II. L’ami des Amis des Noirs
p. 25-38
Texte intégral
1Au début de l’année 1788, alors que les réclamations des parlementaires mettaient la monarchie sur la défensive, Jacques Pierre Brissot de Warville (ill. 4), Étienne Clavière et Henri Grégoire fondèrent la Société des Amis des Noirs, dont les activités se sont poursuivies jusqu’à l’automne 179121. Les questions de réforme de la justice s’ouvraient aux conditions de son exercice dans les colonies françaises des Indes occidentales, où le peuplement en esclaves avait été officiellement encouragé afin de remédier aux pertes de territoires et de revenus à l’issue de la guerre de Sept Ans (1756-1763). La prise de conscience morale du caractère criminel de la traite et de l’esclavage s’était généralisée dans les années 1740, quand parurent des plaidoyers défendant l’unité de l’espèce humaine et l’égalité naturelle entre les êtres ; trente ans plus tard, la mouvance antiesclavagiste tira les conséquences de cette position morale, à Philadelphie sous les auspices de Benjamin Franklin en 1775, puis à Londres en 1783 par la création d’un comité qui, en 1787, se mua en Society for the Abolition of the Slave Trade22. Les initiateurs parisiens de la Société des Amis des Noirs voulurent s’associer des personnes d’influence capables d’accélérer « une révolution dans les idées publiques », selon l’expression de Brissot lors de la séance du 4 mars 178823. La modération de la ligne suivie fut bien exprimée par La Fayette lorsqu’il fut informé de leur projet : « Il me semble que le meilleur moyen de réussir n’est pas de s’abandonner uniquement aux réflexions philosophiques, mais de chercher à concilier les intérêts de l’humanité avec ceux du commerce, et même des colons, ce qui n’est pas impossible24. » Il s’agissait, en effet, d’œuvrer aussi en faveur de la liberté du commerce en faisant lever l’interdiction imposée aux « îles à sucre » de vendre les productions locales aux négociants étrangers. Florence Gauthier va jusqu’à présenter les motivations des fondateurs en ces termes :
« [La] Société des Amis des Noirs n’était ni antiesclavagiste ni anticolonialiste, mais bien au contraire au service d’une politique colonialiste, initiée par le banquier suisse Clavière, dont Brissot était le secrétaire particulier. Il est ainsi établi que la Société des Amis des Noirs menait campagne en faveur de “l’abolition de la traite des captifs africains”, pour des raisons de rentabilité économique, et proposait aux colons de remplacer ce mode de reproduction de la main-d’œuvre par l’élevage d’esclaves sur place, ou, à plus long terme, d’entreprendre la colonisation directe du continent africain25. »
Ill. 4 Marie Anne Croisier, Jacques Pierre Brissot, défenseur des hommes de couleur, 1791-1792, gravure à l’eau-forte et au burin, D. médaillon 5,5 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

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2S’agissant de la répartition des bénéfices du commerce triangulaire reposant sur la main-d’œuvre esclave, les relations des colons avec les négociants et les armateurs opérant dans les ports français étaient depuis longtemps tendues ; mais, devant la menace pour leurs intérêts que constituaient les initiatives abolitionnistes, ils formèrent un front commun de résistance. À l’avènement de la Révolution, les représentants du peuple discutèrent timidement de l’octroi des droits civiques aux hommes de couleur libres, avant d’être débordés par la question des droits des esclaves, et enfin d’envisager la pleine liberté politique pour les colonies, autrement dit l’indépendance et la fin du système colonial.
3En fixant le montant de la souscription annuelle à 2 louis (20 livres tournois), la Société des Amis des Noirs s’adressait à des personnes relativement fortunées, la haute aristocratie libérale, des notables de l’administration royale, des écrivains et des savants reconnus. Elle parvint à s’affilier un grand nombre de personnalités qui se sont distinguées par la suite durant la Révolution, tels le marquis de Condorcet, le marquis de La Fayette, le duc de La Rochefoucauld-d’Enville, Lavoisier, le marquis de Pastoret, le comte de Mirabeau, Jérôme Pétion de Villeneuve, l’abbé Emmanuel Joseph Sieyès et Pierre Vergniaud. Lors des premières réunions, à partir du 19 février 1788, Brissot ne cessa de relater ses échanges avec la société abolitionniste fondée à Londres, qu’il avait prise pour modèle. À la veille de la Révolution, l’anglophilie était l’un des moteurs de la poussée réformiste chez les élites, partant de la conviction que les libertés individuelles et publiques, notamment la liberté de la presse, étaient mieux assurées outre-Manche que dans le royaume de France. Comme l’écrivait Brissot, en France, « plus que chez nos voisins, la faveur, la richesse, l’intrigue ont plus d’influence pour retarder les innovations qui leur nuisent26 ». Cette conviction était partagée par David, plus particulièrement sensible à la liberté dont jouissaient tous les artistes – et pas seulement ceux appartenant à l’Académie royale – d’y présenter leurs œuvres au public dans de bonnes conditions27.
4Sur la page de titre des impressions de la société parisienne en 1790, on voit une variation sur le médaillon montrant un esclave Noir agenouillé et enchaîné qui avait été réalisé à la demande du céramiste et industriel Josiah Wedgwood. Sur son cachet, l’inscription : « AM I NOT A MAN AND A BROTHER » devint simplement : « NE SUIS-JE PAS TON FRÈRE ? » (ill. 5)28. La composition eut du succès en France : en février et mars 1789, les ouvriers de la manufacture de Sèvres se mirent à en produire une imitation, avec la légende complète, mais sa diffusion fut interdite sur ordre du comte d’Angiviller, le tout-puissant directeur des Bâtiments du roi, qui estimait que « sans doute le motif est bon, il est dicté par l’humanité, mais de pareilles médailles portées dans les colonies, pourraient, vues par des nègres, y exciter du mouvement29 ». Maintenir les esclaves dans un état d’abrutissement réveillait une pointe de mauvaise conscience chez l’administrateur royal, responsable d’une campagne de propagande artistique centrée sur la bienfaisance de Louis XVI, mais sa crainte de l’efficacité de l’image emporta sa décision de censurer l’initiative de la manufacture royale. En 1787, d’Angiviller avait pourtant laissé Anicet Charles Gabriel Lemonnier exposer un tableau allégorique, commandé par la Chambre de commerce de Rouen, qui comprenait une dénonciation de l’esclavage des Africains (voir plus loin). C’est probablement la création de la Société des Amis des Noirs qui poussa le parti esclavagiste à alerter ceux qui à la cour avaient des intérêts particuliers dans les colonies du danger que représentait ce nouveau groupe de pression. Les membres de la Société trouvaient sûrement que l’emblème repris aux Anglais correspondait bien à leur affichage d’humanité et de modération – même si c’était, selon Hugh Honour, « une image en négatif de la supériorité blanche » dont le fondement paternaliste finit par être « le catalyseur des idées de soumission craintive et d’infériorité qui lui restèrent attachées30 ».
Ill. 5 Anonyme, Ne suis-je pas ton frère ?, 1790, gravure, 3 × 3 cm, vignette ou cachet de la Société des Amis des Noirs, sur la page de titre de Adresse à l’Assemblée nationale, pour l’abolition de la Traite des Noirs, Paris, De l’imprimerie de L. Potier de Lille, 1790

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5Le nom de David ne figure pas sur la liste imprimée des quatre-vingt-dix-sept membres que la Société des Amis des Noirs diffusa au début de l’année 1789, ni d’ailleurs celui d’aucun peintre ou sculpteur – une absence révélatrice des limites de la notabilité des artistes à l’époque, et du formalisme de leurs relations avec les cercles les plus brillants de la capitale31. Cela rappelle les distinctions sociales que faisait Madame Geoffrin entre les compagnies invitées à ses soirées et dîners, et son souci de ne pas mélanger les artistes et la haute noblesse. Toutefois, David a été un proche de plusieurs membres de la Société, et cette proximité a dû le confronter aux arguments et aux indignations des abolitionnistes. Le registre des séances de la Société allant du 19 février 1788 au 11 juin 1790, édité par Marcel Dorigny et Bernard Gainot en 2010, apporte quelques précisions à ce sujet. Le procès-verbal de la séance du 31 mars 1788 fournit les noms de plusieurs nouveaux membres présentés par La Fayette, dont « MM. de Trudaine », c’est-à-dire les deux frères Charles Louis Trudaine de Montigny, né en 1764, et Charles Michel Trudaine de La Sablière, né en 176632. Sur la liste dressée suivant l’ordre de réception des membres, leurs noms portent la même annotation : « conseiller au Parlement, rue des Francs-Bourgeois, no 39 », et figurent aux places nos 19 et 20, ce qui témoigne de leur empressement à rejoindre la Société. L’un des deux frères, vraisemblablement l’aîné, assista à la séance du 15 avril et fut même proposé pour intégrer le comité chargé du bon fonctionnement de la Société, sans toutefois être élu lors du vote le 2233. Très probablement, il n’a pas voulu se contraindre à devoir se rendre assidûment aux séances ; d’ailleurs, il était absent le jour du vote. Il réapparut seulement le 3 février 1789, quand les deux frères participèrent à l’assemblée générale mensuelle de la Société34. Brissot venait de rentrer d’un long séjour aux États-Unis d’Amérique et la préparation des États généraux donnait une nouvelle urgence aux initiatives politiques. La séance présidée et animée par Condorcet attira une assistance fort nombreuse, telle que la Société n’en avait pas connu depuis des mois.
6Le grand-père des deux frères avait été un grand serviteur de l’État, tout comme leur père, Jean Charles Philibert Trudaine, conseiller d’État et intendant des finances, mort prématurément en 1777. Condorcet, qui prononça son éloge à l’Académie royale des sciences, le qualifia de « philosophe occupé du bonheur de tous les hommes » et souligna l’exemplarité de sa vie publique et de sa vie privée, notamment « l’éducation de deux fils, qui annonçaient déjà qu’ils seraient dignes de leur père35 ». L’aîné des frères Trudaine commanda en 1786 à David un tableau représentant la Mort de Socrate (New York, The Metropolitan Museum of Art), unanimement loué au Salon de 1787 et dont le retentissement parvint jusqu’à l’Académie royale de Londres. Une étroite amitié liait les deux frères à André Chénier, leur camarade de collège, qui proposa des vers à mettre au bas du tableau et qui publia plus tard deux textes en hommage à David. Celui-ci fut manifestement fasciné par le poète, jusqu’à confier à Maria Cosway au début de l’année 1788 combien il regrettait son absence durant un séjour qu’il effectua à Londres : « La maison de M. Trudaine est triste pour moi depuis qu’il n’y est plus36. » Entre le 29 avril et le 7 mai 1788, peu après leur adhésion à la Société des Amis des Noirs, les deux Trudaine prirent part à la « révolte de la Cour des pairs », une des multiples manifestations suscitées par la crise politique et financière du régime qui aboutit, une semaine plus tard, à la convocation des États généraux par le roi37. Vers 1790, l’aîné passa une nouvelle commande à David, le portrait de sa femme, que celui-ci eut le temps d’ébaucher, mais dont il se détourna au profit de ses projets inspirés par la Révolution, sans jamais le terminer en raison de sa rupture avec le milieu des Trudaine dont il ne partageait plus la modération politique.
7Quelques semaines après l’adhésion des Trudaine à la Société des Amis des Noirs, le 22 avril 1788, le fermier général Gilbert George Moncloux présenta de nouvelles recrues, dont Lavoisier, « membre de l’académie des sciences, fermier général, demeurant à l’arsenal38 ». Il avait bien connu le père des frères Trudaine et était un familier de Condorcet. Il assista aux assemblées générales des 5 août et 2 septembre 1788, puis à deux séances en juin 178939. Bien que connu du public pour son rôle dans la création de nouvelles barrières autour de Paris, ce qui facilita un contrôle fiscal des denrées fort impopulaire, et comme régisseur général des poudres et salpêtres, il était peu attiré par l’arène politique, s’intéressant plus à des travaux d’économie et d’agronomie. Aussi appréciait-il de pouvoir mener des expériences de chimie et de biologie dans ses propres laboratoires avec le concours de son épouse. Celle-ci, Marie Anne Pierrette Paulze, a pu encourager son adhésion à la cause abolitionniste, étant sensibilisée aux questions coloniales par son père, Jacques Paulze, qui avait été l’un des directeurs de la Compagnie des Indes et avait aidé Raynal à traiter les questions de commerce de son Histoire des deux Indes. En 1788, l’année où Lavoisier apporta son soutien à la Société des Amis des Noirs, David acheva un grand portrait en pied du couple (ill. 6). On sait depuis peu qu’il reprit entièrement une composition initiale, nettement plus chargée en accessoires et en éléments de décor40. Cela a réclamé une période prolongée de séances de pose, au cours desquelles le peintre et ses commanditaires ont certainement échangé leurs idées sur la situation dans le pays et aussi dans les colonies.
Ill. 6 Jacques Louis David, Antoine-Laurent Lavoisier et sa femme, Marie Anne Pierrette Paulze, 1788, huile sur toile, 259,7 × 194,6 cm, New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 1977.10

Crédits/source : Photo © The Metropolitan Museum of Art, metmuseum.org/art/collection/search/436106
8À la fin de l’année 1789, alors que les colons et les armateurs s’étaient organisés pour contrer l’influence des abolitionnistes, un pamphlet anonyme intitulé Découverte d’une conspiration contre les intérêts de la France attaqua violemment la Société des Amis des Noirs, la présentant comme une machination de l’Angleterre aux visées apocalyptiques et appelant à la punition des « traîtres », « scélérats » et « assassins ». Sous couvert de retenue, l’auteur annonce le châtiment que méritent ses membres : « N’armez pas encore vos bras, ô mes Braves amis41 ! » Brissot fit imprimer une réponse pour tourner en ridicule les assertions du « lâche valet des bourreaux d’Afrique » au sujet d’une Société « qui ne s’assemble que tous les mois, qui n’a vu qu’une quinzaine de membres à sa dernière séance, quoiqu’elle en ait près de 200, une pareille Société est-elle bien redoutable ? peut-elle travailler toute la terre en révolution, et causer des révoltes dans les Colonies42 ? » Le pamphlet esclavagiste renvoie indirectement à David par la publication en annexe d’une liste des membres de la Société afin de les signaler à la vindicte de ceux dont les moyens de subsistance auraient à souffrir de la fin de la traite et de l’esclavage. Plus étoffée que celle diffusée au début de l’année, cette liste comprend cent douze noms et, parmi les nouveaux, deux furent en relation avec David. Cinq Associés étrangers sont regroupés, dont « l’Abbé Piatoli, boulevard de Richelieu, chez Madame la Princesse Lubomirska », déjà présent sur la liste de 1789, et « Mazzey », c’est-à-dire Scipione Piattoli et Filippo Mazzei, deux aventuriers cosmopolites des Lumières natifs d’Italie, liés d’amitié et résidant à Paris dans ces années43.
9Piattoli avait quitté les ordres en 1774, quand il se fit connaître par un essai appelant au déplacement des sépultures hors des villes, qui fut édité en français quatre ans plus tard. Il fut employé comme précepteur par plusieurs familles de la noblesse polonaise, en 1783 par la princesse Elżbieta Czartoryska Lubomirska, veuve du maréchal de la Couronne Stanisław Lubomirski et cousine du roi Stanislas Auguste Poniatowski. Elle chargea Piattoli de l’éducation du jeune Henryk Lubomirski, héritier d’une autre branche de la famille, qu’elle avait pris sous sa coupe, le considérant comme le fils qu’elle n’avait pas eu. Piattoli les accompagna à partir de 1785 dans un grand voyage à travers l’Europe, au cours duquel la princesse, férue de mesmérisme et de physiognomonie, commanda une douzaine de portraits de son pupille dont elle voulait ainsi célébrer la beauté juvénile. Installée à Paris, elle reçut la visite de l’un de ses gendres, Stanislas Kostka Potocki, qui a dû lui vanter le talent de David. Il l’avait rencontré à Rome et lui avait commandé le magnifique portrait équestre mentionné plus haut. Potocki publia anonymement un compte rendu du Salon de 1787 dans lequel il lui attribuait une supériorité sur tous ses contemporains. En conséquence, la « princesse maréchale » demanda à David une répétition du tableau qu’il avait peint pour le frère du roi, le comte d’Artois, les Amours de Pâris et d’Hélène.
10Durant son séjour parisien, de novembre 1786 à 1789, Piattoli eut l’opportunité de croiser les personnalités du monde des arts que la princesse polonaise recevait dans ses appartements du Palais-Royal – parmi eux, le comte d’Angiviller, Dominique Vivant Denon, Élisabeth Vigée Le Brun, Jean-Baptiste Greuze, Hubert Robert et David –, mais il fut surtout désireux de fréquenter ceux qui avaient participé à la guerre d’indépendance américaine et se trouvaient alors à Paris, tels Thomas Jefferson, La Fayette et Mazzei. Ce dernier, relativement discret, avait sympathisé avec Franklin à Londres, qui l’avait incité à se rendre en Virginie en 1773. Très tôt disposé à soutenir l’insurgence coloniale, il fut envoyé en 1779 en mission diplomatique auprès des Européens. Après des années de pérégrinations, il se fixa à Paris en 1785 et, trois ans plus tard, grâce à la recommandation de Piattoli, il parvint à se faire recruter par le roi de Pologne, Stanislas Auguste, comme agent de ses affaires à Paris. Cette position diplomatique officieuse, ainsi que ses nombreuses relations et la publication en 1788 de ses Recherches historiques et politiques sur les États-Unis de l’Amérique septentrionale, la première histoire de la Révolution américaine en français, l’ont amené à être souvent sollicité par les ténors de la vie politique parisienne. Ils durent l’inviter à les rejoindre comme membre de la Société des Amis des Noirs, puis en avril 1790 de la Société de 1789. Cette coterie de personnalités influentes, parmi lesquelles Mirabeau, La Fayette et Condorcet, voulut se détacher de la Société des Amis de la Constitution, plus connue sous le nom de Club des Jacobins, où l’on entendait des discours de plus en plus démocratiques. Le Club de 1789, réputé modéré et élitiste, exigeant une cotisation élevée identique à celle de la Société des Amis des Noirs, comptait plusieurs proches de David, déjà mentionnés : outre Mazzei, on y remarquait Lavoisier, André Chénier et les frères Trudaine, qui entre-temps avaient déménagé place Louis-XV.
11À la demande de Stanislas Auguste, Mazzei fut régulièrement en relation avec David entre octobre 1789 et septembre 1791 pour la constitution d’une suite de portraits de Français illustres. Dans un premier temps, il s’agissait d’acquérir des portraits anciens et, en novembre 1789, Mazzei écrivit au roi qu’il ne ferait rien sans prendre l’avis de David et de Piattoli. Le roi lui répondit : « Je m’en remets volontiers au jugement de M. David et aux conseils qu’il vous donnera. D’après sa réputation, j’ai une grande opinion de lui et c’est [sic] des Italiens qui me l’ont donnée. » En décembre, comme il était difficile de se procurer des tableaux anciens de qualité, David accepta de se charger de la réalisation d’une collection « digne d’un roi » en faisant effectuer des copies de portraits connus par « ses meilleurs élèves, de les corriger et de les perfectionner lui-même ». Le travail fut ralenti par la difficulté à trouver les modèles de certains personnages historiques et, le 3 avril 1790, le roi fit part de son impatience : « Quand commencera-t-on les copies que je désire ? » Mazzei lui répondit le 23 : « Nous attendons M. David de retour de Nantes dans la semaine à venir, et aussitôt il se consacrera en premier aux copies des portraits que désire Sa Majesté44. »
12Il faut reconnaître que les membres de la Société des Amis des Noirs avec lesquels David était en relation furent peu actifs, l’ayant rejointe d’abord pour afficher leur soutien à la première campagne abolitionniste organisée en France. Il est probable que le peintre ait partagé leur position de principe quant à l’inhumanité de la traite et de l’esclavage. Cette sensibilisation aux efforts des abolitionnistes ne l’a cependant pas entraîné à adhérer à la Société – un refus de sortir de son atelier et de son rôle de peintre, en dépit de sa nouvelle célébrité. À ceux qui l’encourageaient à assumer son personnage public, peut-on supposer, il devait répondre que son moyen d’expression était le pinceau et non la plume. Lors des longs mois de polémiques durant l’hiver 1789-1790 sur le fonctionnement de l’Académie royale, David ne s’attela pas comme certains de ses confrères à des rédactions militantes, qui devinrent de plus en plus répétitives et laborieuses. Les positions modérées de la Société des Amis des Noirs ont dû lui convenir, à mesure que les débats à l’Assemblée constituante et en coulisse se faisaient plus conflictuels. La création en août 1789 de la Société des Citoyens de couleur par Étienne de Joly, avocat au Conseil du roi, donna de la voix à des positions plus fermes45. Animée par Julien Raimond, mulâtre libre originaire de Saint-Domingue et installé en France depuis 1784, elle dénonça jusqu’à la tribune de l’Assemblée nationale non seulement la traite et l’esclavage, mais tout le système de domination coloniale. En retour, le lobby colonial ne manquait pas de caricaturer les positions des abolitionnistes et de leur imputer les troubles qui surgirent dans les colonies. Au début de l’année 1790, Antoine Barnave et les frères Lameth, ces derniers pourtant anciens membres de la Société des Amis des Noirs, passèrent au camp des colons blancs et adoptèrent une stratégie d’entrisme pour imposer leurs vues aux Jacobins.
13Dans ce contexte, le conservatisme et l’attitude défensive de la Société des Amis des Noirs trouvèrent leur expression dans l’adresse qu’elle destina à l’Assemblée le 5 février 1790. Elle y développe un argumentaire démontrant les bienfaits pour les colons qui résulteraient de l’abolition de la traite, mais aussi cette mise en garde contre les dangers d’une abolition immédiate de l’esclavage :
« Nous ne demandons point que vous restituiez aux Noirs Français ces droits politiques, qui seuls cependant attestent et maintiennent la dignité de l’homme ; nous ne demandons pas leur liberté. Non, la calomnie soudoyée sans doute par la cupidité des armateurs, nous en a prêté le dessein et l’a répandu partout ; elle voulait soulever tous les esprits contre nous, soulever les planteurs et leurs nombreux créanciers, dont l’intérêt s’alarme de l’affranchissement même gradué. Elle voulait alarmer tous les Français, aux yeux desquels on peint la prospérité des Colonies, comme inséparable de la Traite des Noirs et de la perpétuité de l’esclavage.
Non, jamais une pareille idée n’est entrée dans nos esprits ; nous l’avons dit, imprimé dès l’origine de notre Société, et nous le répétons, afin d’anéantir cette base, aveuglément adoptée par toutes les villes maritimes, base sur laquelle reposent presque toutes leurs adresses. L’affranchissement immédiat des Noirs serait non seulement une opération fatale pour les Colonies ; ce serait même un présent funeste pour les Noirs, dans l’état d’abjection et de nullité où la cupidité les a réduits. Ce serait abandonner à eux-mêmes et sans recours des enfants au berceau, ou des êtres mutilés et impuissants46. »
14Selon Mazzei, c’étaient les mêmes arguments quant à l’impréparation des Noirs à la liberté qu’avaient avancés Jefferson, George Mason et les autres pères fondateurs des États-Unis d’Amérique pour ne pas abolir unilatéralement l’esclavage47.
Notes de fin
21 L’étude fondamentale, comprenant la transcription des minutes des réunions, est Dorigny et Gainot, 1998 (note 12).
22 Ibid., p. 16-21.
23 Ibid., p. 76.
24 Lettre de La Fayette à Brissot, 11 février 1788, citée en séance de l’assemblée le 19 ; ibid., p. 66.
25 Florence Gauthier, Note additive de 2008 à sa recension de 1988 d’Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988, URL : <revolution-francaise.net/2008/06/08/233-benot-revolution-francaise-fin-des-colonies> [dernier accès : 22.02.2023].
26 Lettre de Brissot à La Fayette, lue lors de la séance du 28 février 1788 ; Dorigny et Gainot, 1998 (note 12), p. 70.
27 Philippe Bordes, « Jacques-Louis David’s Anglophilia on the Eve of the French Revolution », The Burlington Magazine, août 1992, p. 482-490.
28 Dorigny et Gainot, 1998 (note 12), p. 98-99. Mary Guyatt, « The Wedgwood Slave Medallion: Values in Eighteenth-Century Design », Journal of Design History, 2000, 13, no 2, p. 93-105.
29 Louis-Simon Boizot (1743-1809). Sculpteur du roi et directeur de l’atelier de sculpture à la manufacture de Sèvres, éd. par Catherine Gendre, cat. exp. Versailles, musée Lambinet, Paris, Somogy, 2001, p. 233 (Anne Billon).
30 Hugh Honour, L’Image du Noir dans l’art occidental. De la Révolution américaine à la Première Guerre mondiale. 1. Les trophées de l’esclavage, trad. de l’anglais par M.-G. de La Coste-Messelière et Y.-P. Hémonin, Paris, Gallimard, 1989, p. 63.
31 La proposition de voir en « Moreau », présenté le 8 avril 1788, le dessinateur Jean-Michel Moreau le Jeune reste à fonder ; Dorigny et Gainot, 1998 (note 12), p. 140 n. 264.
32 Ibid., p. 113.
33 Ibid., p. 142.
34 Ibid., p. 195.
35 Nicolas de Condorcet, « Éloge de M. Trudaine », Histoire de l’Académie royale des Sciences. Année 1777, Paris, Imprimerie royale, 1780, p. 90.
36 Bordes, 1983 (note 2), p. 133.
37 Jean Égret, La Pré-Révolution française (1787-1788), Paris, Presses universitaires de France, 1962, p. 147-203 (« La révolte de la Cour des pairs ») ; les frères Trudaine sont mentionnés, p. 156 n. 3 et p. 328 n. 4.
38 Dorigny et Gainot, 1998 (note 12), p. 155.
39 Ibid., p. 170, 177, 227228.
40 David Pullins, Dorothy Mahon et Silvia A. Centeno, « The Lavoisiers by David: Technical Findings on Portraiture at the Brink of Revolution », The Burlington Magazine, septembre 2021, p. 180-791.
41 Le contexte de la publication de ce pamphlet est détaillé par Dorigny et Gainot, 1998 (note 12), p. 252 n. 474. Les conséquences de telles dénonciations dans les villes portuaires furent démontrées, le 8 janvier 1790, lors de la réunion du comité de la Société, quand un membre signala que le pamphlet Découverte d’une conspiration contre les intérêts de la France, « fait contre la Société des amis des Noirs, a occasionné la plus grande sensation à La Rochelle, où ses possessions et sa famille ont couru les plus grands dangers par l’effervescence du peuple » (p. 261).
42 Anonyme [Jacques Pierre Brissot], Il est encore des aristocrates ou Réponse à l’infame Auteur d’un Écrit intitulé : Découverte d’une Conspiration contre les intérêts de la France, s.l. [Paris], s.d. [1790], p. 5.
43 Ibid., p. 22.
44 Sur cette commande et la correspondance entre Mazzei et Stanislas Auguste, voir Bordes, 1983 (note 2), p. 137-147.
45 Voir Florence Gauthier, L’Aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de couleur 1789-1791, Paris, CNRS Éditions, 2007.
46 Ibid., p. 122-123.
47 Mazzei évoque cela dans Memorie della Vita e delle Peregrinazioni del Fiorentino Filippo Mazzei, 2 vol., Lugano, Tipografia della Svizzera Italiana, 1845, 1, p. 396-398.
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