculée de la domestication, durant laquelle ces instruments revêtaient une dimension sacrée. L’homologie entre le crâne et le mortier, identifiée au Natoufien, trouve ici une singulière expression, du fait que le cycéon produit dans cet ustensile était assimilé à la moelle des os. La cérémonie devient alors l’expression d’un transfert réciproque de vitalité entre l’homme et les plantes domestiquées.
- L’absence de stratification : l’accès aux mystères était ouvert à tous, hommes et femmes, enfants et vieillards, citoyens et étrangers, hommes libres et esclaves70. Cette indistinction est un caractère particulièrement archaïque, faisant référence à une société dans laquelle la stratification sociale était encore inexistante. Et là encore, c’est bien le cas des sociétés du Proche-Orient durant la phase de domestication, le caractère universel du transfert de vitalité des hommes aux plantes renforçant davantage cette absence de stratification sociale.
- La simplicité du culte : Si des animaux étaient sacrifiés hors de l’enceinte du site de la révélation des mystères, cette pratique demeurait prohibée une fois franchi le seuil. Ce tabou s’accompagnait d’une absence de représentations de la déesse dans l’enceinte sacrée. Il n’y avait pas plus de caste de prêtres contrôlant le site. Ces caractéristiques typiquement archaïques sont en parfaite correspondance avec l’absence de divinités (ou du moins de leur figuration) dans le monde de l’en deçà, une réalité qui cède la place au culte des dieux une fois la domestication accomplie71.
51Au-delà du caractère archaïque des mystères d’Éleusis, les pratiques cérémonielles montrent une affinité plus grande avec la période de domestication qu’avec celle qui lui succéda, la phase d’exploitation des plantes domestiques. Cette affinité supporte l’idée d’une référence, dans les mystères d’Éleusis, à la phase de technopoïèse organisée autour de la question de la vitalité, plutôt qu’à la phase technologique d’agriculture centrée sur les questions de fertilité et d’optimalisation de la production.
Les révélations d’Éleusis
52Le point culminant des mystères, l’époptie, consistait apparemment en l’exhibition d’un épi de blé représentant le retour de Perséphone sur terre72. Aux dires d’Hippolyte (Philosophumena V, 38-41), un auteur chrétien de la fin de l’Antiquité (170-235 de notre ère), l’épi était révélé aux époptes dans un silence solennel, rompu par la formule laconique : « La puissante a donné naissance au puissant »73. Selon toute vraisemblance, cette expression signalait un transfert de puissance et/ou de vitalité depuis Perséphone vers le blé.
53Faire de cette révélation le point culminant de huit jours de préparation intense pourrait paraître quelque peu décevant, parce que l’identification de Perséphone avec le blé est déjà formulée dans l’hymne homérique qui était lu en préparation aux mystères. Cette identification est même affirmée au cours des thesmophories, durant les cérémonies des offrandes corrompues74. Mais l’annonce entourée d’un halo de mystère est beaucoup moins banale une fois spécifié que l’épi de blé que l’on exhibait devant l’épopte était encore vert, phénomène totalement inhabituel en fin d’été75. Ce prodige prend tout son sens en référence aux plantes survitales, considérées comme telles au nom de leur retard significatif de sénescence. En identifiant l’épi vert de blé avec Perséphone, l’épopte découvrait apparemment le mystère des plantes survitales, celui de l’origine funéraire de leur retard de sénescence, et celui de leur étroite implication dans le don des plantes domestiques fait par Déméter à l’humanité.
54Mais les mystères étaient bien plus qu’une leçon d’histoire de la domestication, ou un témoignage de gratitude envers Déméter et sa fille. En effet, les auteurs antiques confirment que la révélation du mystère d’Éleusis délivrait l’impétrant des angoisses de la mort76. L’hymne homérique lui-même exprime la promesse des mystères d’Éleusis de révéler des choses cachées sur la destinée du défunt : « Heureux celui parmi les hommes qui les a vus, tandis que celui qui n’est pas initié aux rites […] a un autre sort qui se perd dans l’obscurité profonde » (Hymne homérique 33, 480-483)77. Plutôt qu’une promesse de vie éternelle ou de transmigration des âmes (autant de considérations étrangères à ces mystères), la sérénité semble ici émaner du transfert de vitalité du défunt vers le blé. Or c’est là justement le tournant décisif identifié en phase initiale de domestication, la motivation technopoïétique à la base du processus tout entier, biologique comme culturel. Cette sérénité se fonde sur un transfert de vitalité depuis le défunt vers la nature, sur sa métamorphose en un être immortel fusionnant avec les puissances cosmiques, tout en contribuant à nourrir les nouvelles générations d’humains.
55Au vu d’un tel message, il n’est pas étonnant de voir les philosophes de l’Antiquité vanter les mystères d’Éleusis qui, selon eux, rendaient l’homme non seulement plus serein, mais encore « plus juste et meilleur en toutes choses »78. Ce contenu clarifie l’incompatibilité d’une pareille révélation avec la religion officielle établissant une séparation très nette entre la condition humaine et celle des dieux.
56Par leur caractère, les mystères veillaient apparemment à préserver la source technopoïétique de la domestication, appréhendée ici comme source de vitalité. Fondée sur une mémoire étonnement précise des événements propres à la domestication, il semblerait que cette démarche forma le support d’une conception religieuse universaliste autant que sereine . Celle-ci transcendait les croyances véhiculées par la religion officielle et les institutions qui en dépendent.
La délivrance d’Osiris
57Osiris est le dieu Égyptien rattaché à la fois à l’agriculture et au monde des morts. Aux yeux de nombreux spécialistes, cette dualité fit jadis d’Osiris l’archétype du « dieu-qui-meurt », une opinion fondée sur l’identification du dieu au cycle de vie des céréales. Une fois rangé dans cette catégorie, Osiris devint alors une divinité de la production agricole, dont la mort coïnciderait avec le moment la maturation des graines, et conditionnerait l’abondance des récoltes79.
58Cette opinion est aujourd’hui largement contestée. Les égyptologues n’ont pas manqué de signaler que la mythologie d’Osiris n’a pas grand rapport avec l’agriculture. Son combat avec son frère Seth, sa mort et ses péripéties d’outre-tombe (la migration du cercueil à Byblos, son retour, le découpage d’Osiris en morceaux jetés dans le Nil, sa reconstitution magique et l’engendrement post-mortem d’Horus par la magie d’Isis) évoquent plutôt une querelle pour l’autorité politique sur l’Égypte aux temps reculés de l’émergence de cette nation80. Il est vrai que l’absence si fréquente d’Osiris dans la liste des dieux invoqués dans les rites agraires égyptiens rend cette conclusion très plausible. Elle fait de l’agriculture un attribut secondaire, voire même tardif, du culte d’Osiris81.
59Ainsi, l’opinion couramment défendue aujourd’hui voit en la figure d’Orisis le grand dieu du Nil maîtrisant le rythme de ses crues, ou encore le maître du monde de l’au-delà82. Et dans ce cas, le rapport d’Osiris aux plantes cultivées, et notamment aux céréales, serait bien plus symbolique que réel dans la religion égyptienne. Le cycle de vie des céréales servirait d’illustration aux fluctuations annuelles du niveau du Nil, ou encore au cycle de vie d’un homme, métaphoriquement assimilé à celui d’un plant de blé.
60Cependant, Plutarque dénonçait déjà explicitement le danger d’une interprétation symbolique du phénomène religieux propre à Osiris. Il y voyait une manière d’oblitérer l’expression d’un lien authentique entre les faits, les rites et les croyances :
Ainsi nous opposerons-nous à tous ces esprits grossiers qui se plaisent à assimiler les activités de ces dieux soit aux changements saisonniers de l’atmosphère, soit à la pousse des récoltes, aux semailles et aux labours, et qui parlent de « funérailles d’Osiris » lorsque le grain que l’on sème est enfoui en terre, de « résurrection et de réapparition d’Osiris » lorsque commence la germination83.
61Cet avertissement est particulièrement pertinent concernant les Égyptiens. Il suffit d’examiner les papyrus médicaux de l’Égypte ancienne (et notamment le Papyrus Smith) pour se persuader du faible degré de symbolisme et d’analogie dans leurs conceptions, fondées principalement sur une observation attentive des faits. Plutarque confirme ce caractère « moderne » de la pensée égyptienne, attesté depuis la plus haute Antiquité :
Il faut dire que, contrairement à ce qu’on pense parfois, les Égyptiens n’introduisaient dans leurs cultes aucun élément irrationnel ou fabuleux, aucun produit de la superstition. Certains de leurs usages ont un fondement moral et utilitaire; les autres ne sont pas étrangers aux subtilités de l’histoire ou de l’observation des faits naturels84.
62Trois points ressortent de ces témoignages. Tout d’abord, le lien entre Osiris et la végétation pourrait être bien plus réaliste que symbolique. Ensuite, le dieu n’est pas explicitement identifié comme une divinité agraire. Enfin, Osiris est intimement lié au monde des morts. Une fois réunies, ces trois caractéristiques invitent à examiner le lien attachant Osiris à la domestication.
Le dieu-céréale
63L’intimité d’Osiris avec les céréales cultivées en Égypte (blé, orge) est visible dans une incantation égyptienne adressée au dieu : « Tu es le père et la mère des hommes ; ils vivent de ton souffle ; ils mangent la chair de ton corps »85. Les statuettes d’Osiris faites de céréales illustrent ces croyances. Le corps de la statuette était composé d’alluvions et de sable fin prélevés sur les berges du Nil, mélangés à des graines d’orge86. À la manière d’une momie, ces statuettes étaient enveloppées de bandelettes de lin, avant d’être enfermées dans un coffret qui épousait sa forme, tel un sarcophage (voir figure 10.2 du cahier hors texte)87.
64Cette homologie entre Osiris et les céréales se confirme par le biais de son identification au dieu-grain Neper. En témoigne l’expression Osiris-Neper attestée dans certaines sources égyptiennes, faisant du dieu-grain l’épithète, ou encore l’attribut principal d’Osiris88.
65Osiris était en Égypte plus qu’un esprit de la végétation stimulant la croissance des céréales et la production des grains. Le dieu est explicitement considéré comme le pourvoyeur des plantes domestiques, celui qui les offrit à l’homme, et introduisit avec elles les fondements de la vie civilisée. Isis, sa parèdre, complète le don en révélant aux hommes les secrets de la fabrication du pain89. Mais la relation entre Osiris et Isis est bien plus complexe, puisque certaines sources égyptiennes identifient Isis comme la déesse initiant la mise en culture. Par extension, Osiris serait non pas le pourvoyeur des plantes cultivées, mais plutôt le dieu s’identifiant pleinement aux plantes domestiques90. Si c’est bien le cas, les rites et cultes liés à Osiris sont à même de nous renseigner sur la façon dont les Égyptiens concevaient l’émergence des plantes domestiques.
Les effluves du dieu mort
66Contrairement aux divinités associées au cycle des saisons, Osiris est un dieu-qui-meurt tout en offrant aux hommes les semences. Sa résurrection, tout comme celle de Perséphone en Grèce, s’exprime avant tout au travers de la germination des céréales91. Les attributs d’Osiris pointent en direction d’une contribution du dieu, par sa mort, à l’émergence des plantes domestiques dont il fait don aux hommes92. Certaines pratiques liées au culte d’Osiris confirment cette présomption. C’est le cas par exemple du rituel du « lit d’Osiris », une table sur laquelle on déposait un mélange de limon sableux aux formes de la divinité et sur lequel germaient des graines de céréales93. Les briques d’Osiris, des moules en terre cuite (ou en bois) ayant la forme d’Osiris servaient, elles aussi, à la germination de graines de céréales, notamment lors du rituel du Khentí-amentíu en l’honneur du dieu (voir figure 10.3 du cahier hors texte). Et tout comme dans les jardins d’Adonis, la croissance des plantes était rapidement interrompue par les conditions inappropriées de culture et la déshydratation.
67Si le lit d’Osiris était, comme les textes le révèlent, le lieu de résurrection du dieu, alors ce rituel (ainsi que celui du Khentí-amentíu) en réfère bien au phénomène originel amorçant le processus de domestication au Natoufien (Phase 1, chapitre 9). Certes, les traces de ces Osiris végétants ne recèlent rien d’autre qu’un mélange de limon et de graines, si bien que leur interprétation peut porter à controverse. Mais certains textes sont bien plus explicites encore quant au rôle du dieu défunt dans la genèse des plantes cultivées. Par exemple, une inscription du temple de Dendara mentionne qu’Osiris une fois mort a produit les céréales « à partir du liquide qui émane de lui »94. Dans un contexte mortuaire, une pareille description évoque avant tout la putréfaction des chairs95. Ce détail révèle que les Égyptiens considéraient les liquides de décomposition des chairs, particulièrement riches en polyamines, comme l’élément central dans la genèse des plantes cultivées.
Le maître de la vitalité
68En Égypte ancienne, la question de la vitalité est explicitement appréhendée en étroite relation avec la théorie du muelos. Dans cette culture, le fameux principe de vie se trouvait localisé dans la moelle des os, et plus particulièrement dans la moelle épinière et ce qui était appréhendé comme son réservoir, le cerveau. Cette conception s’étend à la production du semen, considéré en Égypte comme une liquéfaction de la moelle épinière, soit encore la quintessence du principe vital96. Et là encore, les diverses manifestations de ce principe de vitalité étaient véhiculées par le symbole du serpent, au nom de son identification à la colonne vertébrale97.
69L’association du serpent à de nombreuses divinités égyptiennes reflète probablement l’implication de ces dernières dans le maintien de la vitalité du monde. Mais en Égypte, cette fonction semble particulièrement attachée à la figure d’Osiris, le dieu dont la mort vitalise le monde. Ce caractère essentiel est reflété par l’association du dieu à la colonne djed, le signe de vitalité auquel il s’identifie complètement. C’est ce que révèle une figuration du dieu dans laquelle la colonne djed avec deux serpents à sa base constitue le corps (figure 10.4a). L’intimité du lien entre Osiris et le djed est si forte que ce signe suffit à lui seul pour identifier la divinité (figure 10.4b)98. Dans d’autres représentations, le dieu est figuré par une colonne djed au dessus de laquelle apparaît un autre signe de vitalité, l’ankh (figure 10.4c). Or ce symbolisme s’ancre bien dans la théorie du muelos, parce que les signes djed et ankh semblent schématiser la région lombaire et thoracique de la colonne vertébrale d’un taureau (figure 10.5)99. La représentation d’Osiris par une colonne djed surplombée par un signe ankh positionné au niveau des premières vertèbres thoraciques (voir figure 10.4c) appuie une pareille interprétation.
Figure 10.4. Représentations d’Osiris dans l’Égypte ancienne.

A : Osiris avec la colonne djed pour corps ; B : Osiris symbolisé par la colonne djed ; C : Osiris symbolisé par la colonne djed et l’ankh ; D : Osiris avec la colonne djed pour tête, et au trône supporté par une combinaison de signes ankh et waes.
Redessinés d’après Budge 1911, vol. 1 : 51-52.
Figure 10.5. Seconde vertèbre thoracique et les trois dernières vertèbres lombaires et sacrum d’un taureau (d’après Gordon et al. 1995).

70Le crâne d’Osiris était bien regardé en Égypte comme le réservoir de sa vitalité. Cette croyance inspirée par la théorie du muelos transparaît au travers de la substitution de la tête d’Osiris par une colonne djed (figure 10.4d). Dans cette figuration, le socle sur lequel repose Osiris est orné de deux signes exprimant la vitalité, l’ankh et le waes100. Or ce dernier semble récapituler les conceptions du muelos, puisque sa partie supérieure figure un crâne de bovidé, prolongé par un long trait droit, la moelle épinière dont les ramifications, en bas du signe, évoquent les conduits en direction du membre viril. En résumé, les conceptions sur la vitalité associées à la figure d’Osiris s’inscrivent bien dans le prolongement de celles identifiées dans les cultures natoufienne et néolithique acéramique. Si l’on ajoute l’attribution des plantes cultivées à Osiris et le lien intime de leur émergence avec la mort du dieu, les principaux composants du schéma de domestication identifiés dans les précédents chapitres se trouvent ici réunis.
Domestication et cosmologie
71La religion égyptienne a fait d’Osiris l’incarnation du processus de domestication. Son culte et ses rituels commémorent les toutes premières phases du processus et, par là même, fournissent aux Égyptiens les clés de compréhension des éléments fondateurs de leur cosmologie et de leur univers. Mais il n’est pas question uniquement de la transmission d’un savoir, celui d’une expérience inédite conduisant à l’émergence des plantes domestiques. En effet, les auteurs de l’Antiquité révèlent l’existence de mystères entourant le culte d’Osiris, dont la célébration attirait les érudits, penseurs et philosophes du monde ancien. Il est vrai que, tout comme les mystères de Déméter et Perséphone en Grèce, l’accès aux mystères d’Isis et d’Osiris était ouvert à tous, hommes et femmes, indépendamment de leur âge, de leur statut social ou encore de leur origine101. Et ce n’est pas là le seul parallèle, puisqu’Hérodote (II, 171) prétendait déjà que les thesmophories étaient un emprunt au culte d’Osiris en Égypte102. Même si l’idée de racines communes à ces deux traditions est plus plausible que l’hypothèse de l’emprunt, leurs affinités suggèrent un contenu des mystères d’Osiris semblable à celui des mystères d’Éleusis.
72Dans leur principe, les mystères d’Éleusis révélaient en quoi le destin de chacun des mortels était assimilable à celui de Perséphone. La mort laissait se répandre les forces vitales de l’individu dans la nature, et plus particulièrement dans les plantes domestiques approchées comme le réceptacle privilégié de ce transfert. Les mystères d’Osiris semblent s’articuler autour d’un même message, ce dont témoigne le temple de Philae (Haute-Égypte) consacré à la déesse Isis et qui renfermait ce que les Égyptiens considéraient comme le tombeau d’Osiris. Un bas-relief (figure 10.6) situé dans la chambre du tombeau (dont l’accès était réservé aux initiés) semble révéler le contenu de ces mystères, du moins dans ses grandes lignes.
Figure 10.6. Les mystères de la résurrection d’Osiris. Bas-relief, chambre d’Osiris du temple d’Isis de Philae.

Seconde moitié du premier millénaire avant notre ère (d’après Rosellini 1844, planche XXIII).
73Il est question d’une fresque sur trois niveaux exposant le devenir du dieu une fois décédé. Osiris apparaît au centre du premier niveau (haut) sous la forme d’une tête posée sur une colonne djed. Cette représentation recentre la question du devenir d’Osiris une fois décédé sur celui de sa vitalité (la colonne djed), dont le réservoir est symbolisé ici par sa tête. Cette problématique est résumée au niveau intermédiaire par la représentation du dieu en position couchée (mort, comme il est figuré à gauche) mais à la vitalité encore prégnante, comme l’indique l’état du membre viril. Un premier élément de réponse apparaît au centre du niveau intermédiaire via la représentation du corps acéphale d’Osiris : une fois mort, le devenir du principe vital dépend non plus du crâne et de son contenu, mais du corps et de ses chairs.
74L’énigme trouve sa solution au niveau inférieur du bas-relief. Le transfert de vitalité après la mort (symbolisé par la momie au membre viril en érection, à gauche) ne s’effectue pas immédiatement à la mort, mais après un certain laps de temps marqué par la momification. De plus, ce transfert semble impliquer les viscères du dieu défunt (symbolisées par les vasques surplombées par des têtes et disposées sous la momie). La scène représentée au centre révèle alors le processus de transfert et la source d’immortalité qui en découle : la vitalité du dieu défunt (signalée par les signes ankh et waes sur lesquels il repose) se transmet aux céréales qui poussent sur l’intégralité de son corps. Les mystères d’Osiris s’articulent donc autour de l’émergence des plantes domestiques à partir de plantes survitales puisant leur supplément de vitalité de la décomposition des chairs du corps d’Osiris.
75Cette interprétation est confirmée par certains textes ésotériques de l’Égypte ancienne. Par exemple, les « Textes des sarcophages » (Coffin Texts)103 dévoilant la destinée des défunts évoquent eux aussi un transfert de vitalité au monde, via leur métamorphose en serpent (le principe de vitalité par excellence) ou en oiseau (la marque du monde divin). Selon Max Guilmot, ces métamorphoses « permettent au défunt, grâce à des mutations conquérantes, de devenir le détenteur de la puissance suprême, celle de l’Univers »104. Il ne s’agit pas ici d’un principe abstrait, mais d’une véritable métamorphose qui rappelle en tout point celle vécue par Osiris à sa mort, y compris le transfert de vitalité aux plantes. L’incantation 102 des « Textes des sarcophages » révèle en effet que Neper (le dieu-grain) prend littéralement possession de chaque défunt, et notamment des effluves émanant de ses chairs :
Ce sont les myriades du dieu-céréale qui vous secourent dans le portail de la lumière du soleil ; elles montent, descendent et reviennent par son intermédiaire. C’est le dieu-grain qui prend possession de toi, et tu le fais par l’épanchement de la chair et la sueur de la tête105.
76L’expression « les myriades du dieu grain » n’évoquent probablement pas ici une abondante récolte née du transfert de vitalité. En effet, l’incantation précédente (101) fait référence à une réalité bien plus précise, une communion avec les « Akhu » (esprits bénis), les ancêtres du défunt, et ce au travers des plantes croissant sur son corps : « Ton Ba et ton cadavre deviennent divins. Ton Ba fusionne avec le noble Akhu »106. Cette incantation exprime le statut particulier des graines issues des plantes survitales, et la fusion avec les ancêtres par leur intermédiaire. La conjonction des deux promeut ici une référence aux graines-ancêtres, dont la mise en culture sur les nouvelles sépultures permettait au défunt, par son corps, de rejoindre les « ancêtres bénis ». Ces incantations formulent ici l’étape cruciale du passage de l’observation des plantes survitales à la domestication.
77Les incantations 80 et 330 des « Textes des sarcophages » évoquent la métamorphose du défunt en Osiris lui-même107. Cette identification laisse entendre que le dieu n’est autre, à l’origine, que la personnification des « ancêtres bénis » desquels sont issues les plantes domestiques. Les mystères introduisent alors un dépassement de cette réalité révolue. En identifiant pleinement le défunt avec Osiris, ces incantations révèlent en quoi le processus ne s’arrête pas avec l’achèvement de la domestication. Il devient au contraire le révélateur d’une réalité cosmique immuable, celle qui métamorphose les hommes, une fois morts, en l’Entité Suprême.
78Cette essence des mystères d’Osiris peut se résumer par la conjonction de deux réalités, la captation par les plantes de l’énergie vitale du défunt, et l’identification de cette énergie vitale avec la puissance suprême permettant au monde tout entier d’exister. La formulation de ces deux principes et leur réunion transparaissent dans certaines sources égyptiennes ésotériques. D’un côté, dans les « Textes des sarcophages », le défunt s’exclame : « L’orge c’est moi, je ne péris pas ! ». De l’autre, au faîte de la métamorphose, il annonce dans le « Livre des Morts » : « Il n’y a pas de dieu qui fit ce que j’ai fait. » Il est bien question ici d’un dépassement de la condition humaine qui permet au défunt de se fondre dans ce que l’univers divin a de plus essentiel : « Je suis devenu grand parmi ceux qui sont grands ; et parmi ceux qui sont formés, j’ai pris ma forme »108.
Conclusion
79Cet aperçu des croyances relatives à l’origine de l’agriculture montre une surprenante convergence entre les diverses traditions issues de l’aire de domestication des plantes (Levant, Moyen-Euphrate) ou de sa périphérie (Grèce, Égypte). Par ailleurs, toutes ces traditions, pour autant qu’on puisse les identifier, accordent une importance capitale aux céréales (blé, orge) en tant que plantes pionnières de la domestication. Toutes lient également les premières phases de la domestication avec le monde des morts. Dans la plupart de ces traditions, la domestication semble découler d’un transfert de vitalité depuis les cadavres en décomposition vers les plantes. Pour certaines d’entre elles, le caractère survital (retard de sénescence) de ces plantes est ostensible, et il représente même le révélateur de ce transfert de vitalité.
80Ces éléments communs montrent deux choses. Tout d’abord, ils supportent l’idée que le scénario de domestication proposé au chapitre précédent est globalement fondé, notamment en ce qui concerne les toutes premières étapes du processus. Ensuite, ces traditions religieuses suggèrent que le souvenir du processus de domestication, et notamment de ses premières étapes, s’est conservé durant des millénaires, et ce en dépit de l’évolution des sociétés et de leurs croyances. Cette mémoire a survécu dans la religion populaire (comme au Levant, au travers du culte d’Adonis) tout comme au travers des mystères transmis dans le secret (mystères d’Éleusis, mystères d’Isis et d’Osiris).
81Le contenu de ces traditions devrait permettre d’approfondir notre connaissance du processus, et notamment le rôle principal joué par les femmes dans les premières phases de la mise en culture des plantes survitales109. Plus remarquable encore est l’aptitude de ces traditions à révéler l’état d’esprit qui anima les hommes et les femmes du Proche-Orient durant les millénaires d’émergence des plantes domestiques.
82Les précédents chapitres ont mis en évidence deux phases distinctes dans le processus de domestication. Une première phase d’émergence dans laquelle la perspective d’exploitation des plantes survitales est encore ignorée (phase technopoïétique de la mise en culture), et une seconde phase qui lui succède, centrée sur l’exploitation des plantes dérivées réduites à la dimension de ressources alimentaires (phase technologique), une fois la domestication achevée. L’examen des traditions exposées ici promeut une correspondance entre le contenu des mystères et du culte d’Adonis avec les croyances en vigueur durant la phase d’émergence de la domestication. Il est question de traditions organisées autour du principe de vitalité, de sa relation à la moelle, de sa transmission par la mort, et du devenir cosmique du défunt. Les mystères d’Osiris ainsi que le culte de Dagan confirment également que l’affiliation aux ancêtres via les graines de plantes survitales était un composant essentiel de cet univers de croyances. Ce monde religieux s’articule bien plus autour d’une force vitale cosmique et impersonnelle qu’autour de divinités distinctes exerçant leur pouvoir sur les hommes. Il est en cela infiniment plus subtil que ce que l’on est souvent porté à croire concernant une époque si reculée.
83La mythologie de Déméter ainsi que l’affiliation de Baal à Dagan laissent entendre que ce type de croyances a laissé la place, une fois la domestication achevée, à un culte de divinités désormais garantes de la fertilité et de la fécondité. Cette métamorphose n’a rien d’étonnant. Elle reflète la transition vers la phase technologique, caractérisée par une agriculture de production et un souci d’accroître les rendements. Cette attitude conduira à la sélection consciente de traits aux avantages agronomiques, à partir du PPNB moyen. Cette même transformation mentale sera le moteur de la domestication animale, un processus beaucoup plus rapide que l’émergence des plantes domestiques.
84Mais les analyses exposées ici dévoilent que les traditions propres à la vitalité ne disparurent pas pour autant. Dagan reste le maître du panthéon au Moyen-Euphrate, même si Baal est le dieu assurant une abondante production. Les mystères d’Éleusis tout comme ceux d’Osiris corroborent ces vues. Ils montrent en quoi les croyances propres à la phase d’émergence de la domestication peuvent survivre à la transition vers une dimension technologique de l’agriculture. Cela signifie que la religion articulée autour des dieux de la production, celle qui se propage en Grèce tout comme en Égypte, a préservé pleinement la mémoire d’une époque révolue et de ses croyances. Elle a même fait de la question de la vitalité et de son flux, propres à la phase d’émergence des plantes domestiques, les fondements d’une pensée religieuse bien vivante jusqu’à la fin de l’Antiquité.
Notes de bas de page
1 C’est ce que suggèrent les inscriptions d’Emar, de Mari ou d’Ebla. Voir Arnaud 2016 : 202 ; Feliu 2003 : 1, 5, 37.
2 Feliu 2003 : 8, 33, 119.
3 Healey 1999 : 216. Le caractère archaïque de son culte confirme cette opinion. Par exemple, Dagan reçoit des sacrifices hors des sites consacrés, ce qui dénote probablement une adoration préexistant à la fondation des temples et à la différentiation d’une caste de prêtres. Par ailleurs, Dagan semble communiquer directement avec tous les hommes au moyen de rêves (Feliu 2003 : 84, 154). C’est là encore un signe d’archaïsme.
4 Feliu 2003 : 243.
5 Arnaud 2016 : 202.
6 Feliu 2003 : 129, 261. Le rituel henpa (croissance abondante) étroitement associé à Dagan confirme ce lien. Voir Feliu 2003 : 224.
7 Sur la complémentarité entre Baal et Môt dans le cycle de la vie agricole, voir Jacobs et Jacobs 1945 ; Robertson 1982.
8 Le dieu est qualifié à Ougarit de « Dagan de Tutul ». Voir Healey 1999 : 217.
9 Le lien semble plus essentiel encore, puisque Philon (15 : 16, 25, cité par Feliu 2003 : 279) identifie Dagan comme étant lui-même la céréale.
10 Roberts 1972 : 18-19 ; Feliu 2003 : 106. Le parrainage par Dagan de la fête du souvenir (zukru, voir Feliu 2003 : 216) confirme ce lien à la mort et aux générations précédentes.
11 Feliu 2003 : 226-227.
12 Ibid. : 306.
13 La cérémonie des pagra’um (charognes) se fêtait aux 7e, 8e, 9e, et 12e mois du calendrier de Mari, dont le premier mois marque les nouvelles semailles (Feliu 2003 : 72).
14 Tebes 2020 : 506-507.
15 Feliu 2003 : 77-78.
16 Ibid. : 26, 27, 179.
17 Ibid. : 184. Cet attribut est confirmé par son appellation de maître de la descendance (bel bukari) (Feliu 2003 : 218, 239).
18 Fêtes en l’honneur d’Adonis.
19 Voir par exemple 1 Rois 14 : 23-24 ; 2 Rois 17 : 10-11 ; Jer 2 : 20 ; 3 : 6 ; 13 : 27 ; Ezek 16 : 25, 31-33 ; 20 : 30 ; Hos 2 :7 ; 4 :14.
20 Lipinski 1995 : 90-96.
21 Ainsi, le livre de Jérémie nous informe que les femmes judéennes non seulement célébraient ce culte (qu’elles associaient à la reine des cieux) en plein accord avec leur mari, mais encore qu’elles attribuèrent la chute de Jérusalem et l’effondrement du royaume de Judée à l’abandon de ces pratiques orgiastiques (Jer 44 : 15-19).
22 Frazer 1983 : 332. L’approche d’Adonis dans le contexte d’agriculture est ancienne. Origène voyait déjà dans ces cérémonies « les fruits de la terre que l’on pleure quand ils sont semés, mais qui lèvent et font donc par leur croissance la joie des cultivateurs » (Origène, Homélies sur Ezéchiel, 8, 12), cité par Lipinski 1995 : 92.
23 Lipinski 1995 : 92.
24 Ce caractère archaïque d’Adonis est particulièrement mis en valeur par Frazer (1983 : 332) : « Il est permis de douter qu’il ait été dès le début la représentation du blé, et rien que du blé. À une période antérieure, il a été peut-être surtout pour le berger l’herbe tendre qui pousse après la pluie et fournit une nourriture abondante au bétail amaigri et affamé. Plus anciennement encore, il a pu personnifier l’esprit des noix et des baies que les bois procurent en automne au chasseur sauvage et à sa compagne. »
25 Cette opinion développée par Frazer a connu un grand succès, et le concept de dieu-qui-meurt a conditionné le fait d’approcher Dumuzi, Adonis, Melqart, Osiris et Attis comme des dieux de la végétation et de l’agriculture. Voir Smith 1998 pour une synthèse sur la question.
26 Frazer 1983 : 333.
27 Gurney 1962 ; Smith 1998.
28 Détienne 1972 : 191-193.
29 Lipinski 1995 : 91, 95. Le parallèle est confirmé par le fait que Byblos, un des hauts lieux du culte d’Adonis au Levant, est mentionné dans la mythologie égyptienne comme étant la ville où s’échoua le cercueil d’Osiris, avant que celui-ci ne retourne en Égypte.
30 Cette singularité d’Attis est déjà mentionnée par Frazer (1983 : 392). L’identité entre la tête du dieu et l’épi est mise en évidence par Onians (1951 : 113).
31 Eliade 1978 : 277.
32 Mircea Eliade (1978 : 276) a souligné les nombreux parallèles entre les mystères d’Attis et les mystères d’Éleusis.
33 Detienne 1972 : 202. Sur les connotations sexuelles des plantes utilisées dans les jardins d’Adonis, voir Detienne 1972 : 131, 144, 218.
34 Lipinski 1995 : 97.
35 Il est difficile de savoir quelle langue était parlée au Sud-Levant au Néolithique, même si elle semble bien s’affilier à la famille des langues sémitiques. Les premières attestations tangibles de l’usage des langues sémitiques dans cette région remontent au Bronze ancien. Cependant, les analyses génomiques des restes humains montrent une continuité ethnique très stable entre les populations du Bronze ancien et leurs prédécesseurs du Chalcolithique et du Néolithique (Harney et al. 2018 : 6). Par ailleurs, les activités typiquement attachées au monde néolithique levantin et à son milieu naturel sont parfaitement intégrées au lexique sémitique, sans qu’une autre origine linguistique soit décelable. Voir Diakonoff 1998 : 218 ; Agmon 2010 ; Agmon et Bloch 2013. Tous ces éléments invitent à considérer le lien étymologique entre le blé et la mort exposé ici comme un héritage du Néolithique levantin.
36 Amzallag 2023a.
37 Gošić 2013 ; Gošić et Gilead 2015.
38 Les croyances relatives à la métallurgie, bien visibles à l’âge du bronze, laissent entrevoir le contenu de cette révolution conceptuelle. Voir Amzallag 2019.
39 Amzallag 2022.
40 Il est question de YHWH, le grand dieu mystérieux du Sud-Levant intimement lié à la métallurgie du cuivre. Voir Amzallag 2009, 2020 et 2023b (chapitres 5-6).
41 Comme le rapporte Richard Onians (1951 : 109, 208), le canal médullaire était même nommé conduit sacré.
42 Onians 1951 : 206.
43 Ibid. : 113.
44 Goblet d’Alviella 1902 : 187, 197.
45 Farness 1979 : 35.
46 Stallsmith 2009 : 31 ; Jean-Baptiste 2016 : 210.
47 C’est ce qui ressort d’un témoignage tardif sur les cérémonies en l’honneur de Déméter à Athènes. Ce témoignage (qualifié de scholie de Lucien) est le commentaire d’un auteur Byzantin anonyme du xe siècle de notre ère sur un écrit de Lucien de Samosate, Les Dialogues des courtisanes. Malgré sa rédaction tardive, cette source semble se fonder sur des écrits rapportant des témoignages anciens, du premier siècle avant notre ère, comme le suggère Allaire Stallsmith (2009 : 31). C’est pourquoi elle est regardée aujourd’hui comme une source sérieuse, malgré le caractère apparemment extravagant des cérémonies relatées.
48 Les scirophories et les thesmophories sont parfois considérées comme des cérémonies distinctes. Cependant, les témoignages anciens, notamment la scholie de Lucien, signale bien l’unité des deux rites. Elle fait même des scirophories la partie la plus importante et la plus sacrée du rituel tout entier.
49 Versnel 1992 : 235 ; Chlup 2007 : 80.
50 Stallsmith 2009 : 29.
51 Versnel 1992 : 235-236 ; Stallsmith 2009 : 31.
52 Delatte 1955 : 36.
53 Foley 1994 : 73 ; Stallsmith 2009 : 32.
54 Concernant les réserves de certains spécialistes sur l’authenticité du récit, voir Chlup (2007 : 70, note 3).
55 Delatte 1955 : 36 ; Evans 2002 : 242.
56 James Frazer fut un des premiers à proposer une pareille interprétation, suivi en cela par beaucoup d’auteurs, comme par exemple Radek Chlup (2007 : 81) ou Allaire Stallsmith (2009 : 32, 34). Drew Griffith (2015 : 129-131) suppose même que les Grecs identifiaient les porcelets en décomposition à la vulve de Déméter, approchée comme la source de fertilité. Ce type d’explication témoigne de la difficulté de comprendre un pareil rituel tant que l’on ignore les processus de domestication.
57 Versnel 1992 : 235 ; Stallsmith 2009 : 28.
58 Chlup 2007 : 71, 73 ; Versnel 1992 : 237. Selon ces auteurs, l'abolition temporaire de la mixité et la transformation des femmes mariées en « vierges » pourraient exprimer ainsi un refus (temporaire) de procréer.
59 Stallsmith 2009 : 29-30 ; Versnel 1992 : 245-246. H. Versnel (1992 : 240, note 40) souligne le caractère provocateur inhérent à la promiscuité du site de célébration des thesmophories avec le Pnyx, la place où les hommes débattaient des institutions de la cité.
60 Versnel 1992 : 238.
61 Goblet d’Alviella 1902 : 189 ; Foley 1994 : 73 ; Griffith 2015 : 130.
62 Cette supériorité des forces vitales sur la fertilité s’exprime clairement au Moyen-Euphrate au travers du statut de Dagan comme père de Baal, et donc ayant autorité sur lui longtemps encore après la fin du Néolithique.
63 Otto 1955 : 15.
64 Johnston 2013 : 380.
65 Sur le cycéon, sa préparation, son usage et son histoire, voir la monographie de Delatte (1955) consacrée au sujet.
66 Armand Delatte (1955 : 38) conclut ainsi : que « ... le cycéon est un aliment archaïque dont l’emploi a été en se raréfiant tant dans l’usage courant que dans la diététique et la thérapeutique médicale, tandis que l’usage religieux s’est maintenu en diverses cérémonies et notamment dans les mystères d’Éleusis. »
67 Delatte 1955 : 24.
68 Homère identifie explicitement ce gruau à la moelle des os (Odyssée XX, 108). Voir Onians 1951 : 228, n. 1.
69 Delatte 1955 : 7 ; Eliade 1976 : 310 ; Foley 1994 : 68. Comme l’expliquent les auteurs cités ici, cette identification s’appuie entre autres sur un témoignage de Théophraste, un auteur grec ancien relatant le caractère sacré du mortier et du pilon dans les cérémonies relatives à Déméter, ce qui fait écho au statut de cet outil à l’origine de l’agriculture.
70 Bremmer 2014 : 2-3.
71 Goblet d’Alviella 1902 : 187 ; Farness 1979 : 34 ; Foley 1994 : 87 ; Evans 2002 : 219, 227, 245. Nancy Evans (2002 : 250, traduction N. A.) conclut que « ... L’absence d’autels dans le sanctuaire d’Éleusis révèle qu’un autre type d’interaction entre le divin et l’humain – ainsi qu’entre l’humain et l’humain – était vécu pendant les mystères d’Éleusis. »
72 Eliade 1976 : 303.
73 Otto 1955 : 15, 23 ; Eliade 1976 : 311 ; Bremmer 2014 : 15.
74 « Nous ignorons également », souligne Mircea Eliade (1976 : 312), « pourquoi une pareille vision était censée changer radicalement la situation post-mortem des initiés. Mais on ne peut douter que l’épopte percevait un “secret divin”, qui le rendait familier aux déesses ; il était en quelque sorte “adopté” par les divinités éleusiniennes. L’initiation révélait à la fois la proximité avec le monde divin et la continuité entre la vie et la mort. »
75 Otto 1955 : 25 ; Eliade 1976 : 311.
76 Eliade 1976 : 313-321 ; Johnston 2013 : 374 ; Foley 1994 : 86 ; Bremmer 2014 : 20.
77 Helen Foley (1994 : 70-71) cite un fragment de Sophocle (Frag. 837) confirmant cet effet des mystères d’Éleusis sur les initiés : « Trois fois bénis sont les mortels qui ont vu ces rites et qui entrent dans l’Hadès : pour eux seuls, il y a la vie, pour tous les autres, c’est la misère. »
78 Eugène Goblet d’Alviella (1902 : 176) rapporte ici l’opinion de Diodore de Sicile, Isocrate, Cicéron, Plutarque et Porphyre. Voir également Evans (1903 : 502). Le contenu de ces mystères pourrait bien avoir servi d’inspiration dans l’élaboration de certaines doctrines philosophiques de l’Antiquité. Cette opinion est défendue, entre autres, par Armand Delatte (1955 : 50) pour qui la révélation des mystères qui éclairent l’initié (contemplation de Perséphone-blé) se métamorphose chez Platon en la révélation des Idées.
79 Selon Frazer (1983 : 379), « Osiris est l’incarnation non pas du grain de blé, ou de l’arbre, ou de la mort, ou de la crue du Nil, ou du soleil, ou de la lune, mais de la récurrence de ce qui s’en va et revient. »
80 Griffiths 1980 : 159-163 ; Smith 1998 : 270.
81 Griffiths 1980 : 163, 172.
82 Pour l’exposé de ces opinions, voir Frankfort 1958 ; Griffith 1980 : 158-159 ; Smith 1998 : 271.
83 Plutarque 65 : 235 (traduction Christian Froidefond). Plutarque (66 : 236, (traduction Christian Froidefond) ajoute un autre avertissement non moins pertinent : « En second lieu, et c’est là l’essentiel, il faut se garder avec la plus extrême vigilance de réduire sans le vouloir le divin, de le circonscrire dans les vents, les cours d’eau, les semailles, les labourages, les transformations de la terre et les changements saisonniers, et par là même, de l’abolir… »
84 Plutarque 8 : 183 (traduction Christian Froidefond).
85 Inscription retrouvée sur un ostracon, citée par Chassinat 1966 : 33. Cette assimilation totale entre le blé et Osiris une fois mort n’est pas sans rappeler Perséphone, ce qui fait d’Isis l’homologue de Déméter.
86 Chassinat 1966 : 44. Gwyn Griffiths (1980 : 167) note bien que la présence de goudron dans les bandelettes de lin apparente cette statuette aux momies, et non pas à l’Osiris végétant du Khentí-amentíu, un rituel exposé un peu plus loin dans ce chapitre. Cette statuette n’est apparemment pas unique en Égypte, étendant ainsi l’équation entre la « chair » d’Osiris, la mort, et la naissance des céréales domestiques. Émile Chassinat (1966 : 45, 50) mentionne d’autres statues du même genre, dont le masque de cire verte qui reposait sur le visage accentuait encore la dimension végétale de ces représentations d’Osiris.
87 Carter 1933 : 61 et planche 64A.
88 Abu-El-Nadar 2013 : 109 ; Ragueh 2016 : 1. Gwyn Griffiths (1980 : 165-166) rappelle la façon dont Osiris, dans le livre des morts, était nommé le très élevé Neper (hnty neper). Le dieu Neper est attesté dans les sources très anciennes (Ve dynastie), de même que son association avec Osiris. Voir Abu-El-Nadar 2013 : 107.
89 Mojsov 2005 : xix. Plutarque (13 : 188), encore une fois, exprime clairement cette dimension première d’Osiris comme dieu de la domestication des plantes : « Pendant son règne, Osiris commença par délivrer les Égyptiens du dénuement et de la sauvagerie, leur fit connaître l’agriculture, leur donna des lois et leur apprit à honorer les dieux, puis il s’en alla par toute la terre apporter la civilisation, sans avoir, sinon rarement, à recourir aux armes, amenant presque toujours les peuples à adopter ses desseins par le charme de sa parole persuasive et par toutes les ressources du chant et de la musique ».
90 Budge 1911 vol. 2 : 278.
91 Ibid. : 34.
92 Le parallèle entre Horus, né d’Osiris une fois mort, et les plantes, (souligné entre autres par Bojana Mojsov 2005 : xx) est particulièrement intéressant. Il fait de la faiblesse d’Horus et son incapacité à croître sans l’appui constant de sa mère, Isis, l’image des plantes cultivées qui ne peuvent subsister sans l’intervention permanente des agriculteurs, dont Isis évoque l’origine.
93 Un de ces lits d’Osiris avec ses plantules desséchées fut découvert dans la tombe de Mai-her-peri (XVIIIe dynastie). Voir Ragueh 2016 : 16.
94 Blackman 1938 ; Chassinat 1966 : 50 ; Ragueh 2016 : 2.
95 Guilmot 1969 : 6 ; Griffiths 1980 :167. Le texte 101 du corpus des sarcophages (Coffin Texts) confirme ces vues.
96 Gordon et Schwabe 2004 : 95-98.
97 Ibid. : 108.
98 Le dieu est invoqué sous l’appellation de djed dans certaines incantations égyptiennes. Voir Gordon et Schwabe 2004 : 114-115.
99 Wallis Budge est un des premiers auteurs à avoir identifié la dimension anatomique de ces signes (Budge 1925 : 307-308). Voir également Gordon et al. 1995 ; Gordon et Schwabe 2004 : 97-119. Ces auteurs (ibid. : 97) notent également que le hiéroglyphe inspiré par la colonne djed exprime le dos, et plus particulièrement les vertèbres lombaires.
100 Guilmot 1969 : 5.
101 Evans 1903.
102 Plutarque (Isis et Osiris, 27) dresse lui aussi un parallèle entre ces deux traditions. Il en est de même de Diodore de Sicile (I, 95). Voir Malaise 1981.
103 Ces documents de nature ésotérique sont datés de la première période intermédiaire et du Moyen Empire (2200-1800 avant notre ère).
104 Guilmot 1969 : 5.
105 Cité par de Buck 1938 et Abu-El-Nadar 2013 : 108. L’incantation 100 des « Textes des sarcophages » réitère cette affirmation, lorsqu’elle annonce « Ce Neper qui vit après la mort, c’est lui qui te prendra hors du tombeau. » Max Guilmot (1969 : 11-12) interprète cette formulation de façon éclairante : « L’homme enfoui dans la tombe s’élève avec l’épi. Mieux encore, le mort sera bientôt transformé en épi, il “deviendra” l’épi ; il sera végétal et, de la sorte, possesseur de l’énergie universelle. »
106 Cité par Ragueh 2016 : 4. Le Ba correspond plus ou moins à l’élément idiosyncrasique de l’individu, son « âme ».
107 Abu-El-Nadar 2013 : 109.
108 Les citations sont ici extraites de l’article de Max Guilmot (1969 : 12-13).
109 Si le défunt se transformant en graines peut être un homme (Adonis, Osiris, et probablement aussi Dagan) ou une femme (Perséphone), l’être divin qui accompagne le processus (celui qui se lamente sur la mort, prend soin des semences) est toujours féminin : il s’agit d’Isis, Déméter, Asherah et probablement aussi Shalash (la parèdre de Dagan). Cette caractéristique pourrait bien signaler que les processus de domestication (la mise en culture des plantes survitales et la conservation des graines-ancêtres) furent à l’origine une activité réservée aux femmes, elles-mêmes initialement bien plus impliquées dans la collecte des plantes que les hommes, dans le cas où ces derniers étaient principalement affairés à la chasse.
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Jean Baubérot, Micheline Milot et Philippe Portier (dir.)
2015
Subjectivation et désubjectivation
Penser le sujet dans la globalisation
Manuel Boucher, Geoffrey Pleyers et Paola Rebughini (dir.)
2017
Semé sans compter
Appréhension de l'environnement et statut de l'économie en pays totonaque (Sierra de Puebla, Mexique)
Nicolas Ellison
2013
Musicologie et Occupation
Science, musique et politique dans la France des « années noires »
Sara Iglesias
2014
Les Amériques, des constitutions aux démocraties
Philosophie du droit des Amériques
Jean-René Garcia, Denis Rolland et Patrice Vermeren (dir.)
2015