Chapitre VII. La représentation en actes
p. 251-273
Texte intégral
1Afficher sa volonté de défendre un groupe implique également de se donner les moyens, politiques et symboliques, de le faire. La question se pose alors de savoir comment les élus agissent au nom de ces groupes dans le cadre des débats sur l’impôt sur la fortune, au-delà des discours et des formes de justification précédemment évoquées. La question est fondamentale pour plusieurs raisons.
2La représentation politique est protéiforme1. Elle peut s’exprimer par différentes actions et procédures qui produisent tantôt des effets similaires tantôt des effets divergents. On peut en effet supposer que prendre la défense d’un groupe par une prise de parole en commission ou par un amendement ne produit pas les mêmes effets politiques, symboliques et législatifs qu’une question orale posée au gouvernement. Il s’agit donc d’étudier plus en détail l’utilisation des actions de représentation prenant place en différents espaces, en formulant la double hypothèse que les élus et leurs partis n’engagent pas les mêmes ressources pour tous les groupes sociaux et qu’apparaît de ce fait une inégalité politique entre groupes quant à leurs modes de représentation. Ce chapitre propose donc de faire le lien entre théorie de la représentation et action publique, en cherchant à comprendre pourquoi et comment les pratiques législatives peuvent également être des pratiques différenciées de représentation en matière d’impôt.
3Analyser comment les élus défendent les groupes dont ils revendiquent le porte-parolat permet en outre de mieux comprendre le degré d’engagement des élus, leurs stratégies de représentation et, plus généralement, l’inégale objectivation des groupes sociaux évoqués au Parlement. On peut en effet penser que la production de normes législatives, conjointement à des modes de justification discursifs, contribue à resserrer la définition politique des groupes sociaux évoqués. Un groupe faisant l’objet d’un dispositif fiscal est défini par les termes mêmes du dispositif en question. Or, certains groupes ne sont évoqués que de façon discursive par le registre du flou (les classes moyennes comme nous l’avons constaté), la loi et les prises de parole n’en fixant jamais une définition claire.
4Dès lors, comment appréhender la diversité de ces pratiques ? Dans le cadre de ce chapitre, nous proposons d’étudier la représentation en actes dans une perspective empruntée au néo-institutionnalisme sociologique. Comme le souligne Louise Hervier, les institutions « structurent le comportement des acteurs par deux canaux : elles leur fournissent d’abord des schémas formels qui se répètent jusqu’à se transformer en pratiques routinières intériorisées comme telles ; elles offrent ensuite des systèmes de sens et d’interprétation partagés, des catégories et des cadres normatifs et cognitifs, des paramètres guidant l’action (mais ne la dictant pas), qui leur permettent d’interpréter les phénomènes sociaux et de choisir non seulement le comportement qui satisfait le mieux leurs intérêts […], mais aussi le plus approprié […]2 ». Peter Hall et Rosemary Taylor soulignent également que « les institutions influencent le comportement non pas simplement en précisant ce qu’il faut faire, mais aussi ce qu’on peut imaginer faire dans un contexte donné3 ». En effet, le Parlement, bien qu’occupant une position dominée au sein des deux systèmes politiques étudiés, reste une institution qui produit de nombreux effets sur ses membres et qui fournit à ceux-ci un ensemble de procédures et d’opportunités que les élus mobilisent de multiples manières en fonction de différents facteurs, qu’ils peuvent également ne pas utiliser, mais qu’ils ne peuvent pas contourner ou ignorer lorsqu’ils s’engagent dans des entreprises de représentation. En s’appuyant sur ces cadres institutionnels de la représentation, les députés utilisent ces différents moyens de représentation différemment, certains défendant des groupes de façon strictement discursive et d’autres législativement.
Les usages différenciés des espaces de représentation parlementaires
5L’analyse des archives et des entretiens montre que les parlementaires des deux pays sont à la fois contraints par le cadre institutionnel dans lequel ils évoluent et par le panel de procédures à leur disposition dont ils doivent se saisir pour s’engager dans des entreprises de représentation. La séance plénière constitue l’espace parlementaire principal où s’opèrent les entreprises de représentation politique par les élus. Au cœur des institutions parlementaires des deux pays, l’hémicycle et le « plénum » concentrent évidemment une grande partie de l’attention des députés. Dans cet espace très médiatisé, en particulier lors des questions au gouvernement durant lesquelles les députés interrogent le gouvernement sur son action, les débats en séance offrent en quelque sorte une vitrine aux élus, comme le souligne Jean-Pierre Brard (GDR, instituteur, secrétaire de la commission des finances) : « Nos discours, ici, n’ont qu’une utilité : percer le mur du silence, pas seulement pour ceux qui sont dans les tribunes, mais aussi pour ceux qui nous regardent sur Internet et ailleurs4. » Si les réunions de commission se déroulent dans de grandes salles fermées, la majesté des deux salles plénières contribue à renforcer symboliquement le cadre de la représentation politique. Les règles du jeu politique sont ici très claires. En entrant dans cet espace, les élus savent qu’ils sont potentiellement scrutés, que leurs propos seront retranscrits (même lorsqu’ils se contentent d’apostropher un député ayant la parole) et qu’il est attendu d’eux qu’ils prennent position lorsqu’ils interviennent durant des débats. Autrement dit, il est ici difficile d’échapper aux mécanismes de représentation ou a minima de prises de position lorsque les élus s’expriment en séance sur l’ISF. En France, deux moments concentrent l’attention au sein de cet espace : les questions au gouvernement et la discussion générale. La discussion des textes, amendement par amendement, est l’occasion de mécanismes de représentation mais de façon souvent moins conflictuelle, confirmant là une tendance lourde : la technicisation des débats, surtout observable en commission, n’interdit pas la représentation politique mais conduit à une plus grande pacification des échanges. Les historiens Thomas Bouchet et Jean Vigreux soulignent également que « des différences d’intensité peuvent être repérées entre discours généraux très passionnés et les examens de textes, article par article, plus pacifiques5 ». La séance plénière constitue en effet un moment où la parole parlementaire se trouve la plus exposée, que ce soit par une courte apparition lors d’un journal télévisé, ou dans un article de presse. Logiquement, les débats y sont donc plus politiques que techniques, comme l’explique Pierre Januel (collaborateur d’élu du groupe Les Verts) :
« La forme hémicycle n’encourage pas non plus à l’audace. Là où la commission, sur un mode plus décontracté, permet à chaque député de sortir de son rôle, les questions de l’opposition dans l’hémicycle sont forcément très critiques, celles de la majorité presque toujours élogieuses. Dans l’hémicycle, l’opposition est là pour s’opposer, la majorité pour se féliciter, personne n’est là pour contrôler. Aucune nuance n’est apportée et il n’y a, de plus, aucune prime ou de temps supplémentaire pour les députés ayant travaillé le sujet bien en amont6. »
6Ce cloisonnement des différents espaces implique également une forme de différenciation des pratiques comme le montre la théâtralisation des échanges durant les débats en séance. La présence des médias ainsi que l’assimilation par les élus des opportunités politiques qu’implique l’activité en séance renforce la violence des échanges. En entretien, Dominique Baert (PS, directeur à la Banque de France) soutient que les séances publiques s’apparentent « au théâtre », « où chacun vient parce qu’y a untel qui va parler, voilà y a les caméras, ils parlent pour le JO, d’ailleurs ces mecs-là ne viendront même pas siéger en commission, bon, et ça ce n’est pas optimal ». Un exemple illustre parfaitement cette dynamique des échanges, absolument inconcevable en commission.
La théâtralisation des pratiques de représentation à l’Assemblée nationale
La scène se déroule en octobre 2010 lors des débats relatifs au projet de loi de finances pour 2011. Jean-Pierre Brard (GDR) est lancé depuis plusieurs minutes dans un réquisitoire contre la politique du gouvernement de François Fillon, mobilisant des auteurs classiques de la gauche radicale (Engels, Marx) pour appuyer son propos. Le député critique l’annonce faite par l’exécutif qui souhaite mettre « un grand coup de rabot sur les niches fiscales ». Après avoir souligné que cette réforme ne toucherait pas les « privilégiés » et avoir insisté sur la nécessité de supprimer le bouclier fiscal, le député sort d’une grosse pochette un petit rabot en bois afin d’illustrer son propos :
« Certains ont parlé d’un coup de rabot, d’autres d’un coup de lime, tandis que Mme Lagarde a utilisé l’image du couteau suisse. J’ai amené un rabot, monsieur le ministre, car je pense que vous n’en usez pas souvent. […] Oui, et je fais très attention. Comme vous le voyez, un rabot comporte une lame qui, quand vous l’utilisez à bon escient, vous rabotez vraiment. Imaginez-vous en train de raboter la fortune de Mamie Liliane : chaque copeau représenterait plusieurs centaines de millions d’euros. »
Sous les regards amusés de ses homologues et des membres du gouvernement, Jean Pierre Brard poursuit son propos en sortant de sa poche une petite lime à ongles :
« Jean-Pierre Brard : Si, au contraire, comme le rapporteur général le prétend, vous ne faites que limer, vous voyez que vous ne récupérerez rien sur les grandes fortunes.
Jean-Louis Dumont (PS) : Belle démonstration !
Jean-Pierre Brard : Mais si, comme Mme Lagarde l’a avancé, vous usez du couteau suisse (il sort un couteau suisse), c’est alors très différent…
Jérôme Cahuzac, président de la commission des finances : Attention ! Ne vous blessez pas ! (Sourires.)
Jean-François Mancel (UMP) : L’hémicycle est devenu le marché aux puces ! (Sourires.)
Jérôme Cahuzac : Bravo pour la sécurité : il y a un homme armé à la tribune ! (Sourires.)
Jean-Pierre Brard : … parce que, avec un tel couteau, vous extrayez l’os à moelle du morceau de viande, cet os à moelle que vous réservez aux privilégiés. Monsieur le ministre, vous ne savez pas comment fonctionne un rabot et ceux qui vous ont conseillé la formule ont oublié un détail car il comporte une pièce de bois qui retient la lame : si l’on enlève cette pièce de bois, qu’on retire les lames et qu’on remet en place la pièce de bois, vous avez l’illusion du rabot et vous n’enlevez plus rien du tout sur la fortune de Mamie Liliane. C’est ce que vous pratiquez ! Alain Rodet [PS], qui, à ses heures de loisir, pratique le rabot, sait que j’ai raison. »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du mardi 19 octobre 2010 à 15 h.]
Le député poursuit sa démonstration, visiblement satisfait de son effet d’annonce.
7Cette théâtralisation des débats au Parlement a fait l’objet de différents travaux7. Elle vise évidemment à renforcer symboliquement la représentation des groupes sociaux et les prises de position au Parlement, l’impôt sur la fortune se prêtant particulièrement à ce phénomène. Citant « Mamie Liliane », c’est-à-dire Liliane Bettencourt, présidente de L’Oréal et durant plusieurs années femme la plus fortunée du monde, le député Brard oscille entre dépolitisation, humour et incarnation des richesses à cibler. La droite en fait de même, avec la figure de la vieille dame de l’île de Ré, ruinée par l’ISF, du fait de l’explosion du marché immobilier local8. L’institution parlementaire se porte particulièrement bien à ces stratégies d’incarnation de politiques publiques en ce que des représentants du peuple mettent en avant des cas supposément représentatifs visant à (dé)légitimer des dispositifs fiscaux clivants.
8À cette théâtralisation des échanges peut succéder la conflictualisation des débats durant lesquels le chahut joue un rôle politique non négligeable9. Seules les affinités personnelles semblent pouvoir atténuer l’intensité des attaques. Franck Gilard (UMP, consultant) souligne ainsi en entretien qu’il ne chahute pas son ami Bernard Cazeneuve (PS, juriste puis chef de cabinet) lorsque celui-ci prend la parole dans l’hémicycle : « Avec Bernard, quand il était ministre, humainement parlant c’était un plaisir, mais vu la politique qu’il a développée ensuite… Alors je m’abstiens de hurler quand il parle dans l’hémicycle. Ça m’ennuie, ça m’ennuie, vis-à-vis de… oui je veux dire c’est indécent. »
9En Allemagne, le « plénum » constitue également la scène principale des élus allemands. Les débats peuvent y être vifs également, comme sous la XVIIe législature où les échanges sont parfois violents sur l’ISF (entre autres parce que les élus se font régulièrement apostropher et interrompent parfois leurs discours pour laisser la parole à leurs adversaires politiques afin que ceux-ci leur posent des questions – chose inimaginable en France), ou à l’inverse totalement pacifiés sous la XVIIIe puisque la grande coalition conduit à des mécanismes de discipline parlementaire et d’atténuation des critiques politiques. Sous la XVIIIe législature, près de 80 % des députés appartiennent de fait à la majorité parlementaire, ce qui a mécaniquement une incidence sur la (non-)violence des échanges en milieu parlementaire. Lors de nos observations au Bundestag, nous avions été particulièrement marqué par le calme et l’absence de tension caractérisant les échanges, ce qui donnait l’étrange impression d’observer une arène parlementaire sans réelle opposition politique.
10Face à la séance plénière, la commission des finances occupe une place particulière. Considérées comme l’espace principal de travail des parlementaires, en particulier à la suite de la réforme constitutionnelle de 2008, les commissions adoptent en premier les textes de loi qui sont ensuite débattus en séance. Les commissions se caractérisent par des entreprises de représentation politique plus rares, plus discrètes, car les débats ne sont généralement pas retransmis publiquement, contrairement aux questions au gouvernement. Des mécanismes de défense des intérêts sociaux s’y opèrent pourtant, mais dans un registre plus technique. Cette distinction entre les deux espaces existe également en Allemagne, où les motions déposées par Die Linke et Die Grünen font d’abord l’objet d’une discussion très animée en séance, puis sont envoyées en commission des finances pour être étudiées de façon plus technique.
11Dans les deux pays, la commission des finances doit en effet être pensée comme une institution au sein de l’institution. Ayant en charge le nerf de la guerre législatif (le budget), nécessitant des compétences techniques rares (connaissance du droit, capacité à traiter de fiscalités diverses), elle est considérée par de nombreux élus rencontrés en entretien comme une des plus prestigieuses, si ce n’est la plus prestigieuse, avec celle des lois. Delphine Dulong souligne que les institutions politiques « ont un pouvoir normatif à nul autre pareil qui leur permet de classer, de nommer et d’organiser l’ensemble des activités et des groupes sociaux, tout en établissant des hiérarchies, en fixant des priorités, en assignant des identités sociales10, etc. ». Disposant de ses propres codes, règles et traditions, elle parvient, par l’action de ses membres les plus expérimentés ou légitimes, à se présenter comme un lieu de travail plutôt que comme un lieu de confrontation politique. Ainsi, lorsque des élus investissent la commission comme un espace d’opposition politique, les cadres de l’institution se chargent de rappeler ces députés à l’ordre. En 2012, Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire), après une prise de parole politique de Sandrine Mazetier (PS, directrice de la communication dans le secteur privé), se chargeait de rappeler le principe de travail de la commission à la députée nouvellement élue : « Permettez-moi de répéter ce que disaient déjà mes deux prédécesseurs à ce siège, MM. Didier Migaud et Jérôme Cahuzac : ne confondons pas nos discussions techniques en commission et les débats en séance publique11… » Christian Eckert (PS, professeur agrégé de mathématiques, rapporteur de la commission des finances) soulignait également lors d’un débat plus technique en séance : « Veuillez nous excuser de faire un travail de commission, mais c’est un sujet important12 », soulignant explicitement que la teneur des propos et les pratiques varient entre les deux espaces. L’agencement des salles des commissions des finances ne se prête d’ailleurs pas à la conflictualisation des débats, surtout en France, où les députés sont dos à dos (figure 28).
Figure 28 – Salle de réunion de la commission des finances de l’Assemblée nationale

Figure 29 – Salle de réunion de la commission des finances du Bundestag

12Si la configuration spatiale de la salle de la commission des finances au Bundestag est organisée différemment (figure 29), les échanges sont également pacifiés. Lors de nos observations des réunions, les prises de parole étaient formulées sous un angle strictement technique et les oppositions entre partis étaient absentes. Les députés doivent donc se plier aux codes de l’institution, ce qui s’observe également par l’utilisation différenciée des formes d’action dont ils disposent.
La répartition des actions de représentation
13Une fois présenté le cadre institutionnel parlementaire, il s’agit maintenant de se concentrer sur les moyens d’agir dont disposent les élus. Parmi ces différentes actions, toutes ne sont pas utilisées à la même fréquence et défendues avec la même intensité. En Allemagne, trois actions sont principalement utilisées, avec de très forts écarts en termes de fréquence. Les prises de parole en séance plénière constituent l’immense majorité des actions entreprises par les élus des commissions des finances. Elles comptent pour 88 % des actions de représentation durant la XVIIe législature. Les questions écrites ne sont utilisées qu’une fois par la députée Lisa Paus (Die Grünen, collaboratrice d’élu), soit 0,7 % du total, tout comme la seule proposition de loi rédigée par le groupe écologiste. Enfin, seize motions contenant les mots « impôt sur le patrimoine » ou « taxe sur le patrimoine » sont déposées (11,3 %). Les propositions et les motions sont cependant déposées collectivement par les fractions (principalement Die Linke et Die Grünen). Les motions sont des textes « utilisés pour demander au gouvernement fédéral de faire rapport au Parlement sur des événements ou des domaines politiques spécifiques mentionnés dans la motion ou de soumettre un projet de loi pour réglementer des questions spécifiques13 ». Elles n’engagent pas individuellement les élus. Ce sont donc principalement sur les prises de parole qu’il faut nous concentrer dans le cas allemand.
14La situation est bien différente en France, où l’éventail des moyens de représentation est plus large, du fait même de l’existence d’un ISF dans ce pays. Le graphique ci-dessous illustre la part des différents modes d’action utilisés par l’ensemble des élus français lorsqu’ils prennent position sur les débats liés à l’ISF (figure 30).
Figure 30 – Nombre et répartition des actions de représentation, tous partis confondus, lors des débats sur l’ISF (AN, XIIIe législature, n = 1 801)

15On ne sera pas étonné de constater que le mode d’action le plus souvent utilisé à l’Assemblée nationale est la prise de parole en séance, à l’instar du cas allemand. Peu coûteuse en temps et en investissement, elle demande également moins d’expertise technique que son équivalente en commission. Une prise de parole est souvent engagée dans le cadre d’un débat législatif et donc généralement improvisée, à l’inverse des questions au gouvernement qui font l’objet d’une rédaction plus travaillée mobilisant souvent les collaborateurs d’élu. On sera en revanche plus étonné de constater que les dépôts d’amendements collectifs occupent la seconde place. Cette situation s’explique par le fait que, sous la XIIIe législature, le PS alors dans l’opposition dépose peu d’amendements individuels, faisant ainsi passer les prises de position du groupe avant celles des élus ; une situation similaire en Allemagne avec Die Linke et Die Grünen et qui est liée aux effets de la position occupée au Parlement.
16Les prises de parole en commission n’arrivent qu’en troisième position, malgré les déclarations des élus faisant de cet espace le cœur du travail parlementaire. Le fait que la participation y soit monopolisée par un petit groupe d’élus experts des questions fiscales explique, en partie, cette situation. Enfin, les questions écrites, orales et les propositions de loi occupent les dernières places. Les questions orales étant limitées aux questions à l’attention du gouvernement, on ne sera pas étonné que leur nombre reste assez peu élevé, puisque l’organisation du temps parlementaire limite leur nombre. Quant aux propositions de loi qui visent principalement à supprimer l’ISF ou à exclure la résidence principale de son assiette en France, et, en Allemagne, à le réintroduire, elles demandent un investissement plus conséquent que les amendements de la part des élus, face à un gouvernement qui dicte la production législative. Comparativement à un amendement qui porte sur une partie de la loi, une proposition de loi vise à créer (ou à supprimer) une norme politique dans son ensemble. Ces propositions de loi peuvent également se retourner contre les élus lorsqu’elles sont rejetées, en particulier lorsqu’ils font partie de la majorité, exposant les députés à une forme de discrédit politique. Les risques l’emportent alors sur les éventuels bénéfices et leur nombre chute.
17Sous la XIVe législature, l’utilisation des différents moyens de représentation varie légèrement puisque les prises de parole, en hémicycle et en commission, concentrent les deux tiers des actions de l’ensemble des députés, confirmant au passage que les enjeux liés à l’ISF retiennent moins l’attention d’un point de vue législatif, une fois la réforme de 2012 adoptée (figure 31).
Figure 31 – Nombre et répartition des actions de représentation, tous partis confondus, lors des débats sur l’ISF (AN, XIVe législature, n = 577)

18La situation est encore plus marquée en Allemagne, où l’ISF disparaît totalement des discussions en séance plénière durant la XVIIIe législature, puisque le sujet n’est abordé que cinq fois, par des prises de parole, contre cent vingt-quatre fois durant la précédente. Autrement dit, la situation de grande coalition conduit à l’abandon de cette thématique. Le SPD rejoignant la CDU au gouvernement, la possibilité même d’une réintroduction de l’ISF disparaît puisque ce dernier ne fait pas partie du contrat de coalition.
19L’analyse comparée des actions engagées par les parlementaires lors des deux législatures en France et en Allemagne montre que les débats liés à l’ISF, tout en incitant les députés à produire différents textes législatifs (principalement par amendements en France et par motions en Allemagne), sont avant tout une opportunité de représentation discursive, donc profondément symbolique, en matière de représentation des intérêts sociaux. Cela confirme au passage que les deux assemblées sont principalement des espaces de confrontations politiques, idéologiques et discursives avant d’être un espace de production de la loi. L’Assemblée nationale et le Bundestag, du moins sur ces enjeux fiscaux, s’apparentent plus à des assemblées délibératives qu’à des assemblées proprement législatrices. Pour autant, la palette d’actions dont disposent les députés pour agir législativement est non négligeable et diversement investie pour porter la représentation d’intérêts sociaux. Ces différences peuvent être objectivées par l’utilisation d’un « coefficient de représentation par action ».
Agir en actes
20La simple évocation du nombre d’actions de représentation ne nous dit pas ce qu’implique leur utilisation. Chaque modalité d’action à disposition des élus conduit en effet à des pratiques de représentation différentes. Afin d’expliciter ces différences, il est possible de proposer un simple coefficient de représentation indiquant la proportion de références aux groupes sociaux pour chaque action engagée. Ce coefficient se calcule de la façon suivante :
où x représente le nombre total de références à l’ensemble des groupes sociaux par action de représentation et y le nombre total d’utilisation de ce type d’action. À titre d’exemple, dans le cas des questions orales (AN, XIIIe législature) :
21Sur la base de ce calcul, il apparaît que l’action par laquelle s’opèrent le plus de références à des groupes sociaux est aussi celle qui est le moins utilisée : les propositions de loi (tableaux 12 et 13).
Tableau 12 – Coefficient de représentation sous la XIIIe législature en France
Action | Total des références aux groupes | Nombre d’utilisation | Coefficient de représentation |
Prise de parole en séance | 1 144 | 743 | 1,53 |
Prise de parole en commission | 206 | 329 | 0,62 |
Dépôt d’amendement (y compris collectif) | 538 | 560 | 0,96 |
Question orale | 126 | 34 | 3,7 |
Question écrite | 53 | 43 | 1,2 |
Proposition de loi | 35 | 5 | 7 |
Tableau 13 – Coefficient de représentation sous la XIVe législature en France
Action | Total des références aux groupes | Nombre d’utilisation | Coefficient de représentation |
Prise de parole en séance | 278 | 261 | 1,06 |
Prise de parole en commission | 64 | 119 | 0,53 |
Dépôt d’amendement (y compris collectif) | 182 | 185 | 0,98 |
Question orale | 6 | 2 | 3 |
Question écrite | 11 | 10 | 1,1 |
Proposition de loi | 3 | 1 | 3 |
22La comparaison des deux périodes fait apparaître plusieurs tendances lourdes. Le fait que les coefficients de représentation soient tous plus élevés sous la XIIIe législature, à l’exception du dépôt d’amendements, confirme ce qui apparaît à la lecture des comptes rendus : les débats y sont beaucoup plus engagés en faisant reposer les argumentaires politiques sur une évocation bien plus fréquente des groupes sociaux que durant la législature suivante. En Allemagne, durant la XVIIe législature, le principal moyen de représentation présente un coefficient plus élevé qu’en France puisque les élus évoquent en moyenne 2,5 groupes par prise de parole (contre 1,5 en France durant la XIIIe législature). Cet écart s’explique selon nous par le fait que la prise de parole en hémicycle constitue le principal moyen d’expression individuelle des députés allemands (les motions étant collectives) qui profitent alors de la parole donnée pour afficher des soutiens et affirmer des stratégies de représentation.
23Par ailleurs, certains modes d’action semblent plus propices que d’autres aux pratiques de représentation. C’est particulièrement le cas des questions orales, des propositions de loi et, durant la XIIIe législature, des prises de parole en hémicycle. À l’inverse, le fait que le coefficient soit peu élevé pour les prises de parole en commission confirme que cet espace est plus un lieu de travail de fabrique de la loi sous un angle technique que sous un angle politique (les deux pouvant être évidemment liés). Enfin, la stabilité du coefficient pour les amendements montre que ce moyen implique quasi systématiquement une action très ciblée à destination (ou contre) un groupe par le biais d’un dispositif précis. C’est pourquoi certains amendements beaucoup plus ambitieux, faisant référence à plusieurs groupes et instaurant ou modifiant plusieurs dispositifs, sont souvent rejetés pour la simple raison que leur contenu s’apparente plus à celui d’une loi que d’un amendement. Enfin, les propositions de loi, de par leur caractère plus général et leur plus forte publicisation, affichent une évocation plurielle des différents groupes, toute loi ayant officiellement pour but de garantir l’intérêt général, et étant souvent justifiée en mobilisant le registre de l’universalité. Si les différents moyens de représentation permettent une mobilisation variable des groupes sociaux, il faut également souligner qu’ils ne sont pas utilisés de la même manière par les différents camps s’opposant au Parlement.
Les modes d’investissement parlementaires
24Comment appréhender la diversité des pratiques de représentation des parlementaires des deux pays ? Lorsqu’ils débattent de la fiscalité du patrimoine (ou plus généralement de l’impôt), les députés déploient un large éventail de pratiques qui ne relèvent pas toutes de la représentation politique. L’étude de cette participation révèle là aussi de très grands écarts entre députés. Certains, sur les thèmes étudiés dans le cadre de cet ouvrage, ne font rien, d’autres sont extrêmement actifs quand d’autres encore se contentent de quelques prises de parole en séance. Beaucoup citent systématiquement des groupes dont ils se font les porte-parole tandis que quelques-uns se limitent à des déclarations de principe désincarnées. Face à ce constat qui doit être affiné, il est impossible de regrouper sous une même expression l’ensemble des pratiques parlementaires sous peine de contribuer à brouiller l’analyse des débats. Il s’agit alors de distinguer les différents types de participation et, éventuellement, de représentation. Pour ce faire, nous avons utilisé une base de données comptabilisant les types d’action et pour chacun d’eux le nombre de fois où ils sont engagés par les élus afin d’opérer une distinction entre différents idéaux-types de participation parlementaire (tableau 14).
Tableau 14 – Actions de participation
Indicateur | Action |
No 1 | Défense ou critique d’un groupe social |
No 2 | Dépôt d’une proposition de loi |
No 3 | Dépôt d’un amendement |
No 4 | Question écrite |
No 5 | Prise de parole dans l’hémicycle |
No 6 | Prise de parole en commission |
No 7 | Tribune de presse et/ou livre |
No 8 | Prise de position en interview |
No 9 | Prise de position sur le site ou le blog personnel |
No 10 | Prise de position en entretien |
25Parmi ces indicateurs, le premier (« défense ou critique d’un groupe social ») est déterminant. C’est lui qui fait basculer les élus dans des processus de représentation ou non. Mais sa seule utilisation ne permet pas de distinguer les différents modes de représentation que les élus peuvent mettre en œuvre. Ce sont au final six types d’engagement ou de (non-)participation que nous proposons de distinguer. Comme dans le cas des registres de représentation, il s’agit ici d’idéaux-types. Tous les attributs, à l’exception du premier, ne doivent pas être systématiquement remplis pour qu’un élu soit identifié à une pratique de représentation. Le fait qu’un élu soit catégorisé comme développant des pratiques de représentation discursives ne signifie pas qu’il n’a jamais déposé d’amendement. Simplement, ses pratiques sont principalement d’ordre discursif, écrit (sur des supports extérieurs au Parlement), mais peu ou pas législatif. Précisons que, dans le cas allemand, certains indicateurs ne s’appliquent jamais (« dépôt d’un amendement ») ou n’ont pas pu être relevés (« prise de parole en commission ») dans le cadre des débats liés à l’ISF. Afin d’éviter de proposer des catégories figées et théoriques, nous expliciterons ces modes de représentation en mobilisant un ou plusieurs « députés-types » liés à chacun d’entre eux. Le tableau ci-dessous permet de visualiser à quel type de représentation / d’investissement coïncide l’utilisation des différents attributs de représentation (tableau 15).
Tableau 15 – Les modes de participation et de représentation
Indicateur | Mode de représentation |
Aucun indicateur | Non-participation |
10 | Opinion |
7, 8, 9, 10 | Déclaration de principe |
1, 5, 6, 7, 8, 9, 10 | Représentation discursive et/ou écrite |
1, 2, 3, 4, 5, 6 | Représentation législative |
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 | Représentation totale |
26L’analyse de notre base de données révèle que les modes de représentation sont variés en France, ce qui s’explique, entre autres, par le fait que le nombre de députés est élevé en commission des finances (cent vingt-cinq sur l’ensemble des deux législatures) (figure 32).
Figure 32 – Nombre et proportion de députés en fonction de chaque type d’investissement en France (AN, XIIIe-XIVe législatures, n = 125)

Figure 33 – Nombre et proportion de députés en fonction de chaque type d’investissement en Allemagne (DB, XVIIe-XVIIIe législatures, n = 54)

27Nous constatons donc que les modes de représentation sont pluriels, varient en intensité et sont inégalement répartis, surtout en Allemagne (figure 33). Il s’agit donc de présenter ces différents types de pratique de représentation.
Les idéaux-types de représentation politique parlementaire
28Trois modes de représentation politique peuvent être distingués. Sur la base des attributs retenus, nous montrons que la représentation discursive des groupes sociaux, la représentation législative et la représentation totale produisent également des effets variables, à la fois sur les groupes représentés par ces modes, mais aussi sur les élus qui peuvent éventuellement mettre en avant leur activité au Parlement.
La représentation discursive des groupes sociaux
29Par représentation discursive, on entendra un mécanisme de défense ou de critique d’un ou de plusieurs groupes sociaux, dans différents espaces et par différents moyens, sans que cette entreprise de représentation s’accompagne d’une traduction législative par des textes de loi. Il s’agit donc d’une forme de représentation des groupes sociaux par la parole et/ou l’écrit, qui n’est généralement pas liée à une ambition législative. Du fait des spécificités du cas allemand combinant l’absence d’impôt sur la fortune, qui empêche les élus de s’engager législativement par amendement, et le poids des groupes politiques, qui tend à collectiviser les pratiques de représentation (puisque ce sont les fractions qui dictent la production de loi d’origine parlementaire), c’est ce type de pratique qui est le plus développé au Bundestag. Sur l’ensemble des députés de la commission des finances ayant pris la parole sur les questions d’ISF, vingt-deux sur vingt-six s’engagent uniquement de cette façon. D’importantes variations existent cependant entre élus puisque certains députés ont un coefficient de représentation très faible (c’est par exemple le cas du député SPD Lothar Binding, sceptique en entretien sur l’ISF, avec seulement 0,6 référence à des groupes par prise de parole), tandis que d’autres, comme l’élu SPD Carsten Sieling, utilisent la représentation discursive de façon plus intensive (3,25 références à des groupes par prise de parole). Dans leur majorité, les élus allemands pratiquant la représentation discursive se limitent à l’utilisation des indicateurs 1, 6, 8, 9 et 10 (tableau 14).
30En France, ce type de représentation est également le plus fréquemment employé, ce qui n’est pas étonnant puisqu’une prise de parole est peu coûteuse en ressources politiques et ne nécessite souvent pas de ressources techniques lorsqu’elles sont formulées en séance plénière. Un député idéal-typique de ce type de représentation est Jérôme Chartier (UMP, gérant d’un holding). Durant les deux législatures, il prend en tout vingt-cinq fois la parole en séance, huit fois en commission, s’oppose à l’ISF au Parlement, propose la suppression de cet impôt dans la presse et, dans le même temps, ne dépose qu’un seul amendement (collectif). Ainsi, ses vingt-huit références à des groupes / catégories se font quasi uniquement de façon discursive, sans réelle traduction législative.
La représentation législative des groupes sociaux
31Ce type de représentation est pratiqué par des élus qui (co)rédigent des amendements ou des propositions de loi mais qui ne prennent pas ou peu la parole pour les défendre, ce qui explique que leur activité reste principalement rédactionnelle et législative. C’est par exemple le cas du député Yves Jégo (UDI, consultant en ressources humaines puis avocat), qui dépose au total six amendements, dont un collectif, et en signe vingt et un autres. Dans le même temps, il ne prend la parole qu’une fois en hémicycle sur les questions d’ISF. Ses six références à des groupes dominants – deux références en faveur des entreprises, deux en faveur des propriétaires et en faveur des redevables à l’ISF –, par amendement, ne font donc pas l’objet d’un débat publicisé. Souvent, les élus ne défendent pas leur amendement car ils savent que celui-ci n’a aucune chance d’être adopté. Mais comme nous l’avons déjà souligné, le résultat importe moins en matière de représentation que la capacité à se présenter comme un représentant actif. C’est le principal intérêt de la représentation législative pour les députés qui peuvent alors se présenter auprès de leurs mandants comme des écrivains de la loi, contrariés par l’opposition ou le gouvernement.
32Ce mode de représentation n’est pas observable en Allemagne, à l’échelle individuelle, sur les questions d’ISF car les groupes politiques gèrent collectivement la représentation législative. Nous aurions pu inscrire dans cette catégorie tous les membres des groupes politiques engagés par motion ou proposition de loi mais les entretiens avec certains élus montrent clairement que plusieurs d’entre eux ne publicisent ni ne soutiennent pleinement la démarche de leur parti. Nous avons donc préféré les exclure de ce mode de représentation. Nous pouvons cependant préciser que, sur les vingt et une motions faisant référence à l’impôt ou la taxe sur le patrimoine, Die Linke est clairement celle qui s’engage le plus fréquemment sur ce thème (quinze motions, contre quatre au SPD, une aux Grünen qui déposent la seule proposition de loi sur l’ensemble des deux législatures étudiées et une au FDP pour critiquer les hausses d’impôts). En matière de représentation législative, c’est donc l’extrême gauche allemande qui se montre collectivement la plus active.
La représentation totale
33La représentation totale implique que les élus mobilisent le maximum de moyens de représentation dont ils disposent, combinant donc les dimensions discursives et législatives, au Parlement et en dehors, ce qui renforce à la fois la portée politique et symbolique de ce type de représentation et profite aux groupes défendus sur ces différents niveaux. En Allemagne, seule Lisa Paus (Die Grünen) peut être considérée, dans le cadre des débats relatifs à l’ISF, comme une représentante totale. Ancienne collaboratrice d’élu, députée d’un arrondissement riche de Berlin, elle est en effet à l’origine de la proposition de loi de son parti visant à créer une taxe sur le patrimoine. Membre de la commission des finances, diplômée en économie, ayant également enseigné à la Berlin School of Economics and Law, elle dispose des ressources nécessaires pour prendre la charge d’un dossier technique comme la réintroduction de l’ISF au nom de son parti. Elle prend donc la parole en séance plénière, rédige des rapports, pose une question écrite, s’engage en dehors du Parlement et sur son site Web. Le fait qu’elle soit la seule à développer ce type de représentation est évidemment lié à l’absence d’ISF en Allemagne. Son exemple montre malgré tout que rien n’est figé et que d’autres députés pourraient également s’inscrire dans le prolongement de ce type de pratique de représentation. La quasi-absence de représentation totale sur cette question est donc révélatrice du faible investissement parlementaire sur cet impôt, qui reste à l’état de virtualité, principalement débattu sous un angle symbolique (ce qui ne l’empêche pas de produire des effets politiques) dans un contexte d’augmentation des inégalités de patrimoine.
34La situation diffère en France. Si un quart des élus, à un moment ou à un autre, a pu utiliser un mode de représentation total, ils sont au final assez peu nombreux à déployer ces pratiques tout au long des législatures étudiées. Ceux qui occupent des positions institutionnelles développent quasi systématiquement ce type de pratiques, puisqu’ils sont en quelque sorte contraints de participer par tous les moyens aux débats fiscaux, durant toute la législature. Plusieurs députés sont idéaux-typiques de ce mode de représentation en France (tableau 16).
Tableau 16 – Utilisation et fréquence des moyens de représentation des élus pratiquant la représentation totale en France
Indicateur | Christian Eckert (PS, rapporteur général de la commission des finances [2012-2014]) | Pierre-Alain Muet (PS, rapporteur spécial [2007-2012], puis vice-président de la commission des finances [2012-2017]) | Gilles Carrez (UMP, rapporteur général de la commission des finances [2002-2012]) | Charles de Courson (UDI, vice-président [2007-2012], puis secrétaire de de la commission des finances [2012-2017]) | Jean-Pierre Brard (GDR, secrétaire de la commission des finances [2007-2012]) |
Défense ou critique d’un groupe | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui |
Dépôt d’une proposition de loi | Non | Non | Non | Non | Non |
Dépôt d’un amendement | Oui (25) | Oui (43) | Oui (52) | Oui (54) | Oui (51) |
Question écrite | Oui (4) | Non | Oui (1) | Oui (2) | Oui (1) |
Prise de parole en hémicycle | Oui (107) | Oui (73) | Oui (103) | Oui (66) | Oui (117) |
Prise de parole en commission | Oui (44) | Oui (24) | Oui (69) | Oui (44) | Oui (11) |
Tribune de presse et/ou livre | Non | Non | Non | Non | Non |
Interview | Oui | Oui | Oui | Oui | Oui |
Site ou blog personnel | Oui | Oui | Oui | Non (pas de site) | Non (pas de site) |
Prise de position en entretien | — | — | Oui | Oui | — |
35Le représentant total ne détient cependant pas le monopole de la représentation au Parlement. Les députés utilisant la représentation discursive peuvent tout aussi bien réussir à se présenter comme porte-parole de leurs mandants, en profitant en particulier d’un capital médiatique dont ne jouissent pas tous les techniciens siégeant au Parlement, moins présents dans les médias. Simplement, ceux qui développent une représentation totale jouissent souvent de rétributions politiques plus importantes – certains sont devenus ministres, ou secrétaires d’État, leur permettant de transposer en d’autres espaces plus prestigieux leurs pratiques de représentation. C’est le cas de Jérôme Cahuzac ou de Christian Eckert, tous deux anciens rapporteurs de la commission des finances, engagés sur tous les fronts et par tous les moyens sur les questions liées à l’ISF et devenus ministres délégués au Budget durant le mandat de François Hollande. Enfin, en parvenant à se présenter comme un représentant total, les élus renforcent leur capital politique et symbolique14, ainsi que leur légitimité à se revendiquer comme le porte-parole de groupes spécifiques. À titre d’exemple, Claude Goasguen (UMP, avocat) participe assez peu quantitativement aux débats, mais il utilise tout l’éventail des moyens de représentation dont il dispose lorsqu’il s’engage au nom des « propriétaires » de sa circonscription. De la même manière, toute l’activité de Jean-Michel Fourgous (UMP, chef d’entreprise) est tournée vers les entreprises qu’il défend par tous les moyens. Dans un espace où le porte-parolat est souvent contesté, ces élus cherchent à renforcer leur légitimité aux yeux de leurs mandants par ce mode de représentation.
La déclaration de principe
36Les déclarations de principe regroupent ceux qui prennent la parole et partagent leur opinion sur l’ISF publiquement, au Parlement ou en dehors, sans qu’une référence explicite soit faite à un groupe social concerné par cet impôt. La contribution de ces députés aux débats sur l’ISF se limite alors généralement à une opposition ou à une défense de principe de cet impôt et ne s’accompagne d’aucune forme d’investissement au Parlement. Les trois précédents modes de représentation sont également des déclarations de principe, mais le plus fort investissement qui les caractérise les distingue d’une simple déclaration (orale ou écrite) ayant simplement pour but de se positionner face à l’ISF. En Allemagne, parmi ceux qui prennent la parole lors des débats, seuls deux élus prennent position sur cet impôt sans évoquer de groupes. L’un d’entre eux, Thomas Gambke (Die Grünen, entrepreneur indépendant), se prononce en faveur de la réintroduction mais développe très peu son opinion sur le sujet et n’évoque pas de groupes. Durant notre entretien, il se montre critique à l’égard de cet impôt déclarant « qu’il vaut mieux insister sur les droits de succession », ce qui explique qu’il se limite à une déclaration de principe a minima, mais conforme à la ligne officielle de son parti. Peu convaincu, il ne s’engage presque jamais au Bundestag sur ce thème.
37En France, les rares députés qui se cantonnent à ce type de déclaration sont très connus à l’échelle nationale et se caractérisent par le fait qu’ils participent peu au Parlement. Ils n’ont souvent ni le temps ni l’envie de développer de coûteuses pratiques de représentant total. Xavier Bertrand, Bruno Le Maire, Valérie Pécresse et Laurent Wauquiez peuvent être classés dans cette catégorie. Tous sont d’anciens ministres des gouvernements de François Fillon. Le fait qu’ils participent peu s’inscrit dans le prolongement d’une pratique qui semble répandue, voyant les anciens ministres accéder à la commission des finances mais ne pas s’y investir par la suite. Les députés les plus actifs sont en effet des élus moins connus, qui peuvent chercher à accéder au gouvernement ou qui disposent d’une légitimité et d’une position élevée au sein de la commission des finances (Gilles Carrez ou Charles de Courson à droite, Karine Berger à gauche). Dans le cas de ces élus anciens ministres, les déclarations de principe ont principalement lieu en dehors de l’Assemblée nationale, dans la presse, et se limitent souvent à des prises de position affirmées mais vagues et désincarnées socialement (« il faut supprimer l’ISF », « nous sommes le dernier pays européen à disposer d’un ISF », « l’ISF est un impôt stupide », etc.). Si la déclaration de principe est peu pratiquée, c’est parce que ses effets politiques, symboliques et sociaux sont faibles. N’étant pas liée à un groupe social et ne faisant pas l’objet d’une traduction législative, elle ne renforce que marginalement la légitimité de l’élu à se présenter comme un porte-parole des préoccupations sociales des groupes concernés par l’ISF. Elle sert alors principalement de marqueur politique.
L’opinion
38L’opinion caractérise les élus ne prenant pas position par des déclarations de principe (et a fortiori ne s’engageant pas dans des processus de représentation) sur l’ISF, que ce soit au Parlement ou en dehors. Durant les débats à l’Assemblée nationale ou au Bundestag, ces élus restent silencieux mais ont cependant un avis sur la question qu’ils n’expriment que lorsque la question de l’ISF leur est posée en entretien. Ils ne se sont donc jamais engagés sur ce sujet dans le cadre de leur mandat.
39L’opinion est certainement, chez les élus, la forme de positionnement la plus répandue face aux questions fiscales en général et à l’ISF en particulier. Les députés des deux pays se caractérisent en effet par une capacité – on pourrait également parler d’impératif – à se prononcer sur tous les enjeux. Autrement dit, du fait même de leur fonction qui implique une lecture systématique de la presse, une connaissance souvent assez fine de l’histoire politique et parlementaire, des injonctions de leur parti les incitant à adopter des positions spécifiques sur une multitude de sujets, les députés sont généralement capables d’avoir un avis sur tout, en toutes circonstances. C’est par exemple le cas du député écologiste Éric Alauzet, qui ne se prononce pas durant les débats sur sa position à l’égard de l’ISF mais qui, en entretien, parvient à formuler une opinion fondée sur des arguments fiscaux, techniques et idéologiques. Lors de nos entretiens avec des députés allemands non membres de la commission des finances et n’étant jamais intervenus lors des débats sur les questions d’ISF, ceux-ci faisaient immédiatement part d’une opinion, généralement identique à celle de leur parti à droite, en s’opposant à cet impôt. De la même manière, un député SPD tel que Christian Petry (collaborateur politique), ayant intégré le Bundestag lors de la XVIIIe législature, n’a jamais pu, voulu ou eu l’occasion de prendre la parole publiquement sur ce sujet, mais déclare en entretien être « naturellement en faveur de l’impôt sur la fortune, qui n’a malheureusement pas pu être intégré au contrat de coalition ».
La non-participation
40Enfin, une partie des élus français et allemands ne prend jamais part aux débats liés à l’ISF. Si tout laisse à penser qu’ils ont systématiquement une opinion sur l’ISF, on remarque que près de la moitié des membres des commissions des finances allemands et un quart des Français ne se saisissent pas de l’opportunité de représentation que constitue l’impôt sur la fortune. Leur non-participation peut s’expliquer de plusieurs façons. D’une part, le désintérêt sur cette question peut être réel chez les députés, même lorsqu’ils ont une opinion sur le sujet. De plus, les commissions des finances étant des espaces concurrentiels où les élus d’un même parti luttent pour accéder à la parole publique, tous ne peuvent pas participer, même lorsqu’ils le souhaitent, ce qui conduit de facto à un effacement de certains élus. Surtout, les députés qui ne participent pas aux débats semblent être des backbenchers occupant des positions basses dans la hiérarchie du groupe, à l’exception notable de deux présidentes de la commission des finances au Bundestag, Birgit Reinemund (FDP, ancienne vétérinaire puis chef d’entreprise) et Ingrid Arndt-Brauer (SPD, permanente politique), qui ne prennent pas la parole sur ce sujet. Ce type de (non-)investissement est cependant risqué politiquement et doit être contrebalancé par la possession d’autres ressources, en particulier médiatiques ou locales, afin d’éviter l’invisibilisation au sein de l’arène parlementaire.
41On constate donc que les représentants sont loin de toujours s’engager dans des entreprises de représentation. Ces différents types d’investissement s’expliquent par le degré de spécialisation sur les sujets débattus, par les intérêts personnels des élus, par la pertinence de la question au regard de la circonscription représentée ou encore, comme nous l’avons vu, par la trajectoire professionnelle et sociale des députés. Ne pas participer aux débats sur l’impôt sur la fortune n’implique pas une absence de participation sur d’autres sujets. On pourra tout de même remarquer que certains élus travaillent très peu législativement dans leur assemblée, faisant d’ailleurs grandir le discrédit qui pèse sur ces institutions dominées par le pouvoir exécutif. À l’inverse, les députés s’investissant dans le cadre des débats sur l’impôt sur la fortune participent dans des proportions similaires sur d’autres sujets. Le métier de député est avant tout pour eux synonyme de représentation totale.
Notes de bas de page
1 Voir Alice Mazeaud (dir.), Pratiques de la représentation politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2014.
2 Louise Hervier, « Néo-institutionnalisme sociologique », in : Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, 4e éd., Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 374-383, en particulier p. 375.
3 Peter A. Hall et Rosemary C. R. Taylor, « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », Revue française de science politique, vol. 47, nos 3-4, 1997, p. 469-496, en particulier p. 483.
4 AN, XIIIe législature, 1re séance du lundi 27 juin 2011 à 17 h.
5 Thomas Bouchet et Jean Vigreux, « Violences parlementaires en perspective (1850-1900-1950-2000) », Parlement[s]. Revue d’histoire politique, no 14, 2010, p. 18-34, en particulier p. 26.
6 Pierre Januel, « Il y a contrôle de l’état d’urgence et il y a contrôle de l’état d’urgence », billet du blog « Les cuisines de l’Assemblée », 14 janvier 2016, disponible en ligne sur https://www.lemonde.fr/blog/cuisines-assemblee/2016/01/14/il-y-a-controle-de-letat-durgence-et-il-y-a-controle-de-letat-durgence/ [consulté le 10/03/2022].
7 Voir Annie Collovald et Brigitte Gaïti, « Discours sous surveillance : le social à l’Assemblée », in : Daniel Gaxie et al., Le “social” transfiguré. Sur la représentation politique des préoccupations “sociales”, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Publications du Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie », 1990, p. 9-54 ; Pierre Lascoumes, « Les compromis parlementaires, combinaisons de surpolitisation et de sous-politisation. L’adoption des lois de réforme du Code pénal (décembre 1992) et de création du Pacs (novembre 1999) », Revue française de science politique, vol. 59, no 3, 2009, p. 455-478.
8 Voir Nicolas Delalande et Alexis Spire, « De l’île de Ré à l’île d’Arros. Récits, symboles et statistiques dans l’expérience du bouclier fiscal (2005-2011) », Revue française de science politique, vol. 63, no 1, 2013, p. 7-27.
9 Voir Nathalie Dompnier, « La légitimité politique en joue. Le chahut organisé des députés français sur la question des fraudes électorales depuis les années 1980 », Parlement[s]. Revue d’histoire politique, no 14, 2010, p. 35-48.
10 Delphine Dulong, Sociologie des institutions politiques, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012, p. 4.
11 AN, XIVe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du jeudi 5 juillet 2012 à 9 h 30.
12 AN, XIVe législature, 1re séance du vendredi 19 octobre 2012 à 9 h 45.
13 https://www.bundestag.de/services/glossar/glossar/A/antraege-245326 [consulté le 10/03/2022].
14 Voir Pierre Bourdieu, « Sur le pouvoir symbolique », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 32, no 3, 1977, p. 405-411.
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