Chapitre VI. Les registres de représentation
p. 229-249
Texte intégral
1Le fait que certains groupes, en particulier les entreprises, soient plus souvent cités que d’autres va à l’encontre du principe de représentation interclassiste officiellement défendu par les partis de gouvernement dans les deux pays. Afin de contourner cette difficulté, les parlementaires des deux pays mobilisent différents « registres de représentation » qui leur permettent de jouer avec les contraintes politiques et sociales qui encadrent leur fonction. Pour Pierre Achard, en sociologie du langage, « les registres discursifs […] sont des rapports relativement stabilisés entre des formes (syntaxe, lexique, énonciation) et des pratiques sociales1 ». Si notre approche ne relève pas de la sociolinguistique, la définition que propose l’auteur est intéressante car elle souligne le lien entre le discours – principal moyen d’expression des élus – et les « pratiques sociales » qui influencent ces discours. Selon nous, un registre de représentation, loin de n’être qu’un simple discours fait au nom ou contre un groupe social, est avant tout le résultat d’une pratique politique, développée et utilisée de façon plus ou moins consciente en fonction des propriétés des élus et du contexte dans lequel se déroule le débat, lequel contexte va permettre aux élus de prendre position et influencer, en partie, la portée et les effets de leurs actions. Ces registres sont des principes de justification. Ils ne doivent pas être considérés comme des répertoires d’action collective au sens de Charles Tilly2, définis comme « le stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu3 ». Ils sont mobilisés de façon stratégique et sont le produit de l’expérience, crées par la pratique, sans forcément faire l’objet d’une discussion collective quant à leur usage. Ils sont non objectivés, non pas tant mobilisés comme une arme que comme une rhétorique classique du vocabulaire politique. Contrairement à certaines pratiques associées à des mobilisations précises marquées politiquement, telles que la grève ou les sit-in, ils ne sont pas l’apanage de partis politiques spécifiques mais peuvent être utilisés par tous les camps. Ce sont des idéaux-types élaborés par le chercheur, sur la base des phénomènes observés. Ils ne doivent donc pas être pensés comme des modes de mobilisation institutionnalisés par les acteurs. L’étude des archives permet d’identifier au moins cinq registres principaux mobilisés par les élus des deux pays. Ces registres sont complémentaires, se recoupent sous certains aspects et un élu peut tout à fait en utiliser plusieurs à la fois pour défendre un même groupe.
Le registre de l’universalisation des intérêts
2Dans les deux pays, les députés de tous bords cherchent à lier les intérêts des entreprises à ceux d’autres groupes. C’est ici un processus d’agrégation plus que d’articulation des intérêts qui est opéré par les élus qui défendent les mondes de l’entreprise : la bonne santé économique des entreprises – et éventuellement, pour certains élus, des chefs d’entreprise – permettrait aux autres groupes sociaux de tirer profit de cette vitalité. Cette idée renvoie à la théorie du ruissellement, également connue sous le nom de « trickle-down economics » aux États-Unis, selon laquelle des politiques favorisant les plus hauts revenus, par le biais de politiques fiscales avantageuses, profiteraient à la société dans son ensemble, les plus riches réinvestissant l’argent gagné dans l’économie nationale. Cette théorie, reprise ultérieurement par Emmanuel Macron pour justifier ses réformes, est critiquée dès les années 1970 aux États-Unis pour ses limites4. Pour les défenseurs de cette théorie, l’ISF est un impôt qui touche les entreprises et leurs dirigeants, mais également et indirectement les salariés, les travailleurs précaires et les chômeurs, comme le défend Jérôme Chartier (UMP, gérant d’un holding) :
« Quant à l’ISF, il est devenu aujourd’hui contre-productif et a fait perdre énormément d’argent et d’emplois à la France. On peut toujours caricaturer notre position, en prétendant qu’elle a pour but de protéger les plus fortunés, au détriment des plus faibles, mais cette caricature usée ne trompe plus personne. Le débat politique n’oppose plus les représentants des plus fortunés aux représentants des plus modestes, mais des personnes qui, je l’espère, se sentent toutes concernées par l’avenir de leur pays. »
[AN, XIVe législature, 1re séance du vendredi 17 octobre 2014 à 9 h 30.]
3Cette rhétorique est également utilisée en Allemagne. À titre d’exemple, des parlementaires SPD, comme Nicolette Kressl (enseignante en lycée professionnel, ancienne secrétaire d’État auprès du ministre fédéral des Finances), tout en soutenant officiellement un retour de l’ISF, critiquent la proposition de Die Linke en prenant la défense des redevables – explicitement des chefs d’entreprise – qui investissent leur fortune dans la création d’emploi :
« Je le redis encore une fois – je l’ai déjà mentionné : dans la motion présentée, tout a été clairement bâclé ; je dois le dire ainsi. Avec un taux de 5 % vous voulez allez loin dans la substance. D’autres choses ont été bâclées. Cela ne peut servir de base pour avoir une discussion sur cette question. Pour nous, sociaux-démocrates, il est clair que si quelqu’un investit sa fortune pour la création d’emplois cela doit être naturellement pris en considération. Il ne doit pas s’agir de jalousie mais d’une répartition des charges et des chances dans notre société. »
[DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.]
4Ces mécanismes d’universalisation des intérêts entrepreneuriaux permettent de critiquer les effets d’un ISF élevé en Allemagne ou de défendre certains dispositifs d’exonération en France (en premier lieu l’ISF-PME). Pour de nombreux élus, y compris à gauche, la dimension économique justifie de défendre les catégories dominantes, puisque défendre les riches revient à agir pour les plus pauvres, selon l’adage formulé par Franck Gilard (UMP, consultant) en entretien : « Quand le gros maigrit, le maigre meurt. » Cet argumentaire est également utilisé en Allemagne par Volker Wissing (FDP, avocat, porte-parole du groupe au sein de la commission des finances, vice-président du groupe au Bundestag), lorsqu’il déclare aux partisans d’un retour de l’ISF :
« Lorsqu’on laisse un million aux millionnaires – qui d’ailleurs, monsieur Gysi, appartiennent aussi à notre société, ce n’est pas un groupe à part –, ils ne deviennent effectivement pas pauvres. Mais ces gens ne vont pas rester longtemps dans ce pays. Ils vont vite quitter ce pays et ce pays va vite devenir pauvre. »
[DB, XVIIe législature, 170e séance, Berlin, vendredi 23 mars 2012.]
5Les usages de la théorie du ruissellement ne sont donc pas propres au cas français, bien au contraire. Ce mécanisme d’universalisation des intérêts peut également être appliqué en liant les intérêts d’autres groupes, supposés être directement concernés par l’ISF. C’est par exemple le cas en Allemagne, où certains élus lient les intérêts des locataires à ceux des propriétaires, les premiers subissant la hausse du prix des loyers consécutive à la plus forte imposition des seconds :
« Chistian von Stetten (CDU/CSU, chef d’entreprise) : Avec votre motion vous ne toucheriez pas les fortunés, mais bien plus les locataires. […] Nous en arrivons maintenant à la question de savoir quelles répercutions votre projet aurait sur le marché du logement allemand. Je suppose qu’avec un impôt sur la fortune, annuel à hauteur de 5 %, vous avez pour ambition de détruire le marché du logement en Allemagne. Prenons l’exemple d’un propriétaire immobilier très fortuné qui retire un taux de rendement de son bien de 3 à 4,5 %. En complément de tous les impôts sur les bénéfices, il doit maintenant payer un impôt de 5 % sur son patrimoine. Avec un taux de rendement de 4 %, un impôt sur le capital de 5 % ! Ça ne peut être qu’une plaisanterie mesdames et messieurs ! (Hans Michelbach [CDU/CSU] : C’est de l’expropriation !) C’est invraisemblable. Si on prend votre proposition au sérieux que les propriétaires de biens immobiliers paieront annuellement un impôt de 5 % sur leur patrimoine, alors il est évident que ceux-ci vont essayer de vendre aussi rapidement que possible leurs biens. On peut douter qu’ils trouvent un acheteur. Qui achète avec un taux de rendement de 4 % s’il doit payer 5 % d’impôt ? Qu’il fasse des recettes ou non importe peu. S’il ne trouve personne pour acheter, il va s’assurer que la charge se répercute sur les locataires, qui pourront ensuite s’attendre à de fortes hausses de loyer. Afin que nous sachions bien de quoi nous parlons : un refinancement de l’ISF à hauteur de 5 % signifie un doublement progressif des loyers. Ce n’est pas la politique sociale que la fraction CDU/CSU s’imagine. Vous devriez avoir honte de présenter ici de telles motions (Daniel Volk [FDP] : Exactement, honte sur vous !), qui pèseraient sur les locataires. Nous voulons que le parc locatif allemand reste bon marché dans le futur. »
[DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.]
6Cette stratégie de justification par l’universalisation des intérêts de groupes dominants économiquement est évidemment contestée des deux côtés de la frontière, comme le montre la prise de position de Jean-Claude Sandrier (GDR, technicien aux Établissements militaires de Bourges) en séance, qui critique « une volonté délibérée de pressurer les couches populaires et moyennes pour mieux épargner les dividendes et autres revenus financiers de la classe la plus aisée, car [la droite croit] toujours, et il s’agit bien d’une croyance, que l’accroissement de leur fortune favorise l’économie5 ». Enfin, plus rarement, les parlementaires de gauche essaient de renverser le registre de l’universalité en insistant sur la dépendance des « riches » à l’égard des plus pauvres, comme le fait Gregor Gysi (Die Linke, avocat du travail, président du groupe au Bundestag) en séance publique :
« Madame Merkel et monsieur Rösler [ancien ministre de l’Économie et de la Technologie (2011-2013), membre du FDP] : vous dites : “Oui, nous allons supprimer la Prestation d’accueil du jeune enfant pour les bénéficiaires du dispositif Hartz IV, […] mais de la part des fortunés et des millionnaires nous ne voulons pas le moindre centime.” Savez-vous pourquoi les riches critiquent votre vision ? Ils ne la critiquent pas parce qu’ils sont soudain tous devenus solidaires et altruistes et parce qu’ils n’arrivent plus à dormir la nuit en pensant à tous les pauvres de la Terre – il y en a certainement dans cette situation, je ne le nie pas. Ils la critiquent parce qu’ils ont compris quelque chose : il en va de leur existence. C’est une question de société et ce gouvernement conservateur n’est pas assez intelligent pour le comprendre. […] Si vous étiez malins, vous augmenteriez l’impôt maximal sur le revenu et réintroduiriez l’impôt sur la fortune. Vous n’auriez même pas à craindre d’opposition des millionnaires et des milliardaires, mais vous ne le faites pas parce que vous vous accrochez à votre idéologie bornée […] »
[DB, XVIIe législature, 123e séance, Berlin, mercredi 7 septembre 2011.]
7Mettre en relation d’interdépendance des groupes sociaux demande donc un travail de mise en récit, par l’usage de symboles, de figures identifiables afin de défendre une position claire contre ou pour l’impôt sur la fortune. Dans cette optique, si les mondes de l’entreprise occupent une place incontournable dans les processus de représentation, ce n’est pas seulement parce que leurs membres parviennent à faire porter leurs intérêts au sein du champ politique, mais aussi parce les élus y voient une figure de l’universalisme social où se côtoient les intérêts des dirigeants et des salariés.
8Les entreprises sont ainsi présentées comme la pierre angulaire des rapports sociaux qui permettraient l’agrégation des intérêts de groupes, voire de champs, pourtant antagonistes. En opérant la jonction entre ces différents groupes, c’est aussi le prestige, l’utilité sociale, l’influence et le rayonnement des entreprises qui est mis en avant par les élus. Ce mécanisme d’universalisation des intérêts entrepreneuriaux, débuté dans les années 1960 dans les deux pays, s’inscrit dans le prolongement, en France, des transformations idéologiques, politiques et administratives affirmées dans les années 19806. L’extension aux partis de gauche de la rhétorique entrepreneuriale dans le domaine fiscal, au sein du Parti socialiste, du SPD et des Grünen, n’est en effet que la conséquence des métamorphoses des gauches européennes, influencées par plusieurs inflexions idéologiques marquées par le congrès de Bad Godesberg7, l’affirmation néolibérale de la rigueur en 19838, la deuxième gauche9, la troisième voie blairiste10, le schröderisme en Allemagne, le développement et l’application des principes du new public management11, les politiques de l’offre adoptées en France depuis 2012, etc. Les phénomènes observés dans le cadre de cet ouvrage peuvent donc être considérés comme une manifestation dans le domaine fiscal des principes entrepreneuriaux déjà appliqués dans de nombreux autres débats, voire comme une transposition fiscale de la rhétorique néomanagériale et entrepreneuriale appliquée dans les réformes de l’administration française12 à la fiscalité du patrimoine.
9Cette extension des intérêts économiques soulève un enjeu théorique important. Pierre Bourdieu soulignait que la tendance à réduire « les fins de l’action aux fins économiques » devait être réfutée. Il ajoutait que « le principe de l’erreur réside dans ce qu’on appelle l’économisme, c’est-à-dire le fait de considérer que les lois de fonctionnement d’un des champs sociaux parmi d’autres, à savoir le champ économique, valent pour tous les autres champs13 ». Dans le cas des débats liés à l’ISF, on observe pourtant une réelle tendance à l’économisme, en ce sens que toute considération (morale, symbolique, sociale, politique, etc.) liée à cette question est d’abord appréhendée à travers le prisme de l’économie. S’opposer aux mondes de l’entreprise relève dans les deux pays d’une forme de blasphème politique, réactions que l’on ne retrouve pas, par exemple, lorsqu’émergent, durant les mêmes débats, des critiques des mondes du service public. Enfin, en insistant sur la dimension symbolique des intérêts entrepreneuriaux, les élus parviennent également à défendre les entreprises sous l’angle du désintéressement. Censée profiter à tous, la bonne santé des entreprises ne relève pas, dans cette optique, d’une défense d’un intérêt catégoriel mais plus généralement d’une volonté politique désintéressée des élus puisque n’ayant officiellement pour seul but que le bien-être du pays dans son ensemble. L’intérêt au désintérêt est une composante du métier politique, en ce sens que le désintérêt agit comme un puissant mécanisme de légitimation de leurs entreprises de représentation sous l’angle de l’universalité.
Le registre de la technique
10Le registre de la technique permet de dépolitiser les débats et d’euphémiser les clivages sociaux et politiques, par l’utilisation d’un vocabulaire juridique ou économique, moins exposé à la critique. Ce registre n’est cependant utilisé que par une minorité d’élus puisqu’il suppose de maîtriser les dossiers fiscaux, ce qui implique un investissement que tous les députés ne sont pas prêts à réaliser. Une fois assimilées les bases techniques, juridiques, économiques de ce registre, celui-ci peut servir à défendre les catégories supérieures en mettant en avant, par exemple, leur contribution au budget de l’État, par l’utilisation de statistiques, comme le formule le député Christian von Stetten (CDU, chef d’entreprise), dans le cadre des débats liés à l’ISF :
« Que nous nous entendions bien : le groupe CDU/CSU du Bundestag considère comme naturel que les épaules plus fortes portent davantage que les épaules plus frêles. Ce principe n’a pas seulement été appliqué avec le début de la crise mais déjà auparavant. La responsabilité politique et sociale est calculée en Allemagne par la progressivité de l’impôt sur le revenu. 10 % des plus grandes fortunes assurent aujourd’hui 54 % de l’ensemble des charges de l’impôt sur le revenu. 50 % de ceux qui paient l’impôt sur le revenu assurent plus de 94 % des recettes totales. Quand Die Linke parle d’une politique sociale en situation critique, alors il faut en déduire qu’elle n’a pas compris la situation en Allemagne. »
[DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.]
11Cette rhétorique est également fréquente en France. Sa pertinence est relative puisque, l’impôt étant progressif dans les deux pays, il est logique que les catégories supérieures contribuent plus que les moins fortunés. Dans l’hypothèse où les inégalités économiques augmentent, le fait que les plus riches participent plus aux finances publiques semble logique du fait de cette progressivité. Autrement dit, la défense des catégories supérieures sous cet angle par Christian von Stetten relève simplement de la logique fiscale. Mais l’enjeu pour les élus n’est pas de proposer une analyse technique irréfutable. Il s’agit de justifier la défense des catégories par d’autres moyens que les arguments strictement politiques et électoraux, en utilisant par exemple un vocabulaire administratif, censé être moins politique que technique, pour prendre position au nom de certains groupes.
12Les parlementaires allemands opposés à l’ISF formulent également des discours empruntant un vocabulaire administratif afin de critiquer les propositions de leurs opposants sous l’angle de leurs limites techniques, comme le fait Christian von Stetten (CDU, chef d’entreprise) : « L’impôt sur la fortune est un pur impôt sur le capital. Il s’applique aussi quand la personne concernée ne touche absolument aucun revenu. Il s’applique même si la personne concernée perd dans l’année la moitié de son capital. Même dans cette situation le piège fiscal se referme14. » Ici aussi, la technique arrondit les angles du politique et du symbolique.
13On sera en revanche plus étonné de constater qu’un nombre non négligeable de députés socialistes emploient peu ou pas le terme pourtant plus clivant, potentiellement plus mobilisateur, de « riches », lui préférant les termes relevant du champ lexical des contribuables, moins politisé et symboliquement moins fort. Comme le montre le graphique ci-dessous, le PS se réfère plus souvent aux « redevables », emprunté au vocabulaire technique ou administratif, qu’aux « riches », ce qui illustre le mécanisme précédemment souligné d’euphémisation des oppositions politiques et sociales au Parlement. La situation est proportionnellement similaire chez les Verts mais inversée au sein du groupe GDR (figure 25).
Figure 25 – Nombre des actions en opposition aux groupes dominants économiquement au sein des partis de gauche (AN, XIIIe législature, n = 785 ; DB, XVIIe législature, n = 55)

14Assez logiquement en Allemagne, du fait de l’absence d’ISF dans ce pays, les références aux redevables sont beaucoup plus rares, ce qui montre que le registre technique est directement lié aux cadres fiscal et administratif de chaque pays. À l’inverse, en France, cette tendance à techniciser et à dépolitiser la critique des catégories dominantes économiquement est manifeste. Par exemple, Jérôme Cahuzac (PS, chirurgien) n’emploie le terme de « riches » que six fois durant la XIIIe législature et soixante-huit fois un mot du répertoire lexical de « redevables », quarante-sept fois par le biais d’amendements, quinze fois en séance et six fois en commission. Ses interventions sont ainsi formulées de façon peu conflictuelle, de la façon suivante : « Ce dispositif ne vise en réalité que les ménages les plus aisés imposables à l’impôt de solidarité sur la fortune15 ». Gérard Bapt (PS, médecin cardiologue) adopte un discours similaire lorsqu’il soutient que « l’ensemble des assurés sociaux se verront contraints de financer ce cadeau fiscal fait à des contribuables très aisés, redevables de l’ISF16 ». Dans la même veine, Jean-Louis Idiart (PS, contrôleur des impôts) s’oppose très souvent à des « catégories », sans préciser lesquelles (on comprend en filigrane qu’il s’agit des plus favorisées), comme lorsqu’il déclare aux élus UMP : « Vous voulez encore privilégier quelques catégories17. » Cette euphémisation des oppositions sociales conduit à une forme de retenue en matière de représentation des groupes sociaux, à l’instar de Jean-Louis Idiart, qui entend défendre les catégories populaires en déclarant : « Le mécanisme du bouclier fiscal montre combien il est injuste et combien on se moque de certaines catégories sociales dans notre pays18. » En s’en tenant à cette formulation, on peut se demander au nom de qui parle l’élu ? Le propos n’étant pas explicité, c’est l’entreprise même de représentation qui perd de sa force. Si l’opposition aux « riches », y compris au PS, est régulière lors de la XIIIe législature, la place prise par la figure du redevable peut être appréhendée comme une manifestation d’une certaine désidéologisation et dépolitisation des débats parlementaires, au profit d’un vocabulaire plus technique, administratif et juridique, révélatrice au sein du PS d’une volonté, chez certains élus, de ne pas mobiliser l’ISF sous un angle idéologique, comme le font Jean-Pierre Brard et Jean-Claude Sandrier du groupe GDR, ou Gregor Gysi au sein de Die Linke. Le président du groupe Die Linke, qui n’est pas membre de la commission des finances, est un des intervenants les plus réguliers lors des débats. À lui seul, il cumule quatre-vingt-huit références à des groupes sociaux contre soixante-neuf pour les quatre membres Die Linke de la commission des finances. Ses critiques portent principalement contre les « riches » (20), puis contre les redevables (11). Comment expliquer ce phénomène dans les deux pays ? Tout d’abord par des effets de position, puisque le PS adopte un discours plus neutre, révélateur d’un mode de gouvernement plus consensuel, une fois arrivé aux responsabilités, à l’inverse de Die Linke resté dans l’opposition durant toute la période observée. Deuxièmement, les transformations du champ politique, en comparaison des années 1970 et 1980 précédemment décrites, témoignent d’une forme de désidéologisation caractérisée par l’abandon de références intellectuelles et d’un vocabulaire clivants. Enfin, la raréfaction de députés d’origine ouvrière ou employée s’accompagne d’une raréfaction des stratégies de conflictualisation entre groupes antagonistes.
Le registre du flou
15Le registre du flou permet aux élus de défendre des groupes sociaux potentiellement difficiles à représenter, en évitant d’en dresser des contours précis afin que d’autres groupes et leurs membres puissent s’y identifier. C’est par exemple le cas des « riches » et des « classes moyennes », régulièrement cités dans le cadre des débats liés à l’ISF, sans qu’une définition claire de ce groupe émerge. L’utilisation quasi systématique de ce registre a pour effet de limiter l’objectivation des groupes évoqués durant les débats. Les classes moyennes sont un exemple idéal-typique de groupe défendu par ce registre. Celles-ci sont évoquées par deux biais à l’Assemblée nationale : soit sous l’angle d’individus devenant redevables à l’ISF du fait des évolutions du marché immobilier, soit comme membres intermédiaires de la hiérarchie sociale, ni pauvres ni riches. Le groupe est peu clivant, consensuel et ses contours sont extrêmement vagues (l’usage du pluriel dans l’évocation des classes moyennes illustre cette tendance). Sixième groupe le plus défendu lors de la XIIIe législature, cinquième sous la XIVe, ne faisant évidemment l’objet d’aucune attaque durant les deux périodes, le groupe se caractérise également par une répartition relativement équilibrée entre partis en matière de représentation, contrairement aux groupes des entreprises, des « riches », des « pauvres » et des propriétaires (figure 26).
Figure 26 – Nombre des actions en faveur des classes moyennes (AN, XIIIe législature, n = 63 ; DB, XVIIe législature, n = 8)

16On ne s’étonnera pas que tous les partis, à l’exception du SPD dans le cadre de ce débat que le parti semble refuser d’investir, entendent parler au nom de ce groupe. S’y opposer s’apparenterait à un suicide politique et électoral. Dans les deux pays, la défense des classes moyennes s’opère souvent en formulant l’idée qu’elles seraient les grandes perdantes de la crise économique et du système fiscal du pays. Cette rhétorique, qui a pu s’illustrer plus généralement durant l’épisode du « ras-le-bol fiscal » en 2013 et qui est encore régulièrement mobilisée par les parlementaires de droite, est même utilisée à l’extrême gauche, en Allemagne, comme le montrent les propos de Gregor Gysi (Die Linke, avocat du travail, président du groupe au Bundestag) :
« Je vais vous dire quel est le problème dans notre société : vous [la majorité CDU/CSU-FDP] ne pouvez plus prendre aux pauvres car sinon ils mourront de faim. Vous ne voulez pas vous en prendre aux riches et aux fortunés et vous ne le faites d’ailleurs pas. Vous faites en sorte que le milieu de la société – c’est-à-dire les ouvrières et ouvriers qualifiés, les contremaîtresses et contremaîtres, les petites entrepreneuses et petits entrepreneurs – paye tout. (Acclamations de la FDP : Nous les épargnons pourtant !] Non, prêtez attention ! C’est pourquoi la courbe du taux d’imposition des revenus n’est pas régulière : ceux qui paient le plus sont ceux qui disposent d’un revenu moyen. Contre cette injustice vous ne faites rien. Il faudrait pourtant agir. Nous avons besoin d’un nouveau taux marginal d’impôt sur le revenu, d’un impôt sur les transactions financières, d’une hausse des droits de succession et enfin d’un impôt sur la fortune pensé comme un impôt sur les millionnaires. »
[DB, XVIIe législature, 10e séance, Berlin, vendredi 4 décembre 2009.]
17Le registre du flou est ici particulièrement utile aux élus. Les députés ne proposent pas, dans le cadre des débats liés à l’ISF, de définition claire des classes moyennes, sauf lorsqu’ils citent le patrimoine moyen des Français, réduisant alors l’appartenance à la classe moyenne à une dimension strictement statistique. On peut d’ailleurs penser qu’ils n’ont pas intérêt à le faire, les électeurs s’identifiant majoritairement à cette partie de la population selon de nombreux sondages. Certains élus de droite tentent alors de faire entrer dans cette catégorie des individus dont le patrimoine, supérieur à 1 million d’euros, les fait pourtant appartenir aux 3 % des Français les plus riches. Ces visions extensives des classes moyennes sont souvent critiquées, comme le montrent les propos de Jean-Pierre Brard (GDR, instituteur, secrétaire de la commission des finances) :
« Vous vous êtes expliqué dans Le Figaro [au sujet de la hausse de 20 à 30 % de l’abattement au titre de la résidence principale], qui est décidément un journal très utile pour connaître les pensées profondes du gouvernement et de sa majorité, mais aussi pour être au fait des critiques les plus pertinentes. Vous dites donc à ce journal : “Ce n’est pas une révolution” – ce sont presque les mots de M. Myard, mais on ne va pas chercher à qui reviennent les droits : pas d’affaire d’argent entre nous – “mais cela permet à un certain nombre de contribuables des classes moyennes et moyennes supérieures” – là aucun chiffre n’est indiqué évidemment, car je ne suis pas sûr que le curseur serait placé au même endroit selon la ville où l’on habite et le milieu social auquel on appartient – “qui se sont trouvés brutalement assujettis à l’ISF, de bénéficier ainsi de ce type d’exonération.” Le moins que l’on puisse dire est que cette allégation trahit une conception particulièrement extensive de la notion de classe moyenne… »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du vendredi 13 juillet 2007 à 15 h.]
18Cette conception extensive de la notion de classe moyenne est une manifestation de l’intérêt que peuvent avoir certains élus à entretenir le flou entourant les limites de certains groupes sociaux au Parlement. Pour les élus de droite, dans les deux pays, expliquer qu’une partie des redevables à l’ISF appartient aux classes moyennes permet de normaliser la défense des catégories supérieures. Le fait que les classes moyennes soient citées dans le cadre de débats relatifs à un impôt sur la fortune montre à la fois l’extrême malléabilité de l’utilisation des classes sociales au Parlement et la capacité à mobiliser des groupes disparates n’ayant a priori que très peu à voir avec les discussions autour d’un tel impôt. Mais ce registre peut également se retourner contre les parlementaires lorsque la défense de certains groupes est plus risquée, ce qui est le cas des « riches ». Le caractère clivant de ce groupe, ainsi que le risque à se positionner du côté des dominants, oblige ses défenseurs à expliciter ce qu’implique ce terme. Les luttes se déplacent alors sur les mots utilisés pour désigner les groupes sociaux. C’est particulièrement le cas en France où la droite va être accusée durant le mandat de Nicolas Sarkozy de mener une politique fiscale à destination des « riches ». Contraint à répondre à ces attaques, François Baroin, alors ministre du Budget, entend contourner l’offensive de l’opposition en contestant le terme même de « riches » :
« Monsieur Emmanuelli, monsieur de Rugy, madame Filippetti, monsieur Balligand, monsieur Charasse, monsieur Carcenac, monsieur Durand : vous étiez nombreux, hier soir, sur les bancs de l’opposition, à entonner la même rengaine du cadeau fait aux riches. Il vous faudra une grande force de conviction pour expliquer qu’en supprimant le bouclier fiscal… (Daniel Vaillant : Le bouclier était donc bien un cadeau aux riches !) ou en compensant l’abaissement de la fiscalité sur le stock de patrimoine par un alourdissement de sa taxation lors de sa transmission… (Michel Vergnier : C’est un tour de passe-passe !) est un cadeau fait aux riches – que nous qualifierons, quant à nous, de fortunés. J’ajoute que ce sont les mêmes, assujettis à l’ISF, qui financeront cette réforme équilibrée. C’est la raison pour laquelle j’ai dit tout à l’heure que la savonnette vous glisserait des mains : vous n’avez aucune prise. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du mardi 7 juin 2011 à 15 h.]
19La volonté de François Baroin de parler d’individus « fortunés » ou « redevables » et non pas « riches » est révélatrice de la dimension symbolique du terme. Défendre ces individus est politiquement risqué, obligeant les élus à insister sur des termes et/ou des groupes symboliquement moins clivants, plus vagues, en utilisant également le registre de la technique, comme nous avons pu le constater. De la même manière, certains, comme Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire), entendent faire une distinction entre individus fortunés :
« L’exonération de l’outil professionnel est aussi une monstruosité. Plus vous êtes riche, plus l’outil de travail pèse lourd dans le patrimoine. Prenez le cas de Mme Bettencourt, qui est à la tête d’une fortune de 16 milliards d’euros, dont 14,5 milliards en titres L’Oréal. Du fait de l’exonération, elle est imposée sur 1 milliard ou 1,5 milliard d’euros. Où est la cohérence ? L’ISF, c’est comme l’impôt sur le revenu : quand on est très riche, on ne le paie plus. On finit par ne taxer que les “petits riches” et les couches moyennes, qui ne peuvent pas y échapper. Ainsi, dans notre pays, il faut être soit très riche, soit pauvre ! »
[AN, XIIIe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du mercredi 9 février 2011 à 11 h.]
20Autrement dit, Charles de Courson distingue « petits riches », « classes moyennes » redevables à l’ISF, « riches » tout court et « très riches ». Les deux premiers doivent être défendus, les deux autres n’ont pas besoin de l’être puisqu’étant moins affectés par l’ISF selon le député UDI. Ces différentes déclarations illustrent l’intérêt que peuvent avoir les parlementaires à entretenir une désignation vague des contours des groupes cités au Parlement, permettant même d’intégrer les catégories supérieures au sein du groupe des classes moyennes, comme le montre la déclaration de Franck Gilard (UMP, consultant) en entretien :
« À partir de quand on est riche pour vous ?
– Alors d’après M. Hollande, qui est quand même notre maître à penser à tous, c’était 4 000 €. Donc lui c’est un hyper riche, en plus il fait des déclarations fiscales discutables…
– Non mais je ne demande pas la définition de Hollande, je vous demande la vôtre.
– On est riche, on est riche. Qu’est-ce que ça veut dire être riche ? Ça veut dire avoir un patrimoine et des revenus. Je pense qu’on est riche si on a plus de 2 ou 3 millions d’euros, on est à l’aise, on est très à l’aise, et avec un revenu de 10 000, 15 000 euros je ne sais pas… on peut se considérer comme… Le reste, c’est de la classe moyenne au sens large. Vous avez un couple d’ouvriers à 1 500 euros ça fait 3 000 euros. 2 à 2 000 ça y est vous avez vos riches. Deux enseignants, pof ! Ça fait des riches, ça fait un foyer fiscal riche. »
21La définition de la richesse sur la base d’un patrimoine de 2 millions d’euros correspond au 0,9 % des Français les plus riches, à 0,5 % d’entre eux pour un patrimoine supérieur à 3 millions d’euros. Ainsi, le registre du flou, couplé au registre de l’universalité et à celui de l’unification présenté plus bas, facilite la production de discours à vocation interclassiste, en gommant les différences entre groupes évoqués au Parlement.
22Si le flou peut être générateur de ralliements électoraux pour les élus en facilitant les mécanismes d’identification sociale, il a également pour effet de rendre moins évidente la dimension sociologique du groupe, ce qui joue en particulier contre les groupes dominés. Les classes populaires, dans le cadre de ces débats, ne peuvent même pas être considérées comme une « classe objet ». Comme le souligne Pierre Bourdieu, « dominées jusque dans la production de leur image du monde social et par conséquent de leur identité sociale, les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées19 ». Mais que se passe-t-il quand elles sont simplement évoquées ? Autrement dit, quand en plus d’être privées de parole elles ne font pas l’objet de discours visant à dire ce qu’elles sont ? Prenant l’exemple des membres de la classe paysanne, Pierre Bourdieu rajoute qu’« affrontés à une objectivation qui leur annonce ce qu’ils sont ou ce qu’ils ont à être, ils n’ont d’autres choix que de reprendre à leur compte la définition (dans sa version la moins favorable) qui leur est imposée ou de se définir en réaction contre elle20 ». Dans le cadre des débats qui nous intéressent ici, les classes populaires semblent ne pas pouvoir être considérées comme une classe objet, celles-ci n’étant pas clairement définies par les élus, ni même être considérées comme une classe invisible à l’instar des ouvriers, cités seulement quatre fois entre 2007 et 2015 dans les archives, mais mieux comme des classes de débat au sens de groupes mobilisés pour la lutte21, sans que les similitudes et les affinités des membres du groupe soient objectivement mises en avant. On peut formuler l’hypothèse que cette situation résulte en partie de la conception même du rôle de représentant par les élus. Nombreux sont ceux à rejeter explicitement l’idée d’une lutte des classes, ou a minima l’idée de classes sociales. Dans cette optique, l’idée d’une représentation constructive des classes populaires comme constitutive de la fonction même de parlementaire fait moins sens. Les groupes dominés sont les principales victimes de ce relâchement du travail de construction des groupes sociaux. Ainsi, du fait même de sa fonction représentative et des luttes pour la représentation des groupes sociaux, le Parlement est un espace où les élus peuvent lutter sur la définition des groupes sociaux, mais le registre du flou peut autant servir les intérêts de certains groupes (dominants) que freiner la représentation d’autres catégories (dominées).
Le registre de l’empathie
23Le registre de l’empathie cherche à faire converger sur un groupe l’attention politique en insistant sur la nécessité de prendre en compte ses intérêts au vu des difficultés rencontrées par ses membres. L’idée d’empathie ne signifie pas que seuls les groupes dominés profitent de l’usage de ce répertoire. Les exilés fiscaux sont par exemple parfois défendus en employant ce registre, comme le fait Éric Woerth (UMP, conseiller en entreprise, ancien ministre du Budget) en 2012, une fois revenu dans l’opposition :
« […] Le rétablissement de l’ISF au niveau où vous le faites ou la taxe à 75 % sont des mesures qui conduisent certains de nos compatriotes à se poser la question de l’exil fiscal. Avec Gilles Carrez [UMP], nous avons déposé un amendement que vous avez du reste voté pour essayer d’y voir clair sur la notion d’exil fiscal. Il ne suffit pas de dénoncer le manque de patriotisme d’un exilé fiscal, il faut se demander pourquoi il est parti. Ne confondons pas les causes et les conséquences. »
[AN, XIVe législature, 1re séance du jeudi 13 décembre 2012 à 9 h 30.]
24La question de l’exil fiscal est un vieux serpent de mer de l’histoire de l’impôt en France. Au fil de l’histoire, différents acteurs (politiques et économiques principalement) ont cherché à présenter ces contribuables comme des victimes d’un système fiscal trop féroce, plutôt que comme les coupables d’une désertion fiscale et citoyenne22. Éric Woerth s’inscrit dans le prolongement de ces entrepreneurs de la justification de l’exil fiscal lorsqu’il déclare qu’« il faut distinguer exil fiscal et évasion fiscale23 ». En 2007, la droite mobilisait ainsi le registre de l’empathie pour défendre les redevables exilés, comme le montre la déclaration de Christine Lagarde alors ministre de l’Économie, formulée en séance publique :
« Toujours sur le même thème, j’en viens au bouclier fiscal. […] Ceux parmi vous qui sont curieux peuvent se poster gare du Nord un vendredi soir, à l’arrivée de l’Eurostar ou du Thalys. Ils comprendront que tous ces banquiers français partis travailler à la City, tous ces exilés fiscaux réfugiés en Belgique n’ont qu’une envie : rentrer vivre en France. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste, radical et citoyen. – Vifs applaudissements sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.) À tous ceux-là, ainsi qu’à tous nos compatriotes qui cherchent les clés des paradis fiscaux, nous ouvrons nos portes. […] Nous leur disons : la France n’est pas un paradis fiscal, mais ce n’est pas l’enfer non plus. Revenez, car nous avons besoin de vous, besoin que vous veniez dépenser en France les sommes que vous dépensez ailleurs. Le bouclier fiscal n’est pas seulement destiné aux riches, puisqu’il prend aussi en compte les impôts locaux. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste, radical et citoyen.) »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du mardi 10 juillet 2007 à 15 h.]
25En creux, on perçoit ici que le choix des termes joue un rôle déterminant dans l’utilisation du registre de l’empathie. Parler d’« exilés » ou d’« expatriés fiscaux » ne renvoie évidemment pas aux mêmes formes de jugements politiques que dans le cas des « fraudeurs fiscaux », les premiers pouvant être défendus par l’empathie, contrairement aux seconds. Ces discours existent également en Allemagne, où le député Daniel Volk (FDP, avocat, vice-président du groupe au sein de la commission des finances) critique la proposition de Die Linke en évoquant le sort de ceux qui risqueraient de partir :
« Vous allez pouvoir constater que si vous introduisez un impôt sur la fortune qui attaque le capital, les patrimoines vont quitter l’Allemagne. Ce serait aussi un chemin vers l’égalité des patrimoines, mais vers le bas et non pas vers le haut. Il ne resterait que peu de gens fortunés en Allemagne, tous les autres seraient partis. (Matthias W. Birkwald [Die Linke] : Mais dans quel monde vivez-vous ?) Vous aurez alors atteint votre objectif : tout le monde est dans la même situation, mais tout le monde va mal. Et cela ne peut pas être considéré comme une politique économique et fiscale responsable dans ce pays. »
[DB, XVIIe législature, 100e séance, Berlin, vendredi 25 mars 2011.]
26À l’autre bout de l’échelle sociale, les termes avec lesquels les groupes occupant les positions basses dans la hiérarchie sociale sont désignés sont porteurs de sens, mais les parlementaires français de gauche n’utilisent pas tous le plein potentiel du registre de l’empathie. Cela se voit par exemple au fait que les élus, surtout socialistes, utilisent des termes moins forts symboliquement que ceux associés au champ lexical de la « pauvreté », lorsqu’ils parlent et agissent au nom des groupes dominés (figure 27).
Figure 27 – Mode de désignation des groupes dominés, par parti (AN, XIIIe législature ; DB, XVIIe législature)

27Aucun de ces groupes n’est clairement défini par les élus lors des débats, même si celui des chômeurs est catégorisé de façon plus spontanée comme toute personne ne disposant pas d’un emploi. Le fait que le groupe le plus cité soit à la fois celui qui recoupe le plus de situations et soit le moins clivant symboliquement et politiquement ne relève pas du hasard. Et s’il est logique que le groupe le plus cité soit également celui dont le champ lexical est le plus étendu, on peut également penser que cette situation de flou et d’extension du champ lexical est entretenue par les élus qui ne resserrent pas leurs prises de position autour d’une définition claire des « catégories populaires ». Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki soulignent d’ailleurs que « le PS s’est au final mis durablement et structurellement à distance des catégories populaires. “La société des socialistes” est fermée, dominée par une oligarchie très attachée à son pouvoir et peu ouverte sur son environnement social, de plus en plus imperméable aux groupes qu’elle est censée représenter24 ». Le vocabulaire associé à ces dernières est également moins puissant symboliquement que celui des « pauvres », qui sont décrits comme vivant « dans la misère » ou « sous le seuil de pauvreté », quand les catégories populaires sont « modestes », « moins favorisées » et « connaissent des difficultés économiques ». Cette utilisation modérée du registre de l’empathie au sujet d’individus expérimentant a priori tous des situations de détresse économique conduit à une dispersion des mécanismes de représentation en leur faveur.
Le registre de la critique
28Un dernier registre est particulièrement utilisé par les élus des deux pays, quel que soit leur parti. Cité en dernier dans ce chapitre, on peut cependant penser qu’il s’agit du registre le plus souvent utilisé, du fait même de la conflictualité des échanges sur les questions liées à l’ISF. Le registre de la critique permet en effet de délégitimer les entreprises de représentation en utilisant la moquerie, le dédain, le sarcasme ou toute autre forme d’expression dépréciative à l’égard de ses opposants politiques ou de certains groupes. Les parlementaires s’engageant dans des entreprises de représentation des groupes dominants économiquement s’exposent ainsi à des critiques, en particulier dans un contexte de crise économique, de chômage élevé en France et, comme en Allemagne, d’augmentation des inégalités économiques. En Allemagne, Manfred Zöllmer (SPD, directeur d’école) critique ainsi la coalition CDU/CSU-FDP en dénonçant : « Jetons donc un rapide coup d’œil à la politique fiscale de la coalition noire-jaune ! Vous faites des cadeaux fiscaux aux hôteliers, aux riches héritiers, aux grandes entreprises à hauteur de 5,6 milliards d’euros. C’est clairement une politique clientéliste25. »
29En 2011, la décision de la majorité UMP de doubler de 150 à 300 euros la réduction d’ISF pour les enfants à charge des redevables à l’ISF conduit à des critiques sur le ton de la raillerie. Jean-Pierre Brard (GRD, instituteur, secrétaire de la commission des finances), s’adressant à Gilles Carrez, proteste :
« Monsieur le rapporteur général, vous n’avez pas hésité une seconde à rétablir un abattement de 300 euros par enfant à charge pour les assujettis à l’ISF. Ces millionnaires auraient les moyens de rouler en Ferrari ou en Porsche, mais pas de payer 300 euros d’impôts en plus ! On comprend maintenant pourquoi votre compère Charles Amédée de Courson les qualifiait dernièrement de “pauvres riches’’. »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du lundi 27 juin 2011 à 17 h.]
Le risque de se faire nommément ridiculiser n’est pas rare. Olivier Faure (PS, cadre dirigeant de PME) moque la défense des groupes dominants économiquement par des élus UMP qui s’engagent par amendement à la mise en place de niches fiscales au profit de ces groupes :
« La défense des intérêts des possédants est sans limites. Les députés de l’opposition n’ont rien négligé. Sans doute en hommage au ministre du Budget [Jérôme Cahuzac], MM. Tardy et Le Fur ont même pensé à déposer un amendement exonérant les chirurgiens esthétiques de l’application de la TVA pour des actes non thérapeutiques. (Rires.) »
[AN, XIVe législature, 2e séance du 17 octobre 2012 à 21 h 30.]
En Allemagne, Manfred Zöllmer se moque de son collègue Hans-Peter Flosbach (CDU, conseiller en entreprise) en déclarant :
« Cher collègue Flosbach, avant 1997 [date de suspension de l’ISF], la République fédérale d’Allemagne n’était pas un désert. Il y avait des locataires, il y avait des maisons, il y avait des loueurs, les PME existaient aussi (Christian Freiherr von Stetten [CDU/CSU] : Mais il n’y avait pas d’impôt à 5 %.) et il y avait un impôt sur la fortune. Alors, s’il vous plaît, ne nous racontez pas d’histoires à dormir debout ! »
[DB, XVIIe législature, 100e séance, Berlin, vendredi 25 mars 2011.]
30Ce registre de la critique par la moquerie ne produit pas d’effets concrets à court terme. Il ne conduit évidemment pas à un retrait des lois ou des amendements envisagés et/ou votés par la majorité. Durant la XIIIe législature, en France, la répétition des critiques contribue cependant à l’instauration d’un contexte hostile à la majorité de droite qui se voit accoler l’image d’un gouvernement défendant les privilégiés, ce qui jouera clairement en sa défaveur lors des élections législatives suivantes. La répétition des critiques permet de cadrer le débat public. La prise de parole de François de Rugy (Les Verts, collaborateur d’élu), en fin de législature, illustre bien comment le vent tourne et comment les prises de position de la droite du début de législature sont tournées en ridicule dans un contexte politique et électoral moins propice à la défense des catégories supérieures :
« François de Rugy : À l’époque, Mme Lagarde, qui, sans doute, avait une moins grande maîtrise du langage politique qu’aujourd’hui – elle n’avait pas encore suivi les cours de langue de bois qui lui ont été dispensés par la suite – nous avait invités, ce qui avait beaucoup étonné les députés qui siègent à la gauche de cet hémicycle, à aller à la gare du Nord. Nous pensions qu’elle voulait attirer notre attention sur la situation des dizaines de milliers de banlieusards qui arrivent, chaque matin…
Jean-Pierre Brard : Fatigués !
François de Rugy : … à la gare du Nord pour travailler à Paris, où ils ne peuvent pas se loger parce que les prix sont beaucoup trop élevés.
Jérôme Chartier : Ils habitent en banlieue parce qu’ils en ont fait le choix. C’est formidable, la banlieue. Venez à Domont !
François de Rugy : Ce n’était pas du tout de cela que Mme Lagarde voulait nous parler, monsieur Chartier, mais, vous devez vous en souvenir, de la très grande tristesse – peut-être même voulait-elle nous arracher des larmes – de ces Français qui vont à la gare du Nord, pour prendre non des trains de banlieue – ce n’est pas de leur niveau –…
Jérôme Chartier : Il ne faut pas avoir de mépris pour les gens qui habitent en banlieue !
François de Rugy : … mais l’Eurostar…
Jean-Pierre Brard : En première classe !
François de Rugy : … pour repartir le dimanche soir sur leurs lieux de travail à Londres. Ils en avaient le cœur déchiré : ils auraient tellement aimé travailler en France…
Jean-Pierre Brard : Qu’ils trahissaient !
François de Rugy : Malheureusement, la fiscalité “confiscatoire” ne le leur permettait pas. Que n’a-t-on entendu à ce sujet ! Il fallait, pour ramener ces travailleurs au pays, instaurer le bouclier fiscal. Quatre ans après, je ne sais, mes chers collègues, si vous continuez à aller à la gare du Nord le dimanche soir pour voir ce qu’il en est.
Jean-Pierre Brard : C’est mal fréquenté, surtout le soir !
François de Rugy : Personnellement, je n’y vais pas, mais ce que je sais, c’est que la situation des banlieusards n’a pas changé, ni celle des habitants de nos villes de province et de nos campagnes. En revanche, les plus gros détenteurs de patrimoine, qui résidaient déjà en France et qui avaient bien l’intention d’y rester, ont eu droit à quelques cadeaux fiscaux. Et je ne suis pas sûr que les gens qui allaient travailler à Londres soient revenus. Le pari a donc été totalement perdu. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du lundi 6 juin 2011 à 21 h 30.]
31Cet extrait fait référence à une déclaration formulée quatre ans plus tôt par la majorité de droite26. Elle illustre comment toute prise de position politique peut faire l’objet de mécanismes de représentation par le biais de la critique, d’autant plus que les élus de gauche s’engagent principalement dans un travail de représentation des groupes sociaux par le biais du stand against / act against, propice à l’utilisation de ce registre contre des groupes spécifiques. Cela se voit par exemple aux attaques très virulentes utilisées par la députée Barbara Höll (Die Linke, philosophe), lorsqu’elle condamne l’opposition du FDP à l’impôt sur la fortune :
« C’est ainsi qu’agit ce gouvernement : il pratique un lobbyisme au profit de ceux qui ont beaucoup d’argent. Il n’est pas question ici de 1 ou de 2 millions d’euros mais de bien plus gros patrimoines. Parce que, sinon, ces gens ne pourraient pas dépenser des dizaines de milliers d’euros au profit de vos partis. Ce sont eux qui font la politique. Cela dit quelque chose de la situation dans laquelle se trouve notre parti. Nous sommes contre cette situation. »
[DB, XVIIe législature, 100e séance, Berlin, vendredi 25 mars 2011.]
32Ce registre est principalement utilisé par des élus en situation d’opposition, comme moyen d’affirmer des lignes de clivage face à des adversaires politiques. Le fait que le PS réalise moins d’actions critiques à partir de 2012 montre que l’utilisation du registre de la critique est liée à des effets de position.
33Ces cinq registres sont utilisés par tous les élus, au sein de tous les partis, avec une intensité et des finalités différentes en fonction des groupes et des intérêts défendus. Mis à part le registre de la technique, aucun ne nécessite de compétence particulière autre que celles inhérentes au métier politique : éloquence, sens de la formule, adaptabilité. Leur efficacité est variable, en fonction du groupe défendu, du contexte politique, des ressources de l’élu mais également de l’habilité de ce dernier à utiliser ces différents registres. Les députés des deux pays sont obligés d’utiliser ces registres en les combinant la plupart du temps, afin de faire varier leurs stratégies de représentation. Pour se faire, ils appliquent ces registres à des actes politiques qu’il s’agit d’analyser afin de comprendre ce que la représentation politique a de pluriel.
Notes de bas de page
1 Pierre Achard, Sociologie du langage, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1993, p. 91-92, cité par François Leimdorfer, « Registres discursifs, pratiques langagières et sociologie », Langage et société, no 124, 2008, p. 5-14, en particulier p. 10.
2 Voir Charles Tilly, « Contentious Repertoires in Great Britain, 1758-1834 », in : Mark Traugott (dir.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham, Duke University Press, 1995, p. 15-42.
3 Cécile Péchu, « Répertoire d’action », in : Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, 2e éd., Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références », 2020, p. 495-501, en particulier p. 495.
4 Voir Heinz Wolfgang Arndt, « The “Trickle-Down” Myth », Economic Development and Cultural Change, vol. 32, no 1, 1983, p. 1-10.
5 AN, XIIIe législature, 3e séance du mardi 7 décembre 2010 à 21 h 30.
6 Voir Brigitte Gaïti, « L’érosion discrète de l’État-providence dans la France des années 1960. Retour sur les temporalités d’un “tournant néo-libéral” », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 201-202, 2014, p. 58-71.
7 Voir Karim Fertikh, « Le genre programmatique. Sociologie de la production des programmes partisans : l’exemple de Bad Godesberg », Revue française de science politique, vol. 64, no 5, 2014, p. 905-928.
8 Voir Bruno Jobert et Bruno Théret, « France : la consécration républicaine du néolibéralisme », in : Bruno Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 21-86.
9 Voir Vincent Duclert, « La “deuxième gauche” », in : Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, t. II : xxe siècle, à l’épreuve de l’histoire, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2005, p. 175-189.
10 Voir Thibaut Rioufreyt, « Non-dits et écrits. Les ambiguïtés du “socialisme moderne” jospinien face à la “troisième voie” britannique (1997-2002) », Histoire@Politique, no 30, 2016, p. 200-212.
11 Voir Christopher Pollitt et Geert Bouckaert, Public Management Reform: A Comparative Analysis. New Public Management, Governance, and the Neo-Weberian State, 3e éd., Oxford, Oxford University Press, 2011.
12 Voir Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », 2009.
13 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action [1994], Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Essais », 1999, p. 158.
14 DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.
15 AN, Projet de loi de finances pour 2009 (no 1127), Amendement II-498, après l’art. 48, 14 novembre 2008.
16 AN, XIIIe législature, 1re séance du vendredi 13 juillet 2007 à 9 h 30.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 17-18, 1977, p. 2-5, en particulier p. 4.
20 Ibid.
21 Voir Rémi Lenoir, « Espace social et classes sociales chez Pierre Bourdieu », Sociétés & Représentations, no 17, 2004, p. 385-396.
22 Voir Alexis Spire et Katia Weidenfeld, L’impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté, Paris, La Découverte, coll. « L’Horizon des possibles », 2015.
23 AN, XIVe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du mardi 19 février 2013 à 18 h.
24 Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, « Pourquoi le PS ne parle-t-il plus aux catégories populaires ? », Mouvements, no 50, 2007, p. 24-32, en particulier p. 32.
25 DB, XVIIe législature, 100e séance, Berlin, vendredi 25 mars 2011.
26 AN, XIIIe législature, 1re séance du mardi 10 juillet 2007 à 15 h.
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