Conclusion
p. 243-247
Texte intégral
1« S’apparenter », dans les familles recomposées, procède de logiques plurielles, dont la teneur éclaire la définition de nos liens familiaux.
2Dans les configurations relationnelles anciennes, créées par les veuvages et les remariages, « être parent », c’est avant tout partager un bien, une terre, et le conserver entre soi. Indispensables au maintien de l’équilibre social et démographique, mais menaçant toujours la cohérence des alliances et la survie des patrimoines, les configurations nées du remariage ne trouvent dans le monde ancien aucun espace de liberté et d’existence. Hors du sang, menaçant les biens, les liens de familles recomposées du passé ne paraissent donc avoir d’autre existence que négative et marginale.
3Ces relations, pourtant bien présentes dans les sociétés passées, y sont-elles donc entièrement occultées et niées ? Pas tout à fait. Les liens nés du remariage entrent en effet dans le domaine des relations reconnues, réglementées, prohibées, à travers l’existence d’un interdit d’inceste entre beau-parent et bel-enfant. Cet interdit, inscrit dans les usages juridiques anciens, témoigne d’une définition précise des liens nés du remariage ou des secondes unions, qui se réfère aux catégories d’un système relationnel bien défini : celui que fonde, à travers la rencontre des corps et des humeurs, le lien d’affinité et ses implications. Cette conception des relations issues du remariage s’éclaire à la lumière de la théorie de l’inceste du deuxième type, élaborée par Françoise Héritier.
4Cet interdit précisément formulé, qui reconnaît explicitement le lien beau-parental comme incestueux, n’existe plus aujourd’hui. Son effacement des règles écrites n’est pas uniquement explicable par la refondation juridique qui supprime en 1804 le mot « inceste » de notre code pénal. Sa disparition s’inscrit plutôt dans une longue évolution historique où les relations charnelles entre beau-parent et bel-enfant continuent d’être juridiquement appréhendées, sans que leur définition soit clairement donnée. Le portrait du beau-parent « incestueux » devient alors évanescent, difficile à cerner. Mais en en poursuivant la trace, on découvre qu’à la dimension substantialiste de l’interdit ancien s’est progressivement substituée une tout autre conception des liens unissant un adulte à l’enfant de son conjoint. Cette conception est essentielle dès lors qu’» être parent », c’est bien être interdit à l’autre, du point de vue des unions charnelles et (ou) matrimoniales. Dans la définition qu’en donnent les instances juridiques et sociales, le beau-parent « incestueux » n’apparaît plus que sous les traits d’un adulte entretenant une relation sexuelle avec un enfant qu’il élève, ou (et) dont il partage la vie. A travers la prohibition et la punition des unions sexuelles « interdites », une définition nouvelle du lien beau-parental apparaît ainsi, qui s’appuie désormais sur l’actualité et sur les faits de la parentalité.
5Des lors, dans les familles recomposées contemporaines, les liens adulte-enfant qui ne relèvent pas de la filiation de sang ne sont plus référés à un système prédéfini de relations mais à leur dimension concrète, vécue, éprouvée. A la question « qu’est-ce qu’un parent ? » dans les familles recomposées contemporaines, un premier élément de réponse est ainsi apporté. Il ouvre une voie essentielle au cœur de l’apparente indéfinition des liens recomposés, accentuée par le flottement des repères générationnels contemporains. Encore faut-il en sonder la valeur, en replacer la dimension sociale et symbolique au sein de la diversité des parcours familiaux recomposés.
6Qu’est-ce qu’un parent, dès lors, à travers les faits de la vie familiale recomposée ?
7Est-ce bien, tout d’abord, celui dont l’enfant partage quotidiennement la vie ? Les faits de la corésidence constituent le socle d’une vie « familiale » où s’inventent des termes, des règles, des rôles et des statuts. L’importance de la « maison familiale », qui symbolise l’unité de la nouvelle configuration, en est une illustration. Au sein même du foyer, les déplacements générationnels qu’entraîne la réunion des enfants de deux individus, l’égalité de traitement dont font l’objet les « frères » dans le nouveau logis, composant une entité incarnant la « nouvelle famille », en constituent peut-être le plus évident résultat. Mais la variabilité de l’investissement des rôles beau-parentaux qui s’exercent dans le cadre de la corésidence, la fragilité des liens ainsi créés, dans un contexte où l’individu traverse couramment plusieurs lieux et plusieurs configurations relationnelles au cours de son enfance, montrent que la vie commune ne suffit pas en elle-même à bâtir une relation perçue par les uns et les autres comme « parentale ». La corésidence ne constitue donc qu’un élément isolé des composantes de la parentalité.
8Elle trouve cependant un retentissement nouveau dès lors qu’on la replace dans le temps long de l’enfance : d’autres gestes, d’autres significations lui sont alors associés.
9Dans le cadre des relations fraternelles, c’est tout d’abord l’enfance partagée qui paraît le mieux fonder l’idée d’un sentiment incestueux entre des individus qui se vivent « comme frère et sœur » parce qu’ils ont grandi ensemble, leur relation produisant dès lors les mêmes effets qu’un lien consanguin. Or, nous avons pu souligner le caractère structurant que revêt cet interdit pour la définition de la constellation recomposée en tant que famille, où les places et les positions de chacun se définissent en écho les unes des autres. L’enfance est donc le temps d’un partage apparemment fondamental dans la manière dont l’individu recompose son appartenance familiale. Elle paraît constituer un axe essentiel autour duquel gravitent les souvenirs les plus intenses de nos interlocuteurs, où s’instaurent notamment des relations « nourricières » auxquelles le beau-parent peut prendre part. Devenir un « parent », dans les familles recomposées, procède ainsi du fait d’élever un enfant, d’avoir partagé avec lui les premières étapes de son chemin vers l’âge adulte. Démarche volontaire que ce partage, procédant du choix de se conduire « comme un parent » et conduisant au don, nourricier et affectif, dont l’enfant est le destinataire. De ce don résulte une dette, soldée dans la reconnaissance par l’enfant d’une parentalité de fait l’unissant au conjoint de son père ou de sa mère. « S’apparenter », dans les familles recomposées, procède ainsi d’une élection réciproque : les « faits » de la vie commune, de la parentalité nourricière et éducative, ne sont rien sans la sanction du choix et de l’affection partagée. Ce choix trouve parfois matière à s’exprimer dans l’affirmation rituelle et symbolique d’une beau-parentalité devenant parrainage. Mais l’affirmation de l’existence des liens de familles recomposées dépasse quelquefois cette dimension symbolique en optant pour des signes plus concrets d’attachement et d’affection. « Être parent », pour les protagonistes de la recomposition, revêt alors une forme nouvelle : celle de la transmission. Le sens de la dévolution patrimoniale, vouée depuis des siècles à la protection de la circulation des biens dans la lignée consanguine et légitime, s’en trouve profondément transformé, puisque d’autres individus que le père ou la mère souhaitent légalement transmettre, au même titre qu’eux. La filiation cesse d’être le vecteur exclusif des biens dont la circulation dessine d’autres relations.
10Vivre ensemble, élever, transmettre : trois composantes des liens de familles recomposées, ancrées dans un partage éminemment électif, qui révèlent l’importance de la dimension sociale des parentalités contemporaines. « Être parent », aujourd’hui, n’est plus seulement acquis par le fait d’être lié par le sang et le droit. A cette première définition s’oppose celle de relations choisies, ancrées dans l’expérience des actes parentaux et de l’affection partagée. L’évolution des représentations et des usages de la filiation et de la beau-parenté au sein des familles recomposées rejoint ainsi celle qu’ont mise au jour les analyses ethnologiques de l’adoption. C’est dans ce dernier domaine que nos conclusions retrouvent et confortent les interrogations soulevées par leurs auteurs (Fine, 1998, 2000 ; Ouellette, 1998, 2000). Que montre en effet l’adoption au sein des familles recomposées, sinon l’existence d’une irréductible tension entre les deux pôles qui définissent la filiation dans nos sociétés contemporaines ? Celui du sang, qui incarne parfois à lui seul une relation dépourvue de toute autre réalité entre l’enfant et son parent « non gardien », et celui des « faits », constitués par la concrète existence d’une conduite et de sentiments proprement parentaux, qui justifient les aspirations de certains beaux-parents à la reconnaissance légale et institutionnelle de leur statut.
11Comme dans les familles adoptives, la tension entre le sang et les faits, au fondement de la reconnaissance de la filiation, occulte de surcroît une autre de ses dimensions, que l’adoption simple, censée permettre l’établissement de parentés additionnelles au sein des familles recomposées, révèle plus clairement encore que l’adoption plénière. A travers le nom qui s’ajoute à son patronyme d’origine, l’enfant est en effet « affilié » au beau-parent, et se sent de ce fait engagé dans un choix relationnel qui l’oblige à renier en partie sa filiation d’origine. Car s’il paraît possible, lorsque l’individu retrace le cours de son enfance, qu’existent dans sa vie divers « parents », de sang et de droit, ou de faits et d’amour, il semble qu’il ne puisse toujours y reconnaître qu’un seul père et qu’une seule mère. Ainsi demeure au fondement de la filiation un principe généalogique, essentiel à la constitution identitaire de tout individu, et fondé sur une norme d’exclusivité que les mutations contemporaines de la famille ne paraissent pas abolir.
12Au terme de cette réflexion, l’analyse des liens de familles recomposées révèle tout à la fois l’ampleur des mutations qui se dessinent aujourd’hui dans les processus de façonnement des relations entre parents, et la permanence des données culturelles qui en organisent la structuration. Les faits de la parentalité, les sentiments qu’ils peuvent faire naître entre les individus accèdent à une reconnaissance, à une valorisation croissante, témoignant dans les familles recomposées comme ailleurs d’une évolution essentielle de la définition des liens de famille. Cependant, « être fils ou fille de » semble conserver ici la même nécessité symbolique, la même dimension exclusive, et traduire la force des principes structurant la parenté dans nos sociétés contemporaines. A travers ce double constat se dessine le possible accomplissement d’une pluriparentalité admise et reconnue par ceux qui la composent, à la condition que s’y distinguent clairement les places et les statuts.
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