Introduction
p. 9-16
Texte intégral
1Les historiens de Jacques Louis David, mort à Bruxelles en 1825, lui ont fait jouer un grand nombre de personnages : en deux siècles, il a pu être dépeint en orphelin meurtri par la disparition de son père, en artiste incompris conscient de sa supériorité, en mondain ambitieux, en chef d’atelier sectaire, en rebelle impétueux, en stratège manipulateur, en républicain visionnaire, en agent de Robespierre, en tyran des artistes, en détenu déboussolé, en entrepreneur avisé, en opportuniste éhonté, en courtisan récompensé, en vieillard marginalisé ou en exilé orgueilleux. L’historiographie s’est emparée de ces personnages tour à tour, en fixant son attention sur un moment particulier de sa vie. Dans les années 1970 et 1980, lorsque l’histoire sociale de l’art ouvrait des perspectives de recherches nouvelles, ses tenants voulurent démontrer la puissance critique des tableaux historiques de David des années 1780, jusqu’alors perçus comme emblématiques d’une révolution essentiellement stylistique. Le peintre des Horaces et de Brutus aurait voulu mettre en cause l’institution académique et les privilèges de l’ordre nobiliaire, une entreprise en phase avec le réformisme des Lumières qui entraîna la révolte du tiers état dont l’issue fut la Révolution française. Son hommage à Marat à son dernier soupir, dont le réalisme pictural est débarrassé de toute trivialité, put être alors considéré comme le point de basculement vers la modernité artistique. Cette façon de présenter David aboutit à une héroïsation de l’artiste rebelle, à la manière des grandes figures du xixe et du xxe siècle qui étaient introduites dans le récit de l’art moderne. L’éclat de cette représentation stimulait la propre ambition qu’avaient les historiens de l’art de renouveler la discipline, en misant sur l’interdisciplinarité et la réactivation des promesses de la Kunstwissenschaft. Puis advint le temps du relativisme et du débusquement des présuppositions et des partis pris, une critique dite postmoderne selon laquelle l’unité du sujet est une illusion. La prescience radicale attribuée à David s’est dissoute dans les multiples facettes d’un individu plus complexe, traversé de contradictions. Cette révision est toujours d’actualité, pour peu qu’elle ne tombe pas dans un scepticisme radical à l’égard de la connaissance historique. Le récit davidien a été notamment affecté par le changement de regard sur les institutions au sein desquelles le peintre a mené sa carrière fulgurante, en particulier l’Académie d’Ancien Régime, qui n’est plus perçue comme simplement rétrograde et oppressive, et la cour impériale de Napoléon, régie par des rapports de force qui se sont révélés peu favorables au premier peintre de Sa Majesté impériale. La vie et l’œuvre de David sont un agglomérat écrasant d’éléments biographiques en lien avec un corpus artistique foisonnant et mal cerné. Ses historiens se trouvent devant une masse de documentation, à commencer par les racontars des premiers biographes qui l’ont connu, et des jugements très divers comprenant nombre de clichés bien ancrés, un ensemble de matériaux disparates qui doivent servir l’interprétation et la spéculation qui font le prestige des sciences humaines et sociales. Bien entendu, comme n’importe quelle figure du passé, David est toujours un personnage inventé par ses historiens, à la fois un homme de son temps, un être social, artiste de profession, un personnage public défini par son action et un individu privé dirigé par sa conscience. Cela ne laisse d’autre choix que de le suivre à la trace et à travers ses mots et ses œuvres, d’essayer de saisir le sens de ses mouvements1.
2Dans ce livre, l’histoire de David croise celle de l’esclavagisme, une lutte mémorielle qui souvent se déroule sur le terrain de la langue et des mots. On sait qu’en bon français académique un adjectif ne doit pas prendre de majuscule : un Noir/un esclave noir. Le problème soulevé par cet exemple, en particulier lors d’un travail de commentaire visuel comme celui-ci, est l’absence de distinction entre la référence à la couleur (une réalité scientifique précise) et la référence à une couleur de peau (une réalité difficile à cerner, par le passé un instrument de domination sociale et politique fondée sur la notion de race). On sait que certaines formulations de la langue française gardent la trace d’une société patriarcale qui n’accordait pas la même dignité aux femmes qu’aux hommes. De même, le système colonial ne reconnaissait pas la même dignité aux Noirs qu’aux Blancs et avait intérêt à encourager une négativité sémantique du noir en tant que couleur. La mise en majuscule d’un mot confère de l’autorité et de la solennité à ce qu’il désigne. Son emploi hétérodoxe dans ce livre, lorsque l’adjectif se réfère aux êtres et non aux couleurs (un député Noir/une robe noire), se veut une réponse militante à un déséquilibre historique dont les préjugés racistes assurent la survie.
3Étudier le voyage que David effectua à Nantes de mi-mars à fin avril 1790 peut, à première vue, sembler un projet singulièrement pointu et d’un intérêt sinon anecdotique, du moins limité. Une telle réserve est d’autant plus fondée qu’il existe déjà plusieurs études et commentaires sur ce séjour, depuis les souvenirs de Camille Mellinet en 1836 et l’étude de Charles Saunier parue en 1903 jusqu’à l’article remarquablement documenté de Claude Cosneau en 1983 et mes quelques pages consacrées au sujet la même année2. La motivation première à rouvrir le dossier est la redécouverte de la composition allégorique rattachée à ce déplacement de David et inspirée par l’esprit révolutionnaire qui avait pris racine dans la cité portuaire, un dessin mentionné à la fin du xixe siècle, puis perdu de vue jusqu’à son acquisition par le musée d’Arts de Nantes en 2011 (ill. 1). Quelques années plus tard, une exposition autour de cette acquisition opportune fut projetée au musée, en vue de laquelle Louis-Antoine Prat, auteur avec Pierre Rosenberg du catalogue raisonné des dessins de David paru en 2002, rédigea une étude du dessin. Lorsqu’il fit le point en 2016 sur les dessins de David réapparus depuis la publication du catalogue, Prat publia un bref commentaire sur l’allégorie de Nantes, en indiquant que sa notice figurerait dans le catalogue de l’exposition toujours à l’agenda du musée3. Deux ans plus tard, pendant une semaine au mois de mars 2018, la feuille fut exposée au palais Brongniart, dans le cadre du Salon du Dessin. En fin de compte, son étude, la première à tenter de déchiffrer une iconographie complexe, parut au début de l’année 2022 dans le catalogue de l’exposition des dessins de David organisée par Perrin Stein au Metropolitan Museum of Art de New York4. L’exposition permit aux visiteurs de voir réunies les compositions révolutionnaires les plus ambitieuses de David : l’allégorie nantaise de 1790, le Serment du Jeu de Paume de 1791 et la seconde version du Triomphe du Peuple français de 1794. Plusieurs visites de l’exposition de New York, parfois en compagnie de collègues avec lesquels discuter, m’ont permis de réfléchir sur l’allégorie nantaise, dans le contexte de l’effort consenti par les musées des États-Unis depuis quelques années pour réévaluer les récits qui découlent de la présentation de leurs collections. Racialisant le propos de Walter Benjamin sur les oubliés de l’histoire, gravé sur son cénotaphe à Portbou – « Il n’existe aucun témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie5 » –, les responsables de ces musées parmi les plus prestigieux du pays ont pris conscience qu’ils promouvaient depuis leur création des notions de culture et de civilisation sans y intégrer l’histoire des minorités. Pendant l’exposition des dessins de David, le Metropolitan Museum présentait une exposition-dossier, Fictions of Emancipation: Carpeaux Recast, annoncée comme « the first exhibition at The Met to examine Western sculpture in relation to the histories of transatlantic slavery, colonialism, and empire6 ». À l’instar de l’impact des analyses féministes qui ont fait évoluer l’histoire de l’art depuis les années 1980, cette incitation à penser autrement le passé a pour elle le potentiel d’une « opération de la cataracte », selon l’expression empruntée à David à propos de sa compréhension des mérites de l’antique lors de son séjour à Naples en 1779. En ce qui concerne son voyage à Nantes en 1790, aucun des commentateurs n’a jusqu’à présent souligné qu’il fut forcément confronté à la réalité du commerce des esclaves dans ce qui était le premier port négrier du royaume.
Ill. 1 Jacques Louis David, Allégorie de la Révolution à Nantes, 1790, dessin au crayon, à la plume et au pinceau, lavis d’encre noire, mise au carreau sur papier, 30,4 × 43,9 cm, Nantes, musée d’Arts de Nantes, inv. 11.2.1.D

Crédits/source : Photo © Musée d’arts de Nantes / Pauline Betton, museedartsdenantes.nantesmetropole.fr
4Comment cet aveuglement critique a-t-il pu être aussi tenace ? D’abord, rien dans les lettres écrites par David depuis Nantes ou par la suite n’offre l’indice d’une quelconque prise de conscience au sujet de la nature du commerce triangulaire nantais. Quant à la composition allégorique et aux croquis annotés qui s’y rapportent, le lien avec la traite et l’esclavage est présent, mais enfoui dans une polysémie iconographique qui a empêché de le remarquer. Une fois établi, d’ailleurs, l’articulation de ce lien introduit par David dans son dessin appelle une analyse prudente en raison de l’emmêlement de plusieurs facteurs historiques : l’effort des commerçants nantais pour réconcilier les nouvelles valeurs et leurs intérêts ; le discours universaliste de la Révolution de 1789, qui servait aussi bien à prendre en compte les Noirs qu’à les exclure ; enfin, les exigences de la peinture d’histoire auxquelles l’auteur du Serment des Horaces et de Brutus voulait rester fidèle. Malgré cela, imputer implicitement à David une complète indifférence à la réalité sociale et économique du port négrier dans lequel il se promenait n’est pas recevable. Depuis les actions de l’association nantaise Les Anneaux de la Mémoire, créée en 1991, et l’exposition homonyme qu’elle organisa au château des ducs de Bretagne en 1992-1994, jusqu’à celle présentée dans ce même lieu en 2021-2022, L’Abîme. Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial, 1707-1830, la sensibilisation mémorielle sur le sujet n’a cessé de devenir plus aiguë et de marquer les esprits. Une fois que la lumière du chercheur est dirigée sur ce passé, certains détails de l’histoire de David prennent une signification nouvelle. Venant quarante ans après les études de 1983 qui ont traité le voyage de David à Nantes avec une exigence scientifique alors nouvelle, ce livre permettra de jauger l’évolution des questionnements et des procédés de l’histoire de l’art en tant que discipline avide de comprendre les créations et les imaginaires. Il permettra de constater combien l’art de David en tant qu’objet d’étude s’est enrichi durant cette période, transformé autant par la redécouverte d’œuvres et de documents que par les dispositions nouvelles des traces, ces mises en relation et en perspective dont l’imagination de l’historien est le moteur.
5Un élément de cette histoire fut la sympathie mutuelle qui dans les années 1787-1788 le rapprochait de plusieurs membres de la Société des Amis des Noirs, Antoine Laurent Lavoisier et les deux frères Charles Louis Trudaine de Montigny et Charles Michel Trudaine de La Sablière. De nouveau, l’appréciation de ces relations réclame de la circonspection, tant le jeu politique autour des affaires coloniales au début de la Révolution engage des positions diverses et fluctuantes quant au maintien ou non de la traite et de l’esclavage, deux sujets que distinguent les débats des membres de l’Assemblée nationale constituante. La Société des Amis des Noirs militait pour l’égalité des Blancs et des Noirs libres dans les colonies, désignés par l’expression hommes de couleur, et la fin de la traite négrière, mais seulement pour une abolition progressive de la condition d’esclave, selon l’idée répandue qu’une éducation était nécessaire avant de pouvoir intégrer la société en citoyen libre.
6Au cours de l’hiver 1789-1790, David se réunit à d’autres artistes pour réformer les statuts de l’Académie royale de peinture et de sculpture, tenue par une hiérarchie jouissant de privilèges et d’un droit absolu de parole et de décision. Son voyage à Nantes au printemps suivant constitua une nouvelle étape de son entrée en Révolution, cette fois non seulement comme citoyen, mais aussi comme artiste. Puis, quelques mois après ce séjour breton, alors que la métropole apprenait le début des discordes civiles à Saint-Domingue opposant les colons blancs et les Noirs libres, David opéra une volte-face avec le projet de peindre la scène du Serment du Jeu de Paume, abandonnant Nantes pour Versailles et l’allégorie pour l’histoire contemporaine. Au sein des assemblées nationales successives, les discussions sur l’abolition de la traite et de l’esclavage furent alors indissociables des événements dans la colonie de Saint-Domingue, marqués en mai 1791 par le début de la révolte des esclaves, puis par leur union avec les libres de couleur. Plus tard, David paraît ne s’être jamais exprimé sur les conséquences de l’abolition de l’esclavage par la Convention nationale le 4 février 1794, ni dans ses œuvres, ni dans ses programmes de fêtes, ni dans ses prises de parole comme député à la Convention. Dès la chute de Maximilien Robespierre et de ses partisans à la fin du mois de juillet de la même année – le 9 thermidor an 2 –, les manœuvres s’intensifièrent en faveur du rétablissement de l’esclavage à Saint-Domingue pour des raisons de prospérité commerciale. Entre l’abolition de l’esclavage et son rétablissement en 1802, les peintres Anne Louis Girodet et Nanine Vallain, tous deux anciens élèves de David, ont exalté l’humanité des Noirs et rendu hommage aux responsabilités politiques et militaires assumées par certains d’entre eux. Dans l’entourage du maître, son élève Marie Guillemine (ou Guilhelmine) Benoist et le sculpteur Jean Joseph Espercieux n’ont pas ignoré le sujet et n’ont sans doute pas manqué de lui en parler. David fut prompt à s’indigner auprès du ministre de l’Intérieur en 1800 lorsqu’il pressentit que l’Institut national organisait le retour de principes conformistes dans l’enseignement artistique ; mais, deux ans plus tard, il ne semble pas avoir réagi quand Napoléon prit la décision de rétablir l’esclavage dans la colonie de Saint-Domingue – un silence qu’il garda jusqu’à sa mort.
Notes de fin
1 Carlo Ginsburg, « Traces » [1979], dans Mythes, emblèmes et traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 131-189.
2 Camille Mellinet, « David à Nantes, en 1790 », Annales de la Société royale académique de Nantes, et du département de la Loire-Inférieure, 7, 1836, p. 419-461. Les notes se rapportent à cette édition, et non aux reprises dans Revue du Breton, 1, 1836 (3e livraison), p. 143-168, et dans id., La Commune et la milice de Nantes, Nantes, Mellinet, 1840-1843, 12 vol., t. 6 (1841), p. 104-146. Charles Saunier, « Voyage de David à Nantes en 1790 », Revue de l’art ancien et moderne, 14, 1903, p. 33-41. Claude Cosneau, « Un grand projet de J.-L. David (1789-1790). L’art et la Révolution à Nantes », La Revue du Louvre et des musées de France, 1983, no 4, p. 255-263. Philippe Bordes, Le Serment du Jeu de Paume de Jacques-Louis David. Le peintre, son milieu et son temps de 1789 à 1792, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1983, p. 29-31.
3 Louis-Antoine Prat, « Quelques nouveaux dessins de Jacques-Louis David (1748-1825) », dans De David à Delacroix. Du tableau au dessin, éd. par Pierre Rosenberg et L.-A. Prat, Paris, Société du Salon du Dessin, 2016, p. 112-113, 224 fig. 9.
4 Jacques-Louis David, Radical Draftsman, éd. par Perrin Stein, cat. exp. New York, The Metropolitan Museum of Art, New York, MMA, 2022, no 49, p. 178-181 (Louis-Antoine Prat).
5 Walter Benjamin, « Eduard Fuchs. Collectionneur et historien », dans Œuvres, vol. 3, Paris, Gallimard, 2000, p. 187. « Es ist niemals ein Dokument der Kultur, ohne zugleich ein solches der Barbarei zu sein. »
6 Annonce sur le site du musée : « La première exposition du Met à examiner la sculpture occidentale en relation avec l’impact des histoires de l’esclavage transatlantique, le colonialisme et l’empire. » La publication en lien avec cette exposition porte un autre sous-titre : Fictions of Emancipation: Carpeaux’s Why Born Enslaved! Reconsidered, éd. par Elyse Nelson et Wendy S. Walters, cat. exp. New York, The Metropolitan Museum of Art, New York, MMA, 2022.
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