6. Le gandjá et l’ensemble socio-culturel
p. 381-412
Texte intégral
6.1. Le rituel du gandjá et l’organisation sociale
1a) Selon les catégories anthropologiques courantes, le gandjá relève de l’ensemble des rites dits « de passage ». Il peut être vu, en effet, comme assurant la transition entre deux des classes d’âge qui stratifient la société, celle des incirconcis et celle des circoncis (p.ex. Schlegel et Barry III 1979, p. 199 ; 1980, p. 696). On ne peut nier, cependant, le risque de tautologie que comporte pareille façon de voir les choses. Dénomination et mode d’investigation, s’y trouvant corrélés, ne peuvent que se confirmer l’un l’autre, et l’analyse, qui ne pourra comprendre les rites qu’à partir de leur rôle à l’égard de l’organisation sociale, restera en grande partie tributaire de l’a priori fonctionnaliste. On ne sera donc pas fort avancé même si, comme Vizedom (1976, pp. 30-31), on fait intervenir, pour fournir à l’explication de ces rites une base sociologique plus large, les facteurs économiques qui jouent dans l’organisation sociale.
2Par ailleurs, les nombreuses études qui, brodant sur le schéma tripartite de Van Gennep (1909), cherchèrent à mettre davantage en lumière la structure même des rites, n’ont jamais fait, de par leur insistance sur les étapes de séparation par rapport à une classe et d’intégration à une autre, que renforcer la perspective fonctionnaliste (p.ex. Gluckman 1962 ; Leach 1976, pp. 77-79 ; dans une certaine mesure aussi Droogers 19801). Même les études qui, tout en accordant une place plus ou moins importante à certains principes du freudisme, soulignent que ces rites doivent permettre aux individus d’intégrer un changement d’identité qui s’est opéré ou doit s’opérer en eux, afin de mieux répondre aux attentes de la société à leur égard, ne font souvent qu’envisager des aspects plus subjectifs de la même perspective (p.ex., Whiting, Kluckhohn et Antony 1958 ; Burton et Whiting 1961 ; Cohen 1964 ; Koch 1974 ; Vidal 1976, pp. 287-295 ; Brain 1977, p. 198 ; 1980, pp. 379-380 ; Jackson 1983, pp. 333-339).
3Plusieurs auteurs se sont efforcés, il est vrai, de donner à leurs investigations de type sociologique une dimension plus dynamique. D’aucuns le firent en montrant comment les rites de passage ne servent pas seulement à rétablir un équilibre social menacé par certains changements qui se sont opérés dans la vie des individus, mais permettent, de surcroît, de créer de nouvelles relations ou de manipuler des rapports existants (V. Turner 1967, pp. 270-271 ; 1974, pp. 33, 55 et passim ; Werbner 1971 ; Droogers 1980, pp. 367-374). D’autres attirèrent davantage l’attention sur les effets latéraux que peuvent avoir sur l’organisation sociale les rites initiatiques, faisant remarquer, par exemple, que ceux-ci contribuent à fonder le pouvoir ou renforcent celui-ci. Plus que l’accès aux ressources, c’est en effet l’accès au savoir, ou l’interdiction de cet accès, qui est à la base du pouvoir, et toute célébration des rites ne peut, selon ces auteurs, qu’augmenter l’importance des institutions rituelles et de leurs dirigeants (p. ex., La Fontaine 1977, p. 434 ; Bourdillon 1979). Cependant, ici encore le préjugé fonctionnaliste reste sous-jacent. Il risque même, en ce qui concerne les dernières positions, de se baser implicitement sur l’ancien modèle de la société en équilibre. De fait, lorsqu’une société est sujette à des changements profonds, l’exécution d’un rite traditionnel peut tout aussi bien accélérer la mise en cause de l’autorité de ses officiants. Par ailleurs, comme on le verra bientôt, il s’agit moins dans les rites d’un savoir réel que de la symbolisation de sa différenciation. Servant d’indicatif, cette symbolisation permet alors de suivre l’évolution de cette différenciation ou de voir comment elle est penséee et vécue différemment dans le temps. D’autres auteurs enfin, prenant, comme Volpini (1978 ; 1979, pp. 208-209), lesdits changements pour point de départ, étudièrent comment les rites d’initiation évoluent en fonction de ceux-ci.
4Il faudrait, pour compléter un peu ce rapide tour d’horizon, faire mention aussi des études qui, ignorant trop facilement la spécificité des cultures ou ne tenant pas assez compte de la dimension symbolique des rites de passage, font de ceux-ci une école d’éducation ou de formation à l’âge adulte (voir Erny 1970, pp. 154-172 ; 1972, pp. 31-46 ; Schlegel et Barry III 1980, p. 708). L’absence des néophytes aux moments où des domaines entiers de la culture sont passés en revue durant deux nuits, celle des femmes et celle des hommes, le fait aussi qu’à un moment aussi crucial que celui de l’épreuve du djaɓá ce soient les parents masculins des néophytes qui doivent se rendre à la chasse, l’activité la plus valorisée, et non pas ces derniers, montrent qu’éduquer ou former ne comptent pas parmi les préoccupations majeures du gandjá. Et si, des trois thèmes retenus par Schlegel et Barry III comme objets de la formation, la responsabilité, la fertilité et la sexualité, les deux derniers interviennent effectivement dans le rituel de la circoncision komo — quant au premier il est incontestablement inculqué davantage en dehors de ce contexte — ils n’y sont certainement pas proposés comme un ensemble de règles et de pratiques à suivre. Ils sont ritualisés de manière à se trouver largement dissous en tant que signifiés notionnels, pour être intégrés dans des structures de pensée et des activités symboliques qui les débordent de toutes parts, et à la signification desquelles les néophytes ne sont jamais initiés de manière explicite2.
5Toutes ces études impliquent que l’on reconnaît tacitement, et comme a priori, une certaine antériorité à l’organisation sociale par rapport au système rituel : c’est sur celle-ci que viennent se greffer les rites de passage, et c’est sur elle aussi qu’ils exercent, directement ou indirectement, leur action. Sur le plan herméneutique cette façon de voir implique que le rituel ne peut se comprendre, en définitive, ou s’expliquer qu’en référence au système social et à ses valeurs. Or, lorsqu’on examine les rapports existant entre l’organisation sociale et le rituel de la circoncision komo, on est plutôt amené à renverser la perspective, et certainement à mettre en question le réductionnisme qu’elle comporte à l’égard de la pensée symbolique (voir Sahlins 1980, pp. 149, 155-156 ; Kopytoff 1980, p. 185).
6b) D’abord, sans vouloir nier toute manifestation de la stratification sociale au niveau des activités quotidiennes, il nous est apparu que cette stratification se fait jour, avant tout, au moment même des célébrations rituelles. C’est alors, plus qu’en d’autres occasions, que se trouve mise en jeu la distinction entre circoncis et incirconcis. Et le fait que ce même rituel de la circoncision serve également à mettre en œuvre, comme on l’a vu, la distinction entre les circoncis et les hommes qui ont engendré, et à assurer un passage entre ces deux dernières catégories de personnes, revêt, dans cette optique, une signification toute particulière. Il confirme, en effet, que le rituel est bien le lieu privilégié où se conceptualise, s’actualise et se perçoit la stratification sociale (p. ex., 5.4.7.d ; La Fontaine 1977, pp. 422-422-423; Baxter et Almagor 1978, p. 5 ; Galaty 1983). Il l’est aussi, bien que de façon moins prononcée, pour les divisions verticales ou lignagères (p. ex., 5.4.2.e). Cela veut dire, en d’autres mots, que, dans la mesure où l’organisation sociale est avant tout l’expression de la manière dont se conceptualisent les rapports entre les personnes ou les groupes, le rituel, sans être nécessairement antérieur à cette organisation, relève néanmoins d’une activité culturelle plus globalisante, par laquelle il contribue à l’engendrer. La plupart des éléments qu’on y trouve coopèrent, en effet, à marquer les distinctions sociales (Thornton 1980, pp. 16-23).
7c) C’est ici que le secret revêt tout son sens. Jouant sur le plan de la forme plus que sur celui des contenus, il opère négativement, en séparant les classes d’âge et en maintenant entre elles les distinctions nécessaires, et positivement, en introduisant une hiérarchie entre ce qu’il sépare, ceux qui en savent plus étant supérieurs à ceux qui en savent moins. De plus, créant un lien entre toutes les personnes qui partagent le même savoir, il renforce la cohésion des classes.
8Certains de ces aspects du secret ont déjà été relevés par d’autres (voir Cohen 1971 ; Brandt 1977 ; Jamin 1977, pp. 12-13, 99-106 ; La Fontaine 1977, pp. 424-425 ; Murphy 1980), mais il importe de remarquer de surcroît que, dans une large mesure, ce savoir lui-même est tout aussi formel que le secret qui le départage et le protège. Nous avons vu, en effet, qu’il porte le plus souvent sur des mythes ou sur la symbolisation d’objets et de façons de faire qui, empruntés au monde des femmes ou des incirconcis, sont connus de tous. La particularisation du savoir se fait alors par l’introduction de ces éléments dans un contexte spécifique dont sont exclues certaines catégories de personnes (Moore 1976). Départagé de la sorte, ce savoir doit donc, lui aussi, permettre avant tout de penser et d’actualiser l’organisation sociale en tant que système de distinctions.
9Il y a plus important encore. D’abord, telle qu’elle se trouve actualisée dans le rituel de la circoncision, cette différenciation du savoir marque tout autant les rapports entre les hommes et les femmes qui, elles, ne sont pas réparties en classes d’âge, que les rapports entre les classes masculines. La chose peut se comprendre en partie du fait que, symboliquement, le néophyte ne se situe pas seulement entre les classes des incirconcis et des circoncis ; le sang qu’il perd de ses organes génitaux le situe également, de manière liminale, entre le monde des femmes et celui des hommes. Or, c’est justement à l’occasion de ces imprécisions que se feront jour, sur la base du savoir, les différenciations et classifications. Il s’y ajoute toutefois que l’établissement des distinctions entre les classes masculines se fait à travers l’évocation ou la mise en jeu des rapports entre les sexes, comme en témoigne l’initiation des néophytes aux éléments ésotériques de la circoncision (3.3.2.g) ou d’autres scènes encore (3.4.3.c). Cela indique que la base des distinctions entre les hommes est un accès différencié aux femmes et à la fécondité ou paternité que l’on peut acquérir par leur intermédiaire (cf. 1980, p. 26). Il est impliqué par l’ensemble de ces constatations que le rituel de la circoncision ne sexualise pas seulement les néophytes, ni même ne sexualise différentiellement le seul monde des hommes : il sexualise, de manière corrélative, la femme également. De fait, le dédoublement et la complémentarité des sexes, mis en lumière déjà par la structure transformationnelle des deux mythes qui relatent l’origine de la circoncision, sont portés à travers tout le rituel par l’intervention régulière des deux instruments ésotériques, le kaɓíε et le mokumɔ, qui, sur leur registre particulier, incarnent chacun des sexes ; ils sont poursuivis, d’autre part, tout au long des célébrations, par un dédoublement systématique des symboles et des séquences selon les sexes. Le rapport entre ceux-ci, dans le rituel, ne peut donc être présenté comme si ce dernier constituait une pièce de théâtre exécutée par les hommes pour un public de femmes (voir Droogers 1980, p. 162 ; Young 1965, pp. 24-27). Au contraire, le rituel étant expression et actualisation des distinctions sociales, on y voit jouer celles-ci directement sur le plan de la structure rituelle, de sorte qu’il y a lieu de remarquer, avec La Fontaine (1977, p. 423), que les individus qui incarnent ces distinctions sont à voir comme des éléments de symbolisation parmi d’autres.
10Ainsi, cette différenciation du savoir n’est pas tant affaire de fait que de formalisation et, sur ce plan, le contexte importe plus que le contenu, tout comme la vue des objets ésotériques importe plus que leur sens. Disons, si ce n’est pas trop jouer sur les mots, que cette différenciation détermine davantage une compréhension différente du même savoir que des savoirs différents. C’est ce qui donne tout leur sens, par exemple, aux deux nuits consécutives, celle du mosimbo et celle du monanga, durant lesquelles chacun des sexes chante, tour à tour et selon la compréhension qu’il en a, les mêmes objets de la culture.
11La base de la formalisation systématique de cette différence réside, sur le plan culturel, dans le désir de prévenir certains déséquilibres, plutôt imaginaires, nés d’une circularité qui, du raisonnement, a rejailli sur les représentations. La circoncision conditionnant l’accès aux femmes, on a projeté en celles-ci, la cause ou, dans l’ordre diachronique, l’origine du rituel, comme elles en sont l’aboutissement ou l’effet. La bipolarisation qui en résulte s’est traduite, au niveau de la structuration du rituel, par la quête du mokumɔ, symbole sexuel féminin, au début de celui-ci, et par une symbolisation de l’union sexuelle à la fin : la séquence du mbáú enfoncé en terre et le balayage des pintades. Les femmes doivent néanmoins être maintenues dans l’ignorance de leur importance, sans quoi, pense-t-on, le monde des hommes se trouverait supplanté. Il est logique que des opposés se confirment l’un l’autre dans leur spécificité propre ou que, en termes plus concrets, la femme médiatise la virilisation de l’homme (Sahlins 1980, p. 42). Cependant, ce principe a donné lieu, chez les Komo, à une dynamisation toute particulière des rapports entre les hommes et les femmes, sur le plan précisément du savoir rituel. Il y a, d’une part, celles qui ne savent pas mais qui, vu leur rôle, auraient le droit de savoir et, de l’autre, ceux qui savent sans y avoir pleinement droit, du fait qu’ils ont volé aux premières leur savoir et les ont renvoyées à un état d’ignorance. Ce droit des femmes au savoir est reconnu par les hommes lorsqu’ils les envoient chercher, à la pêche du maningé, un objet qu’elles sont seules à connaître, mais il ne leur est reconnu que de manière formelle et pour leur être subtilisé par la suite, puisqu’elles sont censées ignorer que cet objet représente le mokumɔ, symbole de leur sexe, qu’elles rapportèrent autrefois et que les hommes finiront par découvrir quel est celui qu’elles rapportent à présent.
12De plus, il faut savoir que, au-delà de cette formalisation, les rapports concrets concernant le savoir évoluent ensemble avec les autres rapports entre les sexes — comme aussi entre les classes d’âge. La formalisation s’en trouve dynamisée davantage encore, en ce sens qu’on y voit s’entremêler réalité et fiction d’une manière extrêmement complexe, ceux qui ignorent formellement n’en sachant pas nécessairement moins que les autres. Cela donne lieu à une sorte de dialogue de sourds, entretenu par tout un système de secrets qui, ou bien ne devraient pas en être, ou bien n’en sont plus (3.4.1.a ; 5.4.5.a). Il y a donc plus en jeu encore que ce que présente un Bellman (1979, p. 40) par exemple, et, en ce qui concerne le rapport des sexes, nous oserions émettre l’hypothèse que ce sont toutes ces contradictions qui, ressenties de manière plus vive au moment même où cette distinction du savoir est le plus formalisée, c’est-à-dire durant les deux nuits du mosimbo et du monanga, y provoquent cette explosion de moqueries sexuelles adressées d’un sexe à l’autre, ou du moins contribuent à la véhémence de celles-ci à proximité des agglomérations où l’évolution est plus marquée.
13d) Comme on le voit, cette mise en forme, avec toutes les relations, les distinctions et les tensions qu’elle fait jouer, dépasse de loin les rapports entre les deux classes qui seules seraient directement concernées si le gandjá ne devait être qu’un simple rite de passage, marquant un changement de statut ou d’identité. Mais en même temps il est clair aussi que le rituel de la circoncision n’est pas seulement le lieu privilégié de la manifestation des différenciations sociales ; il l’est aussi de leur manipulation. C’est même à travers cette dernière que ces différenciations se manifestent. La manipulation, elle, a lieu à travers une relecture, une actualisation et une réorganisation, aussi larges que possible mais différenciées, du savoir culturel. Bien qu’étant le fait de tous, celles-ci sont initiatiques pour certains.
14S’il en est ainsi, il se dégage de là une implication importante, à savoir que le rituel manipule des distinctions que, par cette manipulation, il contribue lui-même à engendrer. En d’autres termes le gandjá crée lui-même dans une large mesure l’objet de ses activités rituelles propres. Dans une large mesure, parce que le rituel de la circoncision n’est pas entièrement autonome par rapport au reste de la culture. Il y a, comme l’a montré notre analyse des rites mortuaires (cf. 1979a), d’autres nœuds d’activités culturelles où s’actualisent et se repensent les différenciations sociales. N’empêche que le gandjá reste le lieu privilégié de la création des différenciations qu’il manipule lui-même. On comprend, dès lors, pourquoi il n’était pas possible d’appliquer à l’étude de celui-ci un mode de présentation et d’interprétation tel que celui qu’adopte, par exemple, Ortner dans son ouvrage Sherpas through their rituals (1978, pp. 4-9). S’inspirant de la distinction proposée par Geertz (1972, p. 26) entre « modèle de » et « modèle pour », et mettant tout l’accent sur le second de ces aspects, cet auteur voit dans les rites des productions idéelles qui doivent permettre de résoudre des problèmes provenant d’ailleurs. Cette optique la maintient, malgré elle, dans une certaine allégeance vis-à-vis d’un fonctionnalisme dualiste.
15L’ensemble des données paraît confirmer, au contraire, notre hypothèse de départ selon laquelle le rituel est irréductible, en ce sens qu’il trouve avant tout en lui-même sa signification propre, comme c’est de lui-même aussi qu’il tirera son efficacité. Créant son propre objet, il est, en effet, « auto-référant » et « auto-validant » (Galaty 1983, p. 361 ; La Fontaine 1977, p. 434 ; Devisch 1978, pp. 282-283). Seulement, comme on le verra à l’instant et plus loin, on ne peut confiner le système de pensée et d’action qui s’y jouent dans la circularité close que paraissent suggérer les deux termes.
16Ainsi on remarquera que, si c’est effectivement au gandjá que se manifestent et se manipulent, de manière privilégiée, les différenciations qui structurent la société, l’ampleur du rituel, ou peut-être mieux son exubérance, est telle qu’elle ne permet pas de le ramener tout entier au lieu de la production dynamique et significative des catégories sociales. Il ne suffit pas non plus de noter qu’il procède par une relecture de la culture, si l’on n’insiste pas, en même temps, sur le fait que cette relecture ne concerne pas seulement les aspects qui sont plus étroitement liés au système des différenciations. Même si elle se fait nécessairement dans une certaine optique, celle-ci est globalisante. Elle doit fournir un cadre qui, se voulant absolu, permettra une intégration aussi parfaite que possible de ce système dans l’ensemble de la culture et inversement.
17Nous poursuivrons donc, cherchant à préciser dans quel sens et comment le rituel reprend la culture. Relevant, pour ce faire, sa dynamique interne, nous verrons d’abord comment il met en œuvre des structures signifiantes qui se présentent comme porteuses de certaines structures fondamentales de la pensée komo et détiennent par là la clef de la compréhension de tout le rituel. Il est clair que notre attention ne se portera plus ici que sur les structures les plus englobantes. La spécificité de ces structures de pensée nous mènera à envisager la question de l’efficacité symbolique, avant de nous interroger plus loin sur les modalités de cette relecture et sur les processus de symbolisation qu’elle comporte. Enfin, il nous faudra voir comment l’actualisation que comporte cette relecture lui permet de ne pas être que reproduction passive et statique. Articulant la structure à l’événement, le rituel se fait, au contraire, innovateur de sens (Zuesse 1975, pp. 519-520).
6.2. Les structures symboliques et les structures de pensée du gandjá
18a) Il convient tout d’abord de rappeler que le rituel du gandjá consiste, au niveau des personnes, en une série de célébrations s’inscrivant dans un cycle plus large, durant lequel on ne circoncit pas seulement des jeunes gens, mais où l’on initie aussi des adultes qui ont engendré, et surtout, où l’on traite le maître de la circoncision qui, pour être délivré de certaines afflictions, a accepté d’organiser le cycle, et avec lui d’autres personnes encore.
19L’amalgamation de ces divers cas ne se comprend qu’à partir de l’opposition fondamentale entre fermeture et ouverture, qui, synthétisant la vision du monde et de la vie des Komo, permet de les penser tous de manière analogue et de les traiter en conséquence, y compris l’initiation des adultes. Toute initiation porte, en effet, en premier lieu sur la vue d’objets ésotériques. Or, les yeux sont considérés comme étant en l’homme un des principaux sièges de l’ouverture, le kɔɗɔkáná (5.5.2.d)3. De plus, comme chaque institution rituelle initiatique ou esomba constitue un tout d’ordre représentationnel, il est normal que les deux termes de l’opposition susdite aient pénétré la manière de le concevoir : l’esomba qui, frappant de fermeture, venge la transgression de ses propres ordonnances, et l’esomba qui, ouvrant ou déliant, traite et guérit. Cela ne peut que dynamiser d’une façon toute particulière, et cette conception, et la manière d’opérer des institutions. C’est, en effet, le pouvoir de mort de celles-ci qui leur assure aussi celui de rappeler à la vie et inversement (5.2.3.f), et c’est cette même façon de les comprendre qui, pour en revenir aux initiations, a permis de faire jouer celles-ci en tant que thérapies ou ouvertures préventives (4.3.4.b ; 5.3.5 ; 5.5.2.g) : s’efforçant de court-circuiter le pouvoir négatif de l’esomba, on y fait tout aussitôt appel à l’autre. Ces remarques importent. Elles nous ramènent, par un autre biais, aux constatations faites plus haut, à savoir que le rituel ne traite pas des problèmes qui lui sont étrangers, mais ceux qui découlent des significations qui le portent et qu’il met lui-même en jeu.
20Toutefois, le fait de traiter parallèlement des cas divers, et l’ample déploiement du rituel tant dans le temps qu’au niveau des activités symboliques — que cela suppose et qu’ont attesté les chapitres qui précèdent ont pour effet que l’on dégagera plus difficilement une structure signifiante unique et simple, articulant, d’un bout à l’autre, le rituel jusque dans ses détails. Cela fut possible pour certaines de ses séquences, telles que la mise à mort du mbáú et du yáɓá (5.2.3 ; 5.3.6.c) ou la pêche du maningé (3.2.4) ; et encore, la signification dernière de celles-ci ne put se dégager indépendamment de leur insertion dans l’ensemble du rituel. Mais dans la mesure déjà où celui-ci fait office de thérapie pour le maître de la circoncision qui s’est chargé du cycle, et fonctionne en même temps comme rite de passage pour les jeunes gens qui y sont circoncis, on voit, tour à tour, l’activité rituelle se concentrer sur le premier — c’est le cas surtout des rites qui marquent le début et la fin du cycle — puis sur les seconds, comme lors des célébrations ordinaires de la circoncision, au point qu’on pourrait se demander à partir de quel type d’activités le rituel doit d’abord se comprendre. Comme on le verra plus loin, on ne peut privilégier ni les unes ni les autres ; et il découle déjà de leur présence simultanée que nous aurons affaire à des chaînes structurales qui se répètent, s’entrecroisent ou, se reprenant à des échelons différents, s’incorporent les unes aux autres.
21b) Ces chaînes, cependant, paraissent pouvoir se ramener à une structure plus profonde, créée et portée surtout par un ensemble d’oppositions d’ordre cosmologique. Cristallisations de certaines expériences fondamentales, celle-ci se prêtent, en effet, à penser, à exprimer et à manipuler rituellement toutes sortes d’idées et de situations ; mais, ne se trouvant jamais exprimées systématiquement, ni même comme telles, ces oppositions et le système qu’elles constituent ne se dégagent qu’à partir de ces expressions et manipulations (Comaroff 1980, pp. 643-644), tout comme leur importance se confirme de par leur récurrence à travers le rituel. Seule une lecture synchronique et paradigmatique de celui-ci (Lévi-Strauss 1958, pp. 232-239 ; Leach 1976, pp. 25-27) permet donc de mettre cette structure en évidence. Après les analyses qui précèdent, cette lecture ne demande plus à être reprise dans le détail. Il est clair déjà que ce sont surtout les oppositions entre l’est et l’ouest, le haut et le bas, l’amont et l’aval, le rouge et le blanc, le village et la forêt, le jour et la nuit, qui portent cette structure. Cependant, si ces oppositions se recouvrent dans une large mesure, une certaine ambiguïté des idées qu’elles sont appelées à exprimer a entraîné leur structuration selon un double mode, linéaire et cyclique. Se trouvant en interférence, ces deux modes constituent tout le dynamisme de la structure rituelle dans sa relation avec la manière dont est pensée la vie.
22S’inscrivant, d’une part, dans le mouvement de la vie elle-même, le rituel est structuré, dans son ensemble, comme un écoulement qui suit, comme elle, le cours du soleil et de l’eau — tous les cours d’eau importants qui traversent le territoire komo vont d’est en ouest (cf. 1975, pp. 124-126). Le gandjá est organisé comme une progression spatiale lente qui, de ses origines à sa fin, va d’orient en occident, d’amont en aval, du jour à la nuit, etc. Les deux aphindia qui, l’un au début, l’autre à la fin du cycle enferment entre ces pôles le village dans lequel se déroule le rituel, la quête, au commencement de celui-ci, des génies de la circoncision dans un cours d’eau situé à l’est du village, et leur disparition, à la fin du rituel, dans un autre cours d’eau, situé à l’ouest, enfin l’adieu du lέlέ rouge qui, accompagnant à l’ouest du village le soleil couchant, clôture le rituel, sont les éléments qui marquent le plus clairement ce mouvement. Le même mouvement est repris, à l’intérieur du rituel, à des échelons plus réduits. Le lέlέ lui-même ne part de l’est du village qu’au moment de sa confection, à la fin des rites de sortie ; à chacune des célébrations ordinaires de la circoncision on retourne chercher les génies au cours d’eau situé à l’est ; les séquences de la mise à mort du mbáú et du yáɓá mettent en jeu le même ensemble d’oppositions, etc.
23Le rituel, par contre, doit aussi marquer le passage d’un état de fermeture à celui d’ouverture. Dans la perspective de la circoncision, cela implique, entre autres, la transition d’une situation de confusion inféconde des sexes — les incirconcis vivant avec les femmes — à leur complémentarité féconde ; dans le cas du maître du rituel et des autres personnes qui viennent se faire traiter, il s’agira de la transition d’une situation d’affliction à une situation de bien-être. Or, dans la mesure où fécondité et bienêtre sont référés aux origines, à l’orient, à l’amont, au jour, au soleil, au rouge et au village, on a, dans le même rituel, un mouvement qui va dans le sens opposé du mouvement précédent. Le cycle du gandjá est très nettement marqué, en effet, et à différents échelons — que l’on compare, par exemple, la sortie individuelle de forêt à la sortie collective — par des passages du blanc au rouge, de la forêt au village, de la nuit au jour, etc. Il inverse ainsi le sens normal de la vie. Par ailleurs, les expressions « ceux qui sont encore au village », qui désigne couramment les vivants — la langue komo n’a pas de terme propre signifiant vivre —, et « ceux qui sont retournés en forêt », qui désigne les défunts (3.1.7.b), attestent que la vie se conçoit également comme un mouvement qui va de la forêt au village, pour s’achever de nouveau en forêt. Or, ici encore, le rituel qui, partant du village, « entre en forêt » pour en « ressortir » lorsque le cycle prend fin, accuse un mouvement inverse.
24Dans la mesure, toutefois, où les deux mouvements interfèrent au sein du même rituel, le second qui d’une certaine façon lui est plus propre, imprime au mouvement linéaire, qui caractérise davantage l’écoulement de la vie de tous les jours, un retour sur lui-même (Ngubane 1977, pp. 156-157). Il vient s’inscrire en lui à la manière d’une boucle, ou même de boucles consécutives, si l’on tient compte de la succession des célébrations rituelles et des cycles, la progression ne pouvant apparemment se faire que moyennant un constant retour en arrière.
25c) Il s’avère, de plus, que le moment où les deux mouvements s’entrecroisent est d’une intensité, et même d’une violence toute particulière : il constitue, effectivement, le point culminant de l’activité rituelle (voir le diagramme). Cette rencontre s’opère lors de la mise à mort du mbáú et n’est rendue possible que par elle. Celle-ci, comme on le sait, a son pendant dans la mise à mort du yáɓá, dans le rituel de l’úmbá, et la structure des deux séquences s’éclaire à partir de leur comparaison. De fait, ces mises à mort déclenchent, par suite d’un appel aux ancêtres, une rencontre brusque et soudaine — dans le cas du mbáú elle est comparée à la tombée de la foudre — du haut et du bas, de l’est et de l’ouest, de l’amont et de l’aval, du rouge et du blanc. C’est cette rencontre, précisément, qui amène un renouvellement de vie, symbolisé par la descente du rouge vers le lieu où sévit la maladie et la mort, rendues, elles, par la mise en blanc des personnes affligées, et qui permet à ces dernières de refaire le mouvement inverse, repassant, pour un moment, du blanc au rouge, avant de reprendre leur marche dans le sens de l’écoulement inévitable de la vie vers l’occident, l’aval et la mort, c’est-à-dire vers le blanc4.

26Considérant le procédé sous ses aspects logiques, on pourrait faire valoir que l’antagonisme entre les deux mouvements en question, et la rencontre court-circuitée de catégories distinctes et isomorphes qui l’a rendu possible, sont d’une telle violence et impliquent un tel bouleversement de l’ordre normal qu’ils n’ont pu trouver à s’exprimer qu’à travers la notion d’une mort sacrificielle. En d’autres mots, un désordre, mais un désordre qui, ne l’oublions pas, s’inscrit en termes d’affliction ou de fermeture dans le système rituel même, ne semble pourvoir être neutralisé que par la création d’un désordre nouveau, d’un désordre même d’une amplitude supérieure au premier, puisqu’il comporte un bouleversement des catégories culturelles les plus fondamentales, les médiations mises en œuvre dans le rituel pourraient donc bien aller dans le sens inverse de celles que Lévi-Strauss a mises en lumière dans ses analyses de la pensée mythique (1958, pp. 243-255, et passim)5.
27On remarquera, en outre, que c’est dans les éléments ou objets rituels qui doivent opérer la rencontre entre des catégories distinctes et servir à une mise à mort (à savoir les planchettes dans le cas du mbáú, et les chasse-mouches dans celui du yáɓá) et qui pour cette raison combinent les deux couleurs antagoniques, que se concentre toute la puissance ésotérique du rituel (5.2.3.a ; 5.3.6.c). Certains êtres ou objets qui combinent de façon analogue, soit naturellement, soit artificiellement, des signifiants ou des notions opposées, tels l’antilope nkέngέ avec son pelage blanc et roux, la moule kenkamba qui peut s’ouvrir et se fermer, ou encore les différents objets qui se prêtent à signifier les deux sexes, partagent la même virtualité symbolique et feront également office de médiateurs.
28Vu son importance dans le rituel du gandjá, il y a lieu de s’étonner que la séquence de la mise à mort du mbáú ne concerne que le maître de la circoncision, organisateur du cycle, et certaines personnes venues se faire traiter par lui, et non pas les circoncis du cycle. Cela ne peut que confirmer que le gandjá combine, jusque dans sa structure rituelle, des optiques différentes. Toutefois, le rituel met en œuvre, à l’endroit des circoncis, une confusion médiatisante semblable. Considérés, dans le système des différenciations sociales, comme faisant partie du groupe des femmes, les incirconcis, une fois arrivés à l’adolescence, font naître le sentiment d’une confusion inféconde des sexes. Il est remédié à celle-ci par leur entrée en forêt et leur mise en blanc, ou en noir et blanc, qui impliquent, non seulement leur séparation radicale d’avec le monde des femmes, mais également leur entrée dans celui des ancêtres, et même, comme on l’a vu à plusieurs reprises (p.ex. 3.5.1.d), leur confusion avec ceux-ci. Ce n’est qu’à leur sortie de forêt que les néophytes retrouveront les femmes. Ils les retrouvent, cette fois, dans une complémentarité féconde des sexes, et la confusion qui aura médiatisé ce retour à l’ordre aura été, elle aussi, d’une amplitude supérieure à la première, puisqu’elle confond les vivants et les morts, alors que l’autre se situait au niveau des premiers uniquement.
29Remarquons que le kέísá, pratique qui consiste à veiller, lors des célébrations rituelles, en chantant et en dansant, de manière à rattacher, par-delà la confusion que signifie la nuit, un jour moins heureux à un jour nouveau, relève du même principe. L’idée de confusion attachée à la nuit, et qui oppose celle-ci au jour en termes de fermeture et d’ouverture, se retrouve sur bien des plans. Elle joue sur celui de l’organisation spatiale du village (1b), dans des expressions comme keíphé muna ɓómbá, súá mani muna gɓwákáká, « la nuit, enfant (5.5.7.) du repliement, le jour, enfant de la dispersion » (3.1.2. ; cf. 1975, pp. 131-135), et même dans la coutume selon laquelle on indique le temps au moyen d’une cordelette dans laquelle les nœuds renvoient aux nuits et les parties lisses aux jours (3.1.7.b). On la trouve cependant avec une intensité particulière dans le rituel (3.2.5.c ; 4.3 ; etc.).
30Faisant partie des catégories culturelles komo, l’idée de chaos s’inscrit donc dans le processus général de la recherche de l’ordre et du sens (Dolgin, Kemnitzer et Schneider 1977, pp. 16-18). Exploitée formellement dans les rites, elle constitue une des expressions les plus poignantes de cette structure de pensée selon laquelle la vie doit opérer un retour sur soi, impliquant jusqu’à sa propre négation ou la mort, afin de pouvoir se poursuivre.
31Avant de vérifier comment, par-delà la structure du rituel, cette idée se traduit plus particulièrement sur le plan des personnes concernées, il convient de souligner que, plutôt que de se livrer à une débauche de répétitions de formules identiques ou apparentées, comme le veut encore Lévi-Strauss (1971, p. 602), le rituel se répète en des sens si divers, sinon opposés, qu’il en arrive à se jouer des classifications opérées par la pensée spéculative. Son dynamisme est donc tel qu’il met en cause les discontinuités rigides établies par cette dernière entre les signifiants. En maintenant, au contraire, ceux-ci en contact avec les signifiés de la vie, le rituel empêche cette pensée de s’enliser dans l’immobilisme (de Heusch 1980, pp. 128-129).
32d) Il s’est avéré effectivement que, telles qu’elles se trouvent mises en action, les structures cosmologiques sont porteuses d’une pensée concernant la vie, pensée qui sous-tend le rituel dans son entier. Dans la mesure où la vie elle-même n’est pas considérée uniquement dans l’abstrait, mais où il y va de celle des personnes sur lesquelles se concentre l’activité rituelle, il semble que cette pensée d’un retour nécessaire sur soi ne soit pas étrangère à certaines ambiguïtés rencontrées au cours de l’analyse et qui, justement, permettront d’en préciser la teneur. Ces ambiguïtés ont trait aux rapports entre le sujet et l’objet de cette activité, ou entre celui qui officie dans le rituel et celui qui est soumis à celui-ci. Bien qu’elles témoignent aussi d’une certaine circularité, nous ne pensons pas ici aux nombreuses expressions symboliques qui suggèrent que c’est la femme qui circoncit l’homme. Il s’agit plutôt de ces données de la symbolisation par lesquelles les personnes soumises à l’activité rituelle se voient constituées en même temps comme les principaux agents de cette activité. L’identification de leurs deux rôles s’opère, de surcroît, par le truchement d’un symbole qui se trouve inséré dans une structure de type sacrificiel, et les deux rôles qu’il réunit confèrent en retour à ce symbole une dimension médiatrice double. Ainsi, c’est par la médiation passive du kebéndé, l’animal immolé, que les jeunes circoncis qui lui sont identifiés en raison de l’opération qu’ils subissent, mais qui doivent l’avoir chassé eux-mêmes, sont constitués comme prenant en main leur propre mort sacrificielle. La chose est plus claire encore dans le cas du maître de la circoncision sortant, puisque, idéalement du moins, c’est lui qui doit tuer le mbáú qui le représente (5.2.3.c, f). En revanche, c’est par leur médiation active que ces symboles permettent l’application revivifiante des fruits du sacrifice à ceux-là mêmes qui se sont sacrifiés.
33Ce n’est donc pas seulement la vie, ce sont aussi les vivants qui ne peuvent échapper à la mort que moyennant un retour sur eux-mêmes, retour qui doit s’effectuer à travers une mort symbolique et sacrificielle ; et la symbolisation de la circoncision fait précisément de l’opération, aussi bien que du traitement du responsable du cycle, une mort dotée d’un pareil pouvoir de rachat.
34Il y a plus. Les deux cercles créés de la sorte ne fonctionnent pas indépendamment l’un de l’autre ; ils sont mis en interférence. De fait, ce n’est qu’en acceptant de mener un groupe de ɓagandjá à une vie nouvelle que le mέná-gandjá pourra se sauver des maux qui l’affligent, ou inversement, c’est en se soumettant lui-même à un cycle de mort et de résurrection qu’il peut mener les néophytes à une vie nouvelle, comme c’est par le sang de l’opération qui les rappelle à la vie que ces derniers libéreront le responsable de leur cycle de ses afflictions (5.4.2.e). En d’autres termes, il faut être à même de se donner la vie à soi pour pouvoir également la communiquer à d’autres, mais ce n’est qu’en la donnant à d’autres qu’on peut aussi la recouvrer pour soi. C’est bien là, croyons-nous, l’idée de base du rituel de la circoncision. Elle apparaît du reste sous d’autres formes, dans d’autres institutions rituelles des Komo. C’est au moment où les deux cercles se réunissent, à la fin du cycle, que l’on voit le mέná-gandjá devenir lui-même, dans toute sa personne et sous l’image voilée du pénis fécondant, l’expression de cette naissance à une vie nouvelle qu’il signifie pour les ɓagandjá.
35Tout en mettant en cause le principe affirmé par Herrenschmidt (1979, p. 171), selon lequel le sacrifice parfait implique l’identité du sacrificiant, du sanctuaire et de la victime, l’interférence des deux cercles permet d’échapper à l’absurdité spéculative à laquelle, au dire de ce même auteur, ce principe aboutit, à savoir que seul le suicide peut constituer un sacrifice parfait. Immobilisant la dynamique même du rite sacrificiel, le suicide serait plutôt à reléguer, selon la perspective komo, dans la catégorie de l’anti-sacrifice6.
6.3. Le rituel du gandjá et la question de l’efficacité symbolique
36a) L’ensemble des remarques faites jusqu’à présent nous permet de reconsidérer, du point de vue de la culture komo, la question fréquemment débattue de l’efficacité symbolique, et de vérifier comment la pensée de cette culture arrive à échapper à la circularité close que peut impliquer un système auto-validant. C’est d’ailleurs le recours à la notion d’auto-validation qui, malgré l’avantage qu’elle offre de maintenir la question de l’efficacité à l’intérieur du processus symbolique, amena parfois les auteurs à court-circuiter indûment celui-ci.
37Le problème de l’efficacité symbolique fut, de fait, souvent mal posé. Traitant du symbole dans une perspective sémiologique étroite (Houis 1971, pp. 91-95) ou l’ayant isolé de l’activité symbolique qui seule lui donne naissance pour le substantifier ensuite ou l’hypostasier — c’est le danger de l’approche phénoménologique (Vergote 1967, p. 71-72) — certains se mirent à chercher ce qui, en lui ou au-delà de lui, pouvait être tenu pour responsable d’une action quelconque sur ce qui lui est étranger, c’est-à-dire sur l’homme ou sur la réalité physique. La question, à ce moment, ne pouvait se résoudre qu’en termes d’illusion ou en termes d’activité magique ou religieuse, puisqu’elle présupposait l’attribution d’un pouvoir à quelque « en soi », extérieur à l’homme ou au domaine sur lequel agit cet « en-soi ».
38Sans éviter toujours un certain dualisme dû à leur façon d’envisager séparément l’activité symbolique et la réalité sociale, d’autres auteurs apportèrent cependant, à partir de points de vue divers, des éléments valables. Résumant très sommairement leurs principaux apports, nous essaierons de les compléter et dépasser quelque peu grâce aux conclusions de nos propres recherches. Ainsi, par-delà la distinction entre les auteurs qui, à la suite de Durkheim, abordent le problème principalement à partir des effets de l’activité symbolique et situent ces effets dans une modification de la conscience ou de l’expérience (Malinowski 1954, pp. 79-81 ; Lienhardt 1961, pp. 283, 291 ; Douglas 1978, p. 77), et ceux qui, influencés par Austin et Searle, cherchent à rendre compte de cette efficacité en en situant la cause dans l’expression symbolique elle-même, qu’ils qualifient alors de performatrice ou d’illocutoire, tout en insistant sur les conditions d’ordre socio-culturel qui, précisément, rendent cette expression performatrice (Skorupski 1976, pp. 93-106 ; Bourdieu 1975, pp. 183-190 ; 1979, p. 284 ; Isambert 1979, pp. 90-91), par-delà aussi l’opposition entre les théories de Lévi-Strauss et de V. Turner qui, tous deux, réfèrent l’efficacité à la structure symbolique, mais dont le premier l’impute aux effets d’une structure globale, objectivante et idéologisante, sur l’inconscient et le physiologique (1958, pp. 217-221), alors que, restreignant et dédoublant ce rapport d’influence, le second l’attribue à l’action, à l’intérieur de la structure de symboles particuliers et dominants, du pôle physiologique sur le pôle idéologique et vice versa (1967, pp. 28-30 ; à rapprocher du modelage corrélatif de situations objectives et subjectives dont parle T. Turner, 1977, pp. 62-64), par-delà enfin la divergence entre les tendances qui renvoient la question de l’efficacité entièrement du côté de la culture « efficacy, itself, is a cultural construct » (Kleinman 1973, p. 210), et d’autres qui l’envisagent, de manière trop limitative, sous l’angle du sujet « in the symbolic act... we continually create and recreate our selfhood » (Cohen 1977, p. 123), nous sommes amené à conclure que, pour autant que l’on analyse l’activité symbolique dans ses expressions les plus denses, les plus élaborées, et partant les moins directement tangibles, cette efficacité consiste avant tout dans la mise en œuvre de structures de signification qui correspondent à la façon dont, dans une culture donnée, les hommes conçoivent le monde, leurs rapports au monde et leurs rapports entre eux, et qui transcrivent dans le visible cette conception (Gell 1975, p. 273). En fait, le problème se résorbe ainsi en grande partie, puisque l’efficacité devient une propriété de la pensée symbolique en tant qu’agissant par elle-même et sur elle-même.
39b) Il est possible, toutefois, de préciser, au terme de cette analyse, comment s’opère le retour que cela implique. Nous avons perçu ce retour à deux niveaux qu’on pourrait distinguer en les qualifiant, l’un d’objectif, et l’autre de subjectif. Le premier, en d’autres mots, se rapporte davantage à la structure des activités rituelles, le second, aux sujets de cette activité.
40Au premier niveau, il nous est apparu que le rituel consiste, d’une part, à manipuler des distinctions sociales qui se conceptualisent et se manifestent de manière privilégiée au moment même de son déroulement, et d’autre part, à traiter des situations et des maux qui sont à voir comme l’effet des significations qu’il met lui-même en jeu ou de la transgression de ses propres règles. Seulement, comme ces règles ont pour fonction de maintenir les distinctions sociales, les deux circuits nés de la sorte se trouvent nécessairement en interférence. Au niveau des personnes nous venons de voir que, la vie étant pensée comme ne pouvant se poursuivre sans un constant retour sur elle-même, le maître de la circoncision et les néophytes ne peuvent se sauver qu’en acceptant de traverser une mort symbolique, et comment, à leur tour, ces deux cercles se trouvent en interférence, du fait que le mέná-gandjá ne peut se rappeler à la vie qu’en acceptant de rendre celle-ci aux ɓagandjá, et vice versa. S’il s’agit donc bien d’une pensée, ou d’officiants à l’intérieur d’un système de pensée, qui agissent sur eux-mêmes, ces interférences semblent, en revanche, devoir permettre à chaque fois d’échapper aux automatismes d’une circularité close. Il y a d’autres facteurs encore qui doivent permettre d’échapper à celle-ci.
41D’abord, on voit s’insérer entre ces deux niveaux un plan intermédiaire, constitué par les personnes qui ont pour fonction d’assurer l’application des éléments objectifs du rituel à ceux qui y sont soumis. Or, il est requis que toutes ces personnes manifestent, par leur être ou par leur vie, que se sont réalisés en elles les fruits que l’on attend de l’activité rituelle (3.1.3.b ; 3.3.3.g ; 4.4.2.b ; 5.5.2.d). Garantissant ainsi l’efficacité des symboles, ces personnes gardent comme un pied en dehors du circuit restreint de l’auto-salvation, même si leur rôle s’inscrit dans le système de pensée qui fonde le rituel dans son ensemble.
42La même ouverture est maintenue vers le bas par la nécessité d’un acquiescement répété, de la part de la communauté lors des invocations (3.1.7.b)7 ou aux autres moments capitaux de l’activité rituelle (4.2.4.b), tout comme elle l’est par la conviction que l’institution ne sévit que pour autant que sa force de frappe a été mise en action par quelqu’un (5.2.3.a).
43Une ouverture analogue est maintenue vers le haut à travers l’idée que le rituel ne peut être opérant que si l’on est parvenu à s’assurer la bienveillance des ancêtres. Sans doute la symbolisation de leur présence donne lieu quelquefois à des effets grotesques du fait qu’elle se trouve mise au service, elle aussi, des différenciations sociales (3.3.2.e ; Droogers 1980, pp. 356-367). Mais ce sont les ancêtres conçus comme origine de la vie et localisés au firmament (2.2.2.d) qui, d’en haut, relancent le mouvement de cette vie par l’octroi, sous l’aspect de la foudre qui s’abat, d’une nouvelle charge de rouge à ceux qui étaient déjà sous l’emprise du blanc, pour parler en termes cosmologiques. Et cette descente rituelle de la foudre est obtenue, en principe, par le mέná-gandjá sortant qui, en tombant avec elle, se sacrifie lui-même, on l’a vu, puisque dans sa chute il tue le mbáú qui le représente.
44Il est donc clair que, tout en restant intégré dans un unique système de pensée, le cercle des causalités est à la fois ouvert et fermé, et l’on concluera également que l’autonomie d’action ou l’efficacité immédiate que les gens paraissent attribuer à certains symboles, et auxquelles les anthropologues se sont parfois trop facilement attardés, sont plutôt à voir comme l’effet d’un court-circuitage ou d’une métonymisation. À l’examen des structures rituelles et des modalités de pensée qu’elles expriment, ces automatismes se dissolvent dans un processus fort complexe d’interactions entre facteurs et plans divers. Il n’en reste pas moins vrai que pensée et action n’échapperont jamais à la tendance fondamentale à se nourrir d’elles-mêmes.
45Cela projette un jour nouveau sur l’importance accordée à la tradition. Si déjà l’ouverture gardée sur le monde des ancêtres et le sentiment que l’on a d’être dépendant de leur bon vouloir ne peuvent qu’entraîner le respect des traditions qu’ils ont instaurées, le fait que, dans son ensemble, le système est clos et opère par lui-même explique plus fondamentalement encore cette exigence d’en observer les règles (La Fontaine 1977, p. 434). Les formules du genre « nous agissons de la sorte parce que c’est la tradition » ou « parce que l’on a toujours fait ainsi », pourraient donc bien ne pas mériter d’être qualifiées simplement de subterfuge masquant une ignorance (1.f).
46Il nous faudra revenir un instant encore à l’efficacité envisagée comme effet de l’intégration dans l’ensemble du système culturel des significations données par les sujets à leurs situations particulières (6.5.b).
6.4. Le gandjá comme relecture de la culture et les processus de symbolisation
47a) Si les structures cosmologiques et les structures de pensée dégagées dans l’avant-dernière section (6.2.) s’inscrivent dans le système global de la culture komo, il convient de faire quelques remarques au sujet de cette relecture de la culture que constitue, comme nous le disions au début de nos conclusions, le rituel de la circoncision, et plus particulièrement au sujet des modalités de cette relecture. Deux types de symbolisation, assez différents dans leur principe mais présentant des formes intermédiaires et dont les effets se combinent, paraissent, en effet, mis au service de celle-ci. Le plus important opère de manière formelle, l’autre travaille davantage sur des contenus. C’est par ce dernier que nous commencerons.
48Il y a, à la base du rituel du gandjá, un certain nombre d’idées qui, bien que se nourrissant du rituel lui-même, n’en représentent pas moins les principaux effets que les gens se proposent d’obtenir par lui ou, mieux peut-être, en lui. Elles portent également sur certaines qualités qui expriment ou médiatisent ces effets. Parmi ces idées on compte la virilité, la fécondité ou l’abondance, et la durée ; on y trouve aussi, surtout de la part de ceux qui, en dehors des néophytes, viennent se faire traiter au rituel, les idées de guérison, de santé et de bien-être. La plupart de ces notions, comme on le sait, sont fréquemment traduites en termes d’ouverture. En tant que qualités médiatisantes, on verra intervenir principalement, en correspondance avec les premières, l’endurance, le succès, soit en amour, soit à la chasse, soit à propos des célébrations elles-mêmes, et la prudence, tandis que pour assurer santé et bien-être, il s’agira d’échapper aux envoûtements de toutes sortes ou à la force de frappe de l’institution rituelle elle-même.
49Or ces différents objectifs se trouvent matérialisés par tout un ensemble de symboles auxquels on a recours, à plusieurs reprises, durant le déroulement des rites. Ceux-ci sont habituellement appliqués en séries, qui varient en importance selon les circonstances. Les symboles les plus représentatifs du genre sont ceux que l’on désigne du nom d’ophéké (4.1.4.b). Ce sont, pour ne reprendre que quelques exemples, l’épi de maïs ou le sel et la plante dont on l’extrait, rendant l’idée de fécondité ou d’abondance, le champignon ntutu qui rend celle de durée, la couleur rouge qui signifie la santé et le bien-être, la moule qui sert à exprimer l’idée d’ouverture, et certains fruits qui, attirant de nombreux oiseaux, expriment celle de succès. C’est encore la genette, dont on tient ordinairement la peau entre les dents. Elle incarne tout particulièrement l’idée d’une prudence qui ne peut manquer son but8.
50Cet ensemble assez vaste de symboles et leur mise en œuvre répétée est le fruit d’une relecture signifiante de l’environnement physique faite en fonction des objectifs attribués au rituel. Il est vrai que les idées incarnées par ces symboles sont si générales qu’on fera appel à eux dans d’autres rituels que celui de la circoncision, et que, même dans ce dernier, leur signification variera en fonction des contextes plus particuliers dans lesquels ils interviennent. Il y a cependant une tendance à ce que se cristallise en chaque élément une, ou tout au plus quelques significations de base. La genette, par exemple, se prête à signifier la capture prudente et immanquable d’une proie, mais c’est au contexte qu’il revient de préciser de quelle proie il s’agit. Les couleurs blanche et noire de son pelage la rendent apte à signifier, de surcroît, que la personne qui met ce symbole en œuvre a été introduite dans un esomba, une institution rituelle à caractère initiatique et thérapeutique. Le rouge est apparemment le signifiant symbolique de cette série qui témoigne de la plus grande variabilité. Il peut renvoyer au soleil, à la santé et à la vie, aux organes génitaux de la femme, comme aussi au sang de la circoncision ou à celui des menstrues. Au moment où l’on fait intervenir dans un rite un symbole de ce genre, il n’actualise jamais pleinement toute la gamme de ses significations, mais celle que promeut le contexte n’en laisse pas moins résonner les autres en harmonique. De plus, chaque nouvel emploi du symbole lui ajoute comme une potentialité orientée de signification.
51Par ailleurs, l’attention, dans certains cas, semble s’attacher davantage aux signifiants, alors que, dans d’autres, elle se porte plutôt sur l’activité spécifique qui les met en jeu. Si les exemples présentés ci-dessus relèvent du premier cas, on remarquera que l’endurance, qui est signe de virilité, s’exprime et s’acquiert par des fustigations répétées. Toutefois, l’idée qui est à la base de la pratique est rendue visible encore en grande partie par l’intervention régulière des baguettes (mbáká) dans le rituel, en dehors de ces fustigations. On voit même s’instaurer à travers elles une sorte de dialogue continu entre les notions d’endurance et de circoncision. L’importance de l’activité par rapport aux symboles est plus marquée encore dans les purifications par lesquelles des personnes sont soustraites à la force de frappe de l’institution. La purification, il est vrai, se fait avec de l’eau dans laquelle furent mis à tremper les signifiants de cette force et de son antidote, mais seuls les maîtres du rituel connaissent ces signifiants et leur usage. Enfin, la spécificité du signifiant paraît entièrement secondaire par rapport à l’activité elle-même dans les cas où, pour se libérer d’envoûtements subis de la part d’autres personnes, on se met à proférer des malédictions contre elles chaque fois qu’est détruit ou renversé quelque objet rituel.
52Toujours est-il que, quel que soit le degré de spécificité des signifiants, ceux-ci se trouvent nécessairement intégrés dans un type d’activité ou un autre. Il y a même lieu de remarquer que la plupart de ces activités ont en commun la recherche d’une forme de pénétration. Les ophéké auxquels nous faisions allusion sont enfouis dans le sol ou introduits dans le collier du maître de la circoncision. Les signifiants de la fécondité sont pris en bouche ou introduits dans des incisions pratiquées à des endroits précis du corps. Il faut, de même, que les baguettes avec lesquelles on fustige pénètrent jusqu’au sang et que l’eau avec laquelle on purifie ou la couleur rouge avec laquelle on enduit, en signe de retour à la vie, soient frottées vigoureusement contre la peau, de manière à les y faire pénétrer. Cette exigence, à laquelle beaucoup attachent une grande importance, est rendue par le verbe ngíá. Impliquant une substantification du signifié, elle est basée sur le sentiment que ces substances signifiantes opèrent par contact. On retrouve donc là l’aspect métonymique de l’activité symbolique.
53C’est au niveau de ce type de symbolisation que l’on obtient le plus aisément des explications concernant le rituel. Chacun des symboles mis en jeu est expliqué pour lui-même. L’explication fournie par les personnes soumises à l’activité rituelle est habituellement du type causal qu’implique la dimension métonymique, tandis que les organisateurs du rituel s’expriment plus facilement en termes de signification (ntiti). De toute manière, ces deux formes d’exégèse et l’ensemble des signifiants sur lesquels elles portent fournissent la thématique unificatrice du rituel, tel qu’il est perçu et vécu par ceux qui le célèbrent. C’est d’ailleurs cette même thématique qui, sous l’un ou l’autre de ses aspects, nourrit les invocations dont les célébrations sont régulièrement entrecoupées (5.1.3.). Portée par les objectifs conscients du rituel, cette thématique imprimera donc son propre mouvement à la relecture de l’environnement qu’elle commande, mouvement que l’on peut qualifier de centripète.
54b) À côté de ces expressions symboliques unifiées par les quelques idées maîtresses qu’elles matérialisent et qu’elles permettent ainsi de manipuler, il y en a d’autres, plus importantes et plus nombreuses, qui ne peuvent être rapprochées les unes des autres qu’à partir de certaines de leurs caractéristiques formelles. Parfois ces caractéristiques sont naturelles, la plupart du temps cependant elles sont construites, et tirent de là toute leur valeur significative. De plus, comme pour les symboles précédents, l’aspect d’objet dominera dans certains cas, celui d’activité dans d’autres.
55Une de ces formes est celle du cône tronqué ou du cylindre, surmontés de quelque objet plus petit, allongé ou pointu. On la trouve dans le chapeau, surmonté d’un plumet, que portent les maîtres de la circoncision accomplis ; le plumet lui-même est habituellement maintenu serré à l’intérieur d’une feuille entourée d’une cordelette. On la trouve ensuite dans le sosó, le chapeau miniature orné d’une plume dont est coiffé le mέná-gandjá sortant et dans toute une série d’objets : dans la « dent de la foudre », à l’extrémité de laquelle on fixe une plume avant de s’en servir pour tuer le mbáú ; dans le « nombril du gandjá », le bloc cylindrique que l’on retire de terre à l’endroit où l’on plantera le mbáú, après y avoir enfoncé une enclume ; dans l’oyondo ou rondin de bois que chaque néophyte plante au pied du mbáú et que ceux qui ont le nombril proéminent surmontent d’une tourelle. On la retrouve encore dans le mbáú lui-même, avec son tronc dépouillé de ses branches mais couronné de sa cime, et dans le mέná-gandjá sortant dont on a rasé le crâne sauf une touffe de cheveux conservée au sommet.
56Y a-t-il des référents naturels de cette forme et de ces différents objets qui, à travers leur forme, renvoient les uns aux autres ? D’une part, il y a à coup sûr le museau du pangolin d’où sort à tout moment une langue ronde et pointue ; d’autre part il y a sans doute le pénis, pourvu ou débarrassé du prépuce, et à certains moments aussi, comme dans le cas du chapeau des maîtres de la circoncision accomplis, les organes sexuels féminins, par quoi ce chapeau se prête à exprimer la rencontre des sexes. On remarquera cependant, et c’est là le plus important, que ces référents naturels n’impriment pas nécessairement leur sens aux objets qui en reproduisent la forme, ou du moins que la référence elle-même et le lien qu’elle crée entre différents objets n’affleurent pas souvent à la conscience.
57Au niveau des activités on aura, par exemple, le schéma formel qui consiste à couper le bout de certains objets : le bout de la baguette avec laquelle le néophyte est battu avant de se rendre au gandjá (3.1.4.), la cime du mbáú ou d’autres arbres plantés, comme lui, lors de célébrations rituelles (5.2.4./), la mèche de cheveux laissée à l’intérieur du petit chapeau sosó, au milieu du crâne du mέná-gandjá sortant (5.5.4), le bout de la corde le long de laquelle les maîtres de la circoncision dansent le sɔngέá nsángá à la fin du cycle (5.4.6.c), les fibres de raphia tenues par les femmes lors de la danse mbali (3.2.5.f), une poignée de feuilles au betu (3.3.3.e), etc. Le référent implicite qui relie entre eux ces différents gestes est ici l’ablation du prépuce ; peut-être est-ce aussi le sectionnement du cordon ombilical. La ritualisation particulière de la circoncision des jumeaux nous a montré comment la seconde opération, qui implique une séparation physique d’avec la mère, se prête à symboliser l’autre qui, elle, entraîne une séparation sociale d’avec le groupe entier des femmes (4.4.2.g). D’une certaine manière, tous ces gestes visualisent l’expression agù gandjá, « il/elle est circoncis(e) », dont on se sert pour signifier, dans n’importe quel domaine, qu’une difficulté a trouvé une solution heureuse (1b).
58Un autre schéma important du genre est constitué par les diverses reprises du geste d’enfiler, ou de faire aller et venir des animaux, par le truchement de quelque objet que l’on réfère à eux, le long ou autour d’une corde, d’une liane ou d’une branche. Évoqué déjà à propos du singe osephe dans un des deux mythes qui relatent l’origine de la circoncision, ce geste se retrouve lors de la préparation du collier de l’aɓóí, la femme du méná-gandjá (4.4.2.d), lors de l’imposition du petit chapeau soso au maître de la circoncision sortant (5.3.4.b), dans la manière de danser le sɔngέá nsángá, « enfiler la perle », une danse qui, se terminant par une coupure, reprend par ailleurs l’image de la liane coupée après que le singe gásé s’en est servi pour traverser une rivière (3.4.3.b). Visualisant les notions de djaɓá et de tandóá, ces différents gestes renvoient, en la reproduisant, mais toujours de manière implicite, à la pratique qui consiste à enfoncer une cordelette dans le méat urinaire, et qui se désigne de ces deux noms (3.5.3.).
59La forme des pièges dressés au moyen d’une branche flexible se trouve également reproduite à différents moments du rituel. On la voit intervenir pour l’enlèvement du collier du mέná-gandja sortant, de même que pour celui de son petit chapeau sosó ; elle intervient dans l’aménagement de l’aphindia, l’arbre recourbé que l’on plante en bordure du village, et on la rencontre dans d’autres rites encore (4.2.2.e), comme dans la manière d’enterrer les maîtres de la circoncision (5.3.2.f).
60On trouve, en outre, des reproductions formelles semblables dans la façon dont sont aménagés le mbáú, l’aphindia, le phangá mbaka ou dont est disposé le phangá osélé (5.4.2.j), dans la manière aussi dont la construction qui entoure le mbáú reprend, en l’inversant, la forme de la case du rituel amá-bulú construite autour de l’arbre ndɔkpá, ou de celle de la divination construite autour de l’asángé, dans la façon encore dont l’image du mbáú, enfoncé dans son trou où il symbolise la rencontre des sexes, et entouré des rondins des néophytes, reprend celle du mέná-gandjá sortant, entourant avec sa femme en position d’accouplement, le poteau central de la case rituelle tandis qu’autour d’eux les autres mέná-gandjá ont déposé leur chapeau à terre (5.1.5.c). Ce procédé de reproduction formelle s’applique même à des détails. Ainsi, le profil des palettes obámbá dont les chanteuses du maéndé rythment leurs chants, reprend celui des pièces en fer forgé en échange desquelles on obtenait des épouses dans la tradition, comme aussi celui du mbakɔ, le large couteau dont se servent les femmes pour planter des bananiers.
61Un grand nombre de dédoublements marquent l’activité rituelle et nous paraissent relever du même procédé. L’enclume enfoncée au milieu du bracelet dans le « nombril du gandjá », c’est-à-dire dans le cyclindre de terre qui doit être retiré du trou dans lequel on enfoncera le mbáú, le « nombril » lui-même au milieu des lianes disposées en cercle autour de lui, et le mbáú au centre de la case à toit inversé, sont autant de reprises, à des échelles différentes, d’une forme renvoyant implicitement à la rencontre des sexes. Nous croyons, du reste, que les symbolisations par assonance auxquelles les Komo recourent si volontiers (Hobart 1978, pp. 55, 66), ou par miniaturisation, sont encore des applications de ce procédé.
62C’est sur la base de reproductions formelles de ce genre que, dans une large mesure du moins, le rituel s’est constitué et surtout amplifié. S’il est vrai que plusieurs de ces schémas se rapportent à la circoncision ou à des pratiques et représentations qui l’entourent, le fait que ces rapports ne sont pas perçus comme tels nous fait croire qu’il ne s’agit pas tant de significations que l’on chercherait à exprimer, et qui détermineraient par conséquent un recours répété aux mêmes formes. C’est plutôt l’inverse qui est vrai en ce sens que la reproduction spontanée de ces formes précède et détermine la résurgence de significations implicites. De plus, le fait que certains de ces schémas, comme celui du piège ou celui du profil des palettes obámbá, se retrouvent dans d’autres rituels ou ne se rapportent pas directement à la circoncision, nous fait penser qu’il est plus exact de parler d’expériences que de significations. Ce sont, en quelque sorte, des expériences fondamentales qui, après s’être condensées en structures profondes, ne se traduisent pas nécessairement en des structures de surface dont le contenu se laisserait préciser ou interférerait avec celui qui est exprimé au moment où on les rencontre. C’est en ce point précis qu’elles diffèrent des isomorphismes cosmologiques dont il fut question plus haut. La reproduction d’un piège, par exemple, n’a pas grand-chose à voir avec l’enlèvement du collier ou du petit chapeau du mέná-gandjá sortant ni avec le sens de ces gestes. Ces expériences se projettent donc plutôt à la manière d’images qui informent et qui, dans la mesure même où elles sont formelles, peuvent se projeter en tous sens et donner lieu à des élaborations extrêmement complexes et variées, à travers lesquelles les faits, les objets et les gestes les plus divers, souvent déjà symboliques par eux-mêmes, se trouvent ramenés à ces expériences fondamentales ou relus à travers elles. Ces projections unifient par là le vécu au niveau de l’implicite.
63c) S’il est vrai que pareille élaboration du rituel échappe à la conscience actuelle et que, par conséquent, l’exégèse et l’analyse éprouvent souvent des difficultés à se rejoindre, cela ne veut pas dire pour autant que toute symbolisation qui procède de manière formelle reste nécessairement inconsciente. Les gens savent fort bien, par exemple, que la « nuit des femmes » est une anticipation de celle des hommes, et que ce dédoublement, avec toutes les différences qu’il fait jouer, doit souligner la distinction entre les sexes. Il semble même que plus des objets sont rapprochés sur la base de certaines caractéristiques formelles relevant de la nature, en dehors du domaine proprement sexuel (1.h), plus facilement aussi le rapprochement sera thématisé. Ainsi, le poteau central de la case rituelle, avec les bâtons fixés latéralement à son sommet pour permettre aux mέná-gandjá d’y suspendre leur collier et leur besace, est dit reproduire le kákálá, l’arbre calciné auquel la foudre n’a laissé que quelques moignons ; il est dit reproduire aussi les arbres phɔyɔ et ntshóndjá qui attirent la foudre et hébergent le scolopendre mosombo, analogue du collier ; et c’est explicitement encore qu’il est identifié à la canne à sucre, à la queue du porc-épic, au palmier éléis qui s’élève droit dans le ciel, au bâton des maîtres des rites, et enfin à ces derniers.
64Le lecteur aura reconnu, dans ce dernier exemple, la façon spécifique dont procèdent les révélations. Se laissant effectivement inspirer par des analogies formelles, celles-ci assimilent, de proche en proche, tout un ensemble d’objets, et en arrivent ainsi à les déneutraliser ou à les culturaliser, pour autant que cette culturalisation ne se soit pas opérée déjà lors d’autres applications du même procédé. Ce sont d’ailleurs des culturalisations préalables de ce genre qui peuvent laisser l’impression que cette assimilation travaille sur des contenus, en ce sens qu’elle ne rapprocherait que des objets déjà chargés de signification, alors qu’il n’en est pas nécessairement ainsi. Les chants, on s’en souvient, opèrent de manière analogue, mais en procédant davantage par contraste, ce qui donne parfois le sentiment d’une absence totale de rapport entre le chant lui-même et l’activité rituelle qu’il accompagne (5.2.2.b, e ; 5.5.1.b).
65Ainsi, qu’il soit appliqué de façon consciente ou non, le processus de symbolisation qui consiste à se laisser guider par des formes possède des potentialités bien plus grandes que celui qui opère à partir de contenus. Moins lié par un quelconque principe de rationalité, c’est lui surtout qui détermine cette dimension ludique du symbolisme rituel sur laquelle certains auteurs ont attiré l’attention (Droogers 1980, pp. 359-367 ; Blanchard 1980, p. 49). Se profilant plus aisément en tous sens, il retravaille ou remodèle en effet tout ce qu’il rencontre (Lévi-Strauss 1962b, p. 88). C’est pourquoi, alors que l’autre processus se caractérisait davantage par son mouvement centripète, nous qualifierons celui-ci de centrifuge, étant bien entendu que les deux mouvements sont présents, et fonction l’un de l’autre, en chacune de leurs opérations9 . Le second mouvement est d’ailleurs responsable de certaines discontinuités qui nous ont frappé sur le plan des contenus. Comparant différentes révélations ayant trait aux mêmes objets ésotériques (4.3.3.j ; 5.3.2.d), nous les avons vu aller chacune son chemin, assimilant à sa manière un objet à l’autre, sans qu’il y ait entre elles beaucoup de convergences.
66C’est à dessein aussi que nous évitons, pour caractériser ce procédé, le terme d’association. Mis en usage par certaines théories psychologiques, le terme relève encore d’une approche positiviste qui, partant du principe de la distinction entre les êtres, s’étonne ensuite qu’on puisse en arriver à les identifier et s’évertue à rendre compte du fait. Tout le débat lancé par « les Bororo sont des arara » (Lévy-Bruhl 1928, pp. 77-78), et relancé par « les jumeaux sont des oiseaux » (Evans-Pritchard 1956, pp. 128-134 ; Lévi-Strauss 1962a, pp. 114-117 ; Firth 1966 ; Hayley 1968 ; Cooper 1975 ; Salmon 1978), n’est qu’un effet de cette aporie. Sans vouloir nous mêler à celui-ci mais rejetant, avec Sperber (1974, pp. 10-14 et passim ; voir aussi Hallpike 1979, p. 143), l’a priori rationaliste qui lui est sous-jacent, nous voudrions souligner, pour ce qui est des Komo, que ces objets ou phénomènes sont avant tout vus les uns à travers les autres, de sorte qu’ils s’éclairent mutuellement ou que, dans la mesure où l’espèce de télescopage qui est ainsi mis en œuvre se fait de manière explicite, ils s’expliquent et se comprennent les uns au moyen des autres. La métaphorisation, et la médiation symbolique qu’elle implique, sont, dans ce cas, bien plus puissantes et plus directes que si elles avaient à passer par des contenus : faisant l’économie de ceux-ci, elles sont, de fait, surtout visuelles (Basso 1976, p. 117).
67Ces constatations qui découlent de l’analyse rejoignent ce que nous révèlent, par ailleurs, certaines données empiriques, à savoir l’importance accordée aux yeux dans la culture komo, et le fait que c’est à eux que toute révélation s’adresse en première instance.
68Le rituel du gandjá peut donc bien être vu comme une relecture ; une relecture intégrative de l’environnement qui est créatrice de la culture, et une relecture de la culture à chacune des célébrations du rituel ; une relecture, en outre, à laquelle certains procédés formels confèrent un dynamisme totalisant, tandis que d’autres, opérant davantage sur des contenus, lui assurent son unité thématique. Il faut se garder, toutefois, de simplifier tant la distinction que le mode de coopération entre ces deux procédés. La distinction, parce que le procédé d’assimilation formelle se rapporte, dans une large mesure, sinon à des contenus, du moins à des significations latentes susceptibles d’être rapportées à la circoncision. C’est le cas, par exemple de presque tous les symboles dont la mise en jeu exprime la rencontre des sexes. La coopération, parce que les objets mêmes sur lesquels portent les deux procédés sont souvent différents. Il ne serait donc pas exact de croire que le premier rassemble des objets tandis que le second confère à l’ensemble, constitué de la sorte, son unité thématique. L’articulation des deux procédés ne se fait pas au niveau de leurs objets ; elle se trouve à un niveau plus profond où le mouvement de relecture totalisante est dynamisé par un mouvement d’intégration orientée de sorte que, quels que soient leurs effets, ceux-ci seront toujours vécus dans une certaine unité10.
6.5. Le rituel, structure et événement
69a) Si le rituel s’est présenté jusqu’ici comme une relecture de la culture, portée par une vision et structurée de manière à mettre en jeu un certain nombre de significations, il va de soi qu’il ne peut être vu comme une relecture passive, ni comme la reproduction statique d’un modèle (Devisch 1979, pp. 80-81). Pourtant il ne suffit pas, pour parvenir à mettre en lumière l’aspect dynamique du rituel, de se demander si l’on a davantage affaire à une structure actualisée de manière créatrice, ou à des créations innovatrices manifestant une tendance à se figer en modèle. Bien que ces deux perspectives soient simultanément vraies, nous croyons que le dynamisme de l’activité rituelle lui vient de ce qu’elle se situe à l’intersection de deux axes, celui du rituel lui-même et celui des personnes, ou, plus précisément, qu’il provient d’une tension constante entre quatre termes situés deux à deux sur chacun de ces axes. Ce sont, d’une part, le modèle rituel et son actualisation, et de l’autre, ceux qui dirigent la célébration des rites et ceux qui, avec leurs attentes, viennent s’y soumettre.
70Partant de ces attentes, nous remarquerons qu’elles trouvent un premier niveau de satisfaction en vertu du principe d’individualisation qui est en jeu dans le rituel. Ce principe joue sur les deux plans distingués dans la section précédente, celui des contenus et celui des expériences formalisées. Sur le premier, il est normal que les symboles retenus du fait qu’ils visualisent des qualités que l’on désire s’approprier, la virilité, la fécondité ou le succès en amour, par exemple, soient appliqués, par métonymisation ou par contact, à chacune des personnes qui viennent se faire traiter au rituel. Les épreuves physiques qui, lors des initiations, fonctionnent en tant que thérapies préventives ne sont d’ailleurs qu’une application inversée du même procédé. Cependant, même les significations métaphorisées qui restent latentes sont soumises à un processus de métonymisation. Ainsi, la rencontre des sexes, mise en forme tant au moyen du mbáú enfoncé dans son trou que de l’aphindia recourbé au-dessus d’un trou, se trouve métonymisée par les rondins, représentant chacun un néophyte et planté par lui au pied du mbáú dans le premier cas, et par le petit sachet de terre que chacun d’eux fixe à l’arbre recourbé dans le second. Dans le rituel, la métaphore s’accomplit, d’une manière ou d’une autre, dans la métonymie, comme on l’a vu (6.2.c, n. 4).
71Alors que cette première façon de rencontrer les attentes des individus s’inscrit encore dans la structure même du rituel, il faut noter que les gens viennent à celui-ci dans le cadre d’une vie toujours changeante dont les contraintes actuelles, limitant la gamme de leurs possibilités, entraîneront également certaines modifications de cette structure. L’école que fréquentent de nombreux jeunes gens ne leur permet plus de passer de longues années en forêt comme autrefois (3.5.2.a) ; elle oblige, de plus, les organisateurs du rituel à concentrer davantage les diverses célébrations durant la période des grandes vacances, et à y traiter un certain nombre de jeunes à la fois. Ne pouvant plus répartir comme ils l’entendent ces célébrations sur toute l’année, il leur est plus difficile aussi de pourvoir à la viande nécessaire pour chaque circoncision (3.1.3.c). De même, il y a parmi les hommes qui veulent se faire introduire à la classe des pères, ou parmi ceux qui assurent les diverses fonctions rituelles, des travailleurs qui ne sont libres de participer aux célébrations que durant la soirée du samedi et la journée du dimanche. À proximité des agglomérations cela nécessite souvent une autre concentration, amenant les organisateurs à fondre en une seule la nuit des femmes et celle des hommes, au détriment des significations opposées que chacune d’elles doit normalement mettre en jeu (3.3.3.d).
72Il y a un troisième niveau, où il importe davantage encore que le rituel rencontre les attentes des gens. La vie changeante n’impose pas seulement ses contraintes physiques qui, se répercutant d’abord sur l’organisation matérielle des rites, n’influencent qu’indirectement les significations mises en jeu ; elle modifie également le système de pensée et la vision du monde des sujets qui arrivent au rituel. Ainsi, pour que le rituel leur permette de revenir aux racines de leur être culturel et de faire le lien entre la tradition dont ils sont issus et qui les porte encore, et le monde actuel dans lequel ils vivent, il faut qu’entre les deux il y ait harmonie, et non discordance. C’est la condition même du maintien du rituel, et le fait qu’il se maintient atteste que, subjectivement ce lien peut encore être fait. La relecture de la culture ne peut donc être étrangère à la culture du moment, mais doit lui être ouverte (par ex., cf. 1980, pp. 93-94).
73D’une certaine manière cette actualisation s’opère spontanément, du fait que les maux concrets pour lesquels les gens viennent se faire traiter, avec les représentations qui les accompagnent, se rattachent à leur situation dans la vie présente. Cependant, comme les rites occupent toujours une place importante dans cette vie, il est plus exact — pour éviter une présentation dualiste des choses — de remarquer que, si les gens y ont recours, c’est qu’ils perçoivent encore les situations concrètes de leur vie actuelle à travers les significations et représentations mises en jeu dans les rites. Et le fait que ceux qui les organisent baignent dans le même ensemble situationnel et perçoivent les choses de manière semblable aura pour conséquence que les significations qu’ils mettent en jeu lors des célébrations, ou du moins la façon dont ils les verbalisent, permettent effectivement aux gens de se situer dans la vie.
74Il faut prendre garde, en effet, de ne pas exagérer la similitude entre la perception des gens et celle des maîtres du rituel. Ces derniers paraissent souvent plus conscients de la relativité du système de significations mis en forme dans leurs rites. Cela les amène à manipuler ces significations et, dans certains cas, à prendre les devants par rapport aux attentes changeantes des gens. Plutôt que les gardiens de la tradition, tels qu’on se les représente souvent, ils se font ainsi, à l’endroit des autres, les gardiens de leur propre fonction (cf. 1980, pp. 100-102).
75C’est donc dans un dialogue entre les sujets culturels et les maîtres du rituel, dialogue qui porte sur la relecture et la manipulation de situations vécues à partir du système de significations mis en œuvre dans les rites, que se fait, pour chacun et dans chaque cas, l’actualisation du rituel en tant que modèle. C’est aussi ce qui fait de chaque célébration un événement unique, les modifications du modèle tendant à s’inscrire, après coup et lorsqu’elles découlent de situations plus générales, dans le modèle lui-même.
76b) On notera cependant que l’événement ne se situe pas plus du côté de l’actualisation que du modèle rituel qui en constitue le pôle opposé, mais bien dans une tension maintenue entre ces deux pôles. C’est sur celle-ci que s’articulent les attentes des gens et que s’instaure leur dialogue avec les organisateurs des rites.
77La manière dont les Komo racontent les histoires nous a permis de saisir à un niveau plus simple cette tension vécue par les gens dans les rites. À l’opposé d’un monde où le savoir acquis ne passionne plus, et où il suffit de manifester qu’on connaît déjà une histoire pour briser l’élan du narrateur, une histoire, dans les cultures dites de l’oralité, ne captive véritablement le public que lorsqu’elle est déjà connue. La narration, à ce moment, se trouve doublée et sous-tendue d’un dialogue muet entre le narrateur et son auditoire, ou entre celui qui reproduit le modèle et ceux qui, à travers lui, se le redisent à eux-mêmes, s’y retrouvent et y retrouvent toutes les significations qu’ils ont élaborées à partir de là (Finnegan 1977, pp. 5-12 ; Pelton 1980, p. 21). Plus dynamique encore, le rituel permet, grâce à son système de relecture corrélative de la culture et des situations vécues, un élargissement des significations avec lesquelles les gens arrivent au rituel, même s’ils les lui ont empruntées, et une manipulation de ces significations en fonction d’elles-mêmes. C’est là encore une raison de son efficacité.
78Ce double aspect de la relecture, impliqué par les rapports entre structure et événement dans les rites, rejoint ainsi la distinction dégagée dans la section précédente entre deux modes de symbolisation, dont celui qui opère à partir de contenus répond davantage aux préoccupations des gens, tandis que celui qui opère de manière formelle assure à l’autre un élargissement aux dimensions de la culture.
79c) Dès lors, dire que le rituel n’a pas de sens, comme le veulent certains (1.e), nous paraît être un non-sens, même si l’on veut souligner par là qu’il ne peut s’expliquer valablement en référence à d’autres domaines de la culture. C’est une forme d’anti-réductionnisme qui risque de conduire à un réductionnisme à rebours. Dans la mesure où aucun rite ne constitue la totalité de la culture, prétendre qu’un rite ne signifie rien d’autre que lui-même peut tout aussi bien impliquer une vision dualiste ou morcelée de la réalité culturelle.
80Un rituel comme celui du gandjá est un condensé fait, dans une certaine optique, du monde déjà symbolisé, et constamment resymbolisé, dans lequel les sujets culturels entrent les uns après les autres. À travers ses célébrations successives, ceux-ci entrent tour à tour de manière active dans ce processus de symbolisation, d’une part en se l’appropriant, et d’autre part, en fondant, unifiant et remodelant en lui toutes leurs expériences, les unes plus directement que les autres. Le sens du rituel consiste dans la mise en forme d’un ensemble de significations qui, tout en s’inscrivant d’emblée dans un système de significations plus large, paraît fonder celui-ci, c’est-à-dire la culture, à partir de l’optique prise et par la métaphorisation qu’implique la mise en forme.
81« C’est bien cela le gandjá », ainsi que l’exprimaient, dans leurs révélations, les vieux maîtres des rites. Il est vrai que nous avons abordé celui-ci à un niveau quelque peu différent de celui où ils se situaient eux-mêmes. Pourtant, si le gandjá est aujourd’hui encore un des lieux privilégiés où se recrée la culture et à partir duquel les gens donnent un sens à leurs expériences, rien ne nous certifie qu’il en sera toujours ainsi. Mis en concurrence déjà avec d’autres systèmes de significations, il s’annonce de plus en plus, et les vieux maîtres sont les premiers à le pressentir, que si le gandjá demeure, comme nous le disions plus haut, il n’est pas éternel. Toutefois, nous ne pouvons nous empêcher, en raison de son extrême richesse sur le plan des significations qu’il met en jeu, et plus encore sur le plan humain, de reprendre, pour terminer, l’invitation par laquelle les maîtres des rites terminaient eux-mêmes leurs révélations : Yéyáni phɔ gandjá ! « Acclamez un peu le gandjá ! »
Notes de bas de page
1 Sur ce dernier, voir notre critique dans Cultures et développement, 8, 1981, pp. 275-276.
2 Ils n’en découvriront la signification que progressivement, et toujours partiellement, dans le courant de leur vie d’adulte (Jamin 1977, p. 106).
3 Ils ne sont pas le seul siège. Les bras (3.1.7.e), le pénis (3.1.3.c) et, d’une manière plus générale, toutes les articulations le sont également. Le manque de souplesse dans ces dernières est un signe manifeste de « fermeture ».
4 On notera que l’orient, l’amont et le haut représentent l’origine de la vie selon le principe de contiguïté, tout comme le font l’occident, l’aval et le bas pour la maladie et la mort, alors que le rouge et le blanc représentent ces notions de manière métaphorique. La discontinuité qui est à la base de ce second processus rend plus maniables aussi les symboles qu’il crée, de sorte que, par l’application de ces symboles, par la mise en rouge, par exemple, des personnes traitées, les notions d’origine ou de renouvellement de la vie se trouvent à nouveau métonymisées, mais cette fois vers les hommes. « Les métaphores », dit Lévi-Strauss (1962b, p. 199), « acquièrent une vocation métonymique et inversement. »
5 Il les retrouve également dans la pensée totémique (1962a, pp. 115-117) et même dans certains comportements ritualisés (1962b, p. 69).
6 Turner (1968, p. 276) et Beattie (1980, p. 36) risquent également de ne pas assez tenir compte de cette dynamique lorsqu’ils affirment que ce rite n’implique qu’un retour au statu quo ante. Le premier cependant est plus nuancé dans une étude ultérieure (1977, pp. 195-197, 202).
7 Thornton attribue pour la même raison un caractère performatif aux invocations des Iraqw (1980, pp. 66-70).
8 Retenus, pour la plupart (6.2.c, n. 4), en raison d’une analogie physique préexistante qu’ils présentent par rapport au signifié symbolique, ces signifiants peuvent être conçus comme se trouvant en rapport de continuité avec celui-ci ou comme relevant davantage d’une opération de type métonymique (Devisch 1977, p. 76).
9 Cette distinction n’est pas à confondre avec celles, plus spéculatives et plus générales, proposées par Ortner (1973, pp. 1339-1343) entre summarizing et elaborating symbols — surtout si, avec Lecron Foster (1980, p. 376), on distingue de surcroît ces derniers sur la base d’une dimension respectivement latente (covert) et patente (overt) — ou par Douglas (1978, pp. 2930) entre symboles condensés et symboles diffus. Cette dernière distinction est, du reste, assez mal définie par son auteur (Honigmann 1976, p. 319).
10 Nous voudrions mentionner encore deux procédés de symbolisation formelle auxquels recourent les Komo, à savoir l’analogie qui s’inverse (5.3.2.a ; 5.5.2.e) et celle qui se mue en échange (3.4.2.a ; 3.5.2.b ; 3.5.3.c). Trop importants pour être passés sous silence, ils trouvent cependant difficilement place dans l’exposé qui précède.
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