Conclusion
p. 275-278
Texte intégral
1C’est l’un des enseignements de cette étude : plus que tout autre groupe, les entreprises sont au centre des débats dans les deux pays, bien que l’impôt sur la fortune soit distinct de la fiscalité des entreprises, surtout en France, en raison de l’exclusion des biens professionnels de son assiette. La défense des intérêts de ce groupe fonctionne comme principal argument contre la réintroduction de cet impôt en Allemagne et justifie, en France, la baisse des taux durant la réforme de 2011 ou la mise en place puis le maintien en 2012 du dispositif ISF-PME, jusqu’à sa suppression en 2017. Plusieurs facteurs président à cet état de fait. Tout d’abord, les processus de socialisation économique, qui trouvent leur prolongation plus intensément encore dans le champ politique, disposent les élus des deux pays, avec plus de force encore en Allemagne, à accorder une importance particulière aux intérêts des membres de ce groupe. La socialisation primaire, les effets de contexte économique, la mobilisation accrue des groupes d’intérêt ou encore l’histoire politique contribuent à rendre les intérêts de ce groupe incontournable, à droite principalement, mais également au sein du SPD et des Grünen allemands, et, de façon de plus en plus marquée, à partir de 2012, pour les députés socialistes de la commission des finances.
2Ces mécanismes sont le résultat d’un phénomène de plus large ampleur : l’entrepreunarisation du monde politique. Cette situation s’observe à la fois par le fait qu’il s’agit du groupe le plus régulièrement défendu dans le cadre d’un débat portant, originellement, sur d’autres catégories (les catégories supérieures et les catégories populaires), et parce que ces mondes de l’entreprise sont parvenus à transmettre et à rendre incontournables des visions du monde social marquées par le sceau de l’entreprise. Il en découle une capacité des députés à lier des enjeux (comme l’ISF) et des intérêts disparates aux intérêts entrepreneuriaux, mais également une hiérarchisation implicite opérée par de nombreux élus en utilisant le registre de l’universalisation. Pour de très nombreux élus, les intérêts des mondes de l’entreprise doivent alors être défendus en priorité, dans l’intérêt des autres groupes, selon la théorie du ruissellement. Comme l’ont signalé d’autres travaux, ce phénomène n’est pas récent, bien au contraire1. Notre étude a cependant permis de montrer comment les députés incorporaient ces visions du monde à travers un prisme particulier et en quoi cette entrepreunarisation du monde politique constituait un facteur majeur pour comprendre les prises de position et les pratiques de représentation en matière de fiscalité du patrimoine dans les deux pays. Enfin, cette tendance lourde constitue également une opportunité pour les députés opposés à l’ISF. Dans un tel contexte, la critique de cet impôt s’opère en faisant référence aux entreprises, groupe faisant l’objet d’un consensus, et permet de s’attaquer à la taxation du capital en évitant de défendre frontalement et publiquement les catégories supérieures, ce qui a pour effet de fragiliser l’impôt sur la fortune, au point de conduire à sa suppression en 2017 en France et à sa non-réintroduction en Allemagne, y compris après l’accès au pouvoir du SPD et des Grünen, alliés au FDP, en 2021.
La suppression de l’impôt sur la fortune, le caillou dans la chaussure macroniste ?
3Lorsque Nicolas Sarkozy est arrivé au pouvoir en 2007, une de ses premières mesures avait été d’instaurer le bouclier fiscal. Rapidement qualifié de « président des riches », il avait alors traîné cette réputation durant tout son mandat, jusqu’à devoir revenir sur le dispositif en 2011, quelques mois avant l’élection présidentielle. Dix années plus tard, Emmanuel Macron, au pouvoir depuis quelques semaines à peine, engage la réforme de l’ISF. Est exclu de l’assiette du nouvel impôt le patrimoine mobilier (placements financiers, comptes courants, actions, meubles, bijoux, véhicules, etc.). L’ISF devient un impôt sur la fortune immobilière, avec des taux allant de 0,5 à 1,5 %. De plus, les revenus des capitaux mobiliers (les intérêts et les dividendes), auparavant imposés selon les barèmes de l’impôt sur le revenu dont le taux marginal est de 45 %, font également l’objet d’une réforme instaurant une « flat tax », soit une imposition à un taux forfaitaire de 30 %. De l’avis de nombreux commentateurs politiques et économistes, les deux réformes fiscales favorisent non pas les « riches » mais les « ultra-riches », dont la fortune repose sur des patrimoines mobiliers colossaux bien plus que sur leur patrimoine immobilier. Les propriétaires défendus durant les deux législatures étudiées – la vieille dame de l’île de Ré en tête – sont les oubliés de la réforme. En ce sens, la réforme de 2017 s’inscrit bien dans le prolongement des débats entamés dès 2007. Les propriétaires, bien que défendus durant toute la période, n’ont jamais constitué le groupe social sur lequel se focalisaient les débats. Les modes de justification mobilisés par le président d’En Marche reprennent la rhétorique de la théorie du ruissellement, qui se manifeste dans le recours à l’image de la cordée : « Il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu’ils ont des talents, je veux qu’on les célèbre. Si on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole2 », prononce-t-il lors de sa première allocution télévisée depuis l’Élysée. Finalement, les débats de la période 2007-2017 annonçaient bien la réforme de 2017, le recours au registre de l’universalisation ayant valeur de justification de la défense des intérêts des chefs d’entreprise, comme en témoigne la déclaration d’Emmanuel Macron en 2021, devant la presse régionale :
« Heureusement que nous avons réduit les impôts, y compris en supprimant la part anti-production de l’ISF ! Notre pays dissuadait l’investissement. […] Ah, j’en ai entendu sur ces sujets de la part des patriotes aux petits pieds ! Ceux qui vous disent : “Il faut faire des usines en France”, mais vous expliquent que les gens qui réussissent doivent être taxés, alors que la France est déjà l’un des pays d’Europe où la fiscalité est la plus élevée. On a eu raison de stopper cette aberration qui conduisait nos entrepreneurs à s’installer à l’étranger ; on aurait dû le faire dix ou quinze ans plus tôt3. »
4Pourtant, la réforme de l’ISF aura collé à la peau du président durant tout son mandat. Régulièrement, elle aura été citée dans les manifestations contre la réforme des retraites ou du chômage, ou durant celle des Gilets jaunes, comme le symbole d’une politique antisociale. Des journaux comme Le Monde titreront « Suppression de l’ISF : un échec politique », soulignant que, en l’espace d’un an, la fortune des 0,1 % des Français les plus riches avait augmenté d’un quart. Le comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, composé d’élus, d’économistes et de représentants syndicaux concluait en 2020 que la réforme avait conduit à une baisse du nombre d’expatriations, à une explosion des dividendes versés aux actionnaires, mais qu’il était pour autant impossible de conclure si l’argent économisé par les contribuables concernés avait été réinvesti. En 2021, le même comité remettait au gouvernement un troisième rapport concluant à nouveau qu’il n’était pas possible d’estimer « si la suppression de l’ISF a[vait] permis une réorientation de l’épargne des contribuables concernés vers le financement des entreprises4 ». Contrairement à Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron n’aura pas reculé sur cette question et sera fidèle à sa ligne politique et idéologique.
La taxation du capital, une imposition en voie de disparition ?
5Dans ce contexte, la fiscalité du capital, de façon spectaculaire dans les deux pays, semble avoir perdu tout attrait pour une large part du spectre politique. L’analyse des débats parlementaires montre que ce type d’imposition est de plus en plus contesté, alors que les inégalités de patrimoine n’ont cessé d’augmenter, en particulier en Allemagne. Les comparaisons internationales, auxquelles les députés voisins attachent beaucoup d’importance, convergent vers une disparition de ce type d’impôt, ce qui a pour effet de renforcer les prises de position contre l’impôt sur la fortune en Allemagne et continue de fournir des arguments à ses opposants en France. S’il ne nous appartient pas de décréter ici si ce type d’impôt doit définitivement disparaître ou non, nous soulignerons qu’un des éléments qui nous a le plus marqué durant nos recherches est le consensus officieux semblant exister en Allemagne contre cet impôt, partagé par l’ensemble de la droite et une partie de la gauche, dans un contexte d’augmentation des inégalités de patrimoine. En témoigne le fait que le SPD et Die Grünen, pourtant en position de force et ayant défendu le retour de cet impôt dans leur programme durant l’élection fédérale de 2021, n’incluront pas cette réforme dans le contrat de coalition avec le FDP. La teneur des débats formulés par les députés des deux pays, présentant l’impôt sur la fortune comme un impôt idéologique (mais quel impôt ne l’est pas ?) néfaste par sa nature même à la vitalité économique et donc sociale du pays, nous a souvent donné l’impression d’observer, sur cet enjeu, une réelle uniformisation des pensées fiscales dans et entre les deux pays. La suppression de l’ISF en France en 2017 est venue confirmer ce rapprochement entre les deux pays et la tombée en désuétude de cette forme de fiscalité. Même la crise sanitaire de la Covid-19, venue mettre en avant la pression reposant sur l’hôpital public et ayant conduit à une hausse spectaculaire des plus grandes fortunes mondiales, ne semble pas avoir conduit à un fléchissement politique de la part des opposants, aujourd’hui majoritaires, à cet impôt. Nul doute pourtant que, même supprimé, l’impôt sur la fortune continuera à occuper l’espace public et parlementaire. Rares sont en effet les dispositifs fiscaux qui ciblent aussi explicitement la résolution de problèmes publics difficiles à ignorer : augmentation des inégalités, justice sociale, défense du service public.
Notes de bas de page
1 Voir Mathieu Fulla, « La gauche socialiste et l’économie : querelle des Anciens et des Modernes ou mue réformiste délicate (1958-1968) ? », Histoire@Politique, no 13, 2011, p. 44-58, en particulier p. 50-51.
2 Allocution télévisée, le dimanche 15 octobre 2017 retransmise sur TF1.
3 Entretien accordé à la presse quotidienne régionale, le mercredi 28 avril 2021 à l’Élysée.
4 France Stratégie, Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, troisième rapport, octobre 2021, p. 11, 20 p., disponible en ligne sur https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2021-avis-troisieme_rapport-fiscalite_du_capital-octobre.pdf [consulté le 10/03/2022].
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