Chapitre 9
Un changement de garde
p. 373-394
Texte intégral
La mort de Fernand Braudel. La succession
1Au milieu des années 1980, deux figures centrales de la vie intellectuelle disparaissent. D’abord Raymond Aron en 1983. Il était proche de la MSH, surtout de sa bibliothèque : il avait été, dit-on, « l’un des premiers à s’y intéresser » et en était devenu un « lecteur assidu ». Dès sa création, il a fait don d’une partie de ses livres sur les relations internationales et les États-Unis. Il fera par la suite don de nombreux ouvrages, des éditions originales. MSH information lui rend hommage au moment de sa disparition en soulignant « la place éminente que Raymond Aron occupe dans les sciences sociales1 ».
2Le 27 novembre 1985, à Cluses meurt Fernand Braudel. Il a 83 ans. Il laisse dans le deuil sa femme Paule Pradel (née en 1933) et ses deux filles, Marie-Pierre et Françoise. Sa disparition est une grande perte pour sa famille, ses collègues, ses proches collaborateurs et pour l’institution qu’il a fondée.
3Le lendemain soir, sur Antenne 2 au journal de 20 heures, on annonce que Fernand Braudel, « l’homme de la nouvelle histoire », vient de mourir : « Son nom n’est pas forcément bien connu du grand public, mais c’est une vraie personnalité mondialement connue qui vient de disparaître », précise le journaliste Hervé Brusini qui trace de Braudel le portrait suivant : « Un maître bonhomme, simple, un maître qui ne faisait jamais la leçon. » L’information est accompagnée d’un court extrait d’une intervention que Braudel a faite à l’émission « Apostrophes ».
4Le 29 novembre, paraît dans The New York Times une longue notice nécrologique de Braudel sous le titre : « Un des plus grands historiens du siècle ». L’auteur, George Jame, rappelle que Braudel a eu pour mentors Marc Bloch et Lucien Febvre et qu’il était le « doyen » de l’influente école des Annales. Et il conclut que l’œuvre de Braudel est comparable à celle d’Arnold Toynbee, Oswald Spengler ou Edward Gibbon (Jame 1985)2.
5À la réunion du conseil d’administration de la MSH du 10 décembre suivant, l’émotion est palpable : « Sa disparition laisse, déclare Hélène Ahrweiler, un vide, intensément ressenti par tous ceux qui ont connu l’homme et son œuvre, et encore plus durement sans doute, au sein de ce conseil, par les deux cofondateurs de la Maison ci-présents, Jacques Chapsal et Charles Morazé3. »
6Il faut déjà penser à la succession. Afin d’assurer « la continuité de l’action de l’institution dans les meilleures conditions » et cela malgré des délais très courts, on inscrit à l’ordre du jour un point consacré à la désignation d’un nouvel administrateur. Charles Morazé fait connaître la recommandation du conseil des directeurs qui, réuni la veille, a retenu, par treize voix favorables et deux bulletins blancs, la candidature de Clemens Heller. Hélène Ahrweiler informe pour sa part que le bureau s’est prononcé en faveur de la même candidature. Jacques Chapsal intervient pour attirer l’attention de ses collègues sur « l’inopportunité d’une décision hâtive, qui aurait nécessairement lieu sans qu’aient été réunies les conditions d’une consultation sereine4 ». Plutôt que de procéder de façon « expéditive », il aurait préféré qu’on se donne le temps de « réfléchir au sort d’une institution qu’[il] sait et qu’[il] souhaite toujours grande » : « Un délai de réflexion jusqu’au 15 janvier s’imposait en réalité pour trouver à Fernand Braudel un successeur digne de lui, d’autant que les statuts ne limitent aucunement dans le temps le mandat de l’administrateur élu. » Puis il fait explicitement référence à la candidature de Clemens Heller qui va sûrement, selon lui, « susciter des réactions chaleureuses mais aussi résignées ou – comme [la sienne] – perplexes ».
7La perplexité de Jacques Chapsal tient pour une large part à l’idée qu’il se fait de la Maison des sciences de l’homme, à savoir une institution dont « le fonctionnement a toujours été marqué par la dualité que formaient, à sa tête, Fernand Braudel, qui en était l’inspirateur, et Clemens Heller, qui la faisait admirablement tourner ». Chapsal pense donc à « une personne qui serait à son tour susceptible de garder une certaine distance vis-à-vis des problèmes administratifs quotidiens et partant, de mieux représenter l’institution ». Il donne comme exemple la Fondation nationale des sciences politiques dont il a été lui-même l’administrateur et qui a été, précise-t-il, « présidée par des personnalités de grande notoriété scientifique : André Siegfried, Pierre Renouvin, François Goguel, qui ont su faire et maintenir son renom5 ». À titre de membre fondateur de la Maison, Chapsal souhaite donc que le conseil d’administration « se donne le temps de trouver une solution du côté du grand, plutôt que de rechercher “dans le sérail” ».
8Président du conseil d’administration, Hélène Ahrweiler répond que la dualité est bel et bien inscrite dans les statuts mais que « ce n’est pas à l’administrateur de présider » et qu’il revient peut-être « au président de le faire désormais davantage6 ». Plusieurs membres du Conseil d’administration expriment leur soutien à Clemens Heller. Après quoi, Hélène Ahrweiler fait procéder au vote par bulletin secret : treize voix en faveur de Clemens Heller et cinq bulletins blancs. Il n’y a donc pas d’opposition, mais ce n’est pas l’unanimité. L’on fait ensuite entrer Clemens Heller, qui est alors applaudi par l’assemblée. Hélène Ahrweiler le félicite chaleureusement, voyant dans son élection « la meilleure marque du respect que le conseil pût montrer à l’égard de Fernand Braudel7 ».
Clemens Heller, un administrateur de terrain
9Plus que tout autre, Clemens Heller incarne un mode de gestion propre à l’institution, qui est non bureaucratique, comme le dit si bien Hartmut Kaelble, un historien allemand qui connaît bien la MSH : « J’apprécie tout particulièrement la MSH pour le réseau international qu’elle a mis en place et qu’on ne trouve nulle part ailleurs, pour sa manière non bureaucratique de résoudre les problèmes, qui ailleurs, restent la plupart du temps insolubles, pour son principe de non-intervention dans l’organisation des colloques et projets, et avant tout pour son objectif de rapprochement des individus et de refus du rôle d’entremetteur diplomatique entre les institutions scientifiques internationales » (Kaelble 1987 : 38-39).
10Dans l’hommage qu’il rendra à Clemens Heller et qui a d’autant plus de poids qu’il n’a pas été « un de ceux que Heller a le plus appuyés et que, dans certaines circonstances qui [le] touchaient de près, [il] a même souffert de son action », Alain Touraine tracera de Clemens Heller le portrait suivant :
La présence et l’influence d’un homme comme Clemens Heller dans le paysage universitaire français a été et serait encore demain très improbable. Il parlait un français approximatif ; il était enseignant mais n’enseignait guère ou pas du tout, et pourtant il a joué un rôle central, décisif, dans des institutions comme l’EHESS, la MSH, la Maison Suger, qui, sans lui, ne seraient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. »
Comment comprendre cette réussite, d’autant plus admirable qu’elle n’a pas emprunté les chemins habituels ? D’abord, évidemment, par son lien étroit avec Fernand Braudel, qui fut le grand visionnaire grâce à qui l’histoire et les sciences sociales ont trouvé, dans l’École dirigée et transformée par lui, leur meilleur terrain de développement. Nous avons peine à imaginer comment ce très grand historien et cet esprit aussi multidisciplinaire qu’international ont pu créer au cœur des institutions universitaires françaises un ensemble d’instruments de travail et d’échanges intellectuels qu’on ne trouvait, dans ce secteur au moins, et qu’on ne trouve aujourd’hui encore nulle part ailleurs.
Je viens de dire ce qui fut le plus grand des mérites de Clemens Heller : il a ouvert les portes de l’École au monde entier. Ces portes n’avaient jamais été fermées aux Italiens ou aux Polonais en particulier, mais il les ouvrit toutes grandes aux Allemands, aux Russes, aux Indiens, pour ne citer que trois régions où son succès fut spectaculaire. C’est grâce à son action qu’aujourd’hui, dans tant de pays, les sciences sociales françaises sont identifiées à l’École des hautes études et à son institution sœur, la MSH. Nous sommes tellement habitués à cette réussite de Fernand Braudel et de Clemens Heller que nous ne nous rendons plus assez compte combien il était improbable que cette réussite ait lieu, combien la nature même des institutions où ils travaillaient semblait opposer des barrières infranchissables à leur imagination. Nous avons oublié le dynamisme du monde de l’éducation et de la recherche dans la période de l’après-guerre.
Le secret de la réussite de Clemens Heller fut, je crois, sa capacité de se placer au plus loin des grands accords internationaux et au plus près des chercheurs et des groupes dont il connaissait le travail et en qui il avait confiance. Comme il y a des chercheurs de terrain, il fut un administrateur de terrain, donnant vie à des programmes internationaux de recherche, qui sont devenus souvent des réseaux d’amitié. Qu’il suffise d’évoquer ici le Laboratoire européen de psychologie sociale, dont l’existence a marqué si fortement cette discipline.
Le désordre de son bureau, où s’entassaient les livres de toutes origines et de presque toutes les langues, donnait une image juste de sa méthode : il était omniprésent, sur la scène internationale comme sur la scène nationale, sans être toujours visible et en organisant les rencontres et les projets de recherche de chercheurs qui, sans lui, ne se seraient pas connus.
[…] Mais c’est, au-delà de tout cas particulier, l’ampleur de l’œuvre accomplie, le nombre des obstacles renversés, la nouveauté des projets élaborés qui doivent commander le jugement qu’il faut porter sur lui. L’importance de son œuvre s’impose à chacun de nous quand nous pensons à tout ce qui apparaît déjà, pour les plus jeunes d’entre nous, comme un héritage du passé qui s’est fondu dans la vie du présent. Ce que Clemens Heller a construit, au prix d’efforts surhumains, au prix parfois de chocs et de crises, est une des plus grandes réussites de la France dans le domaine de l’orientation et de l’organisation de la recherche. Même dans le domaine, beaucoup plus vaste, des sciences de la nature, on ne trouve pas beaucoup de figures de créateurs, d’institutions et d’entrepreneurs, de sa taille. Nous avons une si longue expérience des plans, programmes et projets collectifs dont il reste peu de chose un ou deux ans après leur lancement que nous ne percevons pas assez ce qu’a eu d’exceptionnel la réussite de celui qui, au contraire, accompagnait pas à pas la création et l’imagination intellectuelles. Je suis heureux de voir que l’œuvre de Clemens Heller a duré, a été amplifiée par ceux qui ont pris sa suite, mais je ne suis pas certain qu’il serait possible aujourd’hui à un autre Clemens Heller et même à un autre Fernand Braudel de créer des institutions nouvelles, comme ce couple génial et infernal a été capable de le faire. Nous n’estimons pas en général à sa juste valeur le travail de ceux qui ont rendu possible celui des autres. Ils sont en réalité les coauteurs de bien des livres et des écrits dans lesquels leur nom n’est pas écrit, sauf dans les quelques lignes de remerciement qui précèdent le livre proprement dit. Nous sommes beaucoup à souhaiter que nos institutions aient un plus grand souci de leur propre histoire, des raisons de leur succès et aussi de leurs limites ou même de leurs échecs. Quand nous aurons acquis une plus grande capacité d’analyse de notre propre histoire, nous jugerons mieux le rôle qu’a joué Clemens Heller dans ce qui fut une aventure, une expédition en terre inconnue, avant de devenir une institution où, depuis longtemps déjà, nous vivons et travaillons sur des terres protégées, et en particulier nous comprendrons mieux tout ce que nos institutions doivent à celui qui, plus que tout autre, les a placées au centre même des échanges internationaux8. »
11À l’interne, dans ses relations avec les membres du personnel, Clemens Heller sait faire preuve d’autorité tout en demeurant proche de ses collaborateurs. Son charisme est grand. D’une grande sociabilité, il réussit à créer un véritable esprit d’équipe, voire de famille. « Lorsque, pour un emploi au sein du secrétariat scientifique de la MSH, j’ai rencontré pour la première fois Clemens Heller, ce fut presque un “coup de foudre” » raconte l’une de ses assistantes. Elle fait de son nouveau patron d’alors la description suivante :
Un homme théâtral, mélangeant trois langues dans une même phrase, un passionné de musique, un homme doté d’une grande ouverture d’esprit. Plein d’énergie, toujours en mouvement et souvent excessif. C’était aussi un impulsif, mais avant tout un homme d’action, intuitif et inventif ». Elle conclut : « Travailler à la MSH avec Clemens Heller a été pour moi une période passionnante. Entre collègues on s’amusait parfois à dire « Aime et Sache ! »9.
12En d’autres mots : amour et savoir. Voilà un beau slogan pour l’institution.
Stabilité et changement
13S’agissant de l’organisation de son équipe, Clemens Heller s’inscrit dans la continuité : Maurice Aymard demeure administrateur adjoint et Jean Barin, secrétaire général. Mais il innove en nommant une femme comme second administrateur adjoint : Paule Gentot. Enfin, il intègre au sein de l’équipe de direction Jean-Luc Lory à titre de conseiller auprès de l’administration. Lory est déjà très actif à la MSH. Irène Bessière, déjà responsable du CID, se voit confier la direction des publications, dont Heller note la bonne marche et le succès de l’expérimentation, avec l’aide de Denis Varloot, de machines de traitement de texte pour l’édition scientifique.
14Stabilité mais aussi changement au sein du conseil d’administration. Rémond, Morazé et Gruson sont toujours membres du bureau du CA. Et lorsque son mandat comme recteur de l’académie de Paris prend fin en juin 1989 et qu’elle est alors remplacée par Michèle Gendreau-Massaloux, Hélène Ahrweiler est élue sur le poste de membre fondateur en remplacement de J. Rigaud dont le mandat se termine en juin10.
15Par ailleurs, en raison même des statuts de la Fondation, les mandats de plusieurs membres du CA, qui sont liés à leur poste de président d’université ou de directeur scientifique du CNRS, viennent à échéance. Certes des mandats souvent courts, mais qui assurent un renouveau au sein du conseil. Surviennent par ailleurs de (rares) démissions et aussi des décès. Fin 1987, entrent au conseil Maurice Garden et Michel Chatelus : le premier est élu sur le poste de Frédéric Bon et le second, sur celui de Pierre Monbeig.
16Enfin, depuis l’expansion du système universitaire parisien qui comprend maintenant treize universités, la limitation du choix des membres du CA aux seules universités de Paris-I et Paris-IV pose un problème. Il est question d’élargir le recrutement du conseil d’administration aux seules universités dépendant du rectorat de Paris, mais l’on craint que l’élimination des quatre universités dites « périphériques » soit perçue « à juste titre, comme “réductrice” »11. Aussi accepte-t-on d’effectuer dorénavant le recrutement des deux présidents d’université parisienne qui siègent au Conseil au sein des treize universités. Les séances du CA se tiennent toujours de 17 h 30 à 18 h 30 dans la salle 214, au 2e étage de la MSH. Il n’est pas toujours facile de réunir le quorum.
D’autres initiatives
17Même si, pour reprendre l’expression de Philippe Besnard, la MSH préfère « les prémices aux fruits, les démarrages aux croisières » (Besnard 1987 : 29), il n’est guère facile de mettre fin à un programme d’activités, à l’hébergement d’une équipe de recherche ou à la reconduction d’un centre de documentation. Les conventions pour l’hébergement sont habituellement renouvelées d’année en année par tacite reconduction, et les dénonciations par l’une des parties six mois avant l’échéance sont occasionnelles. Rares sont les centres ou groupes d’études qui n’obtiennent pas une telle reconduction de leur convention. C’est cependant le cas du Groupe d’études durkheimiennes qui, créé en octobre 1975, perd douze ans plus tard le soutien de la Fondation12.
18Par ailleurs, de nouveaux groupes de recherche voient le jour grâce à l’appui de la MSH. Le Groupe européen sur les pratiques politiques dans le cadre du CCRDA par exemple (Anonyme 1988 : 15-16)13. Ce qui est plus rare en raison de la limite d’espace, de nouveaux centres se voient offrir l’hébergement au 54 boulevard Raspail, comme on le voit en 1988 avec le Centre d’études de la vie politique française (Cevipof). Créé en 1960 par Jean Touchard et associé au CNRS depuis 1968, il s’agit d’un des quatre centres de recherche de la Fondation nationale des sciences politiques se consacrant à la recherche fondamentale et travaillant sur des questions fort variées, qui se veut un « observatoire privilégié de la vie politique française (et parfois étrangère) ». Dans les premières années, il s’intéresse principalement aux élections, aux comportements politiques et aux partis, puis il élargit ses champs d’intérêt autour de quatre axes : l’explication des attitudes politiques et la sociologie électorale, les institutions, le personnel politique et les forces politiques, et l’histoire politique et les idées politiques. Le Cevipof compte en 1988 46 personnes, dont 3 professeurs des universités, 32 chercheurs, 4 ingénieurs, 1 allocataire et 1 documentaliste (Percheron et Mossuz-Lavau 1988 : 23-26).
19À l’automne 1988, les institutions hébergées à la MSH sont les suivantes :
- CNRS : 2 092 m2.
- EHESS : 1 424 m2.
- INIST (Institut de l’informatique scientifique et technique-Sciences humaines et sociales) : 1 140 m2.
- LISH (Laboratoire d’informatique pour les sciences de l’homme) : 822 m2.
- Laboratoire de psychologie et Laboratoire des sciences cognitives et de psycholinguistique : 371 m2.
- CAMS (Centre d’analyse et de mathématiques sociales) : 359 5 m2
- CSE (Centre de sociologie européenne) : 339 m2.
- Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) : 239 m2.
- CRDCC (Centre de recherche et de documentation sur la Chine contemporaine) : 147 m2.
- Centre d’études de la vie politique française comtemporaine (Cevipof) : 140 m2.
- GEMAS (Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique) : 130 m2.
- Centre d’études et de recherches internationales (CERI) : 99 m2.
- Comité international pour l’information et la documentation en sciences sociales (CIDSS) : 39 m2.
- Centre de recherches historiques (n.s.)
Un climat de travail globalement meilleur
20Les représentants du personnel sont revenus au conseil d’administration ; ils participent aussi à la commission d’action sociale14. On ne réussit cependant pas à constituer le comité d’entreprise en raison de l’absence de candidats au moment des élections.
21Par ailleurs, les désaccords sont loin d’avoir totalement disparu, comme on peut le voir pour la cantine (ou restaurant administratif), qu’il s’agisse de la qualité des plats ou de sa gestion. La situation est d’autant plus complexe que la cantine ne relève pas administrativement de la Fondation mais de l’association interentreprise, le foyer des personnels des établissements scientifiques de la MSH. Cette dernière est, avec le CNRS et l’EHESS, représentée au conseil d’administration du foyer15. Lorsqu’en 1991 la situation financière du foyer devient « désastreuse » en raison d’une mauvaise gestion et du déficit, la Fondation doit verser une avance de 150 000 francs pour « parer au plus pressé ». L’on envisage déjà la nécessité pour le foyer de signer une convention avec un établissement privé en vue de lui transmettre la gestion du restaurant. « Fort ému » par cette affaire, le personnel s’oppose pour sa part à la fermeture du restaurant ; il demande que les tarifs ne soient pas augmentés et qu’il n’y ait pas de licenciement des employés du restaurant16.
22En mai 1988, le secrétaire général, Jean Barin, remet sa démission, tout en se disant disposé à assurer sa fonction jusqu’à la nomination d’un remplaçant. Son départ inquiète le personnel. Le nouvel administrateur, Clemens Heller, se fait rassurant, ne voyant pas pour sa part de « motif de s’inquiéter », car il a déjà entrepris les démarches pour trouver un nouveau secrétaire général et qu’il vient de présenter au personnel le dernier candidat au poste. En l’honneur des 25 ans de fonction de Jean Barin, la MSH organise le 9 novembre 1989 à la cafétéria un buffet campagnard auquel est convié tout le personnel de la Maison.
23Côté budget, il y a augmentation de la subvention de « fonctionnement-personnel » résultant des mesures d’intégration sur des postes de titulaires de 97 agents de la Fondation jusqu’alors contractuels de droit privé. Les démarches qui sont faites pour l’utilisation des excédents sont longues mais aboutissent finalement à la création d’emplois, avec le maintien de vingt contractuels de droit privé, dont trois directeurs, aux côtés des titulaires17. Il y a par ailleurs possibilité d’utiliser ces excédents pour le financement de la Maison18.
24La situation financière globale demeure fragile, en raison de l’absence « d’un fonds de roulement », qu’il faudrait « constituer pour parvenir à une gestion saine ». On vise l’équilibre budgétaire pour l’exercice 1988 : 57 612 298 francs, avec une augmentation de plus de 21 % par rapport à l’exercice précédent. Certes on déplore la stagnation des subventions, mais l’on se félicite de l’augmentation des produits financiers (49 %) et des recettes du CID (+ 43 %) et de la croissance exceptionnelle du chiffre des ressources affectées. La croissance des produits financiers tient au « caractère exceptionnel » du contexte qui est alors favorable aux placements financiers et qui permet à la MSH de faire des investissements rentables avec les dons – de l’ordre de 8 millions de francs collectés pour la Maison Suger. Cette somme devant être largement consommée avec l’achèvement des travaux, il est à prévoir que les produits financiers n’occuperont plus par la suite une place comparable.
25Le budget pour 1989, de l’ordre de 52 527 792 francs, est en équilibre. La subvention de l’État pour le fonctionnement (personnel et matériel) représente environ 42 % des revenus. S’y ajoutent deux subventions importantes : l’une gérée par la SCARIF d’un montant de 1 220 000 francs est destinée à la mise en place de nouvelles installations téléphoniques, et la seconde de 1 100 00 francs est réservée à l’implantation d’un système de rayonnage mobile pour le nouveau magasin de la bibliothèque au deuxième sous-sol de la MSH.
Maison Suger, suite
26Le bail emphytéotique (qui donne l’immeuble à la Maison des sciences de l’homme pour une durée de 40 ans) est signé en février 1987, mais tout n’est pas réglé, car la Fondation Volkswagen demande qu’une hypothèque lui soit accordée en garantie de l’affectation exclusive de la Maison Suger à l’accueil, aux rencontres et à l’hébergement de chercheurs étrangers. Le conseil européen qui doit assurer la direction de la nouvelle institution n’est pas encore mis en place, au printemps 1987.
27Il faut attendre le printemps 1988 pour que débutent les travaux de rénovation de la Maison Suger. Ils seront terminés, espère-t-on, au printemps 1989, ce qui permettrait son ouverture avant l’été 1989. Fin juin 1989, les travaux ne sont toujours pas terminés : un retard que regrette Clemens Heller mais qui ne l’empêche pas d’espérer que l’ouverture se fasse début janvier 199019. La gestion de la future Maison Suger doit être confiée au Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (CROUS), qui a été, après négociation, désigné par le Centre national des œuvres universitaires et scolaires (CNOUS)20.
28Le montage financier de la future Maison d’accueil est complexe. Du côté français, il y a, en plus de la mise à disposition (sur proposition du recteur de l’académie de Paris) du terrain par l’État français, la participation du ministère de l’Éducation nationale, du ministère de la Culture et de la communication et du ministère de la Recherche et de la technologie, de la Ville de Paris, de la Caisse des dépôts et consignations (Paris), de l’Union des assurances de Paris, du Crédit industriel et commercial (Paris), de la Banque de France (Paris) et d’Air France (Paris). Du côté des autres pays européens, les dons proviennent du ministère norvégien de la Recherche, du Conseil suédois de la recherche pour les sciences sociales et humaines, du Volkswagen-Stiftung (Hanovre), du Fritz Thyssen Stiftung (Cologne) et de Cambridge University Press. Enfin s’ajoutent des dons individuels : Anne Gruner-Schlumberger (Paris), le professeur Louis Dumont (Paris), le professeur Rudolf Vierhaus (Göttingen)21, Mme Paule Braudel (Paris), le professeur Luiz C. Bresser Pereira (São Paulo) et le professeur Burkart Lutz (Munich). Une telle diversité de financements fait manifestement de la Maison Suger « un symbole de la collaboration européenne22 ».
29Enfin, pour satisfaire une demande de la Fondation Volkswagen23, l’on crée, peu avant l’ouverture de la Maison Suger, un conseil international pour elle. On y trouve, en plus de l’administrateur de la MSH Clemens Heller, de Michèle Gendreau-Massaloux, présidente du CA, et d’Hélène Ahrweiler, maintenant présidente du Centre Georges-Pompidou, les personnalités suivantes : Étienne Burin des Roziers, ambassadeur de France, Stéphane Hessel, ambassadeur de France, Peter Brown, secrétaire général de la British Academy de Londres, Aleksander Gieysztor, gouverneur du Château royal (Varsovie), Wolf Lepenies, directeur du Wissenschaftskolleg (Berlin), Reimar Lüst, président de l’Agence spatiale européenne, Sergio Romano, ambassadeur d’Italie et Rudolf Vierhaus, directeur du Max-Planck Institut für Geschichte (Göttingen). Le secrétaire du nouveau conseil est Joachim Nettelbeck, secrétaire du Wissenschaftskolleg (Berlin). Cette nomination confirme l’importance du rôle que joue l’Allemagne, et en particulier le Wissenschaftskolleg au sein de la Maison Suger. Enfin assistent aux réunions deux observateurs, l’un de la Fondation Volkswagen et l’autre du ministère de la recherche norvégienne.
30Dans le rapport sur le rôle et la fonction de la Maison Suger qu’il présente en avril 1989 lors de la première réunion du conseil, Clemens Heller dégage les principales caractéristiques de la future institution : 1) la Maison Suger est une partie intégrante de la MSH, sa direction scientifique sera exercée par le secrétariat scientifique de la MSH ; 2) symbole de la coopération européenne dans l’organisation de la recherche internationale, la Maison Suger sera ouverte à des chercheurs de tous les pays du monde ; 3) la Maison Suger se veut un lieu de collaboration scientifique, les invités devant appartenir à des réseaux de recherche internationaux. La durée des séjours doit être de trois à douze mois. C’est une « vision » que partage entièrement Stéphane Hessel : « Une opération exemplaire qui devrait être imitée », dit-il. Wolf Lepenies souhaite pour sa part que l’on s’éloigne des schémas anciens pour élargir le domaine des sciences humaines : « On ne devra pas exclure les artistes et les écrivains. » De telles invitations paraissent possibles aux yeux de Clemens Heller, mais, ajoute-t-il, à la condition qu’elles donnent « des garanties d’un dialogue avec les sciences sociales24 ».
31Ce sont là non pas des décisions mais des suggestions. S’agissant du rôle du Conseil de la Maison Suger, ses membres sont d’accord pour dire qu’« il n’est pas administratif » : « Il consiste à apporter à la MSH un soutien suivi et critique de ses efforts dans la mise en œuvre de ce programme, à être le garant de l’esprit du projet et à lui apporter ses conseils et ses suggestions pour le développement d’un tel programme. » Le secrétaire du conseil, désigné à l’unanimité, est J. Nettelbeck, dont la tâche sera d’être « le médiateur entre l’administrateur de la MSH et le conseil25 ». Enfin, il est question que le ministère de l’Éducation donne un poste à la Maison Suger par la mise à disposition d’un membre du personnel de la MSH pour la gestion.
32Selon les statuts mêmes de la Fondation, tout profit étant exclu, les frais de la nouvelle maison d’accueil doivent être entièrement couverts par les loyers. Au départ, le coût prévu pour une chambre est de 210 francs, ce qui apparaît trop élevé : il est nécessaire de « baisser sensiblement le loyer des chambres26 ». Les loyers se situeront finalement, pour la première année (en 1990), entre 1 800 francs et 6 200 francs par mois, selon la taille des appartements.
Les relations internationales : du bilatéral au multilatéral
33Pour Clemens Heller, les relations internationales occupent dans les activités de la MSH une « place prépondérante » ; il pense en particulier au développement des programmes franco-allemand et franco-soviétique27. Il pense aussi aux nouveaux accords qui ont été au milieu des années 1980 signés avec le Danemark et la Norvège, puis avec l’Académie serbe des sciences.
34Heller sait aussi que parmi les pays d’Europe centrale, la Pologne et la Hongrie occupent une place privilégiée. Des rapports étroits ont été établis avec des chercheurs de ces pays dès les années 1960 et à la fin des années 1970 ; la MSH a signé des accords avec les académies des sciences de ces deux pays. La signature de l’accord entre la MSH et l’Institut d’histoire de l’académie hongroise des sciences date de la toute fin de 1979. Lors de son renouvellement en 1983, à l’occasion de la visite à Budapest de Clemens Heller et de Maurice Aymard, on élargit le programme de coopération aux autres instituts de l’Académie des sciences afin de couvrir l’ensemble des sciences sociales. Cette coopération va se développer principalement en histoire, en sociologie (culture et travail), en économie et en psychologie ; elle se traduira par diverses activités : appui à des colloques, invitation régulière de chercheurs hongrois à Paris, mise en place du programme de recherche Alternatives Est/Ouest28, publications d’ouvrages hongrois de sciences sociales en français.
35En Pologne, la modification de la situation politique dans les années 1980, avec la mise en place de l’état de siège en 1983, qui est suivi de mesures de répression contre des intellectuels et des chercheurs engagés aux côtés de Solidarność, remet en cause le principe de toute collaboration scientifique qui, croit-on à la MSH, doit être fondée sur le libre choix, la reconnaissance mutuelle des mérites scientifiques et un réseau étroit de relations personnelles de confiance et d’amitié29. L’on décide alors de continuer à travailler avec des chercheurs qui, déjà actifs dans divers groupes de travail ou réseaux, ont conservé leur liberté d’action. À partir de la fin de 1985 et à la demande de Bronisław Geremek, Antoni Mączak et Henryk Samsonowicz, on met en place un programme d’invitations de jeunes chercheurs dont les noms sont proposés directement par l’université de Varsovie, hors de toute intervention de l’Académie des sciences. Des chercheurs polonais peuvent ainsi participer aux activités organisées par divers groupes de travail ou réseaux européens30 et, de fait, contribuent à maintenir les liens qui vont préparer l’intensification des échanges à partir de la fin de l’année 1988 dans un contexte politique totalement nouveau.
36Autrichien d’origine, européen et cosmopolite, Clemens Heller voit bien que l’Europe des années 1980-1990 est confrontée à de nouveaux enjeux politiques et économiques et qu’il faut revoir les programmes de coopération internationale de la MSH. Le dépôt d’un deuxième plan quadriennal, que la MSH doit faire au cours de l’été 1988, fournit l’occasion, pour le conseil d’administration, de mener « une réflexion critique et prospective31 » afin de dégager les grandes orientations du prochain plan, tout en n’oubliant pas, ajoute Heller, que la spécificité de la Fondation est « non pas d’imposer des initiatives mais de répondre à la demande des chercheurs en fonction de critères aussi neutres que possible32 ». L’on envisage d’aborder le problème sous trois angles : le renouvellement des thèmes et des équipes, l’élargissement du champ de recrutement des chercheurs français associés aux programmes et le développement des collaborations internationales.
37Pour rester fidèle à sa mission, la Fondation se doit d’éviter l’immobilisme : « Le renouvellement des thèmes et des équipes correspond à un besoin fondamental de mobilité, lié aussi au caractère expérimental de nombreuses actions33. » Il faut donc pouvoir fermer certains programmes en cas d’achèvement et en abandonner d’autres en cas d’échec. Il faut enfin mobiliser les chercheurs du réseau des autres MSH en province et des diverses universités non parisiennes. Quant aux collaborations internationales, un premier bilan permet de constater l’établissement d’un réseau de relations bien constitué en Europe de l’Ouest (Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, pays scandinaves, Portugal, Grèce) avec un vide à combler, l’Espagne ; une ouverture déjà ancienne avec l’Amérique du Nord ; une ouverture vers l’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie) ; enfin des relations avec de grands ensembles extra-européens autres que l’Amérique du Nord (Brésil, Inde, Chine). Les accords sont le plus souvent bilatéraux, mais à partir de ces acquis, la MSH s’est aussi efforcée d’établir des relations multilatérales. « C’est là, pense-t-on, une tendance qui devrait aller en s’accentuant. »
38Certes la MSH se doit de tenir compte de la « demande » extérieure, mais ne devrait-elle pas aussi, se demande-t-on, se faire « l’avocat de quelques propositions » ? On veut aussi favoriser les jeunes compétences en offrant des bourses et ouvrir des voies scientifiques originales. Clemens Heller réaffirme la perspective qui a toujours été la sienne depuis qu’il est à la MSH, à savoir qu’« [il] ne croit pas en la valeur de priorités établies en comité » : « Il faut que quelqu’un vienne avec sa propre passion34. » Il est par contre, reconnaît-il, « possible de venir en aide à des projets nouveaux ou à de jeunes chercheurs et de les conduire vers des structures permanentes en dehors de la Maison ».
39Clemens Heller fait cette intervention dans le cadre de la séance de réflexion que le conseil d’administration consacre au futur plan35. La question – voire le dilemme – à laquelle est confrontée la Fondation est, comme le fait remarquer un des membres du conseil d’administration, toujours la même : « Le programme scientifique de la MSH est-il vraiment définissable ? » Mais il y a une chose qui, aux yeux de tous les membres du conseil, demeure certaine : la MSH doit « avoir une vue d’ensemble et être au courant des tendances et des innovations qui se dessinent », et c’est à cette condition qu’elle continuera de faire preuve de cette qualité de « catalyseur » qu’on lui reconnaît36.
40Lors d’une séance suivante, le conseil poursuit sa « réflexion approfondie » en s’interrogeant sur les objectifs des programmes internationaux qui doivent être distincts de ceux des universités au moment où celles-ci entendent maintenant développer leurs propres programmes. Tout en se félicitant du développement des programmes franco-allemand et franco-soviétique, l’administrateur craint pour sa part que le rôle de plateforme européenne que joue de plus en plus la MSH lui fasse « perdre contact avec les jeunes chercheurs » et ainsi la fasse « tomber dans un système de réseaux établis37 ». Il apparaît par ailleurs clair que la Maison Suger va devenir un « rouage important du dispositif scientifique » mis en place depuis de nombreuses années par la MSH avec ses réseaux européens et internationaux. C’est à la MSH, annonce alors Clemens Heller, que reviendra l’administration de la Maison Suger.
41Maurice Aymard est à nouveau le responsable de la rédaction du plan quadriennal, dont la première partie est consacrée aux services et la seconde, aux programmes scientifiques. Pour répondre aux besoins de la communauté scientifique française et internationale, la Fondation s’est dotée d’« instruments » qui, à une exception près38, vont demeurer les mêmes, à savoir des instruments administratifs (le secrétariat scientifique, les services de gestion), des instruments de service à proprement parler (la bibliothèque) et des instruments d’exploitation et de valorisation (service d’édition et de micro-informatique, CID, CCRDA). Quant à l’objectif des programmes scientifiques, il sera, au cours des quatre années suivantes, de « renforcer la position de la MSH, au centre d’un ensemble de réseaux de collaboration permanente » : « Face à un indiscutable processus de mondialisation de la recherche, une institution telle la MSH constitue un instrument exceptionnel de communication et d’intégration qui permet désormais de passer du stade de la coopération scientifique bilatérale au stade multilatéral »39. Et cela, non seulement vers l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord mais aussi vers d’autres pays ou grands ensembles régionaux : Inde, Chine, Brésil, Scandinavie, URSS et Europe orientale. Pour ces divers programmes, la Fondation obtiendra des subventions soit du ministère des Affaires étrangères, soit du ministère de la Recherche et de la Technologie40.
42Lors de la présentation de la version définitive des nouveaux programmes d’activité de la Fondation, Maurice Aymard indique qu’une moins grande importance sera accordée aux études thématiques afin de donner la priorité aux programmes internationaux. En d’autres mots, « les réseaux vont l’emporter sur les disciplines et les programmes thématiques ». Des membres du conseil d’administration se montrent inquiets : que va-t-il, se demande-t-on, advenir de « l’approfondissement » (de la science) ? Il y a effectivement, selon Clemens Heller, un danger à mettre l’accent sur les programmes internationaux : la Maison risque de « perdre en partie sa vocation initiale ». Mais elle peut, croit-il, « la retrouver », car, située à la périphérie des grands établissements de recherche, elle doit « préserver tout ce qui a contribué à faire son crédit et à déterminer son rôle41 ».
43Un problème demeure toujours délicat : c’est celui de maintenir l’équilibre entre les différents partenaires. Des affirmations, des rumeurs circulent, selon lesquelles une place prépondérante serait donnée aux chercheurs de l’EHESS à l’intérieur des réseaux scientifiques internationaux de la MSH. Ces affirmations, tiennent à corriger Maurice Aymard et Clemens Heller d’une seule voix, sont « dénuées de tout fondement » : « Il suffirait de consulter les listes de collaborateurs engagés dans chacun de ces réseaux pour s’en convaincre. »
44Au moment où Maurice Aymard termine la rédaction du plan d’action, dit Programme d’activités de la MSH, cette dernière participe, en collaboration avec quatre ministères (Affaires étrangères, Éducation nationale, Jeunesse et sports, Recherche et technologie), à la mise en place d’un programme d’accueil de jeunes chercheurs soviétiques. Cette nouvelle entente s’inscrit dans un contexte où le programme franco-soviétique de coopération en sciences sociales42, à la suite de la signature en 1984 de l’accord entre l’Académie des sciences d’URSS et la MSH, connaît une expansion, notamment dans les domaines tels que la philosophie, le droit et les relations politiques, avec une multiplication des missions43.
Le Programme de coopération franco-soviétique
45Le protocole de coopération scientifique en sciences sociales entre l’Académie des sciences de l’URSS et la MSH est signé à Paris en juin 1984 en présence du vice-président de l’Académie des sciences et de l’administrateur de la MSH. Ce protocole prévoit des recherches en commun, l’organisation de colloques, l’échange de chercheurs et des publications.
46La rencontre qui a lieu en décembre 1984 entre Igor Smirnov, Léon Chertok et Clemens Heller est suivie de deux missions : une mission exploratoire à Paris, en décembre 1985, de Victor Tischenko, secrétaire scientifique du département de philosophie et de droit, d’Igor Smirnov de l’Institut de philosophie et de Valeri Nsolenko de l’Institut de psychologie ; et une deuxième mission à Moscou en mai 1986 à laquelle participent Yvon Brès, Michel Henry, Isabelle Stengers et Léon Chertok. Cette dernière mission conduit à la mise au point d’un programme de coopération dans plusieurs domaines (philosophie, psychanalyse, psychologie, santé, administration locale) et à l’organisation d’un premier colloque franco-soviétique de philosophie, « Sciences exactes, sciences humaines et psyché », qui se tient à Paris en décembre 1986. Sont aussi organisés en 1985 des colloques sur « Culture et société au Moyen Âge occidental et byzantin » et sur « L’archéologie de l’Asie centrale », et un forum international sur l’histoire du mouvement ouvrier et sur la classe ouvrière qui se tient à l’UNESCO.
47À la suite du passage à Paris du directeur de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales, Evgueni Primakov, futur président de l’Académie des sciences, commence une nouvelle étape de coopération, « en dehors, dit-on, de toute idéologie et en se centrant sur les problèmes fondamentaux des sociétés contemporaines44 ». Se tiennent plusieurs réunions de concertation pour établir un nouveau programme de coopération autour des grands thèmes suivants : le développement des relations économiques Est-Ouest, la régulation et la planification dans les sociétés industrielles, les nouvelles approches dans les théories du développement, l’utilisation des instruments économétriques pour établir une prospective à long terme, la technologie, le travail, l’emploi et le mode de vie, le facteur religieux dans la société contemporaine. Manifestement, ce programme donne la priorité au domaine de l’économie et des relations internationales. Parmi les acteurs du côté français de ce nouveau programme, on trouve des personnalités étroitement associées à la MSH, dont Ignacy Sachs et Claude Gruson.
48Dans les années qui suivent la signature du protocole, on assiste à une multiplication des activités : grands colloques en 1989 à Moscou sur « Logique, méthodologie et philosophie des sciences » et « Les enjeux symboliques et sociaux de la santé », tables rondes à Paris la même année sur « L’évolution technico-économique à la fin du siècle » (en collaboration avec les universités Paris-III et Paris-IV) et sur « Les relations littéraires entre la Russie et la France aux xixe et xxe siècles ». Se tiennent aussi des réunions pour la préparation du 3e forum international sur l’histoire du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière et, du 2 décembre 1989 au 15 janvier 1990, une série de rencontres sur le thème « Construction de l’Europe (économie, politique étrangère et relations culturelles) », avec le concours de l’Institut de l’Europe de l’Académie des sciences de l’URSS.
49Enfin, le nouveau programme des bourses Diderot a pour ambition « d’approfondir les relations entre chercheurs français et soviétiques, d’encourager le dialogue sur des problématiques de recherches communes et de permettre aux instituts français de recherche de renforcer leur participation aux réseaux scientifiques internationaux ». L’objectif principal est de permettre à de jeunes chercheurs soviétiques détenteurs d’un doctorat en sciences sociales et humaines d’effectuer en France des séjours d’études de longue durée, grâce à douze bourses annuelles totalisant une durée de 144 mois45. L’une des bourses est réservée à un écrivain, mais à la condition qu’il manifeste un intérêt pour les sciences sociales et humaines. L’on prévoit que les bénéficiaires de bourses Diderot soient hébergés à la Maison Suger ou dans un lieu équivalent.
50La coordination de ce programme est confiée au secrétariat scientifique de la MSH, qui reçoit les dossiers des candidats et supervise la procédure de sélection46. L’on s’assure, comme le souligne Clemens Heller, que le choix des candidats soit « aussi libre et large que possible » et que soit écartée toute pression institutionnelle, du côté soviétique comme du côté français47. Une procédure certes complexe mais qui préserve l’autonomie de la MSH.
Notes de bas de page
1 « En hommage à Raymond Aron », MSH Informations, no 49, printemps-été 1985 : 44.
2 Jame cite les deux principaux travaux de Braudel traduits en anglais : The Mediterranean and the Mediterranean World in the Age of Philip II (1949) et la trilogie Civilization and Capitalism, 15th-18th Century (1979).
3 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 10 décembre 1984 : 2 (archives FMSH).
4 Ibid. : 3.
5 Ibid. : 4.
6 Ibid.
7 Ibid. : 6. Deux questions sont soulevées : la durée du mandat et la limite d’âge. Rien n’est précisé à ce sujet dans les statuts. Hélène Ahrweiler est pour sa part d’avis – un point de vue qui n’est pas partagé par l’assemblée – d’imposer une limite d’âge à l’exercice des fonctions d’administrateur : soixante-dix ans.
8 Alain Touraine, Hommage à Clemens Heller, 2002. Témoignages prononcés à l’occasion de la cérémonie organisée à la mémoire de Clemens Heller, le 27 novembre 2002 à la Maison des sciences de l’homme (archives FMSH).
9 Entretien de l’auteur avec une membre du personnel, Paris, le 5 mars 2020.
10 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 3 décembre 1989 : 4 (archives FMSH).
11 Ce sont les mots qu’utilise Jacques Béguin, le directeur général des Enseignements supérieurs et de la recherche, en direction de Clemens Heller, le 4 novembre 1987 (annexe au compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 16 décembre 1992, archives FMSH).
12 Philippe Besnard écrit : « Le groupe disparaît donc sous sa forme actuelle ; il renaîtra peut-être dans un autre contexte institutionnel, car les tâches ne manquent pas […] » (Besnard 1987). Le groupe renaîtra effectivement, mais outre-manche à Oxford avec le British Centre for Durkheimian Studies.
13 Mis en place dans le cadre du Centre coopératif de recherche et de diffusion en anthropologie, qui a ses locaux boulevard Raspail, ce nouveau centre regroupe des chercheurs de différentes disciplines (anthropologie, sociologie, histoire, sciences politiques) et de pays divers (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne, Italie). L’animation scientifique du réseau est assurée par Marc Abélès, ethnologue au CNRS. Une première table ronde se tient à Paris les 16 et 17 décembre 1988 et a pour thème « Pratiques quotidiennes de la représentation politique ».
14 Les représentants du personnel au Conseil d’administration sont Jocelyne Vedrenne pour le personnel fonctionnaire et Sophie Debray pour le personnel contractuel. Les six représentants de la commission d’action sociale sont : Michèle Aron, Ruth Fabian, Ginette Marchin et Pascale Thory pour le personnel fonctionnaire, Fernand Avila et Évelyne Sinigaglia pour le personnel contractuel (compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 18 décembre 1991, archives FMSH).
15 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 27 juin 1989 : 7 (archives FMSH).
16 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 13 juin 1991 : 5 (archives FMSH).
17 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 16 juin 1986 : 4 (archives FMSH).
18 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du mercredi 11 décembre 1988 (archives FMSH).
19 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du mardi 27 juin 1989 : 8 (archives FMSH).
20 La loi du 16 avril 1955 crée le Centre national des œuvres universitaires et scolaires (CNOUS), qui relève des ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. L’objectif est d’améliorer les conditions de vie et de travail des étudiants et aussi de favoriser l’égalité d’accès de tous à l’enseignement supérieur. L’un de ses mandats est d’animer le nouveau réseau des Centres régionaux des œuvres universitaires (CROUS). Les CROUS sont des établissements publics régionaux chargés principalement de l’aide sociale aux étudiants français et étrangers, de leur accueil, leur logement, leur restauration et de leur vie culturelle ; ils construisent et gèrent des résidences et des restaurants universitaires. Les conseils d’administration du CNOUS et des CROUS sont paritaires entre pouvoirs publics et étudiants, jusqu’à une modification par décret en 1987, qui réduit la représentation de ces derniers.
21 Les dons des professeurs Dumont et Vierhaus proviennent de prix qui leur ont été récemment décernés, et dont ils ont cédé la moitié du montant reçu. Louis Dumont et sa femme font par ailleurs en 1988 un don de 50 000 francs à la FMSH pour créer un fonds d’aide à la recherche en anthropologie sociale. L’objectif est de fournir une aide personnelle à des jeunes chercheurs en anthropologie sociale proposant une perspective comparatiste globale. Les 50 000 francs, une somme « en vérité minime », proviennent, précise Louis Dumont, du prix Tocqueville qu’il a reçu en 1987 (lettre de Louis Dumont à Clemens Heller, Paris, le 11 janvier 1988).
22 Fondation de la MSH, « La Maison Suger », s. d. : 2. Document de 3 pages en annexe au compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH, le mardi 27 juin 1989 (archives FMSH).
23 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH, le mardi 16 juin 1988 : 5 (archives FMSH).
24 Compte rendu de la réunion du conseil de la Maison Suger, le 25 avril 1989 : 4, sur papier à en-tête de la Maison des sciences de l’homme (archives FMSH).
25 Ibid. : 5.
26 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 27 juin 1989 : 8 (archives FMSH).
27 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du mercredi 16 juin 1988 : 6 (archives FMSH).
28 Ce programme est dirigé par Zsuzsa Hegedüs de l’EHESS.
29 MSH, rapport d’activité, 1991 : 250.
30 Ce sont le Réseau européen de psychologie du travail et des organisations (ENOP), le Laboratoire européen de psychologie sociale, le Groupe histoire et justice, le Groupe d’étude sur l’histoire sociale de la philologie et la science de l’œuvre, le Groupe de travail sur l’Europe centrale et orientale et, à partir de 1987, le Groupe institutions et régulation dans les systèmes socialistes (IRSES). Enfin, quatre chercheurs du groupe « Yorick », de l’université de Varsovie, sont invités à Paris pendant quatre ans (1985-1989) dans le cadre d’un programme sur l’émigration polonaise au xixe siècle, pour dresser un inventaire des tombes polonaises dans les cimetières parisiens.
31 Charles Morazé souhaiterait pour sa part voir s’« inscrire le prochain plan dans une réflexion plus vaste sur les sciences de l’homme » (compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du mercredi 16 juin 1988 : 6, archives FMSH).
32 Ibid. : 6.
33 Ibid. : 7.
34 Ibid. : 9.
35 Le plan devait concerner les quatre années suivantes (1989-1992) mais, en raison d’une modification de la politique du ministère de la Recherche, il ne concernera finalement que deux ans.
36 Ibid.
37 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH, le mercredi 11 décembre 1988 : 6 (archives FMSH).
38 Le service de mathématiques appliquées et de calcul est supprimé en 1986. Certaines des fonctions assurées par ce service le seront par la suite au sein même des équipes de recherche, avec le développement de la micro-informatique.
39 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH, le mercredi 11 décembre 1988 : 3-4 (archives FMSH).
40 Pour l’année 1990, les subventions du ministère des Affaires étrangères seront de 812 000 francs pour les programmes Inde, Algérie, RDA, URSS, Brésil et pays scandinaves, et celles du ministère de la Recherche et de la technologie, de 1 200 000 francs pour les programmes franco-soviétique et franco-allemand, ainsi que pour la Maison Suger.
41 Compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH du 27 juin 1989 : 10 (archives FMSH).
42 Avant 1984, deux programmes, dès l’origine multinationaux, sont mis en place. Le premier, créé en 1977-1978, vise la constitution d’un réseau de collaboration entre chercheurs spécialisés dans l’histoire du mouvement ouvrier et de la classe ouvrière. La MSH assure le secrétariat de ce réseau. Un premier forum est organisé en avril 1980 à Paris avec l’aide de l’UNESCO. Le second programme est créé en 1981, à l’initiative de Leopold Haimson de Columbia University en liaison avec l’Institut d’histoire de l’URSS, l’université de Moscou et des chercheurs de plusieurs pays. Ce programme porte sur l’étude statistique comparée des grèves ouvrières dans les principaux pays industrialisés entre 1880 et 1920. Un premier congrès se tient à Graz en juin 1989 et un deuxième à Leningrad, en juin 1990. La synthèse des travaux sera publiée en coédition par Cambridge University Press et les Éditions de la MSH.
43 Parmi les chercheurs français qui se rendent en URSS, il y a : Marie Mendras, Marc Ferro, Jacques Lefort, Isabelle Stengers, Claudine Herzlich, Denys Lombard, Patrick Péruch, Rémy Chauvin, Serge Moscovici, Nathalie Ricœur, Jutta Scherrer. De l’URSS, vient en France : V. I. Bovykine (Aymard Marguerite 1987 : 16-17).
Considéré comme l’un des grands spécialistes de l’histoire socio-économique de la Russie d’avant 1914, Valeri I. Bovykine vient à Paris en 1972 pour consulter les fonds d’archives des banques françaises et, à partir de 1986, grâce à des invitations de la MSH, il effectue plusieurs séjours de recherche à Paris, où il établit un solide réseau professionnel et se fait de bons amis : Albert Broder, Maurice Lévy-Leboyer, René Girault (Scherrer 1998 : 3-4).
44 Maison des sciences de l’homme, rapport d’activité 1990-1991 : 181. Sera organisé au printemps 1990 un colloque sur « L’UNESCO et les droits de l’homme, contribution de l’URSS et de la France ».
45 Deux des conditions sont que le chercheur ait moins de 40 ans et que, sauf pour quelques exceptions, il ait une pratique courante du français. Le montant mensuel dépend du degré de qualification du bénéficiaire (de 10 000 à 12 000 francs mensuels) (« Programme Diderot d’accueil de chercheurs soviétiques », 8 novembre 1989 :
1). Il s’agit d’un document de 3 pages, présenté en annexe du compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH, le 11 juin 1989 (archives FMSH).
46 Les dossiers des candidats (projets et curriculum vitæ) sont envoyés par l’Académie des sciences de l’URSS au secrétariat scientifique qui les transmet ensuite aux unités françaises concernées pour qu’elles les évaluent en fonction de leur qualité scientifique et de leur pertinence pour l’unité. Les avis sont ensuite soumis à la commission interministérielle Diderot qui procède aux derniers arbitrages. Toute correspondance doit être adressée à Jean-Pierre Goudier, au 54 boulevard Raspail.
47 Lettre de Clemens Heller à Cher Monsieur et ami, Paris, 1er décembre 1989 : 1 (annexe au compte rendu de la réunion du conseil d’administration de la MSH, le 11 juin 1989, archives FMSH). La première étape est amorcée par les centres français qui, intéressés par le programme, font des propositions de collaboration en indiquant dans quel domaine la collaboration semble prometteuse. Le rôle de l’Académie des sciences de l’URSS et de la MSH est donc avant tout, précise Heller, « un rôle d’information, de centralisation et de distribution » (ibid. : 2).
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