Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1La Maison des sciences de l’homme de Paris (MSH), devenue la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) au début des années 2000, est, comme je vais tenter de le montrer dans cet ouvrage, une institution singulière dans le système universitaire et de recherche en France, par les actions qu’elle a engagées dans le domaine de la recherche en sciences humaines et sociales et par son statut institutionnel. Ni organisme de recherche ni institution d’enseignement, c’est aujourd’hui une fondation privée, largement financée par le secteur public, c’est un lieu fortement ancré au niveau local qui a su construire de grands réseaux internationaux. Depuis sa création, en 1963, ces réseaux sont nombreux et importants tant parce qu’ils ont eu l’ambition d’être interdisciplinaires que parce qu’ils ont constitué des espaces de liberté indépendants des autres instituions d’enseignement et de recherche. Enfin, à cette institution atypique, sont associés des individus eux-mêmes atypiques, aux personnalités fortes et aux trajectoires académiques et professionnelles étonnantes, souvent fort différentes ; qu’il ait des responsabilités administratives, enseigne et/ou mène des recherches, chacun d’entre eux joue à sa manière un rôle prépondérant dans le développement des sciences humaines et sociales en France et à l’international.
Petite histoire du projet
2Mais aussi étonnant que cela puisse sembler, il n’y a pas d’histoire de la MSH de Paris1 alors même qu’il y a des histoires de plusieurs institutions d’enseignement supérieur ou organismes de recherche auxquels elle a été associée : la VIe section de l’EPHE (École pratique des hautes études), le CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Comment expliquer que l’histoire de la MSH n’ait pas encore été écrite ? Est-ce en raison de sa singularité et de son caractère hybride ? Ou tout simplement en raison de sa taille relativement modeste ? Il n’y a pas de réponse simple, si ce n’est de dire qu’il fallait attendre le 60e anniversaire de l’institution pour écrire une telle histoire.
3Souvent, « commandée » par l’institution elle-même et écrite par d’anciens étudiants, membres du personnel ou de la direction, une telle histoire, pensons à l’histoire de la London School, a, même lorsqu’elle est bien documentée avec des données nombreuses et riches (archives, etc.), un caractère hagiographique. Il n’est pas facile d’y échapper. Pour y parvenir, il faut garder une certaine distance par rapport à l’institution tout en ayant une grande familiarité avec son mode d’organisation et de fonctionnement, en d’autres mots, si enquête ou observation objective il y a, celle-ci doit être participante et s’appuyer à la fois sur des données (statistiques, archives) et sur des entrevues avec les acteurs-trices qui nous parlent de leurs expériences et aussi de leurs propres interprétations de l’histoire de l’institution.
4Je n’ai pour ma part occupé ni poste ni responsabilité à la FMSH – on disait alors la MSH, puis plus tard, quand des MSH ont été créées en région, la MSH de Paris –, mais je ne suis pas stricto sensu un « outsider » de l’institution, car tout en étant « étranger » par ma distance géographique, j’ai une grande familiarité avec elle, sa direction et son personnel, que je « fréquente » régulièrement depuis mes années d’études doctorales en sociologie au début des années 1970 à l’EPHE, VIe section (dont les bureaux administratifs sont alors au 54 rue de Varenne) sous la direction de Pierre Bourdieu. Ce dernier a son bureau d’abord 20-21 rue de Tournon puis, à partir de 1973, au 54 boulevard Raspail, au 4e étage. La bibliothèque de la MSH au 1er étage du 54 boulevard Raspail devint rapidement l’un de mes lieux favoris : un lieu de travail extraordinaire avec une grande salle de lecture, de nombreux fichiers, un présentoir de revues, des photocopieuses et surtout une collection tout à fait exceptionnelle d’ouvrages et de revues en sciences sociales. Au 4e étage se trouvent aussi son secrétariat et les bureaux de plusieurs des chercheurs du Centre de sociologie de la culture et de l’éducation : Luc Boltanski, François Bonvin, Jean Claude Combessie, Monique de Saint-Martin, Victor Karady, Abdelmalek Sayad. Pierre Bourdieu donne ses séminaires dans le local 204.
5Cet entrelacs spatial, au 54 boulevard Raspail, dans un seul et même bâtiment de deux institutions, la MSH d’une part et l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) d’autre part, constitue un fait fondamental dans l’histoire de ce qui est aujourd’hui la FMSH. Pour la plupart des visiteurs comme pour les étudiants en doctorat qui s’y trouvent, la MSH et l’EHESS, c’est du pareil au même, c’est le « 54 ».
6De retour au Québec pour y occuper un poste de professeur en sociologie à l’université de Montréal, je maintiens des liens étroits avec Pierre Bourdieu et les membres de son équipe. Lors de mes séjours à Paris, je revois les chercheurs du Centre de sociologie de la culture et de l’éducation ; je vais aussi saluer Alain Touraine – que j’avais connu à Montréal et qui a été, eh oui ! membre de mon jury de thèse de doctorat –, de même que Maurice Godelier, Bernard Lecuyer, Philippe Besnard, Olivier Corpet, Terry Shinn et plusieurs autres. L’obtention d’un programme de coopération franco-québécois de trois ans entre le département de sociologie de l’université de Montréal et le centre de sociologie de la culture et de l’éducation permet à des chercheurs du centre de venir à Montréal et à des collègues du département de sociologie d’aller à Paris. Pour ma part, je bénéficie à plusieurs reprises d’invitations comme directeur d’études associé à l’EHESS et je participe à des séminaires organisés par la MSH, sans faire de distinction institutionnelle. La cantine du sous-sol et la cafétéria du rez-de-chaussée, tenus par des personnels de la MSH, sont des lieux de grande sociabilité et un véritable carrefour international. Grâce à l’appui financier de la MSH, j’organise, en mai 1997, un colloque international, « Présences de Marcel Mauss », qui se tient dans les locaux de la MSH, de l’EHESS et du Collège de France et qui a un grand succès2. Bref, le « 54 » c’est aussi un peu ma « Maison ». Mais de là à écrire un ouvrage sur ses 60 ans d’histoire !
7L’idée d’un tel ouvrage vient d’une conversation avec Michel Wieviorka, alors administrateur, quelque temps avant le cinquantenaire de l’instituion en 2013. Nous nous connaissions pour avoir été actifs au sein de l’Association internationale de sociologie, lui comme vice-président et président et moi comme membre du Comité exécutif de l’Association. Alors que j’ai d’autres engagements, j’accepte de faire ce travail sociohistorique sous réserve de disposer de temps et de quelques ressources pour réaliser une enquête en demandant l’accès à toute la documentation disponible (procès-verbaux des réunions du Conseil d’administration, rapports annuels, correspondances des administrateurs, etc.) et en posant comme principe l’autonomie dans mon travail.
L’enquête
8Une telle enquête m’a demandé beaucoup plus de temps que prévu, d’autant plus que je devais faire le va-et-vient entre Montréal et Paris. L’étude d’une institution, aussi petite soit-elle, est complexe : toute institution a, pour reprendre l’expression de Fernand Braudel, une « mentalité », un « esprit», une culture d’entreprise, dirait-on aujourd’hui ; elle a aussi une matérialité (bâtiments, équipements, livres) et évidemment une organisation qui encadre des décisions et des actions. Mentalité, matérialité, organisation : tout cela exerce, selon la belle expression de Pierre Bourdieu, un « effet d’institution », et un effet qui est, faut-il le préciser, toujours conjoncturel, selon les contextes et les périodes. La démarche que j’ai adoptée est double, à la fois historique par l’établissement d’une chronologie et de périodes et par l’identification des acteurs qui, avec leurs habitus, leurs capitaux et leurs relations, ont marqué l’histoire de la MSH, et sociologique par la prise en compte des structures, en particulier du champ intellectuel et universitaire dans lesquels s’est inscrite une institution, certes marginale et atypique, mais combien innovatrice.
9Une institution c’est tout à la fois du juridique, de l’économique, du politique, de l’esthétique : les statuts, les budgets, l’architecture, l’organigramme, etc. Bref, c’est, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, un fait social total, et donc faire l’histoire de la MSH c’est en faire une histoire « totale », à la fois concrète et complète. Concrète, certes. Mais complète, comment y prétendre ?
10Toute histoire d’une institution comprend un nombre quasi infini de décisions et d’actions : invitation de centaines et centaines de chercheurs étrangers, organisation d’une multitude de séminaires et de colloques, publications d’ouvrages et d’innombrables numéros de revues et de bulletins, comme MHS Informations, etc. Comment rendre compte de tout cela dans tous les détails ? Je me suis d’abord plongé dans les archives, certes celles de la MSH mais aussi celle de l’EHESS qui lui est profondément liée. Parallèlement à ce travail d’archives, j’ai mené de nombreuses entrevues avec les acteurs de cette histoire qui forment, dois-je dire, une grande famille : des plus âgés aux plus jeunes, des hommes et des femmes, des membres de la direction et des membres du personnel, des chercheurs invités.
11Un tel travail de recherche est tout à fait passionnant, car dans toute « enquête », ce qu’il s’agit de faire c’est, comme le suggère Marcel Mauss, de « dévoiler l’inconnu »3. L’on pourrait dire que le connu d’une institution ce sont les discours des responsables (rapports annuels d’activités, plans quinquennaux, comptesrendus de conseils d’administration, etc.) ; le moins connu ou l’inconnu, c’est ce que cachent ces discours : les intérêts, les contraintes, bref le non-dit. Il y a des événements qu’on oublie, des divergences et des conflits passés dont on ne veut plus entendre parler, des secrets que l’on cache ou dévoile par bribes.
12Écrire l’histoire d’une institution telle que la MSH n’est pas sans difficulté. Je n’ai pu pour ma part couvrir d’une façon complète tous ses champs d’activités, par exemple la coopération internationale, avec les nombreuses aires culturelles et régions du monde, les Éditions avec ses 1 500 ouvrages ou encore les relations que la MSH de Paris a entretenues avec les diverses Maisons des sciences de l’homme créées en nombre à partir de la fin des années 1990 qui chacune a son histoire propre. Tout au plus n’ai-je ici parlé que de la création des deux premières MSH.
13Il a été convenu avec la direction de la FMSH, élue en 2020, que mon ouvrage couvrirait les mandats des trois premiers administrateurs : Fernand Braudel, Clemens Heller et Maurice Aymard, donc, qu’il couvrirait la période allant des origines de la MSH au 3e mandat d’Aymard en 2005. Braudel, Heller, Aymard : c’est une longue période qu’on peut qualifier de braudelienne en raison des affinités qui lient ces trois grands administrateurs de la MSH. S’arrêter en 2005, c’est vouloir garder une distance par rapport à l’histoire plus récente de l’institution, c’est aussi avoir l’ambition de qualifier au mieux un riche moment de l’histoire des sciences sociales françaises dans lequel le « 54 » a joué un rôle majeur.
Notes de bas de page
1 Soulignons la parution récente d’un ouvrage-hommage : Clemens Heller, impressario des sciences de l’homme, aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme (Bruhns, Nettelbeck et Aymard 2017).
2 Les actes du colloque sont publiés dans le numéro spécial « Présences de Marcel Mauss » de la revue Sociologies et Sociétés, vol. 36, no 2, automne 2004 : 5-267. On y trouve des textes de Pierre Bourdieu, Maurice Agulhon, Jean-Pierre Vernant, Denise Paulme, Bernard Saladin d’Anglure.
3 Marcel Mauss, « Appel aux spécialistes » (1927), texte manuscrit, Fonds Hubert-Mauss, Archives du Collège de France, p. 24. Ce texte contient la partie non publiée de la note de méthode intitulée « Sur l’extension de la sociologie » in L’Année sociologique, nouvelle série, 2, 1927.
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