V. L’accueil de David à Nantes
p. 53-60
Texte intégral
1En haut du premier feuillet d’un petit carnet de croquis qu’il a rempli principalement d’études pour les figures et groupes du Serment du Jeu de Paume, David a inscrit : « Ce 14 mars 1790 la veille de / mon départ pour Nantes69 » (ill. 8). L’emplacement de cette inscription autorise à supposer que, en l’écrivant, David entamait un carnet vierge. Il envisageait effectivement comme un nouveau « départ » son voyage du lendemain et son immersion dans une ville inconnue et réputée révolutionnaire. Son carnet était prêt à se remplir de croquis et d’observations à la manière d’un journal. En fait, les quelques croquis pouvant être rattachés à son séjour sont dessinés dans un second carnet, de même dimension et sans doute acheté en même temps auprès du même fournisseur70.
Ill. 8 Jacques Louis David, Caricature de Mirabeau et inscriptions, 1790, dessin et inscriptions à la pierre noire et à l’encre, 19,2 × 12,5 cm, Versailles, château de Versailles, inv. MV7800, folio 1 recto

Crédits/source : Photo © Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais / Christophe Fouin
2David se rendit à Nantes accompagné d’un domestique et ses frais de voyage s’élevèrent à 25 louis, soit 600 livres71. Sur place, il dut accepter l’offre de logement de Crucy, qui certainement s’empressa de montrer à son ancien camarade de Rome les embellissements en cours et de lui détailler ses nombreux projets pour la ville. Plus tard, Crucy s’en souvint : David « a vu notre salle [de théâtre] dans toute sa fraîcheur et il m’en a témoigné sa satisfaction72 ». En découvrant Nantes, David a sans doute mieux pris conscience du rôle du port et du commerce qui assuraient la prospérité de la ville. Jamais autant de navires n’ont été armés pour les côtes de l’Afrique dans les ports français qu’entre 1783 et 1793. Même le soulèvement des Noirs à Saint-Domingue en 1791 n’est pas parvenu à perturber les départs pour la traite. Entre 1789 et 1793, 36 % d’entre eux se sont effectués depuis Nantes, un peu plus de 20 % depuis Bordeaux et presque 16 % depuis Le Havre73. David dut comprendre rapidement que les arguments abolitionnistes auxquels il avait été soumis à Paris n’avaient pas droit de cité à Nantes.
3Le déroulement protocolaire du séjour du peintre est connu grâce à l’étude de Camille Mellinet parue en 1836, qui se fonde sur les registres des délibérations de la municipalité et le Journal de la correspondance de Nantes. Devant un public nombreux, David fut reçu cérémonieusement le 26 mars à l’hôtel de ville par Kervegan et les officiers municipaux, en présence de gradés militaires, de gardes nationales et de volontaires, tous en grande tenue pour marquer la solennité de l’occasion. Que David ait accepté de se déplacer jusqu’à Nantes prouve qu’il était sensible à l’élan patriotique des citoyens d’une ville qui revendiquait avoir été « la première à réclamer la liberté74 ». L’imposant accueil officiel qu’il reçut, et auquel la fréquentation des artistes et des collectionneurs mondains ne l’avait pas habitué, a dû achever de le convaincre qu’il était de son devoir, en tant que peintre et citoyen, de mettre son talent au service de la nation régénérée.
4Mellinet reprend le texte des registres officiels, mais parfois il s’en affranchit pour y ajouter des détails pittoresques issus d’un récit familial que lui avait transmis sa grand-mère, l’épouse de François Mellinet, l’un des notables nantais avec lequel David a le plus sympathisé durant son séjour :
« Un des huissiers annonce à haute voix : M. David, peintre du Roi, qui demande à être admis à présenter ses respects à l’assemblée. Sur quoi, le bureau ayant délibéré dans les formes accoutumées, M. David entre dans la salle et va s’asseoir sur un siège placé en face du bureau. Tous les regards sont fixés sur lui. Il tient à la main un petit chapeau à trois cornes. L’énorme loupe qui se déploie sur sa joue gauche, imprime à sa physionomie on ne sait quoi de burlesque au premier aspect ; mais à l’examen, on reconnaît l’existence du génie dans cette tête caractérisée. Son maintien est grave, et même d’une gravité austère75. »
5François Claude Rozier (ou Rosier), un des officiers municipaux qui secondait le maire, lut ensuite la délibération du 29 décembre 1789 déclarant vouloir faire appel à David pour réaliser le portrait du maire. Il lui adressa l’invitation formelle de la ville :
« Vous avez vu, par la délibération dont il vient d’être donné lecture, que nous avons compté sur votre complaisance pour concourir avec nous à l’hommage que nous voulons rendre au respectable chef de l’administration de cette ville.
Si vous daignez céder à nos pressantes sollicitations, nous aurons réussi, suivant nos désirs, à immortaliser les vertus les plus recommandables par les talents les plus justement admirés. C’est ainsi que nous transmettrons à nos neveux un tableau digne des sentiments que nous voulons exprimer, et du génie qui l’aura composé76. »
6David lui répondit en ces termes :
« Si jamais mon art m’a procuré des jouissances et des succès, il n’est point d’occasions où j’ai eu le bonheur de réunir plus de motifs pour m’en glorifier.
Je me suis fait un devoir de me rendre aux nobles invitations du patriotisme et de la reconnaissance, qui vont consacrer l’histoire de la plus heureuse et de la plus étonnante révolution.
Elle est votre ouvrage, Messieurs, et l’hommage que vous rendez au chef de votre administration, faisant l’éloge de vos sentiments et de ses vertus, en transmettra, avec votre gloire, le souvenir à la postérité77. »
7Dans son récit, Mellinet mentionne les multiples célébrations civiques qui eurent lieu à Nantes durant le séjour de David, en présumant qu’il en fut témoin et qu’il fut sensible à l’enthousiasme des fédérés et des enfants militaires, des manifestations de patriotisme dont le point culminant fut la fête de la Fédération à Paris, le 14 juillet 1790.
8Le 23 avril, « M. David, peintre du Roi à la veille de son départ pour Paris, a demandé l’honneur de saluer l’assemblée municipale. Il y a été admis et pria le Bureau d’agréer ses remerciements sincères pour l’accueil honnête qu’il a reçu en cette ville78 ». À cet extrait des registres des délibérations cité par Cosneau, Mellinet ajoute : « Le Maire, au nom du bureau municipal, exprima à M. David sa reconnaissance pour la peine qu’il avait bien voulu se donner de venir en cette ville, et MM. [Pierre Frédéric] Dobrée et [Jean] Chanceaulme furent nommés pour, et au nom de la ville, faire visite à M. David et lui témoigner les sentiments d’estime qu’il avait inspirés à la communauté de la ville79. » Les deux négociants mandatés pour se rendre chez David avaient une curiosité pour les arts plus affirmée que les autres officiers municipaux et siégeaient au comité de surveillance des travaux publics qui venait d’être créé80. Leur visite à David eut lieu le lendemain et, très probablement, leur mission était de se renseigner quant à l’avancement du portrait du maire. Mais, comme le souligne Cosneau, lorsque David prend ainsi congé, ni lui-même ni le corps municipal ne font mention des commandes qui avaient motivé son déplacement, sans doute en raison du refus des édiles de les confirmer, ce dont plus tard il se plaint.
9Quelques jours avant ces formalités, le 18 avril, David avait pris la plume pour écrire à Michel Jean Sedaine, son ancien tuteur de fait, avec lequel il se permettait une liberté de ton due à l’intimité amicale entre les deux hommes. La lettre est longue – quatre feuillets in-quarto – et l’on doit regretter de n’en connaître la teneur que par la notice succincte du catalogue d’une vente d’autographes à La Haye le 29 janvier 1887, qui mérite d’être citée en entier :
« Spirituelle et remarquable lettre où il fait une relation vive et pleine d’esprit narquois d’un séjour à Nantes. – Le magistrat de cette ville lui avait commandé un tableau de grande dimension et l’invitait à venir à Nantes pour en établir les conditions. Il raconte l’accueil que lui firent le maire et des “commerçants ne s’occupant toute leur vie que de gagner de l’argent” et se trouve confondu par les démonstrations d’hommage qu’il reçoit partout et a peine à ne pas s’en enorgueillir ; cela ne l’empêche pas de plaisanter un peu sur le grand empressement qu’on lui fait sentir par des visites, des invitations à dîner sans fin et des assemblées où il est obligé d’assister, etc. Détails curieux sur la famille où il est logé. – Il finit par cette observation : “Comme je jette à la volée ce que j’écris et principalement ce que je pense ne le relisant jamais, vous y sup[p]léerez81.” »
10Même dans cet état lacunaire, ce document jusqu’à présent ignoré jette une lumière nouvelle sur le séjour de David. On y découvre un peintre flatté par les hommages des négociants nantais ; mais, habitué à fréquenter la société de Sedaine, d’André Chénier, des Trudaine, des Lavoisier et de Mazzei, il fut clairement désappointé par leur philistinisme. Dans la mesure où il ne pouvait ignorer que leurs fortunes provenaient de la traite des Noirs, on est amené à se demander dans quelle mesure cela pouvait être un sous-texte de sa critique.
11David porte un regard rétrospectif sur son séjour à Nantes dans la lettre rédigée quatorze mois plus tard, le 1er juillet 1792, qu’il destine à l’un des rares Nantais auxquels il reconnaît un goût pour les arts, vraisemblablement Dobrée ou Mellinet, un document majeur découvert et publié par Cosneau :
« Je vais encore essayer, Monsieur, si par votre organe la municipalité de Nantes voudra bien me faire réponse, j’ai déjà écrit à différentes personnes pour qu’ils [sic] communiquassent ma lettre à la municipalité entre autres à Mr Droin de Parcé [Charles Drouin de Parçay], à M. [Gilbert] Beaufranchet qui me fit l’amitié de venir me voir dans un voyage qu’il fit à Paris. Je lui parlai de la manière avec laquelle la municipalité de Nantes agissait à mon égard et surtout avait agi quand j’eus l’honneur de me présenter à elle sur une demande qu’elle me fit en 90 [rayé : et] en m’envoyant l’extrait de la délibération et par une lettre signée de tous MM. les officiers municipaux qui m’invitait [corrigé : invitaient] à concourir avec eux à célébrer le Maire de Nantes qui faisait alors l’objet de leur dévouement. Je n’ai reçu aucune réponse [rayé : de] à ces différentes lettres.
J’étais disposé à écrire à la municipalité même mais j’ai préféré employer votre médiation auprès d’elle sachant votre goût et vos connaissances dans un art qui est ordinairement évalué bien bas dans des villes de commerce. Comme il me paraît que les dispositions sont changées et je dirai[s] même que les résolutions n’étaient pas bien ferventes par l’accueil que l’on me fit à Nantes ne statuant sur rien, n’entrant dans aucune espèce d’engagement, et moi j’aurais rougi de honte si j’avais cru provoquer les intentions de la municipalité, j’ai attendu en silence la détermination mais n’étant jamais venue il m’a bien fallu parler et c’est ce que je fais en ce moment [;] je m’en tiendrai donc aux dédom[m]agements qu’on me doit. D’abord vingt[-]cinq louis [600 livres] pour les frais de mon voyage et celui de mon domestique. 2° cinquante louis [1 200 livres] pour le portrait de Mr. Kervegan que je renvoyerai [sic] à la municipalité. 3° mille écus [6 000 livres] pour [rayé : ma] la composition du tableau projeté et les six mois de mon temps à faire les études relatives. Voyez Monsieur par cette mesquine demande l’avantage que j’ai eu à faire le voyage de Nantes. Un homme dont le cabinet vaut entre trente à quarante mille livres par année se borne à demander mille écus pour six mois.
Je laisse à la municipalité à apprécier mon honnêteté. Je ne l’ai point importunée, il ne me reste plus qu’à la remercier des marques d’amitié individuelles que j’ai reçues à Nantes de la plupart de ses membres. Je suis avec les sentiments de la plus inviolable fraternité et de la confiance que vous inspirez
Monsieur
ce 1 juillet 1792, l’an 4 de la liberté
Votre très humble et très obéissant serviteur
David
P.S. Je m’honorerai toujours de remplir les intentions de la municipalité de Nantes et la ville [rayé : est] sera trop célèbre dans la révolution française pour que je ne lui voue pas mes pinceaux, si elle était toujours dans les mêmes intentions ou si elle voulait les restreindre par un portrait en pied de M. Kervegan, qu’elle désire seulement et ce sera [sic] des ordres pour moi82. »
12De cette lettre riche en informations, relevons pour le moment seulement la confirmation de la déception ressentie par David en constatant, en dépit des marques d’estime reçues de quelques-uns, que ses interlocuteurs nantais appréciaient peu la peinture. Il exprime sa frustration de n’avoir pu persuader la municipalité de s’engager sur les termes de son travail. David distingue le tableau du maire de la « composition », sûrement celle dont Crucy, par un excès d’optimisme et pour le convaincre de se déplacer, lui avait laissé entrevoir la commande et qui excitait l’imagination du peintre d’histoire bien plus que le portrait.
Notes de fin
69 Pierre Rosenberg et Louis-Antoine Prat, Jacques-Louis David (1748-1825). Catalogue raisonné des dessins, 2 vol., t. 2, Milan, Leonardo Arte, 2002, p. 920, no 1369 recto. Le carnet conservé au Musée national du château de Versailles est catalogué sous le no 3 (p. 919-952).
70 Ibid., 2, p. 954, no 1436 (étiquette du papetier Niodot). Ce carnet conservé au musée du Louvre est catalogué sous le no 4 (p. 953-975).
71 Voir sa lettre du 1er juillet 1792, transcrite et commentée plus loin.
72 Lettre de Crucy au maire de Nantes, 31 octobre 1811, citée par Cosneau, 1983 (note 2), p. 257, 263 n. 30.
73 Laure Pineau-Defois, « Un modèle d’expansion économique à Nantes de 1763 à 1792 : Louis Drouin, négociant et armateur », Histoire, économie & société, 23, 2004, no 3, p. 375. L’auteur se réfère au mémoire de maîtrise de Nathalie Touzeau, Étude des expéditions négrières nantaises sous la Révolution française (1789-1793). Au temps des droits de l’homme, Université de Nantes, 1993, p. 46.
74 Mellinet, 1836 (note 2), p. 423, 435 n. 1.
75 Ibid., p. 424.
76 Ibid., p. 427-428.
77 Ibid., p. 428-429.
78 Cosneau, 1983 (note 2), p. 257, 263 n. 31. Cela est résumé ibid., p. 437.
79 Ibid., p. 437. Le nom complet et la profession des personnes citées par Mellinet et par David dans ses lettres se trouvent dans Alexandre Perthuis et S. de La Nicollière-Teijeiro, Le Livre doré de l’Hôtel-de-Ville de Nantes avec les armoiries et les jetons des maires, 2 vol., Nantes, Jules Grinsard, 1873, 1, p. 449-452 ; 2, p. 25-28.
80 Gilles Bienvenu, « Le comité de surveillance des travaux publics et les voyers nantais pendant la Révolution », dans Nantes révolutionnaire. Ruptures et continuités (1770-1830), éd. par Yann Lignereux et Hélène Rousteau-Chambon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021, p. 60, 71 n. 7. Un rapport sur la statue du roi par Lamarie fut confié aux deux mêmes membres de la municipalité (Mellinet, 1836 [note 2], p. 435).
81 Catalogue d’une précieuse collection de lettres autographes et de documents historiques composant le cabinet de feu M. J.-Z. Mazel, La Haye, 28-29 janvier 1887, p. 134, no 729 (vacation du 29 janvier). La lettre passa à la vente des Autographes et manuscrits de M. G. de Pixerécourt, Paris, 4 novembre 1840, p. 27, no 280 (vacation du 6 novembre), sans résumé.
82 Cosneau, 1983 (note 2), p. 257-258. L’original se trouve aux Archives municipales de Nantes, R2 18B. Beaufranchet était alors directeur de l’administration des poudres et devint maire de Nantes de 1795 à 1797.
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