Chapitre V. L’influence des groupes mobilisés ou l’importation des préoccupations sociales au Parlement
p. 183-228
Texte intégral
1Parce que l’impôt sur la fortune touche directement, ou par ricochet, différents groupes sociaux et économiques, de nombreuses organisations tentent d’intervenir au sein du champ politique afin d’orienter les prises de position des élus sur cet enjeu. La science politique française et internationale s’est depuis longtemps intéressée à l’action de ces organisations qui tentent de peser sur l’action politique en défendant les intérêts de différents groupes sociaux ou professionnels. Michel Offerlé définit les groupes d’intérêt comme « des (re)groupements de représentation, durables ou ponctuels, que leurs porte-parole font agir pour promouvoir, à titre principal ou accessoire, la défense d’intérêts sociaux, de quelque nature que ce soit1 ». Cette définition, en insistant sur la variété d’intérêts défendables, nous semble pertinente et permet d’inclure aussi bien des groupes professionnels, des syndicats, que des associations défendant les intérêts de groupes dominés. Ainsi appréhendés, ces groupes d’intérêt opèrent donc également un travail d’importation et d’adaptation de préoccupations sociales, professionnelles et fiscales formulées par des acteurs mobilisés auprès d’élus et de leurs entourages.
2Du fait de situations nationales opposées, ce travail de lobbying s’opère sous certains angles de manières différentes dans les deux pays. L’éventualité d’un retour de l’impôt sur la fortune en Allemagne a eu pour conséquence de stimuler la mobilisation de différents groupes – en faveur et contre cet impôt –, alors que celui-ci n’était qu’une simple proposition de campagne des partis de gauche. Dans ce pays, les mobilisations autour de l’ISF se sont à la fois déroulées au Bundestag et en dehors des principales arènes politiques fédérales. C’est ici un véritable mécanisme de coproduction d’un dispositif fiscal en matière d’ISF en collaboration avec des organisations mobilisées qui s’est opéré, puis de contre-mobilisation lorsque le sujet a été inscrit dans les programmes des partis de gauche. Cet engagement doit être étudié en détail car les parlementaires ont été, pour certains, au contact de ces mobilisations. Les groupes d’intérêt ayant pris position sur les enjeux liés à l’ISF sont relativement similaires dans les deux pays, puisqu’on retrouve dans les deux contextes des organisations patronales, des syndicats, des associations et des cercles de réflexion. C’est surtout leur degré d’investissement sur cet enjeu qui diffère, en particulier en fonction du contexte électoral. Durant les années 2010, ces groupes ont été particulièrement actifs en Allemagne, dans un contexte où la question d’un retour de l’ISF stimulait à la fois ses défenseurs et ses opposants.
3Comme le souligne le collaborateur d’élu du groupe Les Verts Pierre Januel, « le lobbying au Parlement ne vient qu’en bout de chaîne. La cible principale d’un bon lobbyiste n’est pas un député, mais plutôt un haut fonctionnaire ou un membre de cabinet ministériel2 ». Effectivement, lorsque nous avions demandé un entretien, par téléphone, au représentant du MEDEF à l’Assemblée nationale, celui-ci, surpris, nous avait indiqué – sans doute pour repousser la demande – que « les choses ne se [passaient] pas à l’Assemblée (nationale) mais au gouvernement » et que c’est « là qu’il [fallait] aller voir ». Le fait que le Parlement, du fait d’une position dominée au sein des systèmes politiques français et allemands, soit un espace de mobilisation secondaire pour ces groupes est logique. Mais cela ne signifie pas pour autant que rien ne s’y passe, loin de là. Le nombre de groupes d’intérêt inscrit au Bundestag et à l’Assemblée nationale montre d’ailleurs que ceux-ci ne délaissent pas ces espaces. Dans les deux pays, les représentants d’intérêt doivent s’inscrire sur un registre officiel et public permettant aux citoyens de disposer d’informations sur les groupes ayant accès aux arènes parlementaires. En Allemagne, ce sont 2 262 groupes qui sont inscrits au registre des groupes d’intérêt du Bundestag en 2016. En comparaison, ils ne sont que 302 au registre de l’Assemblée nationale au même moment, ce qui peut être vu comme un indicateur de la plus forte mobilisation des groupes d’intérêt en Allemagne.
Les groupes d’intérêt mobilisés pour et contre le retour de l’impôt sur la fortune dans les deux pays
4Les groupes d’intérêt mobilisés dans les deux pays sont nombreux, ce qui montre que l’enjeu est réel pour de multiples secteurs professionnels ou associations de défense de droits. En France, les groupes s’engageant sur ce sujet sont principalement des organisations patronales. Comme l’explique un administrateur de la commission des finances du Sénat en entretien, ce sont souvent « les directeurs des services fiscaux du MEDEF ou de l’AFEP [Association française des entreprises privées] » qui entrent en contact avec les élus sur ce sujet. Mais d’autres acteurs interviennent également, comme l’explique un administrateur de l’Assemblée nationale :
« Bon, en groupes d’intérêt… Alors ce n’est pas vraiment des groupes d’intérêt, il y a aussi des fondations, etc., qui pour l’intérêt de la France vous envoient des lettres assez régulièrement là-dessus […] Disons plutôt que l’ISF fait plutôt partie des sujets abordés régulièrement, ben aussi bien les milieux patronaux que… oui c’est essentiellement eux… ou alors… telle ou telle personnalité… le milieu notarial… le Cercle des fiscalistes. Bertrand Monassier [un célèbre notaire parisien travaillant auprès de grandes fortunes, auditionné en commission des finances lors de la réforme de 2011], je sais qu’il vient voir de temps en temps [voir le président de la commission], enfin bon… Lui c’est des sujets parce que ses clients en fait… lui il est très : “Attention, là y a beaucoup plus de gens qui viennent me voir, pour se transférer sur la Suisse, sur machin”, enfin bon voilà, c’est à la fois un lobby mais c’est aussi un observateur. »
5De multiples organisations interviennent donc directement au Parlement sur cet enjeu en France. On remarquera qu’il s’agit généralement d’acteurs ayant une image défavorable de cet impôt et, comme l’explique en entretien une collaboratrice d’élu PS, « en gros, on ressent quand même que l’impact du lobby le plus fort, c’est le lobby des grands groupes », opposés à l’ISF.
6En Allemagne, la situation diffère car, en 2013 et 2017, les programmes des partis de gauche contribuent à mettre sur le pied de guerre un nombre conséquent de groupements professionnels ou associatifs, à la fois en faveur et contre cet impôt. Au cœur de la campagne électorale de 2013, huit puissants groupes d’intérêt représentant huit secteurs clés de l’économie allemande rédigent un communiqué commun long de quatre pages, intitulé « Impôt / taxe sur la fortune : un danger pour les sites de production allemands »3, visant à affirmer leur opposition à la réintroduction d’un ISF (tableau 8).
Tableau 8 – Principaux grands groupes mobilisés contre la réintroduction de l’impôt sur la fortune en Allemagne, durant la campagne électorale de 2013
Nom de l’organisation | Nombre de membres |
Association fédérale de l’industrie allemande | Représente 40 organisations professionnelles du domaine de l’industrie |
Les chambres de commerce et d’industrie allemandes | Représente 79 chambres d’industrie |
Association fédérale des groupes d’employeurs allemands | Représente 64 organisations des domaines de l’entreprise et de l’industrie |
Association des artisans allemands | Représente 53 chambres des métiers et 45 fédérations professionnelles |
Association fédérale des banques allemandes | Représente 200 banques et 11 associations bancaires |
Association des compagnies d’assurance allemandes | Représente 460 compagnies d’assurance |
Association fédérale du commerce de gros, extérieur et des services | Représente 20 associations régionales et 48 branches professionnelles dans le secteur des services et du commerce international |
Association allemande du commerce | Représente 400 000 entreprises de commerce de détail |
Autre groupe majeur mobilisé | |
Les entreprises familiales (Die Familienunternehmer)4 | Représente 5 000 entreprises familiales (comptant plus de 10 salariés et 1 million d’euros de CA) |
7Ces huit associations professionnelles mobilisent cinq arguments principaux : le risque que ferait poser cet impôt sur les entreprises et les emplois ; l’affaiblissement de la compétitivité allemande du fait d’une baisse de l’innovation et de l’investissement ; le fardeau bureaucratique que représente cet impôt ; ses limites constitutionnelles et le fait que les Länder n’ont pas un problème de recettes mais de dépenses. Du fait de leur poids économique, la simple déclaration de leur opposition à cet impôt produit de puissants effets sur de nombreux élus, y compris de gauche.
8Du côté des défenseurs de l’impôt sur la fortune, on ne peut pas mettre en avant ces ressources économiques du reste extrêmement valorisées au sein du champ politique. À l’argument économique, les groupes engagés pour la défense de l’ISF opposent donc l’argument démocratique, électoral et moral. À l’inverse des huit groupes cités précédemment, auxquels s’ajoute Die Familienunternehmer, le collectif Umfairteilen (« Pour partager équitablement ») est une jeune association qui ne dispose pas des réseaux requis au Bundestag pour peser directement au sein de l’institution parlementaire. C’est donc principalement la Confédération allemande des syndicats (DGB), en déléguant la tâche au syndicat Ver.di – un syndicat allemand du secteur des services comptant 2 millions d’adhérents –, qui s’occupera de la défense de l’impôt auprès d’élus, en relation avec Umfairteilen. La DGB est une confédération syndicale, proche du SPD, qui compte huit syndicats membres, cumulant plus de 6 millions de membres. Ces syndicats représentent les travailleurs de secteurs variés : tels que celui de l’énergie et des mines de charbon, de la police, de l’agro-alimentaire et de l’hôtellerie, de l’éducation et des sciences, de la construction, de l’environnement et de l’agriculture, des chemins de fer, de la métallurgie et des services. En novembre 2011, la confédération publie un document officiel intitulé « Impôt ou taxe sur la fortune ? Les deux ! »5. Cet engagement de puissants syndicats explique également pourquoi le SPD se prononce officiellement pour cet impôt. On peut en effet supposer que les liens historiques entre le parti et les syndicats6 poussent le Parti social-démocrate à prendre la roue de ces organisations sur cet enjeu, quand bien même l’élite du parti y semble peu favorable.
9En Allemagne, ce sont donc bien des groupes de deux types différents qui s’opposent : des syndicats en faveur de l’ISF et des confédérations professionnelles contre son retour. Dans les luttes liées à l’impôt sur la fortune, ce sont principalement les secondes qui vont se montrer les plus efficaces auprès des élus, en mobilisant un vaste éventail de moyens, quand les défenseurs de l’ISF vont principalement se limiter à des manifestations publiques. Afin de défendre leur position, ces différents acteurs vont d’abord chercher à obtenir des rendez-vous auprès des députés.
Les rendez-vous comme moyen d’affirmation des alliances
10Pour les différents groupes tentant d’agir sur l’impôt sur la fortune, les interactions en tête à tête avec les élus représentent une opportunité de défendre leur position en espérant sensibiliser les parlementaires à leurs arguments. En Allemagne, ces rendez-vous sont très nombreux. Un collaborateur d’un député Die Grünen explique ainsi que son employeur, s’il le souhaitait, pourrait rencontrer un représentant de groupe bancaire ou entrepreneurial par jour. Du fait d’un nombre important de sollicitations, ces entretiens ne sont cependant pas toujours faciles à obtenir et les groupes qui parviennent à approcher les élus sont généralement ceux qui réussissent à se présenter, à différents points de vue, comme incontournables en matière d’action publique fiscale.
11Il est communément admis au sein de la littérature scientifique et du monde social que, dans le cadre des relations entre élus et groupes d’intérêt, ce sont les seconds qui sollicitent les premiers. On peut penser que c’est effectivement le cas puisque les entretiens dans les deux pays font systématiquement ressortir l’idée d’un très fort mouvement univoque du groupe d’intérêt vers l’élu. Pourtant, au cours de nos observations au Bundestag, nous avons été surpris de constater que l’élu prenait parfois les devants et contactait de son propre chef certains groupes. Le choix de ces groupes ne doit évidemment rien au hasard (observation 1).
Observation 1 – Les représentants d’intérêt et les élus : une relation gagnant-gagnant
Lors de mon troisième jour d’observation, je suis invité à assister au premier rendez-vous entre Michael P. et le représentant d’un groupe défendant les intérêts des entreprises familiales allemandes. La réunion a lieu dans la cafétéria du Reichstag, au même endroit où j’ai effectué mon premier entretien avec l’élu, quelques semaines plus tôt. Le principal collaborateur est également présent. La réunion est informelle. À part moi, personne ne prend de notes. La réunion débute par un exposé du lobbyiste sur les difficultés rencontrées par les entreprises allemandes. Michael P lui répond : « Ces sujets me parlent. Je suis moi-même encore actif comme fiscaliste. Je sais ce que traversent les entreprises du Mittelstand. » Les deux hommes sont sur la même longueur d’onde, les premières minutes ont permis de souligner des points de vue convergents. Comme je m’y attendais, c’est le représentant d’intérêt qui mène la discussion en monopolisant la parole les deux tiers du temps. Régulièrement il débute ses phrases par : « Je ne sais pas si vous le savez mais il y a un projet de loi, une discussion, sur ce sujet. » À chaque fois le député et son collaborateur reconnaissent, un peu désarçonnés, qu’ils n’en savaient rien. Au bout d’une dizaine de minutes, l’échange suivant va définitivement sceller la future collaboration entre les deux hommes :
« Député : Ce que je dois encore apprendre, c’est dans quelle mesure l’exécutif prend le dessus sur le législatif, parce qu’ici on est les derniers à être au courant. Donc si vous avez des infos sur ce qui se passe, ça m’intéresse.
Représentant : J’ai des infos, des réseaux, donc vous pouvez me contacter.
Député : Parce qu’au Landtag [assemblée parlementaire au sein des Länder allemands], ça ne se passait pas comme ça. Ici on arrive en fin de processus et on nous donne deux semaines pour lire tout ça. […] Dans les six premiers mois, j’ai besoin d’infos, de savoir à qui parler, de connaître les gens. »
Sentant que le nouveau député est un peu perdu au sein du fonctionnement complexe du Bundestag, le représentant d’intérêt met alors en avant les multiples ressources dont il dispose : « Notre organisation est composée d’experts thématiques avec lesquels je peux vous mettre en contact. On peut aussi régler ces questions par mail ou téléphone. Je vais vous envoyer l’organigramme, des documents sur ces sujets. Si j’en envoie trop, vous me le dites. » À deux reprises, il sort également des documents sur une loi en passe d’être débattue en commission et dont le député et son équipe ne disposent pas. « Je vais vous les envoyer », dit-il alors. Le député et son collaborateur semblent à la fois convaincus par leur interlocuteur et embarrassés de paraître aussi peu informés. À ma grande surprise, Michael P. n’hésite pas à exprimer ostensiblement un rapport de dépendance à l’égard des ressources dont dispose son interlocuteur. Il faut dire que l’organisation du représentant d’intérêt bénéficie de relais au sein du ministère des Finances (et donc d’informations), institution avec laquelle Michael P. n’entretient aucun rapport.
L’entretien se termine au bout d’une heure. Les deux hommes semblent satisfaits de ce premier contact. L’élu conclut la discussion en disant : « L’important, c’est qu’on garde le contact, qu’il y ait des inputs. La porte est ouverte. Ça doit être une situation de win-win. » Le représentant d’intérêt acquiesce et nous quitte pour un autre rendez-vous avec un autre député. Nous rentrons au bureau. Sur le chemin du retour, Michael P. m’explique qu’il considère une telle collaboration de travail comme une « relation de travail » et comme un moyen « de comprendre en accéléré les subtilités politiques qui [lui] échappent en étant cantonné au Bundestag ». Aucune demande formelle de la part du lobbyiste n’a été formulée. J’apprendrais le soir même que c’est le bureau du député qui a contacté ce représentant d’intérêt afin de fixer un rendez-vous.
[Journal de terrain, jeudi 13 mars 2014.]
12La scène montre que les groupes d’intérêt peuvent être considérés comme des coproducteurs de l’action publique fiscale, mais également que les élus n’éprouvent aucun problème à initier et à affirmer le lien de connivence qui perdurera entre les deux acteurs. L’aide de diverses organisations est ainsi clairement et activement recherchée, en ce qu’elles disposent de ressources bien plus importantes que celles d’un élu et, souvent, de son parti. Le rapport de domination pouvant exister au profit de l’élu – il reste celui qui agit directement sur la loi – peut même aller jusqu’à s’inverser, si ce dernier se trouve dans une situation de demande politique (observation 2).
Observation 2 – Un rendez-vous raté avec un représentant d’intérêt
Un mercredi après-midi, vers 14 h, un collaborateur m’informe que nous allons rejoindre au Reichstag le député pour assister à un premier rendez-vous exploratoire avec le représentant d’intérêt d’un grand groupe financier. Lorsque nous arrivons sur place, le couloir est vide. Nous observons les passants en essayant de distinguer les badges orange qui identifient les représentants d’intérêt. Au bout de quinze minutes de retard, le député commence à s’impatienter. Il demande à Jonas G. d’appeler le bureau du groupe d’intérêt (il ne souhaite pas appeler directement le représentant). L’attente est longue, le député fait les cent pas, s’enfonce dans un canapé et pianote nerveusement sur son téléphone. J’ai alors l’impression qu’il va entrer dans une colère noire. Je m’imagine que si ce représentant finit par arriver il aura droit à un accueil glacial. Je me dis également qu’il est étonnant qu’il se permette de faire patienter un parlementaire mais que c’est certainement un signe de son importance. Au bout d’une demi-heure, Jonas G. parvient à avoir la secrétaire du représentant. Elle lui explique que ce dernier a été mal informé de la date du rendez-vous et qu’il faudra donc repousser la rencontre. Jonas G. n’a pas l’air de croire à l’excuse. Nous faisons donc demi-tour vers le bureau du député. À mi-chemin, je demande à ce dernier si le représentant « s’est grillé ». Michael P. sourit : « Non, non, bien sûr que non. On a besoin de lui, de ses infos, on ne va pas perdre un interlocuteur important pour un rendez-vous raté. » Un second rendez-vous sera fixé pour le mois suivant.
[Journal de terrain, jeudi 20 mars 2014.]
13L’observation illustre la situation de dépendance pouvant caractériser la relation qu’entretiennent certains élus – surtout ceux disposant de peu de ressources politiques personnelles ou partisanes – avec des groupes d’intérêt. Cette relation se base en effet sur des échanges réguliers et assumés.
Des opportunités d’échanges, de don et de contre-don
14Les interactions entre élus et représentants d’intérêt sont clairement assumées dans les deux pays. Ces rencontres donnent lieu à des échanges de services censés profiter aux deux parties : informations pour l’élu contre audition en commission pour le représentant d’intérêt, ou encore aide sur un rapport contre amendement ou question au gouvernement. Ces relations peuvent donc être étudiées sous l’angle du don et du contre-don7. Les observations et les entretiens réalisés au Bundestag montrent que les rencontres entre élus et représentants d’intérêt s’apparent à une forme de cérémoniel, l’instigateur (l’une ou l’autre des parties) ne procédant à aucun don au cours de ce premier temps, destiné à établir les bases du contrat implicite qui les liera (observation 1). Une fois l’alliance entérinée, les échanges peuvent devenir beaucoup plus concrets (observation 3).
Observation 3 – L’intégration du groupe d’intérêt au sein de l’entourage du député
Les rapports avec les représentants d’intérêt vont parfois beaucoup plus loin que la relation « gagnant-gagnant » précédemment décrite. Lors de ma deuxième semaine d’observation, je prends part à un rendez-vous avec le député, son collaborateur et le représentant d’un groupe défendant les intérêts de banques d’investissement, spécialisées en corporate finance. L’entretien se déroule de manière quasi similaire à la rencontre précédemment décrite, si ce n’est que cette fois le lobbyiste semble vouloir être rassuré sur l’orientation des futures réformes bancaires à venir : « La réforme sera neutre ou politiquement engagée [sous-entendu à gauche] ? – Non, le SPD sera sage sur ce sujet, il n’y a pas trop de soucis à se faire, le contrat de coalition est assez clair sur ce point », répond Michael P. Surtout, les deux hommes mettent en place un projet visant à intégrer pour une durée totale de six semaines deux membres de l’organisation du lobbyiste8 comme stagiaires (pour trois semaines chacun) au sein de l’équipe du député, afin d’assurer la situation de « win-win » entre l’élu et le groupe d’intérêt. « On comprendra mieux comment vous travaillez et de notre côté on pourra vous faire passer plus rapidement les infos qui nous viennent des ministères », explique le lobbyiste. Le député n’y voit aucun inconvénient et semble emballé par le projet. Je constate alors à quel point les intermédiaires de l’action publique peuvent être omniprésents dans le travail au quotidien de l’élu au point d’être considérés par ce dernier comme des « partenaires indispensables ».
[Journal de terrain, jeudi 20 mars 2014.]
15Ces opérations de dons et de contre-dons entre parlementaires et représentants d’intérêt ont également pour effet d’écarter d’autres groupes qui luttent pour accéder à l’élu. De très nombreuses organisations défendant les intérêts de groupes marginalisés ne parviennent pas à prendre part à ces opérations – car n’étant même pas reçus par les élus. Lors de nos observations, jamais l’élu ne recevra les représentants de groupes dominés ou de syndicats. La situation précédemment décrite ne signifie pas pour autant que tous les représentants d’intérêt reçus par les parlementaires se voient remettre un contre-don. Toute rencontre ne se termine pas sur une alliance, loin de là, et il arrive que les dons des groupes d’intérêt – soutiens électoraux, informations, arguments, expertise, etc. – ne s’accompagnent d’aucune réponse lorsque ces dons ne semblent pas assez pertinents ou intéressants aux yeux des élus. À ce lobbying en « face à face » s’ajoute celui s’opérant sous une forme écrite, par le biais de lettres.
Les multiples usages du courrier
16Le moyen le plus simple d’obtenir ces entrevues est d’envoyer aux élus et à leurs équipes des courriers. Ceux-ci permettent de prendre contact, mais également d’entamer le travail de persuasion. Emiliano Grossman et Sabine Saurugger soulignent que « les lettres envoyées aux élus de sa circonscription ou les appels téléphoniques sont un moyen régulièrement utilisé dans le “grassroot lobbying” (“lobbying d’en bas”) aux États-Unis, mais sont peu utilisés dans la plupart des pays d’Europe9 ». Ce n’est clairement pas le cas ici puisque, lors de la campagne électorale de 2013, le groupe d’intérêt Die Familienunternehmer – Arbeitsgemeinschaft Selbständiger Unternehmer (FU-ASU) se lance dans une vaste entreprise de diffusion de ses arguments contre le retour de l’ISF en inondant de lettres différents acteurs, en vue de les convaincre des méfaits qui ne manqueraient pas de l’accompagner. Le tableau ci-dessous, obtenu à la suite d’un entretien avec le responsable de la campagne du groupe, illustre l’incroyable mobilisation de FU-ASU aux quatre coins du pays (tableau 9).
Tableau 9 – Bilan des courriers envoyés à l’échelle du pays par le groupe FU-ASU (2013)
Destinataires | Contacts / nombre de lettres |
Candidats Bundestag (directs et liste) | 1 426 |
Rédacteurs en chef (journaux régionaux) | 1 400 |
Églises (évangélistes et catholique romain) | 49 |
Communes (chefs de groupe, maires, bourgmestres, conseillers régionaux) | Environ 4 850 |
Lettres ouvertes (presse régionale) | Environ 15 |
Organisations culturelles | 11 571 |
Clubs et associations sportives | 5 725 |
17À ces chiffres s’ajoutent, comme l’écrit le responsable de la campagne sur le document fourni, un nombre non précisé de lettres de la part d’entreprises membres à des journaux régionaux. Sans compter ces courriers, l’organisation a donc envoyé durant sa campagne un total de 25 036 lettres afin de marquer son opposition au projet des partis de gauche et de persuader les élus, y compris par l’intermédiaire d’autres acteurs. Afin de renforcer leurs chances de voir l’ISF rejeté, les groupes d’intérêt allemands se mobilisent donc auprès de parlementaires durant la période de campagne électorale. Ces députés n’ont pourtant pas d’influence directe à ce moment-là sur la proposition de leur parti, puisque l’ISF a déjà été inscrit dans le programme général des partis de gauche. La stratégie du groupe d’intérêt est plus subtile. Tout en contactant ceux qui sont déjà convaincus (les élus CDU/CSU et FDP), l’organisation va se concentrer sur ceux qui restent à convaincre, c’est-à-dire les élus SPD, Die Grünen et même Die Linke. Deux modèles de lettres sont rédigés, le premier pour le SPD et les écologistes (figure 17, nous traduisons), le second pour les élus d’extrême gauche. Les deux lettres sont quasi identiques, l’organisation prenant simplement le soin de féliciter les sociaux-démocrates et les Grünen pour leur action en faveur du pays et des entreprises au cours des dix dernières années, ce qu’elle ne fait pas pour Die Linke.
Figure 17 – Lettre d’opposition à l’ISF envoyée par le groupe FU-ASU aux députés SPD (2013)

18Dans cette première lettre envoyée par FU-ASU, on constate que le groupe utilise plusieurs stratégies. D’abord en utilisant le mode de la flatterie, le SPD y étant jugé responsable, en partie, de la bonne santé économique du pays ; puis, en clôture de la missive, de façon plus surprenante et quelque peu désinvolte, en paraissant partager le secret de polichinelle qui tend à réserver cette mesure au domaine des promesses de campagne. Le président du groupe se permet sans doute cet écart car, comme nous l’avait expliqué en entretien un haut responsable de l’organisation, le groupe a eu l’assurance, de la part de membres du « top 3 » du SPD, que le parti ne réintroduirait pas l’ISF. Enfin et surtout, le groupe adapte son argumentaire en ciblant un groupe social historiquement défendu par le SPD – les salariés –, en pointant les effets jugés nocifs de l’ISF sur ce groupe et sur le financement de la sécurité sociale. En critiquant l’ISF sans mobiliser les enjeux symboliques par la question de la solidarité fiscale et nationale, le groupe d’intérêt inscrit son argumentaire dans une perspective purement économique, plaçant cette dimension au sommet des préoccupations politiques et des autres enjeux envisageables (sociaux, symboliques, moraux, territoriaux, etc.). Le ton de la lettre est engagé et demande explicitement à chaque député de s’engager contre son propre parti afin d’abandonner la proposition de réintroduction de l’ISF.
19De plus, en contactant plus d’un millier de candidats à la députation, l’organisation cherche à faire en sorte que ceux-ci ne fassent pas campagne sur ce thème, qu’ils fassent remonter à leurs dirigeants leur opposition à cette proposition de campagne, et qu’une fois élus ils ne s’engagent pas sur ce sujet. Ces lettres ne s’accompagnent d’aucune demande d’entretien, l’organisation semblant faire le pari (généralement gagnant) que les députés SPD ne feront pas campagne sur ce thème.
La pluralité des acteurs ciblés
20En complément des parlementaires, le groupe FU-ASU a ciblé les communes, les organisations culturelles et les associations sportives du pays. Cette stratégie n’est pas étonnante puisque, selon la Constitution allemande, les recettes de l’impôt sur la fortune sont reversées aux Länder. Il y a donc tout intérêt pour l’organisation à montrer que, en dépit d’une source de recette complémentaire, l’ISF produira des effets censés être négatifs sur le tissu économique des régions, en espérant que les élus locaux et les membres d’associations feront remonter à leurs candidats et/ou à leurs députés leur opposition à un retour de cet impôt. C’est ce que montrent en particulier les courriers envoyés aux organisations culturelles et sportives. Ces organisations occupent une place centrale dans la stratégie de FU-ASU car elles constituent le tissu social du pays à l’échelon local.
Les associations culturelles et les clubs de sport
21Les lettres types envoyées à ces organisations obéissent à une triple logique :
- Souligner les liens (et la dépendance) des clubs de sport ou des associations culturelles avec les entreprises (par le biais du mécénat ou du sponsoring) ;
- Souligner les dangers de l’ISF sur les entreprises familiales et, par extension, sur ces organisations ;
- Demander aux membres de ces associations et à leurs proches de manifester leur opposition à l’ISF face aux candidats (figure 18, nous traduisons).
Figure 18 – Lettre type adressée par le groupe FU-ASU aux clubs de sport (ou aux associations culturelles)

22Ces lettres – celles pour les organisations culturelles sont quasi identiques si ce n’est qu’au lieu de citer les sportifs de haut niveau comme groupe privilégié, le groupe cite les collectionneurs d’art – oscillent donc entre soutien, défense de l’action des entreprises en faveur de ces organisations et menaces à peine voilées d’un désengagement financier en cas de réintroduction de l’ISF. Surtout, les lettres se terminent par une invitation à mobiliser leurs réseaux afin de peser sur les prises de position des élus durant la campagne. FU-ASU cherche par là à accentuer la pression sur les candidats et les futurs élus, en mobilisant des agents issus de champs différents ayant tous un lien, plus ou moins perceptible, avec le champ politique et la question de l’ISF.
23Cette stratégie est également mobilisée dans les lettres destinées aux Églises. Dès les premières lignes, le président de FU-ASU tisse sa toile en dépeignant la relation de dépendance existant entre celles-ci et l’ISF car, « si cela ne se voit pas au premier abord, cet impôt peut avoir un effet négatif sur les Églises ». Dans un pays où existe un impôt religieux, l’organisation avance l’argument selon lequel la réintroduction d’un ISF conduirait à une diminution des recettes de cet impôt : « La délocalisation de grandes entreprises pourrait menacer les emplois. Ainsi, les recettes de l’impôt sur le revenu et donc de l’impôt religieux prélevé en lien avec l’impôt sur le revenu diminueraient inévitablement. » Afin de profiter de l’influence des Églises, le groupe invite les responsables religieux « à se prononcer contre l’impôt sur la fortune ».
24Cette stratégie du ruissellement, visant à profiter des réseaux des différents acteurs contactés, atteint son sommet lorsque le groupe sollicite les rédactions de nombreux médias, afin d’atteindre leur audience à travers elles.
Toucher les médias pour élargir son auditoire
25Emiliano Grossman et Sabine Saurugger soulignent que « le passage par les médias, la mobilisation et tout autre moyen de pression “visible” servent à mobiliser et/ou à convaincre des citoyens potentiellement proches du groupe d’intérêt10 », mais ils ne disent rien de comment ce rapprochement entre groupes d’intérêt et médias s’opère. À notre connaissance, l’action des groupes d’intérêt à destination des médias a été peu étudiée. Notre étude montre que les groupes allemands élaborent des stratégies visant à rallier des rédactions à leur cause. La lettre traduite ci-dessous illustre l’approche adoptée par l’organisation représentant les entreprises familiales (figure 19, nous traduisons).
Figure 19 – Lettre adressée par le groupe FU-ASU aux rédactions : « Le projet d’impôt sur la fortune du SPD et des Grünen nous menace tous »

26Cette mobilisation dans le champ médiatique n’est pas sans effet puisque plusieurs journaux vont prendre position contre l’impôt sur la fortune. C’est par exemple le cas de l’hebdomadaire Wirtschaftswoche, un magazine hebdomadaire économique tiré à environ 150 000 exemplaires, visant un lectorat de managers et de chefs d’entreprise, qui sous la plume de son correspondant au Bundestag parle d’un « projet fiscal dangereux du SPD ». Plus généralement, il semble que les principaux journaux n’aient pas relayé la proposition des partis de gauche sous un angle particulièrement favorable et, bien qu’on ne puisse pas attribuer cette situation à la seule mobilisation d’un groupe d’intérêt, on peut supposer que la mobilisation conjointe de multiples groupes opposés à cet impôt a pu produire des effets.
La présence médiatique et l’élaboration des sondages
27En période de campagne électorale, on ne sera donc pas étonné de voir les groupes d’intérêt investir massivement le champ médiatique afin de marquer leur (op)position à l’égard de l’ISF. Sur cet enjeu, la différence de moyens est colossale entre les organisations qui militent contre un retour de l’impôt et celles qui le défendent. Pour les secondes, l’intervention au sein du champ médiatique se limite principalement à la rédaction de communiqués de presse. C’est ce que font par exemple le DGB et ATTAC-Allemagne [Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne], mais force est de constater que, ici aussi, la lutte entre partisans et opposants à l’ISF prend les allures d’un combat totalement déséquilibré.
28Bien consciente du poids des médias dans l’élaboration et/ou le cadrage des problèmes publics11, le groupe FU-ASU va commander à une entreprise de « monitoring et d’analyse médiatique » une étude de sa présence dans la presse sur une période de quatre mois (du 7 juin au 30 septembre 2013). L’étude vise également à montrer comment sont appréhendées les questions relatives à l’ISF dans les médias. Cette étude, qui n’est pas publique mais qui nous a été communiquée par un dirigeant de l’organisation, doit être utilisée avec précaution car la méthodologie employée n’est pas précisée. Pour autant, l’enquête donne à la fois un aperçu de la présence médiatique de l’organisation dans le champ journalistique et dit quelque chose de l’engagement des médias sur cet enjeu. En quatre mois, 14 445 articles citant cet enjeu sont relevés à l’échelle du pays, dans tous les médias. En centrant l’analyse sur les keymedias12, soit les plus gros tirages nationaux, ce nombre baisse à 932 articles. Le groupe FU-ASU est cité 42 fois dans ces articles, soit 4,51 % de l’ensemble des références. Surtout, les statistiques montrent que ces 932 articles sont principalement opposés à cet impôt durant les deux premiers mois (20 % pour, 25 % neutres, 55 % contre en juin 2013), puis partagés durant les deux derniers mois (39 % pour, 22 % neutres, 39 % contre). De façon plus précise encore, sur les 55 articles portant principalement sur cet enjeu dans les keymedias, près de 70 % des articles sont opposés aux projets de la gauche allemande. Enfin, toujours sur ces 55 articles, qui sont certainement les plus importants puisque focalisés sur ce débat, le groupe est cité dans 27 % d’entre eux, ce qui montre que l’intense campagne menée par FU-ASU porte en partie ses fruits en matière de visibilité au sein du champ journalistique. Par leurs contacts répétés avec les rédactions et, partant, par leur présence médiatique, les groupes d’intérêt peuvent être considérés comme des coproducteurs de l’actualité politique, tant ils essaient d’infléchir sur la mise à l’agenda politique et médiatique des problèmes publics, et sur leur cadrage. Cette situation est commune aux deux pays, si l’on pense par exemple aux propos du MEDEF sur l’ISF relayés dans les médias. Mais le surinvestissement médiatique de l’impôt sur la fortune est lui bien spécifique au cas allemand, dans un contexte particulier de campagne électorale.
29Par ailleurs, dans ce cadre où les sondages d’opinion jouent un rôle central et attisent l’attention des candidats au Bundestag, le groupe FU-ASU réalise une enquête parmi ses membres afin de renforcer sa légitimité à parler au nom des chefs d’entreprise contre le retour de l’impôt sur la fortune. Le sondage, dont la méthodologie n’est pas précisée et dont la représentativité des chefs d’entreprise est loin d’être assurée, s’appuie sur les réponses de 784 membres de l’organisation. Cinq questions sont posées afin de souligner les dangers supposés d’un retour de l’ISF :
- « À partir de quel taux d’imposition total diriez-vous que votre entreprise est en danger, vous conduisant, le cas échéant, à prendre certaines mesures (vente, dépôt de bilan, etc.) ?
- [Craignez-vous] que les clients renoncent à des commandes en cas d’augmentation de l’imposition ?
- Les projets d’augmentations d’impôts ont-ils actuellement (c’est-à-dire avant l’élection fédérale) un effet sur l’investissement dans votre entreprise ?
- Une augmentation supplémentaire de l’imposition de 20 points diminuerait votre capacité d’investissement de combien de pour cent ?
- Dans quels domaines diminueriez-vous vraisemblablement vos investissements ? »
30La tournure des questions posées13 permet clairement la construction d’un discours alarmiste sur les projets fiscaux des partis de gauche. À la première question, 76 % des répondants estiment qu’entre 40 et 60 % d’imposition cumulée – c’est-à-dire les deux propositions de réponses les plus basses – aurait un effet critique sur leur entreprise. À la deuxième question, 57 % des sondés répondent qu’une hausse d’impôt aurait un effet sur leurs commandes. À la troisième question, 37 % répondent que les projets des partis de gauche ont déjà une influence sur leurs investissements et, en cumulant les réponses, un chef d’entreprise sur deux répond à la quatrième question qu’une augmentation de 20 points de leur imposition diminuerait leur investissement de 21 à 60 %. Enfin, la réponse à la dernière question est certainement celle qui peut – volontairement – le plus inquiéter les candidats et futurs élus puisque 78 % des interrogés citent l’emploi comme premier secteur qui souffrirait de la baisse des investissements. En complément, l’organisation commande un sondage à l’institut Forsa et en diffuse les résultats sur son site Web. La formulation exacte des questions proposées n’apparaît pas toujours très clairement, mais on peut formuler l’hypothèse que celles-ci invitent les personnes interrogées à mettre en doute la proposition des partis de gauche puisque, dans leur grande majorité, les réponses données mettent en lumière les doutes des Allemands sur les effets d’un ISF sur eux-mêmes et leur conviction quant au caractère néfaste de ces mêmes effets sur les entreprises du Mittelstand. Pour autant, le lobbying par l’écrit ne peut suffire à convaincre les députés de la pertinence des arguments avancés. Ces organisations cherchent alors à rencontrer en tête-à-tête les députés lors de dîners.
Les dîners comme espaces d’affirmation des soutiens
31Le métier d’élu s’opère en de multiples espaces, sur les bancs de l’Assemblée ou de la commission, au bureau de sa permanence, sur les routes de la circonscription14 et, très souvent, autour d’une bonne table, entre autres avec des groupes d’intérêt. Les dîners entre parlementaires et acteurs extérieurs sont très fréquents. Les deux pays ne présentent pas de différences particulières sur ce point. On distinguera ici les dîners informels, fréquents, qui se limitent à des rencontres en tête-à-tête entre l’élu et un ou deux représentants d’intérêt, et les « dîners des parlementaires », organisés par un groupe et qui s’apparentent plus à des événements organisés autour d’un dîner. Dans les deux cas, ces moments ont vocation à rapprocher élus et groupes sectoriels et à sensibiliser ou à convaincre les parlementaires sur différents sujets, l’ISF ne faisant pas exception.
32Les dîners informels semblent être fréquents mais sont presque impossibles à observer directement. Lors de nos observations au Bundestag, notre élu ne disposait pas encore d’un réseau suffisamment étendu pour être invité à la table de représentants de façon régulière. En Allemagne, nous avions seulement pu assister, par la grâce d’un concours de circonstances, à la fin d’un repas entre une élue FDP et un représentant d’intérêt. Cette observation participante a permis de constater la proximité entre les deux acteurs (observation 4).
Observation 4 – Débat autour d’une table
En Allemagne, la députée FDP Sylvia Canel m’accorde un entretien. D’habitude les élus me donnent rendez-vous dans leurs bureaux, mais, cette fois-ci, on m’a demandé de retrouver la parlementaire au restaurant du Bundestag. Une collaboratrice vient me chercher pour m’amener à sa table. Je vois que la députée est attablée avec un homme dont le badge de couleur indique qu’il s’agit d’un représentant d’intérêt. Elle se lève, me salue et me guide vers une autre table où se déroule l’entretien. À la fin de celui-ci, l’élue me demande si je souhaite m’asseoir à sa table avec son convive pour parler de la France. J’accepte, un peu intrigué. Je suis présenté par la députée à celui qui s’avère être le représentant d’un groupe d’intérêt de notaires. Durant une heure, je subis le « french-bashing » de mes interlocuteurs, essayant comme je le peux de nuancer leurs propos quand ceux-ci me semblent inexacts. La députée semble parfaitement connaître le lobbyiste, le coupant régulièrement en lui disant : « mais monsieur Völker, vous savez bien que… », ce dernier lui répondant par exemple : « madame Canel, je vous l’ai déjà dit… » Tous deux ont l’air de très bien se connaître et d’échanger régulièrement. À la fin du repas, la députée nous raccompagne vers la sortie. Elle me salue en premier puis se tourne vers le représentant : « Nous nous reverrons le mois prochain. » L’homme saute dans un taxi en me saluant.
[Journal de terrain, vendredi 13 juin 2014.]
33En France, ces repas existent également. Une collaboratrice d’élue PS rencontrée en entretien explique : « Moi, ce que je ressens, c’est qu’il y a des relations. Mais c’est plutôt du haut niveau en plus, les députés qui vont aller à des déjeuners, voilà avec Guillaume Pepy [président de la SNCF], ils vont aller à des déjeuners avec machin. » Lors d’un entretien avec un député socialiste, celui-ci nous expliquait avoir récemment travaillé en étroite collaboration sur le thème de l’immobilier. Le député ne cache pas prolonger ces échanges autour d’une bonne table, tout en refusant les suggestions trop luxueuses du représentant d’intérêt :
« Mais moi je suis… par exemple sur les questions de logement. Je vois beaucoup les promoteurs, etc., mais il peut m’arriver de dire… J’ai soutenu par exemple un truc. C’est un truc… (Longue hésitation.) C’est une pratique qui vise à distinguer ce qu’on appelle la nue-propriété de l’usufruit […]. C’est très intéressant. Et je trouve que c’est un truc qui est intelligent. Il se trouve que c’est porté par une société, un type qui est venu me voir, on a discuté avec lui, etc. Ça peut créer des logements. Bon, j’ai présenté un certain nombre d’amendements, j’en ai discuté avec lui, qui ont été adoptés, je n’ai pas eu le sentiment, à n’importe quel moment, d’être stipendié… donc je l’ai fait en parfaite clarté, je n’ai pas de… Il m’a invité à bouffer, (en riant) il m’a même invité à bouffer, il voulait que j’aille bouffer au…
– Au Bourbon, à côté là ?
– Non non ! Attendez ! Au “Grand”, chez le mec-là qui est rue Reynaud. C’est 500 euros, 300 euros le truc. Je lui ai dit : “Écoutez, je suis désolé, je vais vous donner un autre restau parce que je n’ai pas le droit, moi, les cadeaux, c’est 150 euros.” Enfin bon, c’est très bien aussi, chez Auguste ! Enfin voilà. Je fais attention en même temps, et ma démarche… voilà, moi je ne me sens pas… voilà, je pense que c’est plus compliqué que ça. Vous ne pouvez pas réduire les prises de position d’un député ou d’un homme politique simplement à des relations d’intérêt. Même de son propre intérêt ! C’est plus complexe que ça… »
34L’extrait d’entretien illustre le fait que l’interaction entre élu et représentant d’intérêt est une relation professionnelle qui implique des efforts conjoints afin de voir la collaboration réussir. Les représentants d’intérêt engagent donc de multiples ressources afin de garantir la pérennité de cette relation, ce qui pose encore la question des conditions d’accès aux élus de groupes qui ne peuvent pas engager les mêmes moyens.
35Par ailleurs, les groupes d’intérêt, surtout les plus puissants d’entre eux, organisent également des réceptions (banquets, petits déjeuners, repas, etc.), permettant de réunir en un même lieu un nombre important de parlementaires afin de les sensibiliser à la cause du groupe. Sur son site Web, le groupe Die Familienunternehmer propose à ses membres des « soirées parlementaires, uniquement sur invitation ». Celles-ci sont présentées comme des espaces où « des entreprises familiales se rassemblent dans une ambiance détendue afin de faire part de leurs exigences à des membres du Parlement ou du gouvernement fédéral ». Lors de nos observations au Bundestag, nous avions pu assister à l’une de ces réceptions, organisée par un autre groupe d’intérêt (observation 5).
Observation 5 – Standing ovation contre l’impôt sur la fortune lors d’un repas parlementaire
Avant dernier soir au sein de l’équipe du député. Nous sommes tous conviés au repas parlementaire organisé par un groupe d’intérêt représentant des banques d’investissement en capital. La soirée se déroule au sein du bâtiment berlinois d’un important Land allemand. À l’image des ambassades étrangères, les Länder allemands disposent également d’un bâtiment à Berlin dans les quartiers de Mitte et Tiergarten (non loin du quartier du gouvernement). Ces représentations régionales à Berlin permettent de promouvoir le Land, mais également d’organiser des événements ou de loger les élus de passage dans la capitale. Nous partons vers 17 h 30 en voiture du bureau. En arrivant nous retirons nos badges (le mien indique « Martin Baloge. Bundestag ») et déposons au sous-sol nos manteaux. Dès que nous remontons, un représentant d’intérêt se jette sur le principal collaborateur de l’élu. Ils discutent du travail au Bundestag. Je regarde autour de moi, pour l’instant environ soixante personnes sont présentes. Pratiquement que des hommes, tous en costume. Le secrétaire d’État aux Finances chargé des relations avec le Parlement est là, ce qui montre l’importance politique du groupe d’intérêt. En regardant les badges, j’observe qui sont les invités. Des représentants d’intérêt, des fonctionnaires (principalement des ministères des Finances et de l’Économie), des députés (une dizaine environ), des collaborateurs, des membres de l’organisation du groupe d’intérêt. Sur ces badges c’est le règne de l’acronyme (MdB, BDI, BDA, BVK15, principalement des confédérations professionnelles, toutes opposées à l’impôt sur la fortune). Tout le monde semble se connaître, je ne vois personne rester seul. Un collaborateur me dit qu’il connaît environ la moitié des gens présents (il n’est pourtant là que depuis deux mois). Après quelques instants, nous sommes priés de rejoindre la salle de réception : c’est le moment des discours. Dans la salle, six longues tables d’une quinzaine de mètres ont été disposées, recouvertes de nappes aux couleurs du Land qui reçoit. Tous les deux mètres des paniers remplis de bretzels permettent aux convives de grignoter. Et, entre les tables, circulent des serveurs qui distribuent de grandes chopes de bière. Le président du groupe d’intérêt qui organise la soirée prend la parole. Il présente les invités de marque, le secrétaire d’État qui se fait acclamer et le ministre de l’Économie du Land où se déroule la soirée, qui se lève, se fait applaudir et se rassoit. Le président du groupe d’intérêt (bancaire) continue en expliquant que la crise de 2008 était une crise immobilière et non pas bancaire. Applaudissements nourris. Puis le secrétaire d’État est invité à la tribune. Il remercie chaleureusement le groupe d’intérêt pour son invitation puis débute son discours. En dix minutes, il va expliquer ce que le gouvernement a déjà fait et compte faire en matière d’investissement en capital. Il est très applaudi. Son discours est ciblé sur les activités représentées par le groupe d’intérêt, ce n’est absolument pas un discours de politique générale, il est clairement là pour rassurer ou s’assurer le soutien du secteur. Quand le président du groupe reprend la parole, il se tourne vers le secrétaire d’État et lui dit : « Avec vous, nous sommes entre de bonnes mains. » Applaudissements dans la salle. Puis il explique qu’il se satisfait que la CDU et le SPD (il ne cite pas les autres partis) soient « attentifs et compréhensifs aux besoins des branches ». Nouvelle salve d’applaudissements dans la salle.
C’est au tour du ministre SPD de l’Économie du Land de prendre la parole. Son discours est également rassurant, plus centré sur l’échelon régional et sur l’importance de la branche dans son Land. Mais surtout, après avoir souligné la vitalité de l’économie régionale et les leçons à tirer de la campagne électorale passée, il termine son discours en disant : « Des erreurs ont pu être faites, comme introduire l’impôt sur la fortune, et des erreurs ne doivent pas être refaites, comme réintroduire l’impôt sur la fortune ! » Tonnerre d’applaudissements dans la salle. En face de moi, un fonctionnaire du ministère des Finances exulte : « Tout à fait ! Il faut le dire ! » Devant cette scène, trois choses provoquent mon étonnement :
1. Le thème de la soirée ne portait pas sur les questions fiscales, donc la conclusion du discours par l’ISF était inattendue ;
2. Nous nous situons seulement deux mois après la campagne pendant laquelle le SPD a défendu un retour à l’ISF et déjà un haut responsable se positionne de manière semi-publique contre cet impôt ;
3. Le fait que cette prise de position se fasse lors d’un dîner organisé par un groupe d’intérêt donne l’impression d’une forme de collusion ou au moins d’entre-soi où la dimension électoraliste et clivante de l’ISF s’efface derrière le ralliement aux intérêts économiques du groupe d’intérêt.
Après cette intervention remarquée, c’est au tour de la vice-présidente du groupe de prendre la parole. C’est la seule pour le moment à faire un appel du pied aux élus présents dans la salle. Faisant part de son expérience, elle explique : « Souvent quand je rencontre les gens aux ministères de l’Économie ou des Finances je me rends compte que nous avons encore une mauvaise image. Je souhaiterais que cela change. » Elle invite ensuite un modérateur, journaliste à la ZDF16 à venir animer le débat de soirée entre un banquier en investissement, un chef d’entreprise ayant bénéficié d’un financement par investissement, le président du groupe d’intérêt et le ministre de l’Économie du Land (le secrétaire d’État est parti avec un panier de produits régionaux). La discussion est globalement peu intéressante et consiste principalement en une forme de promotion des activités de la branche censée assurer le fonctionnement des entreprises du Mittelstand en Allemagne. À un moment cependant, le banquier demande directement au ministre « si le politique dans son ensemble ne peut pas améliorer sa vision des banques et faciliter la dimension bureaucratique et fiscale du traitement de cette branche ». Le ministre répond en assurant que le gouvernement y veille.
Finalement le cycle d’interventions se termine et nous sommes invités à profiter du buffet. Des spécialités du Land sont servies. La bière à la pression coule à flots et des serveurs s’assurent que les invités aient toujours à boire. Les visages deviennent plus rouges, les gens commencent à parler de plus en plus fort. C’est le moment où débute véritablement la phase de réseautage. « Ici ce n’est que ça », me dit le collaborateur de Michael P. Immédiatement, des petits groupes de 4-5 lobbyistes se forment, parfois autour d’un élu. Les cartes de visite s’échangent, soit après le « bonsoir » de salutation, soit à la fin de la rapide entrevue. Jonas G. (le principal collaborateur) en recueillera une douzaine dans la soirée. Comme lors des entretiens auxquels j’ai assisté, les lobbyistes ne font jamais ou très peu de demandes. Tout est très amical, informel, on rigole beaucoup, on partage des anecdotes, on se moque, on échange des informations, mais on ne demande rien, si ce n’est de se revoir au besoin, en glissant la carte de visite à son interlocuteur. Je reste jusqu’à une heure du matin. Il ne reste que des lobbyistes passablement éméchés, guillerets. Un des collaborateurs du député restera une heure de plus. Tous les élus sont partis depuis un moment déjà, ils délèguent à leur collaborateur les prises de contact avec les représentants d’intérêt.
[Journal de terrain, jeudi 20 mars 2014.]
36En France, ce type de repas semble également fréquent. Guillaume Courty et Julie Gervais soulignent que les groupes d’intérêt qu’ils étudient organisent des petits déjeuners, des déjeuners et des dîners17. À titre d’exemple, à la suite de notre entretien avec le sénateur Michel Canevet (UDI, responsable de collectivités), celui-ci été invité à se rendre en soirée à un dîner organisé par Air France, afin de discuter « de la place de la France dans l’industrie aéronautique européenne ». Ces dîners qui visent également à montrer aux élus les ressources du groupe d’intérêt contribuent au rapprochement social et politique entre élus et représentants.
37Si les groupes mobilisés cherchent à convaincre directement les élus lors de rendez-vous, individuels ou collectifs, ces organisations se lancent également dans des campagnes de plus grande envergure afin de renforcer leur message auprès des députés. C’est le cas du groupe Die Familienunternehmer en 2013.
Quand les groupes d’intérêt font campagne pour ou contre l’impôt sur la fortune
38Un mois avant l’élection fédérale qui doit décider de la composition du Bundestag – et donc d’une majorité susceptible de réintroduire l’ISF –, FU-ASU s’engage dans la dernière phase de sa campagne contre l’ISF en mobilisant des moyens spectaculaires. Cette campagne est, du point de vue français, totalement surprenante puisque l’organisation investit des sommes colossales pour s’opposer à une simple promesse de campagne, ce qui montre que l’enjeu économique et politique est loin d’être marginal.
39La feuille de route du groupe d’intérêt montre bien que FU-ASU essaie d’occuper de nombreux espaces et, en particulier, le champ médiatique (tableau 10).
Tableau 10 – Résumé des actions de communication du groupe FU-ASU un mois avant l’élection (2013)
Campagne contre l’impôt sur la fortune | |
Rendez-vous médiatique à l’échelle fédérale | Frankfurter Allgemeine Zeitung, Der Tagesspiegel, Rheinische Post, Handelsblatt, Bild am Sonntag, Focus |
Campagne d’affichage | Bavière, Bade-Wurtemberg, Rhénanie-Palatinat, Hesse, Münsterland |
Publicité par les taxis | Hambourg, Dortmund, Munich, Dresde |
Sondage organisé par l’institut Forsa | Journal du week-end du 31/08-01/09 (Bild am Sonntag) : envoyer [le sondage] pour le débat télévisé du 01/09 à la CDU et FDP, ainsi qu’à l’animatrice Maybrit Illner |
Tribune culturelle | Rubrique culturelle interrégionale (Süddeutsche Zeitung ou Frankfurter Allgemeine Zeitung) |
Tribune sportive | Rubrique sportive interrégionale |
Réseaux sociaux et Internet | Trois films vidéo pour diffusion sur Internet |
Manifestation | Rhin-Main, Basse-Saxe, Dortmund, Hamm, Brême et éventuellement le sud du Bade |
Courrier des lecteurs | |
Intervention radiophonique | Communication avec des chefs d’entreprise prévue |
40On constate que le groupe cherche à être présent sur l’ensemble du pays, en couvrant un maximum de champs et en mobilisant de multiples moyens.
Des mobilisations collectives de grande ampleur
41Afin de peser sur les parlementaires, les différents groupes engagés sur les questions d’impôt sur la fortune vont d’abord utiliser des modes d’action particulièrement visibles afin d’occuper l’espace public18. On peut alors parler de « lobbying externe », comme le suggèrent Emiliano Grossman et Sabine Saurugger19. Les différents types de manifestations organisés montrent que l’enjeu représente une question très importante au sein du champ politique et que les moyens engagés diffèrent fortement en fonction des différentes organisations.
Les manifestations à l’initiative des groupes d’intérêt
42Après avoir ciblé le Bundestag et les ministères dans un premier temps, le groupe FU-ASU tente de gagner la bataille de l’impôt sur la fortune dans l’espace public, offrant un exemple éclairant de mobilisation contre un impôt. Le groupe va ainsi lancer une opération de communication en achetant l’espace publicitaire de six cents taxis à Berlin sur lesquels est inscrit : « L’ISF affaiblit l’Allemagne, moins d’investissement, moins de travail » (figure 20). Des dizaines de taxis sont également loués à Düsseldorf et Hambourg. À Berlin, où la campagne bat son plein dans le quartier du gouvernement, le groupe déploie également une immense bâche sur laquelle est indiquée : « Nos entreprises – la richesse de l’Allemagne. L’ISF coupe le souffle aux entreprises. Moins de recherche, moins d’investissement, moins de travail. Vous avez le choix ! » Toujours pour occuper le terrain de la mobilisation contre l’ISF, le groupe Die Familienunternehmer s’engage également sur Internet en mettant à disposition des chefs d’entreprise un simulateur d’impôt sur la fortune afin d’en prouver la nocivité attendue et en publiant cinq vidéos de quelques minutes destinées à illustrer par des montages et des animations les méfaits de cet impôt. Autrement dit, le groupe occupe absolument tous les espaces possibles et sa mobilisation est massive pour lutter contre le projet.
Figure 20 – L’utilisation de l’espace publicitaire par le groupe FU-ASU pour lutter contre le retour de l’ISF (Berlin, 2013)

Source : Site Web du groupe FU-ASU (https://www.familienunternehmer.eu/).
43Face à cette mobilisation d’un groupe représentant les intérêts patronaux, des syndicats et des associations s’investissent également. À l’appel de différents syndicats, dont Ver.di, à se rassembler lors d’une journée de coordination nationale, des collectifs comme Umfairteilen ou Solidarité du Peuple, qui revendique 220 000 membres, descendent dans les rues et ce sont ainsi 40 000 personnes qui manifestent leur soutien à la réforme, dans près de quarante villes du pays. À Berlin, environ 12 000 personnes défilent pour le retour de l’ISF, derrière une bannière « Imposer la richesse ».
44Que constate-t-on ici ? D’abord que, dans un contexte électoral propice aux mobilisations collectives, ces différentes organisations parviennent à mobiliser des ressources de deux types : financières dans le cas des organisations patronales ou collectives pour les associations. Ensuite, le fait que l’impôt sur la fortune ne soit pas inscrit dans le futur contrat de coalition et qu’il soit officieusement critiqué par de nombreux élus SPD et Die Grünen montre que les groupes d’intérêt patronal sont les organisations qui parviennent à peser le plus clairement sur le personnel politique. Ces mobilisations n’existent évidemment pas en France, où d’autres types d’événements sont toutefois observables, à l’Assemblée nationale.
Les congrès, colloques et rencontres
45Preuve de l’importance prise par les luttes contre l’impôt sur la fortune dans les deux pays, différents groupes organisent des congrès et/ou des colloques sur ce thème afin d’influencer les prises de position des parlementaires. Ces rencontres font intervenir des personnalités similaires : élus, universitaires, chefs d’entreprise, représentants du monde syndical ou associatif, économistes et/ou membres d’organisations non gouvernementales.
46En France, c’est principalement Contribuables Associés, une association luttant « contre l’oppression fiscale », qui organise ces rencontres. Ses « Rendez-vous parlementaires du contribuable » sont relativement fréquents puisque, entre 2002 et 2015, quarante-cinq rencontres ont été organisées, avec d’importantes variations en fonction de la majorité au pouvoir (figure 21).
Figure 21 – Nombre de « Rendez-vous parlementaires du contribuable » organisés par Contribuables Associés à l’Assemblée nationale (2002-2015)

47Le graphique montre bien que l’activité « du lobby des contribuables », tel que le groupe se présente, après une première année de mise en place (2002), trouve un rythme de croisière sous les différentes majorités de droite avant de s’effondrer au moment de l’élection de François Hollande en 2012 et 2013, sans doute sous l’effet d’un contexte politique moins favorable, puis de reprendre une activité plus soutenue en 2014, confirmée en 2015. Cette évolution montre que l’activité du groupe d’intérêt semble s’intensifier lorsqu’il se trouve en présence d’une majorité susceptible de relayer ses attentes, c’est-à-dire principalement sous des gouvernements de droite. Le recensement du nombre de députés et de leurs collaborateurs montre que ces rencontres, sous les majorités de droite, rencontrent un réel succès, puisqu’à plusieurs reprises c’est près d’un député sur six, de droite, jamais de gauche, qui assiste à ces événements (figure 22).
Figure 22 – Nombre d’élus et de collaborateurs d’élu présents lors des réunions du groupe Contribuables Associés (2003-2015)

Source : Comptes rendus des réunions mis en ligne par le groupe (https://www.touscontribuables.org/les-combats-de-contribuables-associes/elus/rendez-vous-parlementaires/page-1).
48Ces rencontres sont systématiquement présidées par un député. À leur occasion, l’association remet également des pétitions et des propositions de loi que les députés déposent par la suite à l’Assemblée nationale.
Les rencontres parlementaires de Contribuables Associés
Ces rencontres se déroulent généralement de la même manière : un mot de bienvenue et de remerciement du porte-parole de CA (Contribuables Associés), puis quatre ou cinq interventions d’acteurs politiques, d’universitaires, de chefs d’entreprise, d’experts allant tous dans le sens du groupe. Lorsqu’un « débat » est organisé, celui-ci ne compte pas d’intervenant défendant la position contraire de CA. Dans le cas des deux rencontres ayant eu pour sujet l’ISF, les intervenants étaient :
• En 2005 : Pierre-Christophe Baguet, député UMP des Hauts-de-Seine ; Jean-Philippe Feldman, agrégé des facultés de droit, professeur d’université ; Éric Pichet, directeur de l’Institut de management du patrimoine et de l’immobilier ; Valérie Constancin, présidente de l’Association de défense des habitants de l’île de Ré ; Michael Zenner, ministre [sic] des Affaires économiques et européennes à l’ambassade d’Allemagne à Paris ; Jean-Michel Fourgous, député UMP des Yvelines ; Richard Cazenave, député UMP de l’Isère.
• En 2011 : Jean-Michel Fourgous, député UMP des Yvelines ; Jean-Philippe Delsol, avocat fiscaliste et administrateur délégué de l’Institut de recherches économiques et fiscales ; Jean Perrin, président de l’UNPI (Union nationale de la propriété immobilière) ; Bernard Zimmern, économiste, chef d’entreprise, fondateur de l’iFRAP (Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques), un cercle de réflexion libéral créé en 1985 ; Alain Mathieu, président de Contribuables Associés.
Le profil des intervenants nous renseigne sur la légitimité et le sens du message qu’entend faire passer CA face aux députés présents. Les élus vont ainsi faire remonter les doléances et politiser les enjeux liés à l’ISF, les fiscalistes et juristes attaquer l’impôt sur son principe et sa constitutionnalité, la présidente de l’Association des habitants de l’île de Ré va servir d’exemple pour symboliser les effets extrêmes de l’impôt, les experts vont apporter des chiffres censés illustrer les méfaits de l’impôt, l’intervenant allemand apportera la touche comparative, centrée sur l’inconstitutionnalité de l’ISF en Allemagne, afin de servir de modèle de référence. La succession de témoignages à charge a vocation à convaincre les élus présents des effets contre-productifs de l’ISF et leur donner des arguments en faveur de sa suppression qu’ils pourront réutiliser à l’Assemblée nationale ou en circonscription.
Comme le dit le porte-parole de CA en ouverture de la rencontre de 2005 :
« Il est assez exceptionnel que nous prenions comme sujet un impôt en particulier, puisque nous disons régulièrement qu’il est inutile de baisser un impôt pour en augmenter un autre. […] J’espère que l’on pourra vous en persuader puisque nous comptons sur vous pour faire évoluer les choses dans le sens d’une réforme, voire plutôt d’une suppression que nous appelons de nos vœux20. »
Les députés intervenants se montrent sensibles à ces sollicitations puisque Pierre-Christophe Baguet (UMP) termine son intervention en disant : « Je voulais remercier Contribuables Associés d’aider le Parlement à progresser dans sa réflexion et à nous de prendre nos responsabilités21. » Durant ces rencontres les représentants de CA cherchent également à rassurer les craintes des députés en cas de suppression de l’ISF. Conscient des appréhensions quant aux conséquences électorales d’une suppression de l’ISF, le président de CA, Alain Mathieu, tente de relativiser l’opposition de l’opinion publique et met en avant la timidité injustifiée des élus :
« Il faut également savoir qu’un certain nombre de députés socialistes se sont déclarés favorables à cette suppression de l’ISF : il y a eu M. Valls, M. Peillon, et même le créateur de l’ISF, M. Rocard. Dans le dernier livre qu’il signe avec M. Juppé, il signale qu’il est d’accord pour la suppression de l’ISF. Les sondages sur ce sujet montrent que 24 % seulement des Français sont favorables au maintien de l’ISF. J’avoue que, dans ces conditions, on ne comprend pas très bien la position d’un certain nombre de députés de la majorité (heureusement pas tous, comme nous le démontrent notamment MM. Carré et Fourgous) qui ne sont pas d’accord. Mais pourquoi vouloir remplacer l’ISF, pourquoi ne pas vouloir le supprimer totalement ? Je sais la raison que l’on donne : nous allons avoir des élections législatives dans un an, les socialistes vont dire qu’on a fait un cadeau aux riches et l’on va perdre ces élections22 ! »
L’éventualité de la défaite électorale recoupe l’argument souvent employé à droite pour justifier ou critiquer l’immobilisme de certains élus. Sa reprise par Contribuables Associés montre bien que les effets de contexte (ici électoral) doivent obligatoirement être pris en compte pour comprendre, dans certains cas, l’action (ou l’inaction) publique fiscale. Face aux craintes des députés et leur peur de se voir sanctionner lors des prochaines élections, le président de CA propose alors non pas un amendement ou une proposition de loi – que la majorité n’oserait de toute façon pas voter –, mais carrément une révision de la Constitution, afin de court-circuiter la responsabilité du Parlement et du gouvernement dans la décision de supprimer l’ISF :
« La meilleure solution, dans une situation semblable, serait de se demander : “Mais qu’en pensent les Français ?” Il faut redonner la parole au peuple. Pourquoi ne pas lui poser la question par référendum ? Malheureusement, en France, les référendums sont proposés par le président de la République : c’est lui qui doit faire la demande au peuple. S’il fait cette demande, on sait que c’est toujours un plébiscite, mais, dans les conditions actuelles, on n’est pas sûr que le plébiscite soit favorable à la suppression de l’ISF. Il y a moyen de faire en sorte que les référendums servent à quelque chose, ne soient plus des plébiscites, et qu’il puisse y avoir une véritable initiative populaire : la démocratie directe. C’est ce qui se passe dans un grand nombre de pays et cela fonctionne. Cela fonctionne même si bien que, lorsqu’il y a des questions comme “Êtes-vous prêt à faire payer les riches ?”, dans de nombreux cas, le peuple, contrairement aux élus, répond ne pas vouloir que les riches paient davantage. […] Certains députés – qui sans doute ne sont pas ici – croient que le peuple est favorable à ce que les riches paient, ce qui est faux. Si l’on donne la parole au peuple, nous aurons une solution à ce problème. C’est pour cette raison, messieurs les députés, que nous vous demandons de bien vouloir signer la proposition parlementaire de loi qui vous sera proposée dans quelque temps et qui met en place un véritable référendum d’initiative populaire en France : il n’existe pas, il n’est pas près d’exister pour l’instant et ce sera un changement dans la Constitution. Ce ne sera pas rien, mais cela représentera une solution pour résoudre ce genre de problème où la démagogie remplace la réflexion. Je vous remercie23. »
La proposition de CA ne sera pas adoptée, ni défendue durant les débats relatifs à l’ISF, par les députés UMP durant la XIIIe législature. Une telle mesure est trop iconoclaste pour faire l’objet d’une défense à l’Assemblée nationale. L’épisode montre que la capacité de création des propositions des groupes d’intérêt est relativement restreinte sur cette question et doit se limiter à des dispositifs « classiques » (suppression, taux, assiette).
49Ces réunions existent également en Allemagne et les élus y assistent très fréquemment, y compris en dehors du Parlement. L’importance et l’influence de ces événements varient très fortement en fonction du groupe à l’origine de la réunion (observation 6).
Observation 6 – Observation croisée : le congrès de Die Familienunternehmer versus l’apéritif de Umfairteilen
À la suite de mon entretien avec deux responsables du groupe Die Familienunternehmer, je suis invité par l’organisation au congrès annuel qui porte sur le marché du travail. Le thème est alors au cœur de l’actualité puisque la grande coalition a décidé d’inscrire dans son contrat de coalition un salaire minimal. Deux semaines plus tard, après mon entretien avec un responsable du syndicat Ver.di, j’apprends qu’a lieu une rencontre organisée par l’association Umfairteilen afin de faire le bilan de la campagne pour la réintroduction de l’ISF en Allemagne. Je contacte donc les organisateurs et demande si je peux assister à leur événement. Leur réponse est positive. L’observation croisée des deux événements est particulièrement riche en enseignements et montre l’écart abyssal entre les moyens du groupe représentant les entreprises familiales et l’association luttant pour le retour de l’ISF. Les deux événements sont comparables car ils représentent chacun un des temps forts annuels de chaque organisation et mobilisent donc un grand nombre d’acteurs.
Pour son congrès, Die Familienunternehmer a fait les choses en grand. Le groupe a réservé l’atrium de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, un des principaux quotidiens du pays, dans un des beaux quartiers de Berlin, et a invité plusieurs intervenants prestigieux : Peter Hartz (le père des réformes portant son nom), l’actuel ministre du Travail et des Affaires sociales, plusieurs députés de premier rang, des chefs d’entreprise. Du côté d’Umfairteilen, la rencontre a lieu dans les locaux de l’Association des amis de la nature, dans un quartier excentré de Berlin, et aucun invité de marque ne semble présent. Même le responsable de Ver.di que j’ai rencontré n’a pas fait le déplacement.
Du côté des invités de FU-ASU, la liste des présents distribuée à chaque participant permet d’identifier le public ciblé. On compte donc : 20 députés ; 10 collaborateurs d’élu ; 23 chefs d’entreprise ; 21 indépendants ; 2 journalistes ; 5 chercheurs (dont moi) ; 11 représentants d’intérêt ; 4 personnes dont la profession n’est pas indiquée.
Du côté d’Umfairteilen, aucun élu n’a fait le déplacement. Le public – personne ne porte de badge – semble principalement composé de militants écologistes et d’associations environnementales. Ici les tenues décontractées, les cheveux longs et les barbes fournies font contraste avec le costume obligatoire porté par tous les participants du congrès de Die Familienunternehmer. Chez les défenseurs de l’ISF, j’ai plus l’impression d’assister à un vernissage – un artiste présente des photographies – qu’à une réunion politique. En quittant les lieux, je me dis que ce groupe n’avait aucune chance face aux moyens colossaux déployés par Die Familienunternehmer dans leur lutte pour la réinstauration d’un impôt sur la fortune.
[Journal de terrain, jeudi 5 juin 2014.]
50Dans le prolongement de ses actions de mobilisation, Die Familienunternehmer organise en 2013 un congrès contre l’ISF, durant lequel interviennent des personnalités de premier rang des principaux partis allemands. Seule Die Linke ne semble pas invitée (ou n’a pas répondu à l’invitation). Angela Merkel (CDU/CSU), Frank-Walter Steinmeier (SPD, ancien candidat en 2009 et président du groupe parlementaire), Jürgen Trittin (Die Grünen, candidat en 2009 et 2013) et Rainer Brüderle (FDP, candidat en 2013) viennent faire part de leur position sur la question. Les candidats de gauche formulent un discours assez timoré et rassurant sur leur projet d’impôt sur la fortune tandis que les deux candidats de droite sont logiquement acclamés pour leurs critiques de l’ISF. Ces discours ne sont pas seulement formulés par des agents politiques. Quatre universitaires de la Schumpeter School of Business and Economics font également une présentation commune dont les conclusions vont évidemment dans le sens du groupe d’intérêt.
51Finalement, ces réunions sont importantes pour les groupes d’intérêt car elles contribuent à faire paraître ces acteurs comme des coproducteurs de l’action publique. Elles sont l’occasion de partager quelques mots, d’obtenir des informations sur un dispositif à venir, de glisser une demande de rendez-vous, de (re)présenter son secteur d’activité, de vérifier la position de chacun sur un sujet spécifique. En se croisant très fréquemment, ces différents acteurs participent au renforcement d’un petit monde où chaque agent est interdépendant de l’autre. Nous avions nous-mêmes pu constater, lors de nos observations à Berlin, que le principal collaborateur du député que nous suivions côtoyait ainsi plus d’une dizaine de représentants d’intérêt presque tous les quinze jours, au gré de différents événements. Dans un champ où les réseaux occupent une place centrale, ce type d’événement est indispensable pour faire perdurer la collaboration entre élus et représentants d’intérêt engagés sur le thème de l’impôt sur la fortune. Si le capital social occupe une place centrale dans leur capacité à agir au sein du champ politique, les différentes organisations engagées dans des luttes autour de l’ISF doivent également investir le champ symbolique pour peser sur l’action publique.
Des luttes par le symbole et l’image
52Les symboles permettent à ces groupes de s’assurer des soutiens extérieurs au champ politique et en particulier de groupes a priori non concernés par l’ISF. Ces symboles sont puissants car ils cherchent à agencer l’ordre social en s’appuyant sur la dimension universelle et normalisée des intérêts entrepreneuriaux. Pierre Bourdieu souligne que
« la violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle24 ».
Les groupes d’intérêt (mais également certains élus) opposés à l’impôt sur la fortune cherchent en effet à faire accepter par des individus dominés économiquement et symboliquement que l’ordre social profitant aux dominants doit rester inchangé. Pour ce faire Die Familienunternehmer publie par exemple des affiches reprenant l’argument des théories du ruissellement (figures 23a-b).
Figure 23a – Affiche du groupe FU-ASU contre la réintroduction de l’ISF

« L’impôt sur la fortune se trompe de cible. »
En sous-titre : « Nos entreprises – le patrimoine de l’Allemagne. »
Figure 23b – Affiche du groupe FU-ASU contre la réintroduction de l’ISF

« L’impôt sur la fortune nous touche tous. »
La brique rose symbolise le patrimoine des entreprises, tandis que les autres représentent un domaine d’action de celles-ci : recherche et développement, places en apprentissage, engagement social, investissement, emploi.
53Dans le camp des défenseurs de l’ISF, l’association Umfairteilen utilise également ce moyen de diffusion de leurs idées en insistant sur les clivages qui opposent riches et pauvres, en employant principalement le registre de la critique (figures 24a-c).
Figure 24a – Affiche du groupe Umfairteilen en faveur de la réintroduction de l’ISF

Les trois affiches titrent : « Imposer la richesse. »
Dans tous les cas, le symbole mis en avant est celui d’une division du monde social entre riches et groupes dominés (retraités, classes moyennes, pauvres).
Figure 24b – Affiche du groupe Umfairteilen en faveur de la réintroduction de l’ISF

Une vieille dame pousse difficilement un déambulateur pendant qu’une dame du même âge la double en Rolls-Royce.
Figure 24c – Affiche du groupe Umfairteilen en faveur de la réintroduction de l’ISF

Un sans domicile fixe dort au pied des gratte-ciel du quartier des affaires de Francfort. Le logo de la Deutsche Bank est clairement visible.
54En fin de compte, deux registres différents s’opposent : mécanismes d’universalisation des intérêts entrepreneuriaux pour Die Familienunternehmer contre critique des inégalités et des oppositions sociales pour les partisans d’un retour de l’ISF. Les deux stratégies permettent d’affirmer une certaine vision de l’ordre du monde social. Pour les premiers, les entreprises et leurs préoccupations doivent être au centre des attentions, pour les seconds la société allemande se caractérise par un ordre social injuste où les liens entre groupes sociaux antagonistes sont rompus. Les deux registres sont repris par les élus lors des débats au Bundestag, bien que le registre de l’universalisation des intérêts entrepreneuriaux semble être le plus partagé, y compris chez les parlementaires de gauche qui superposent dans les faits ces deux conceptions (universelle et critique) des rapports entre groupes sociaux.
L’objectif des mobilisations : la production de textes législatifs
55Au terme de cet exposé des différents modes d’engagement et d’influence des groupes mobilisés pour et contre l’ISF, une question majeure apparaît : quels sont les effets de ces mobilisations sur les élus ? Une question somme toute française, puisqu’en Allemagne les mobilisations des opposants à l’ISF participent au rejet de cet impôt et au fait qu’il n’est pas intégré au contrat de coalition du gouvernement CDU/CSU-SPD. Il ne s’agit évidemment pas du seul facteur ayant pesé sur cette décision mais, au vu de l’attention portée par tous les élus allemands aux intérêts économiques et de la rhétorique des groupes mobilisés contre l’ISF, tout laisse à penser que les arguments de ces organisations ont, au moins, conforté ou renforcé l’analyse que faisaient de nombreux députés de cet impôt, y compris de gauche. Si des deux côtés de la frontière les grandes orientations fiscales sont prises par l’exécutif, les parlementaires peuvent toujours amender, proposer des lois et questionner l’action du gouvernement. C’est donc principalement sur ces moyens que l’action des groupes d’intérêt trouve un chemin au Parlement.
La production de loi et d’amendements
56En France, ce sont les dispositifs d’exonération et les amendements qui concentrent l’attention de ces groupes. Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire, rapporteur général de la commission des finances) souligne en entretien que les mécanismes d’exonération occupent une place centrale dans les travaux de la commission et que ce travail se fait en relation avec les groupes d’intérêt :
« Mais je dois dire que ce qui passionne les troupes et qui occupe l’essentiel de notre emploi du temps, c’est vraiment la question fiscale, le volet recettes, ce qu’on appelle la première partie de la loi de finances, […] c’est celui qui consiste à élaborer des dérogations à la loi fiscale. C’est-à-dire que nous sommes avec le gouvernement le premier créateur, inventeur de niches fiscales. Donc s’expriment les lobbys, toutes les sensibilités, les agricoles vont vous présenter des dizaines d’amendements pour diminuer l’impôt foncier qui pèse sur les établissements de séchage de la luzerne, les champs de chêne truffier, sur l’amortissement accéléré des entrepôts de céréales, enfin bon, bref. Ceux qui viennent du monde de l’entreprise, ou qui ont dans leur circonscription la filière bois ou la filière textile, vont vous… voilà ! On essaye, enfin moi j’essaye, d’appeler leur attention, d’orienter leur travail [afin d’améliorer] l’efficacité de la dépense publique. »
57L’influence des groupes d’intérêt se manifeste auprès de tous les acteurs travaillant au Parlement. Ce sont d’abord les contacts avec les élus qui permettent de s’assurer que les demandes du groupe seront bien traduites législativement. C’est alors une véritable collaboration qui se met en place, s’appuyant sur des contacts fréquents. Cette collaboration aboutit souvent par le dépôt d’amendements entièrement rédigés par ces groupes ou par une assistance technique ou statistique proposée aux élus. Lors d’une entrevue consentie à Contribuables Associés en 2008, le député Lionnel Luca (UMP, professeur d’histoire-géographie) ne cachait nullement avoir déposé ses amendements de suppression de l’ISF en concertation avec l’organisation. Dans une courte vidéo diffusée par l’association, l’élu UMP déclarait : « Ben, il faut bien dire que, sur l’ISF, on est encore d’une grande frilosité. Alors j’ai fait une proposition de loi qui supprime l’ISF, grâce à vous d’ailleurs, on a travaillé ensemble sur cette proposition25 », avant d’ajouter dans une autre interview au sujet des droits de succession, postée par Contribuables Associés sur leur chaîne YouTube :
« Oui, on a beaucoup avancé, grâce aux Contribuables Associés et au colloque que nous avions mené ensemble, nous avons pu faire cette proposition de loi de suppression des droits de succession et, honnêtement parlant, la réforme de l’été dernier, même si ce n’est pas 100 %, montre qu’on n’est pas loin des 90-95 % de suppression […]26. »
58Dans le cas de l’ISF, les groupes sollicitent également les administrateurs, puisque ceux-ci travaillent au plus près des deux figures les plus importantes des commissions des finances : le rapporteur général et le président de la commission, comme le souligne un administrateur de l’Assemblée nationale :
« Les directeurs des services fiscaux du MEDEF ou de l’AFEP bien entendu, nous, eux, on les rencontre personnellement pour préparer à la fois les rencontres avec les personnalités et pour techniquement discuter du fond des dispositifs. Toutes les personnes dans ce type de structures savent très bien qu’il faut s’adresser à nous parce que c’est nous qui allons dire au rapporteur général : “Voilà quelles sont les positions des uns et des autres.” »
59Pour les groupes d’intérêt, il s’agit donc de trianguler la commission des finances en contactant tous les acteurs qui y travaillent – y compris les collaborateurs. Ces mécanismes de transposition des demandes de groupes d’intérêt ne passent souvent pas inaperçus puisque généralement ces amendements tout faits sont envoyés en même temps à un grand nombre d’élus. C’est ce qui conduit le rapporteur de la commission des finances, Christian Eckert (PS, professeur agrégé de mathématiques, rapporteur de la commission des finances), en 2012, à rejeter deux amendements identiques déposés par Charles de Courson et Lionel Tardy visant à supprimer l’alinéa d’un article ayant pour effet d’inclure dans l’assiette de l’ISF « les réserves des entreprises ». Le rapporteur justifie sa décision en déclarant : « J’avais reçu le même amendement que celui que vous venez de défendre, mes chers collègues, et je doute donc que l’idée ait spontanément germé dans votre esprit. Il a été envoyé par un organisme socioprofessionnel bien connu27. » Ce cas de figure se produit épisodiquement, dans différents domaines. En 2013, Cécile Duflot, alors ministre du Logement, rejetait un amendement déposé par des élus UMP où était écrit dans l’exposé des motifs : « La perte de chiffre d’affaires de notre secteur […] », en faisant bien remarquer, en séance, que les auteurs de l’amendement n’avaient même pas pris la peine de le relire et de le corriger. Pour ces députés pris sur le fait, la situation est évidemment très embarrassante et démontre que les groupes parviennent à transposer leurs demandes à l’Assemblée.
La production de questions écrites
60En plus des amendements et des propositions de loi, les groupes d’intérêt sollicitent les élus afin que ceux-ci déposent des questions écrites auprès des ministères. Ces questions permettent aux groupes d’intérêt d’obtenir des réponses officielles, c’est-à-dire inscrites au Journal officiel, quant à leurs préoccupations. Sur son site, Contribuables Associés recense ainsi les questions écrites soutenues ou carrément rédigées par l’association en indiquant : « Voici le texte de la question écrite proposée par Contribuables Associés et déposée par des députés. » Le fait que les parlementaires se fassent les relais de ces groupes est là aussi fréquent, comme en témoigne l’observation faite par un administrateur de l’Assemblée nationale :
« Tous les groupes [d’intérêt] qui ont des intérêts à défendre, ils vont venir auprès des personnes [les députés], ils vont vouloir se faire entendre parce que les députés ont une compétence. Certains groupes demandent aux parlementaires de poser des questions de leur propre situation fiscale pour avoir une réponse.
– Vous pensez que les députés accèdent souvent à ces demandes de groupes ?
– Lisez les questions écrites, c’est quoi les questions écrites ?
– C’est des intérêts…
– Ce n’est que ça. »
61Les collaborateurs d’élu sont également ciblés par ces groupes. Comme le montre l’extrait d’entretien suivant mené avec l’assistante d’un élu PS :
« Ils nous envoient des questions tout écrites, des amendements tout écrits, genre : “Je vous ai envoyé ça, dites-moi juste que vous cosignez et c’est bon.” Bon alors j’en jette la majorité, mais je mets aussi des trucs de côté parce que je ne suis pas sectaire, je lis les trucs et des fois même si je n’aime pas le groupe de lobbyistes je me dis “tiens, ce n’est pas con”, pour moi y’a des bonnes idées partout, à droite, à gauche, au milieu. Sur certains trucs je me dis “tiens, effectivement, pourquoi ne pas soumettre une question écrite”, et puis voilà. »
62La déclaration illustre à la fois la capacité des groupes à voir leurs propositions être retenues et relayées et le rôle important des collaborateurs d’élu dans cette phase de tri. Ces questions écrites sont pourtant peu opératoires et les réponses restent généralement assez vagues. Souvent, les députés formulent leurs questions en soulignant d’abord les difficultés d’un secteur professionnel puis en demandant au ministre ce qu’il compte faire sur ce sujet. La réponse vient généralement entre six mois et un an plus tard, et se traduit par des réponses consistant à montrer que le gouvernement a conscience de ce problème, que des solutions existent déjà et, souvent, que la loi ne va pas changer sur le sujet en question.
Une coproduction législative assumée par les élus
63Très présents dans les deux pays, les groupes d’intérêt sont considérés par la majorité des élus allemands et par une partie des députés français que nous avons rencontrés comme des partenaires indispensables à l’élaboration des politiques publiques. Les élus allemands mettent souvent en avant l’expertise des groupes d’intérêt, leur capacité à articuler des intérêts, à faire remonter des problèmes publics, à être « une expression de la société civile », pour reprendre une formule souvent entendue lors de nos observations au Bundestag. La députée Lisa Paus (Die Grünen, collaboratrice d’élu) déclare ainsi, en séance plénière, que
« l’impôt sur la fortune est le bon instrument [pour payer les coûts de la crise]. Nous nous réjouissons de ne plus être seuls à le faire, et que nous soyons de plus en plus soutenus – par ATTAC jusqu’à Paul Kirchhof [un juriste, fiscaliste et ancien juge de la Cour constitutionnelle fédérale], par la société d’expertise comptable Boston Consulting jusqu’au syndicat IG Mettal –, ce qui est très bien28 ».
En Allemagne, nous n’avons rencontré aucun élu qui déclarait ne pas entretenir de contact avec ces acteurs. Axel Troost (Die Linke, directeur de fondation politique, président du groupe au sein de la commission des finances) indique que, sur les questions d’ISF, les « syndicats et les associations sociales » sont une source d’inspiration pour son travail parlementaire. De la même manière, Manfred Zöllmer, député SPD officieusement sceptique quant à une réintroduction de l’ISF, ne cache pas ces interactions avec ces groupes, bien au contraire :
« Vous avez eu des contacts avec ces groupes qui se sont mobilisés contre l’ISF ?
– Mais oui, bien sûr ! Ils se sont tous levés, dans tous les discours, avec les grands groupes cette question a été discutée, également en circonscription avec les entreprises qui se sont toutes exprimées massivement contre ce projet. Bon, ça appartient à la démocratie, c’est le bon droit de ces groupes que d’articuler les opinions. D’un autre côté on apprend aussi des choses de ces entretiens, parce qu’il y a beaucoup de modèles pratiques que l’on n’a pas forcément en tête et ce dialogue est assez intéressant. »
64La déclaration résume à elle seule le caractère incontournable de ces acteurs et les modes de justification des élus pour expliquer leurs rapports – plus ou moins intenses – avec les groupes d’intérêt. Dans le cas des luttes sur les questions liées à l’ISF, ces rencontres ont été fréquentes et ont clairement joué un rôle sur les réticences que peuvent formuler certains élus en entretien. Un collaborateur d’élu Die Grünen explique ainsi sans détour que son député avait rencontré un conseiller fiscal d’un groupe d’intérêt lui ayant fait part de « certains problèmes que posait la taxe sur la fortune en lien avec la TVA et que [le député] avait intégré, dans sa proposition de loi, un dispositif pour éviter cela ». Cette affirmation des liens entre ces deux acteurs est également formulée en France, ce qu’illustre Christophe Caresche (PS, permanent politique et avocat), sur un autre sujet que l’ISF, en entretien :
« Mais c’est vrai que moi, sur le logement, Cécile Duflot doit considérer que je suis la parole, le porte-parole des lobbys, etc., etc. Tout simplement parce que je considère qu’il y a une économie du logement, je considère que cette loi était en partie une connerie, enfin bref, et que si on veut faire repartir le logement il faut s’adresser à ce qu’on appelle les lobbys, sauf que ce qu’on appelle les lobbys, ce sont quand même eux qui construisent. »
65Clairement, dans les deux pays, les rapports entre parlementaires et groupes d’intérêt se sont normalisés. Si Jean Meynaud écrivait en 1962 que les « groupes de pression » avaient une image négative car le « terme “pression” […] suggère l’idée d’une contrainte […] de violence ou même de chantage29 », cette vision semble avoir peu à peu disparu chez les élus. Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire) ajoute ainsi :
« Est-ce que vous rencontrez des groupes d’intérêt pour discuter des questions de fiscalité du patrimoine ?
– Mais bien sûr ! Notre ancien rapporteur du budget, M. Eckert, trouvait que c’était affreux de rencontrer… mais c’est la démocratie ! Et puis il faut savoir écouter parce qu’on apprend parfois des tas de choses, on n’est pas obligé non plus… ce n’est pas parce qu’on a reçu quelqu’un qu’on est obligé d’avoir la même opinion que lui. Mais vous apprenez toujours des choses. Et d’ailleurs lui-même, il a fini par se ranger à l’évidence, c’est qu’il faut recevoir les lobbys. Ce qui ne va pas si vous voulez dans les lobbys, c’est quand les lobbys tiennent un certain nombre de membres du Parlement, c’est-à-dire les rémunèrent directement ou indirectement, ça…
– Ça, sans citer de noms, ça existe encore aujourd’hui ?
– Ah ben bien sûr que ça existe. Et puis vous savez, il y a plusieurs moyens d’être acheté, comme on disait autrefois. Les gens, ils croient qu’ils vous rémunèrent avec des mallettes ! Mais attendez ! Il y a ceux qui se rémunèrent parce qu’ils ont des cabinets de lobbyistes, vous avez des députés qui ont des entreprises de lobbying. Y en a certains très connus. Voilà, bon… C’est ça qui ne va pas. Ou qui salarient certains de vos assistants parlementaires comme on a vu. Et c’est tout ça qui ne va pas.
– Et sur ce qui est du patrimoine, les lobbys sont…
– Oh, les lobbys sont toujours un peu les mêmes, vous avez ce qui… les spécialistes des gestions des patrimoines, puis vous avez les représentants des entreprises, MEDEF, CGPME, etc. »
66La dimension polémique qui a pu entourer l’action de ces groupes au Parlement30 n’est pas mise en avant, bien au contraire, puisque sur certains enjeux (dont l’ISF en Allemagne) leur expertise est perçue comme une ressource valorisée et recherchée et constitue un des déterminants des prises de position des élus sur la question de l’impôt sur la fortune. Une collaboratrice d’élue PS indique également que
« c’est un peu ça, le problème du lobbying caché, mine de rien en a quand même besoin de ces gens-là parce qu’ils alertent sur des trucs particuliers et en même temps, parfois, on sent bien que les députés… Et du coup, il y a de l’intérêt particulier, on ne sait pas si c’est l’intérêt particulier réellement ou des trucs qui font avancer… »
Ces agents ne sont donc pas dupes quant aux causes de l’investissement de ces groupes, mais semblent avoir accepté l’idée que ces organisations jouaient un rôle majeur sur leurs actions tant au Bundestag qu’à l’Assemblée nationale. Cela n’empêche pas certains élus de critiquer le poids de ces organisations et, en Allemagne, celui de FU-ASU en particulier. En août 2016, après s’être à nouveau prononcé, à un an des élections législatives, pour un retour de l’impôt sur la fortune, Jürgen Trittin, coprésident du groupe Die Grünen au Bundestag entre 2009 et 2013, déclare dans le journal Die Zeit : « Nous ne devrions pas gober toutes les histoires que le lobby des super-riches raconte, même s’il s’appelle “Die Familienunternehmer”31. » Mais ce type de déclaration est rare et montre que ces groupes constituent un facteur important dans les dispositions aux prises de position des élus de tous bords.
67Ainsi, les groupes d’intérêt constituent à la fois une contrainte et une opportunité pour les députés dans leurs entreprises de représentation. Cette participation des groupes d’intérêt au travail parlementaire, éventuellement de représentation chez certains députés, s’observe en particulier, de façon institutionnalisée, durant les auditions en commission.
68L’analyse des interactions entre groupes d’intérêt et élus montre que, parmi les premiers nommés, les groupes représentants des intérêts économiques et en particulier entrepreneuriaux parviennent à peser de façon spectaculaire sur les débats relatifs à l’ISF, en particulier en Allemagne. Les moyens engagés, colossaux si l’on considère que ces organisations s’engagent contre une simple promesse de campagne, ainsi que le poids économique que représentent ces groupes, fonctionnent comme une puissante incitation à rejeter cet impôt pour les élus allemands, y compris de gauche. En France, les auditions montrent également que les défenseurs de cet impôt sont minoritaires lors des auditions menées au moment de la réforme de 2011 et que les différentes interventions, critiques à l’égard de l’ISF, légitiment la réforme (et la baisse) de cet impôt. Il s’agit donc bien d’un facteur structurant dans les deux cas, mais de façon différente. L’influence de ces groupes semble plus forte en Allemagne, où ces mobilisations parviennent à donner l’illusion d’un champ entrepreneurial vent debout contre cet impôt, ce qui renforce les dispositions des élus à prendre position contre l’ISF, y compris officieusement au sein du SPD, et vient conforter le contexte d’entrepreunarisation du monde politique auquel sont sensibles tous les députés allemands.
69Ce constat soulève des questions plus générales sur la place des groupes d’intérêt au sein du Bundestag et de l’Assemblée nationale et en particulier sur le faible nombre d’organisations représentant des groupes dominés (chômeurs, étudiants, ouvriers, etc.) au vu des moyens exceptionnels dont disposent les groupes dominants. Lors de nos observations, nous avions remarqué que, en deux semaines, le député que nous suivions n’avait pas rencontré un seul représentant de groupe dominé ou de syndicat. Une analyse strictement lexicographique des groupes, et de leur description, inscrits dans les deux registres des représentants d’intérêt au Bundestag et à l’Assemblée nationale en 2016, confirme que les organisations renvoyant à des groupes dominés sont tous quasi absentes (tableau 11).
Tableau 11 – Nombre de références à différents secteurs professionnels ou groupes sociaux en France et en Allemagne (2016)
Mot | Nombre d’occurrences en Allemagne | Nombre d’occurrences en France |
Banque | 98 | 75 |
Entreprise | 727 | 93 |
Assurance | 136 | 78 |
Mittelstand | 165 | — |
Fonctionnaire | 69 | 0 |
Classe moyenne | 0 | 0 |
Chômeur | 5 | 0 |
Pauvre, précaire, ouvriers | 16 | 232 |
70La situation est globalement similaire dans les deux pays. En France, sur les trois cent deux organisations inscrites au registre de l’Assemblée nationale, aucune ne se préoccupe des groupes occupant le bas de la hiérarchie sociale. La plupart de ces organisations sont des entreprises, des cabinets de conseil et des associations et organisations professionnelles. En Allemagne, le député Christian Petry (SPD, collaborateur politique) nous indique qu’environ 90 % de son courrier est envoyé par des organisations du secteur financier. On comprend dès lors mieux pourquoi des dispositifs tels que l’ISF-PME ont pu perdurer quel que soit le gouvernement au pouvoir, les groupes d’intérêt entrepreneurial étant particulièrement présents au Parlement pour le défendre. Enfin, nos observations réalisées dans le cas allemand montrent que la place prise par ces groupes dans le travail parlementaire et de représentation est liée à la position dominante du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. Pour déjouer ce rapport de force, les députés allemands vont en effet chercher des informations auprès de ces groupes afin de pouvoir peser face au gouvernement durant les débats en commission. Représenter des groupes dominants n’est cependant pas une tâche aisée au Parlement. Pour y parvenir, les députés des deux pays usent de stratégies de représentation leur permettant d’éviter de se voir accusés de rompre avec le principe d’une représentation du peuple ou de la nation dans son entièreté.
Notes de bas de page
1 Michel Offerlé, « Groupes d’intérêt(s) », in : Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références. Société en mouvement », 2009, p. 279-286, en particulier p. 282.
2 Pierre Januel, « Le lobbying à l’Assemblée nationale », billet du blog « Les cuisines de l’Assemblée », 22 octobre 2014, disponible en ligne sur https://www.lemonde.fr/blog/cuisines-assemblee/2014/10/22/le-lobbying-a-lassemblee-demythifie/ [consulté le 10/03/2022].
3 « Vermögensteuer / Vermögensabgabe: Gefahr für den Standort Deutschland », Berlin, juin 2013, 4 p., disponible en ligne sur https://einzelhandel.de/index.php?option=com_attachments&task=download&id=5019 [consulté le 10/03/2022].
4 Die Familienunternehmer, groupe d’intérêt représentant les entreprises familiales, a été ajouté au tableau mais ne compte pas parmi les huit signataires du communiqué.
5 « Vermögenssteuer oder -abgabe? Beides! », Deutscher Gewerkschaftsbund, 18 novembre 2011, disponible en ligne sur https://www.dgb.de/themen/++co++02e7882c-11e2-11e1-43e5-00188b4dc422 [consulté le 10/03/2022].
6 Voir Jochem Langkau, Hans Matthöfer et Michael Schneider (dir.), SPD und Gewerkschaften, Bonn, J. H. W. Dietz, coll. « Politik im Taschenbuch », 1994, 2 vol.
7 Voir Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1925], Paris, Presses universitaires de France, 2007, coll. « Quadrige ».
8 Guillaume Courty et Julie Gervais soulignent qu’en France, « lors des élections, nombre de représentant.e.s d’intérêt officient également comme conseiller.e.s des candidats ou en tant qu’expert.e.s auprès de leurs équipes » (Guillaume Courty et Julie Gervais, « Les représentant.e.s d’intérêt et la campagne présidentielle de 2012. Rapports au politique et formes de coopération avec les candidat.e.s », Politix, no 113, 2016, p. 117-139, en particulier p. 132).
9 Emiliano Grossman et Sabine Saurugger, Les groupes d’intérêt. Action collective et stratégies de représentation, 2e éd., Paris, Armand Colin, coll. « U. Sociologie », 2012, p. 101.
10 Emiliano Grossman et Sabine Saurugger, Les groupes d’intérêt…, op. cit., p. 100-101.
11 Au sujet des manifestations de buralistes, Caroline Frau indique qu’en « privilégiant l’effet de démonstration et l’occupation de l’espace public, la manifestation s’impose progressivement dans la stratégie de communication de la Confédération des buralistes comme une nouvelle manière de faire du syndicalisme dont l’objectif est de mettre en scène le groupe pour agir sur les médias et sur les pouvoirs publics » (Caroline Frau, « Construire des manifestations de papier. L’action des buralistes face à la lutte contre le tabagisme », Réseaux. Communication, technologie, société, no 187, 2014, p. 22-49, en particulier p. 31).
12 Les keymedias sont : Bild, Capital, Focus, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Handelsblatt, Impulse, Manager Magazin, Der Spiegel, Stern, Süddeutsche Zeitung, Die Tageszeitung, Die Welt.
13 Voir Daniel Gaxie, « Au-delà des apparences… Sur quelques problèmes de mesure des opinions », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 81-82, 1990, p. 97-112.
14 Voir Yves Pourcher, Votez tous pour moi ! Les campagnes électorales de Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon, Paris, Presses de Science Po, coll. « Collection académique », 2004.
15 Membre du Bundestag (MdB), Fédération de l’industrie allemande (BDI), Fédération des associations patronales allemandes (BDA), Association fédérale des sociétés allemandes d’investissement en capital (BVK).
16 La Zweites Deutsches Fernsehen est la deuxième chaîne de télévision généraliste publique fédérale allemande.
17 Voir Guillaume Courty et Julie Gervais, « Les représentant.e.s d’intérêt et la campagne présidentielle de 2012. Rapports au politique et formes de coopération avec les candidat.e.s », Politix, no 113, 2016, p. 117-139.
18 Voir Bastien François et Érik Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains (Actes du Ve congrès de l’Association française de science politique, Aix-en-Provence, mai 1996), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 1999.
19 Voir Emiliano Grossman et Sabine Saurugger, Les groupes d’intérêt…, op. cit.
20 Jean-Philippe Feldman, « L’ISF : un impôt liberticide », Les rendez-vous parlementaires du contribuable, no 10, « Faut-il réformer ou supprimer l’ISF ? », 29 juin 2005, p. 4.
21 Ibid., p. 20.
22 Les rendez-vous parlementaires du contribuable, no 34, 5 avril 2011, p. 26.
23 Ibid., p. 26-27.
24 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 204.
25 Contribuables Associés, « Faut-il supprimer l’ISF ? Lionnel Luca, député », 2008, 39 s, disponible en ligne sur https://www.dailymotion.com/video/x434lv, 0:01-0:10 [consulté le 10/03/2022].
26 Lionnel Luca, « Où en sommes-nous dans les droits de succession ? », 2008, 45 s, disponible en ligne sur https://www.youtube.com/watch?v=gcOteL2r4S4, 0:01-0:23 [consulté le 10/03/2022].
27 AN, XIVe législature, 1re séance du vendredi 19 octobre 2012 à 9 h 45.
28 DB, XVIIe législature, 195e séance, Berlin, jeudi 27 septembre 2012.
29 Jean Meynaud, Nouvelles études sur les groupes de pression en France, Paris, Armand Colin, coll. « Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, 118 », 1962, p. 140.
30 Voir Guillaume Courty pour un rappel de la dimension polémique ayant pu entourer ces groupes. L’auteur intitule d’ailleurs un de ses chapitres « Les groupes d’intérêt : une conception polémique de la vie politique » (Guillaume Courty, Les groupes d'intérêt, Paris, La Découverte, 2006, coll. « Repères », p. 7-37).
31 « Grüne streiten um Vermögensteuer », Die Zeit, 4 août 2016, disponible en ligne sur https://www.zeit.de/politik/deutschland/2016-08/vermoegenssteuer-anton-hofreiter-die-gruenen-wahlkampf-winfried-kretschmann [consulté le 10/03/2022].
32 Les deux occurrences correspondant à la Confédération générale du travail-Force ouvrière.
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