Chapitre IV. Les facteurs de position comme cadres de la représentation
p. 119-181
Texte intégral
1Les parlementaires sont des agents multipositionnés socialement1 et institutionnellement. On ne peut pas comprendre ce que peuvent faire, ou ne pas faire, les députés, comment ils peuvent prendre position, s’engager, participer et tenter de se présenter en tant que représentants actifs de différents groupes sociaux, sans comprendre « d’où » parlent les agents dans leur assemblée. La notion de « position », telle qu’elle sera utilisée dans ce chapitre, doit cependant être précisée car son utilisation dans un sens trop vague affaiblit sa dimension heuristique. On peut en effet penser que tout est effet de position puisque tout individu occupe au sein de la hiérarchie sociale une position particulière génératrice de points de vue sur le monde2. Certaines positions étudiées relèvent cependant plus généralement des (dés)équilibres institutionnels des régimes politiques français et allemands.
2À ces effets de position doivent être ajoutés des effets de contexte. Celui-ci est contraignant. Il fixe des limites, encadre le domaine des possibles, impose ce qui est faisable ou non, approprié ou non. Il génère des opportunités pour certains en matière de prise de position et de représentation et fait l’objet de luttes pour son interprétation et sa réception. En cela le contexte est un fait social au sens durkheimien du terme. Pour l’auteur, « est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est général dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles3 ». La deuxième partie de la phrase doit cependant être nuancée car le contexte est également une construction sociale qui est travaillée par les agents sociaux autant qu’elle les travaille. Dans les deux pays, les députés ont tendance à présenter le contexte de façon figée. Les mots « dans le contexte actuel » sont répétés de façon régulière comme une contrainte monolithique s’imposant à leurs actions. Dans ce chapitre nous formulons l’hypothèse que le contexte n’est pas, comme semblent le penser une majorité des élus, qu’une simple variable figée, désincarnée, flottant au-dessus de leurs décisions, de leurs pratiques et de leurs discours, mais bien un effet sur lequel les élus agissent, en participant, plus ou moins ostensiblement, à la définition du contexte fiscal dominant. Autrement dit, nous proposons de considérer le contexte non pas seulement comme une contrainte, mais également comme une opportunité de représentation sur laquelle tentent de jouer les élus afin de réorienter ou pérenniser un contexte (dé)favorable en matière d’ISF. Nous appréhenderons le contexte comme un fait structuré et structurant, produisant des effets sur les pratiques de représentation et les prises de position des élus.
La position subordonnée du Parlement face au gouvernement
3Qui peut décider de supprimer l’impôt sur la fortune en France ou de le réintroduire en Allemagne ? Dans les deux cas, la réponse est la même : le gouvernement. Jamais un député seul ou même un collectif de députés n’y parviendra, sans l’autorisation express du gouvernement. En témoigne le rejet par le gouvernement de l’amendement déposé par Michel Piron (UMP, enseignant puis dirigeant d’entreprise) en 2010 visant à supprimer l’ISF, cosigné par cent vingt-trois députés, soit environ un tiers du groupe politique. Quelle est donc la marge de manœuvre des députés au Parlement en matière d’ISF ? De toutes les positions institutionnelles étudiées, celle du Parlement face au gouvernement est certainement celle qui conditionne le plus directement un ensemble de contraintes juridiques et politiques ayant un effet déterminant sur les entreprises de représentation des élus, sur leurs prises de position et, surtout, sur leur capacité à porter et à voir réussir leurs entreprises de porte-parolat. Le juriste Bertrand Mathieu souligne que « la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif a perdu beaucoup de son sens. En effet, qu’il y ait identité des majorités parlementaires et présidentielles ou situation de “cohabitation”, le Parlement a essentiellement pour fonction de légitimer et de soutenir l’action du gouvernement4 ». En entretien, Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire) nous faisait part de l’analogie suivante pour illustrer l’acceptation de la domination gouvernementale par ses collègues députés :
« Le drame du Parlement français, c’est que ce Parlement est peuplé de bœufs.
– C’est-à-dire ? Qu’est-ce vous entendez par bœufs ?
– Ben un bœuf, la définition d’un bœuf, c’est un animal qui a perdu ses attributs et qui est fier de les avoir perdus. C’est ça ! C’est-à-dire que l’immense masse de nos collègues vote n’importe quoi. »
4On peut supposer que ces mécanismes de rationalisation du parlementarisme sont particulièrement puissants sur les questions fiscales, du fait de l’importance des questions budgétaires dans le fonctionnement des deux États, ce qui limite encore les marges de manœuvre des députés des deux pays.
Les élus saisis par le parlementarisme rationalisé
5La situation des élus français est particulièrement complexe puisque l’impulsion politique peut venir, tacitement, du président de la République, même si celui-ci ne dispose constitutionnellement d’aucun pouvoir d’initiative législative, ni de droit de veto en France5. Les députés ont par ailleurs encore moins de contacts avec le président qu’avec le gouvernement. Plusieurs historiens, juristes et politistes ont bien montré que la soumission parlementaire se fondait sur des processus anciens en France6. Plus rares sont les travaux s’appuyant sur des matériaux qualitatifs analysant la manière dont les députés appréhendent cette situation. C’est ce que nous nous proposons de faire ici. Les propos formulés en entretien par Dominique Lefebvre (PS, assistant social puis magistrat à la Cour des comptes, président du groupe au sein de la commission des finances) montrent bien que l’élu a totalement assimilé l’idée d’un Parlement « suiveur », supposé servir de soutien au pouvoir exécutif :
« Je me souviens, Christian Eckert [député PS, ancien rapporteur de la commission des finances, devenu par la suite secrétaire d’État au Budget], quand je deviens responsable du groupe socialiste au terme d’un vote au mérite l’année dernière, je vais voir Christian et je lui demande : “Comment tu fonctionnes ?” Il est quand même rapporteur général du budget, avec Matignon et l’Élysée, c’est une courroie de transmission. Ça ne doit pas être d’ailleurs si évident ça, parce que comme le successeur n’a toujours pas compris ce que c’était qu’être rapporteur général, on va voir comment ça se passe… À un moment je dis à Christian : “Avec l’Élysée ça se passe comme ça ?” Il me dit : “Aucun contact, ils nous méprisent.” Je le regarde, je me dis bon, le rapporteur général du budget qui me dit qu’avec l’Élysée y a aucun contact, ils nous méprisent… »
6Cette situation n’est pas propre au cas français. En Allemagne aussi, les parlementaires sont saisis par le fait majoritaire. C’est en particulier le cas des nouveaux députés qui découvrent une institution régie par le gouvernement. Fritz Guntzler (CDU, conseiller fiscal) explique ainsi en entretien : « Je ne m’attendais pas à ce que le Bundestag soit autant… comment dire… soumis aux ministères. J’ai l’impression que nous sommes systématiquement dans la réaction aux décisions et pas vraiment dans l’action, de notre propre initiative. » Cette situation est génératrice de tensions, principalement en France, puisque, dans le cas allemand, nous n’avons pas relevé de prise de parole officielle critiquant la rationalisation parlementaire.
7Clairement, dans les deux pays, l’architecture constitutionnelle combinée à l’assimilation d’un rôle secondaire par les élus, objectivable au fait qu’un nombre conséquent de députés, surtout en France, délaisse tout simplement le travail législatif, a pour effet de placer les parlementaires dans une position inconfortable, comme l’ont montré différents travaux sur ce sujet. Olivier Costa et Éric Kerrouche soulignent à raison que « de nombreux élus déplorent l’influence excessive du gouvernement et son manque de respect pour la représentation nationale » et qu’ils sont nombreux à sembler « résignés face à cet état de fait »7. Cependant, les effets du fait majoritaire sont par définition variables en fonction de la position occupée par les différents partis au Parlement, face ou aux côtés du gouvernement.
La difficile gestion de l’alternance politique
8L’alternance politique a pour effet de redistribuer les positions au Parlement, ce qui peut s’avérer complexe à justifier pour les députés des deux pays. La position du groupe politique au sein du Parlement fait émerger un paradoxe dans les deux pays : dans la majorité, ils ne peuvent pas tout proposer en matière d’ISF, mais peuvent parfois voir leurs prises de position se réaliser, tandis que, dans l’opposition, ils disposent de plus de libertés sans avoir de réelle chance de voir leurs revendications de représentation se produire.
9La position de majorité est paradoxale pour les élus. Elle leur permet certes d’accéder à des positions dominantes, de responsabilités au sein de l’Assemblée et/ou de leur commission, mais elle implique dans le même temps, principalement aux yeux des représentés, une capacité d’action que les élus ne peuvent ou ne souhaitent pas toujours mettre en application. Dans une situation de majorité, les promesses de représentation se heurtent en effet à l’exercice du pouvoir. La situation est ici similaire dans les deux pays, bien que les partis et les groupes défendus diffèrent.
10Durant la campagne pour les élections fédérales de 2013, alors en situation d’opposition, le SPD propose ainsi une réintroduction de l’ISF. Arrivé au pouvoir par le biais d’une grande coalition, le parti se trouve dans une position problématique. Membre de la majorité, il se trouve en situation de pouvoir porter sa proposition de campagne au sein de l’exécutif, alors que l’état-major du parti n’en veut vraisemblablement pas. Dans ce cas, c’est la position du parti au sein de la majorité qui va permettre de résoudre cette impasse. Son allié chrétien-démocrate refusant toute réintroduction de cet impôt, le parti social-démocrate voit dans la négociation du contrat de coalition un moyen de gérer sa situation de majorité en n’incluant pas la proposition dans la future feuille de route gouvernementale. Le gouvernement du compromis joue ici contre les pratiques de représentation. L’étude des archives parlementaires allemandes montre très clairement que la position de majorité va conduire le SPD, qui était déjà peu actif dans l’opposition, à un abandon total des pratiques de représentation sur les questions liées à l’ISF. Au cours de la XVIIIe législature, le sujet n’est presque plus traité par les parlementaires sociaux-démocrates. La situation est, sous certains aspects, similaire en France puisque l’UMP critique ou condamne l’ISF dans l’opposition mais ne le supprime pas quand elle est au pouvoir. Certains élus, comme Éric Woerth (UMP, conseiller en entreprise, ancien ministre du Budget), n’hésitent d’ailleurs pas à avouer, une fois revenus dans l’opposition en 2014, une forme d’incapacité à agir en contexte de majorité :
« Éric Woerth : Par ailleurs, la meilleure réforme de l’ISF, c’est sa suppression. […] La meilleure réponse est sa suppression, non l’élargissement de son assiette !
Christophe Caresche (PS) : Vous auriez pu le supprimer quand vous étiez ministre !
Éric Woerth : On n’a pas osé ! »
[AN, XIVe législature, 1re séance du vendredi 17 octobre 2014 à 9 h 30.]
11L’échange est intéressant en ce qu’il montre que la situation de majorité est utilisée par les adversaires politiques pour insister sur le décalage entre les actes et les paroles. La réponse d’Éric Woerth quant à elle est un aveu, le signe que la situation de majorité restreint paradoxalement l’action, non pas simplement du fait de considérations strictement économiques et budgétaires, mais également par l’assimilation des contraintes positionnelles. Un exemple illustre parfaitement comment les effets de position influencent, voire conditionnent, les prises de position des parlementaires et du gouvernement français sur cet enjeu : le cas de l’intégration des œuvres d’art dans l’assiette de l’ISF.
12Cette question est très régulièrement débattue, faisant l’objet de nombreuses dissensions au sein de chaque parti et variant en fonction des situations de majorité et d’opposition, des positions occupées au sein de la commission et du groupe politique d’appartenance. Afin d’appréhender cet exemple, il faut rappeler que la question est débattue presque tous les ans au Parlement et que le coût électoral d’une éventuelle inclusion des œuvres d’art est certainement très faible. Pourtant, les partisans de l’inclusion des œuvres d’art dans l’assiette de l’ISF, très virulents lorsqu’ils sont en situation d’opposition, modifient leurs prises de position lorsqu’ils sont dans la majorité. Citons l’exemple de Jérôme Cahuzac (nous aurions aussi pu prendre celui de Christian Eckert). Alors dans l’opposition, il dépose en 2007, au nom du Parti socialiste, un amendement visant « à intégrer de manière forfaitaire les œuvres d’art dans l’assiette de l’ISF », tout en ajoutant qu’« une exonération serait maintenue dès lors que les œuvres sont présentées au public et au bénéfice des créateurs vivants »8. L’amendement est défendu en séance par Jean Launay (PS, inspecteur du Trésor public), qui déclare avoir « plusieurs fois montré comment le gouvernement et la majorité tentaient de démanteler l’impôt de solidarité sur la fortune » et ajoute vouloir « avec cet amendement lui redonner consistance en intégrant les œuvres d’art dans son assiette »9. L’amendement est rejeté par le gouvernement de François Fillon. Quelques années plus tard, en 2011, Jérôme Cahuzac dépose à nouveau un sous-amendement avec le même objectif et déclare :
« Il semble délicat, comme le soulignait Marc Le Fur [UMP, sous-préfet], d’exonérer de toute taxation un tableau de maître qui n’est contemplé que par les quatre parois d’un coffre-fort. Les cas sont suffisamment nombreux pour inciter chacun à admettre que nous devons traiter de ce problème. J’entends l’argument relatif au marché de l’art, même si je le connais moins bien que certains de nos collègues. J’ai intuitivement un peu de mal à imaginer en quoi le fait d’inclure les œuvres d’art dans l’assiette de l’ISF ferait s’écrouler le marché, mais puisque certains, qui semblent être de bons connaisseurs, l’affirment, acceptons cette hypothèse, au moins pour le temps de ce débat. Dans ce contexte, j’ai déposé un sous-amendement qui me semble pouvoir rallier des opinions opposées et divergentes. Ne seraient incluses dans l’assiette de l’ISF que des œuvres d’art dont les propriétaires refusent obstinément qu’elles soient présentées au public. Ces derniers feraient le choix d’acquitter cet impôt en choisissant de conserver pour eux seuls – et pour leurs proches – le plaisir de profiter de ces œuvres d’art. À partir du moment où les propriétaires s’engageraient à accepter la présentation de leurs œuvres, dès lors que la demande leur en serait faite par un musée national, les biens en question seraient exclus de l’assiette de l’ISF. »
[AN, XIIIe législature, 3e séance du mardi 7 juin 2011 à 21 h 30.]
13L’amendement n’est toujours pas adopté, quand bien même certains à droite soutiennent la mesure. Or, une fois nommé au gouvernement, Jérôme Cahuzac ne soutient plus de telles prises de position et se trouve dans une situation ambiguë quand le rapporteur de la commission des finances, Christian Eckert, pourtant membre de la majorité, dépose un amendement similaire à ceux qu’il avait déposés quelques mois plus tôt. Devenu ministre délégué au Budget, il rejette l’amendement en déclarant :
« Le gouvernement est défavorable à l’amendement de M. Le Fur comme à celui que présentera la commission, pour les mêmes raisons qui ont amené tout pouvoir exécutif depuis la création de l’ISF à récuser l’inclusion des œuvres d’art dans l’assiette de cet impôt. Les arguments sont connus : on sait que le marché de l’art est extrêmement fragile en général, et peut-être en France en particulier. »
[AN, XIVe législature, 3e séance du jeudi 18 octobre 2012 à 21 h 30.]
La volte-face est soulevée dans la presse : un article intitulé « Quand Jérôme Cahuzac défendait l’intégration des œuvres d’art dans l’ISF10 » est publié dans Le Monde, pointant ici la contradiction du ministre. L’exemple montre surtout que le passage d’une position à une autre fait évoluer les prises de position. Ces changements de position, de l’opposition à la majorité ou d’un poste de simple député à celui de rapporteur, voire de ministre, conduisent d’ailleurs à des situations de flottement, que la discipline gouvernementale s’assure de contrôler, comme le montre l’exemple de Christian Eckert.
14En 2012, devenu rapporteur général, Eckert adopte une position offensive, conforme à ses volontés exprimées lorsqu’il était élu de l’opposition, et redépose, au nom de la commission des finances, l’amendement rédigé en 2011 par Jérôme Cahuzac. Mis au fait que son amendement sera rejeté par le gouvernement lors des réunions préparatoires, Eckert se trouve alors dans une situation inconfortable puisqu’il doit défendre un amendement n’ayant aucune chance d’être adopté par l’exécutif, là où les règles du jeu parlementaire établissent que le rapporteur et le gouvernement doivent éviter d’être mis en opposition. On peut se demander pourquoi Eckert a déposé un tel amendement. Cela tient principalement à sa découverte du poste de rapporteur. Les notes disponibles sur son blog à la même époque dressent le portrait d’un élu en pleine période d’apprentissage, en particulier en matière de relations avec le gouvernement. Eckert se lance alors dans un argumentaire très rare à l’Assemblée nationale, qui vise moins à défendre l’amendement qu’à justifier en quoi ses multiples positions le contraignent à présenter ce texte, ce qui montre d’ailleurs que les élus sont conscients de l’évolution de leurs prises de position, suivant les postes qu’ils occupent :
« Christian Eckert : La commission a débattu, puis adopté l’amendement. J’imagine que le débat va rebondir. Pour ma part, je ne peux pas émettre un avis défavorable sur un amendement qui venait “de ma pomme” et qui a été adopté par la commission. Un dernier mot. Pourquoi ai-je pris la décision de proposer cet amendement à la commission ? Mettez-vous à la place de votre rapporteur général.
Charles de Courson (UDI) : Ce n’est pas facile !
Christian Eckert : Je reçois un projet du gouvernement qui traite de l’ISF. Avec l’équipe qui m’entoure, je l’ai évoqué brièvement tout à l’heure, nous avons regardé les différents sujets liés à l’ISF. Premièrement, le taux. Vous aurez tous remarqué que le taux marginal est de 1,5 %. Il a été plus élevé par le passé.
Charles de Courson : 1,8 %.
Christian Eckert : Deuxièmement, le plafonnement. Il y a eu de grands débats et les journalistes n’ont cessé de nous appeler avant la présentation du projet de loi en Conseil des ministres pour savoir si le plafond serait à 75 %, 80 % ou 85 %. Troisièmement, l’assiette, qui recouvre trois grands sujets : la résidence principale, qui fait régulièrement l’objet de discussions – faut-il l’intégrer, avec quel taux d’abattement, l’île de Ré, etc., nous connaissons tous ce débat. Ensuite, l’outil de travail, avec plafond ou non, le débat a eu lieu, je n’y reviens pas. Enfin, les œuvres d’art. Soit au total cinq sujets de discussion. Compte tenu des débats qui m’avaient semblé s’être déroulés dans la haute sphère gouvernante de notre pays, j’ai estimé que, sur le taux, le plafond, l’habitation principale et l’outil de travail, je n’avais pas à proposer d’amendement. Mais sur le dernier point, je me suis référé à la position du groupe politique auquel j’appartiens et aux côtés duquel j’ai défendu l’année dernière et il y a deux ans des amendements de cette nature. Il m’a semblé que c’était dans la continuité de la position de mon groupe en proposant de reprendre cette affaire. Certains ont dit que je l’avais fait en lien avec d’autres affaires qui concernaient d’autres articles de ce projet de loi…
Christian Jacob (UMP) : On ne vous fait pas de procès d’intention, nous.
Christian Eckert : La chronologie des sujets que nous avons traités en commission – et je ne vais tout de même pas prendre à témoin les fonctionnaires de cette maison – prouve que c’est absolument faux. J’ai fait cette proposition très simplement et je m’en suis d’ailleurs expliqué avec ceux qui demandent aujourd’hui que cet amendement ne soit pas adopté. Voilà, mes chers collègues, je ne m’exprimerai plus sur le sujet. Faites-le à loisir ; ensuite, l’Assemblée tranchera. »
[AN, XIVe législature, 3e séance du jeudi 18 octobre 2012 à 21 h 30.]
15L’extrait illustre la multiplicité des positions occupées et les diverses contraintes que doit gérer l’élu, contraint de ne pas défendre un amendement visant des groupes sociaux privilégiés qu’il défendait pourtant vigoureusement dans l’opposition, lorsqu’il occupait une simple position de député quelques mois plus tôt. L’exemple révèle à la fois les effets de contrainte institutionnelle (la position de rapporteur), la contrainte que représente l’évolution des positions occupées par son groupe au sein du Parlement, ainsi que sa propre position au sein du parti. L’expérience sera d’ailleurs marquante pour Christian Eckert. En 2012, le Conseil constitutionnel rejette la taxation à 75 % des revenus d’activité supérieurs à 1 million d’euros par personne, s’appuyant sur la méconnaissance du principe d’égalité devant les charges publiques11. Le député et ses équipes avaient pourtant repéré la faille juridique mais l’élu n’avait pas déposé d’amendement afin de ne pas dévier de la ligne gouvernementale, comme il le justifie sur son blog :
« Beaucoup évoquent alors l’amateurisme du gouvernement et de sa majorité, qui auraient pu prévoir cela ! Là encore, la vérité doit être dite : j’avais, sur le conseil avisé de mon équipe d’administrateurs à l’Assemblée nationale, fait préparer un amendement pour éviter cette distorsion entre foyers fiscaux. Comme toujours, cela a été évoqué avec le cabinet du ministre du Budget en amont des séances publiques pour éviter que le rapporteur du budget soumette un amendement qui ne recueille pas l’assentiment du gouvernement qu’il soutient. On m’a dissuadé de déposer cet amendement. J’y ai renoncé car l’expérience démontre qu’en général la majorité ne vote qu’exceptionnellement contre l’avis du gouvernement. J’ai ainsi été échaudé par l’épisode “œuvres d’art et ISF” (!). Je regrette de n’avoir pas su convaincre sur ce point12. »
16Ce qui a ici vocation à servir de justification s’apparente plus à un exposé des principes d’assimilation de la domination gouvernementale. C’est celle-ci qui permet de comprendre les marges de manœuvre dont disposent les députés au Parlement et pourquoi ils tentent d’accéder à certaines positions afin de limiter le fait majoritaire. La responsabilité politique et électorale qu’implique la majorité gouvernementale et parlementaire a donc pour effet de paralyser certaines prises de position, tandis qu’en situation d’opposition les pratiques de représentation sont moins soumises à ces contraintes institutionnelles.
17Dans ce cas s’opère un contrat tacite entre représentants et représentés dans l’esprit des élus. Les seconds ne peuvent pas reprocher aux premiers de ne pas appliquer leurs revendications. Les représentants peuvent toujours agir, prendre position, parler au nom de, mais leurs actions n’ont pas ou peu de chances d’aboutir. La pression est alors moins forte sur eux. Dans cette situation, la discipline partisane s’affaiblit13, offrant aux pratiques de représentation un éventail plus large de discours et de pratiques. Ainsi, les amendements ayant peu ou pas de chances d’être acceptés, tout ou presque peut être proposé afin de prouver sa représentativité, sans crainte d’entraver l’action du gouvernement. Pour autant, les situations de majorité et d’opposition doivent être pensées comme les deux faces d’une même pièce. Si le passage au sein de la majorité peut faire émerger des contradictions, le passage dans l’opposition n’échappe pas non plus à ce risque. Certains élus prennent par exemple parti pour des groupes qu’ils citaient peu en situation de majorité, comme le fait remarquer Henri Emmanuelli (PS, directeur adjoint de banque), alors dans la majorité au moment de cette déclaration :
« Monsieur de Courson, certaines indignations sont superfétatoires. Je me souviens du collectif 2011 où vous aviez doublé la taxe sur les conventions d’assurance pour diminuer l’ISF. Et aujourd’hui, vous venez nous jouer votre grand numéro sur la taxation des pauvres et des catégories défavorisées. […] Nous gagnerions tous, au sein de cet hémicycle, à éviter ce genre de pantalonnade. Avoir soutenu certaines mesures pour ensuite les critiquer n’est pas sérieux. »
[AN, XIVe législature, séance du jeudi 16 octobre 2014 à 15 h.]
18La question de l’alternance politique est difficile à gérer pour les élus, y compris d’opposition. C’est ce que mettent régulièrement en avant les élus majoritaires pour discréditer les entreprises de représentation de leurs adversaires, comme dans le cas du SPD, qui ne soutient la réintroduction de l’ISF qu’en situation d’opposition, ce que ne manque pas de critiquer Volker Wissing (FDP, avocat, porte-parole du groupe au sein de la commission des finances, vice-président du groupe au Bundestag à partir de 2011) en séance plénière :
« Le SPD est un grand défenseur de l’impôt sur la fortune, et ce toujours quand vous avez perdu la responsabilité gouvernementale. Votre parti a occupé pendant onze années le ministère des Finances. L’ancienne secrétaire d’État du ministère des Finances vient de nous expliquer, après onze années de pouvoir des sociaux-démocrates pendant lesquelles ils ne l’ont pas réintroduit, que l’Allemagne a un besoin urgent de réinstaurer cet impôt […] Il existe une alternative à votre politique de la jalousie que vous faites toujours lorsque vous êtes dans l’opposition. Quand vous gouvernez, vous ne voulez pas en entendre parler. L’impôt sur la fortune n’est alors ni possible, ni repris. À peine vous retrouvez-vous dans l’opposition que vous dîtes : nous le voulons. »
[DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.]
19On comprend bien que l’opposition, souvent présentée par les élus rencontrés en entretien comme la position la moins exigeante à occuper au Parlement du fait de l’absence de responsabilité politique, est également piégeuse. Comme nous l’explique une administratrice de la commission des finances à l’Assemblée nationale, en 2014 : « On est dans une position où les personnes dont la suppression de l’ISF fait partie de leur bagage idéologique sont dans l’opposition, donc ça ressort de façon plus tranchée, mais ça ne présume pas du tout de ce qu’ils feraient une fois au pouvoir. » Cette position d’opposant, par des élus critiques à l’égard de l’ISF, est en effet loin d’aboutir à un abandon des pratiques de représentation. Si leurs chances de succès deviennent très faibles, rien ne les empêche de proposer des textes afin de prouver leur représentativité. Pour la majorité des élus cependant, la participation en situation d’opposition se limite généralement à des formes d’oppositions virulentes et discursives ou à un recentrage de l’action sur la circonscription, comme l’explique le député Franck Gilard (UMP, consultant) en entretien :
« Comment vous répondez aux sollicitations ?
– Alors moi, je… je… je… À part l’attentat à la voiture piégée je ne peux rien faire. J’essaie de répondre, de dédramatiser. Parce que qu’est-ce que je peux faire ? Je suis dans l’opposition en plus. Je leur dis : “Je vous jure je n’ai pas voté.” Alors ça peut aller, quand c’est une ville de gauche : “Foutez le maire dehors, ça sera la meilleure réponse que vous puissiez faire dans un premier temps et puis on foutra le gouvernement dehors dans un deuxième temps.” Parce que c’est eux qui ont la responsabilité de… Ça, ça peut aussi être une réponse. »
20La situation est logiquement similaire en Allemagne, selon Manfred Zöllmer (SPD, directeur d’école) :
« Dans la dernière législature, nous étions dans l’opposition, et dans l’opposition vous êtes de toute façon dans une position secondaire. Les partis de gouvernement ont l’avantage de pouvoir compter directement sur les ressources et les connaissances techniques du ministère. Nous devons faire attention à nous saisir de cela par nous-mêmes et… On n’est pas toujours impliqué dans l’élaboration des positions et des présentations du ministère, mais sur de grands projets il existe des consultations avec le gouvernement où siègent des représentants du ministère et nous pouvons poser des questions et ils essaient de répondre à nos questions. »
21La déclaration montre que, même en situation d’opposition, les députés restent redevables de ce que le gouvernement communique comme informations. La position d’opposant constitue donc à la fois une opportunité, en permettant plus de liberté de parole, et une restriction, en limitant l’activité proprement législative. En définitive, les situations d’opposition sont certainement les plus propices aux entreprises de représentation politique, les groupes d’opposition n’ayant pas à faire coïncider leurs actions de représentation avec un bilan politique, comme dans une situation de majorité. Les profits électoraux potentiels l’emportent généralement sur les coûts éventuels qu’implique l’application des promesses de campagne. Une fois constaté que la position à l’égard du gouvernement pesait sur les marges de manœuvre des élus, il nous faut étudier comment le fait majoritaire influence, au concret, la production législative en matière d’ISF.
La (timide) résistance au fait majoritaire
22Cette situation de domination du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif a pu conduire certains à dresser le portrait d’un Parlement impuissant, totalement soumis au gouvernement. Ce constat doit être relativisé pour plusieurs raisons. Céline Vintzel a montré que « l’idée selon laquelle le gouvernement français disposerait de la panoplie d’armes procédurales la plus puissante qui soit14 » ne tient pas lorsqu’on compare la France avec d’autres régimes parlementaires, en particulier avec le Royaume-Uni, où le gouvernement dispose d’encore plus de moyens de dominer le Parlement. Cette observation a le mérite de remettre en cause la vision parfois autocentrée des élus français qui se plaignent d’être les parlementaires les plus dominés en Europe, mais également certaines analyses faisant du Parlement français l’institution européenne la moins bien équipée constitutionnellement pour exister face au gouvernement. Par ailleurs, certains députés n’hésitent pas à critiquer les pratiques trop ostentatoires de la rationalisation du Parlement, comme le dénonce publiquement Michel Vergnier (PS, instituteur puis directeur d’école) en 2011 :
« Je pense au bouclier fiscal et à l’ISF, par exemple, qui ont parfaitement illustré les contradictions que vous avez énoncées. Vous essayez encore aujourd’hui de vêtir votre réforme d’habits vertueux pour dissimuler la politique d’injustice fiscale et sociale qui est la vôtre. Vous dessaisissez un peu plus le constituant de la réalité de son pouvoir ; vous privez les parlementaires de leur droit d’initiative législative au profit du gouvernement ; vous bâillonnez les commissions, car leurs nombreuses mises en garde ne servent à rien. Et si parfois quelques membres courageux de votre majorité se hasardent à émettre un vote qui ne vous convient pas, vous reprenez très vite les choses en main. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du mardi 28 juin 2011 à 15 h.]
23La prise de position est intéressante. Elle montre que des phénomènes de résistance existent, mais principalement dans une situation d’opposition puisque, en situation de majorité, l’analyse des débats sur l’ISF dans les deux pays montre que les députés ne critiquent pas officiellement la position soumise dans laquelle ils se trouvent. Dès lors, comment les députés des deux pays résistent-ils à la domination gouvernementale pour pouvoir développer leurs pratiques de représentation ?
24D’abord, il arrive que l’opposition parvienne à peser sur les débats et sur la loi en s’appuyant en particulier sur le droit de saisine du juge constitutionnel. Cela s’est vu à plusieurs occasions en matière de fiscalité du patrimoine, lorsque, en 2012 et 2013 par exemple, le Conseil constitutionnel censure le plafonnement de l’ISF, ou quand les députés allemands opposés à l’impôt menacent régulièrement de saisir le Tribunal constitutionnel fédéral, sûrs de son avis défavorable à la réintroduction de l’ISF. Ensuite, le travail parlementaire, surtout lorsqu’il met en œuvre des moyens humains et organisationnels importants, peut porter ses fruits face au gouvernement. En témoigne la déclaration de Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire), alors rapporteur général de la commission des finances à l’Assemblée nationale :
« La plupart des membres du groupe de travail constitué en janvier ont plaidé pour le maintien de l’ISF-PME alors que la première intention du gouvernement était de le supprimer. Le gouvernement nous a donc entendus. Le dispositif actuel me semble équilibré et je ne souhaite pas qu’il soit remis en cause. »
[AN, XIIIe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du mercredi 1er juin 2011 à 9 h 30.]
25On peut légitimement penser que le gouvernement laisse périodiquement au Parlement et aux élus les moyens de porter différents textes. Ces petites victoires sont importantes car elles contribuent à entretenir l’illusio15 chez ceux (minoritaires) qui continuent à essayer de peser sur la fabrication de la loi. En Allemagne, la domination de l’exécutif conduit aussi à des mécanismes de résistance, mais par des moyens détournés. Lothar Binding (SPD, assistant de recherche en mathématiques et électronique, porte-parole du groupe au sein de la commission des finances) explique en entretien que « le danger réside toujours dans le fait que, si l’on ne s’y connaît pas sur un sujet, l’exécutif gagne. C’est pourquoi il faut maîtriser les dossiers, mais on a toujours, en circonscription des entreprises, des citoyens qui peuvent nous aider. Nous avons tous les soirs des discussions avec des lobbys ». On comprend alors que la position de domination de l’exécutif conduit directement au renforcement du pouvoir des groupes d’intérêt, ce que nous avons effectivement constaté durant nos observations au Bundestag.
26Réussir à s’affirmer face au gouvernement est coûteux en temps et en moyens, et nécessite généralement de développer certains savoir-faire. Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire) propose en entretien un regard intéressant sur l’investissement requis et sur les pièges à éviter pour parvenir à agir face à l’exécutif :
« Je me souviens de la réforme de la taxe professionnelle, je l’ai complètement réécrite, j’ai fait un amendement de cent pages. Alors heureusement j’avais des moyens, des administrateurs de qualité, mais j’ai tout réécrit, le gouvernement a dû plier, en deux temps d’ailleurs, parce que je m’étais concerté avec mon collègue Marini au Sénat, donc on a fait une partie du job ici, et l’autre partie au Sénat et on a achevé le gouvernement, si je puis dire, en commission mixte paritaire. Donc en fait c’est notre… Alors d’un autre côté, si on veut être efficace, il ne faut surtout pas en faire état, donc moi chaque fois que j’ai fait battre le gouvernement, j’ai surtout expliqué le contraire. Je ne l’ai jamais dit, je ne m’en suis jamais vanté auprès des médias, jamais, toujours dit : “Non non, on améliore le texte, amendements techniques, cela va dans le sens du gouvernement, de ce que souhaite le gouvernement.”
– Parce que vous pensez que cela créerait un rapport de force ?
– Bien sûr, bien sûr. »
27La résistance face à l’exécutif peut également se faire en contournant le Parlement. Les députés qui disposent de ressources politiques plus étendues, ceux qui occupent des positions élevées au sein des commissions des finances, ont parfois accès aux principales figures de l’exécutif. C’est par exemple le cas de Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire), qui était parvenu à défendre directement, dès 2008, mais sans succès dans un premier temps, la suppression du bouclier fiscal face à Nicolas Sarkozy, comme il l’explique en entretien :
« Je revois encore Sarkozy me disant, me prenant le bras, me secouant en me disant : “Je ne céderai pas, je ne céderai pas (en tapant du poing sur la table), c’est un marqueur politique ! Je ne céderai pas !” Je lui dis : “Très bien… C’est toi le patron, tu verras.” Et puis, il a fallu trois ans et demi… Je pourrais vous décrire, ça s’est passé à l’Élysée, dans le salon, il nous a réunis, une quinzaine, et il a commencé en disant : “Ha, je suis content de vous voir ! Parce que nous au moins ce n’est pas comme le Parti socialiste, chez nous ça discute !” Alors là je me suis dit, ça y est on a gagné. Et il nous a écoutés, et il l’a fait. Mais c’était trop tard. »
28Tout n’est donc pas figé à l’Assemblée nationale et au Bundestag, mais le coût (technique, politique, etc.) de la résistance au fait majoritaire peut être conséquent pour qui veut affirmer sa position sur un sujet donné, et en particulier fiscal comme l’ISF. Cette capacité à agir et à s’engager dans un travail de représentation régulier et efficace dépend en partie des positions occupées par les députés au sein de leur institution parlementaire, mais également des contextes dans lesquels s’inscrivent les débats.
Diversité des contextes, pluralité d’effets
29Le « contexte » fait clairement partie des mots-valises employés de façon indifférenciée pour désigner une pluralité de situations aux effets plus ou moins contraignants sur les pratiques individuelles. La science politique elle-même n’en définit d’ailleurs que rarement les contours lorsque le terme est employé. Pour Michael MacKuen et Courtney Brown, le « contexte » peut être appréhendé sous deux angles : comme un élément « macro-environnemental », mesuré par les orientations politiques et électorales à long terme à l’échelle nationale, et de façon « micro-environnementale », en se concentrant sur les loyautés partisanes et électorales des individus exprimées dans le cadre de leurs interactions quotidiennes avec leurs proches16. Cette définition nous semble pertinente en ce qu’elle propose de distinguer plusieurs niveaux d’effets de contexte, mais reste à nos yeux incomplète car elle n’insiste ni sur leur pluralité, ni sur l’action qu’exercent les individus sur les contextes, et inversement. Selon nous, un « contexte » est un cadre interprétatif, objet de luttes et évolutif, qui peut se manifester selon plusieurs natures corrélées entre elles, et qui restitue, à un moment précis, l’état des luttes au sein d’un champ particulier. Par exemple, au sein du champ politique, le contexte idéologique dominant est l’expression des préférences idéologiques des agents politiques occupant les positions supérieures.
30Rapporté aux questions liées à l’ISF, le contexte budgétaire a eu pour effet d’encadrer les pratiques de représentation des élus de façon différenciée dans les deux pays. Cette appréhension du contexte budgétaire est directement liée au contexte idéologique car les choix budgétaires sont également des choix politiques marqués par le ralliement plus ou moins affirmé à des doctrines politiques particulières. Ce contexte idéologique structure et est structuré par le contexte politique qui détermine, dans le cadre des rapports de force interpartisans, la possibilité à un moment donné d’agir ou non politiquement en matière d’ISF. Enfin, ce contexte politique est soumis à des variables temporelles faisant émerger un contexte électoral ayant pour effet de sublimer les prises de position sur cette question durant un laps de temps assez court. Ainsi, la France et l’Allemagne se caractérisent par des contextes de même nature mais produisant des effets opposés du fait de situations nationales qui divergent sur de nombreux points. Les effets de ces contextes doivent donc être repérés et analysés par le biais de la comparaison.
Le contexte budgétaire et fiscal
31Au sein des commissions des finances, le contexte budgétaire et fiscal occupe une place centrale du fait même du domaine de spécialisation des élus, obligeant ces derniers à tenir systématiquement compte de la situation financière du pays dans leurs appréhensions des enjeux fiscaux. Comparativement aux contextes politique ou social sur lesquels nous reviendrons sous peu, le contexte budgétaire est plus facilement objectivable pour les élus qui s’appuient sur des données statistiques proposées par différentes institutions (INSEE, OCDE, Eurostat, etc.). Ce constat conduit à une forme de consensus intrapartisan quant à l’importance de devoir se plier à ce contexte. Mais du fait des différences nationales, le contexte budgétaire conduit à deux gestions opposées de la question de l’ISF des deux côtés de la frontière.
L’état des finances publiques comme bouclier à l’impôt sur la fortune
32Les questions de l’équilibre et de la gestion des finances publiques constituent un enjeu fondamental dans les deux pays au sein des commissions des finances. La question budgétaire produit chez les élus des effets de contrainte très puissants en France, quand elle fait plutôt l’objet de débats entre partisans et opposants à l’ISF en Allemagne. L’enjeu est donc systématiquement présent en toile de fond lorsque sont débattus les sujets fiscaux en commission. Lors de notre entretien, Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire, rapporteur général de la commission des finances) explique ainsi que le cadre actuel de la fabrique des politiques fiscales doit être conditionné par cette obligation de penser « en termes d’équilibre » :
« […] Aujourd’hui les hausses d’impôts comme d’ailleurs les baisses sont pratiquement hors de portée, bon, il y a quelques petites baisses dans le plan Valls mais c’est hors de portée, donc la question c’est vraiment la préservation de la recette, et comme la recette reste inférieure à la dépense, bah il faut diminuer la dépense. Donc toute notre action devrait porter, notre énergie sur l’idée, l’objectif de dépenser mieux en dépensant moins. »
Si le terme de « rigueur » n’est généralement pas employé par ceux qui exercent le pouvoir, la ligne officielle de la majorité des partis au sein des deux assemblées obéit à cette logique de maîtrise des équilibres, à l’exception des deux groupes parlementaires d’extrême gauche et d’une partie des députés PS, SPD, Die Grünen et Les Verts, qui défendent une politique de relance plus souple en matière de réduction des déficits.
33Dans ce contexte, les choses se figent et la question de l’ISF ne fait logiquement pas exception. Jérôme Cahuzac (PS, chirurgien) souligne ainsi, en 2007, face aux adversaires de l’impôt sur la fortune, que « si les Suédois ont pu supprimer cet impôt, c’est parce que leurs finances publiques sont en bonne santé, ce qui n’est pas le cas chez nous17 ». La phrase est significative. Elle montre que le contexte budgétaire que connaît la France protège l’ISF. Un administrateur de l’Assemblée nationale explique également que si l’ISF n’a pas été supprimé sous le mandat de Nicolas Sarkozy,
« c’est que déjà l’époque c’était quand même 4 milliards d’euros, donc il faut les compenser quoi… Parce que là, quand même, si vous avez un truc où vous dites “le bouclier fiscal c’était 700 millions, en face vous faites plus 4 milliards pour cette frange de la population”, et on était déjà dans la crise financière… En termes de message politique, ça aurait été absolument redoutable (rires) ».
Cette analyse est régulièrement mise en avant par les élus.
34Le contexte budgétaire renforce également le sentiment d’une nécessité à devoir parler au nom des groupes subissant le plus les effets de la crise économique, qui peuvent tout aussi bien être les catégories populaires que les entreprises, dont l’activité doit être protégée dans un contexte défavorable. Autrement dit, le contexte est interprétatif. La déclaration de Peter Aumer (CDU, conseiller fiscal), formulée en 2011 (et totalement impensable dans le cas français), est symptomatique des luttes sur l’interprétation du contexte. Le député critique ici l’argument avancé par Die Linke selon lequel l’impôt sur le patrimoine permettrait de sortir de la crise financière et économique :
« Dans votre motion vous écrivez que la réintroduction de l’impôt sur le patrimoine serait une exigence de justice et un moyen de surmonter la crise. Mesdames et messieurs les députés Die Linke, vous n’avez vraisemblablement pas remarqué que nous avions surmonté la crise depuis longtemps déjà. (Exclamations des députés Die Linke.) Nous, en Allemagne, profitons d’un développement économique que d’autres pays en Europe peuvent prendre en exemple. »
[DB, XVIIe législature, 100e séance, Berlin, vendredi 25 mars 2011.]
35On comprend bien que la situation diffère totalement du cas français où le contexte budgétaire et la « crise des finances publiques » ont achevé de convaincre les députés français d’une impossibilité budgétaire et contextuelle à supprimer l’ISF durant la période étudiée. Pour certains élus, ce n’est pas seulement la suppression qui doit être écartée mais aussi la refonte des taux et de l’assiette qui apparaît comme difficile à justifier dans un contexte de rigueur : « Je pense sincèrement qu’avoir choisi le moment où les finances publiques sont au plus mal pour réduire l’assiette et les recettes que procure cet impôt est tout à fait irresponsable18 », explique ainsi le député Daniel Garrigue (non inscrit, mais proche de la droite) en 2011. Jérôme Cahuzac (PS, chirurgien) souligne également cette contrainte qui pèse sur les parlementaires de droite qui souhaiteraient supprimer l’ISF au moment de la réforme de la fiscalité du patrimoine en 2011 :
« Le courage, c’est d’abord de reconnaître ce qui est. Le bouclier fiscal a été inventé parce que l’actuelle majorité, issue des urnes en 2007, comme celle qui l’avait précédée, issue des urnes de 2002, n’a pas eu le courage de supprimer l’ISF alors même qu’un consensus se serait probablement dégagé sur ces bancs pour le faire. Vous n’avez pas su, ou voulu supprimer l’ISF ; or il se trouve qu’aujourd’hui vous ne le pouvez plus, car l’ISF rapporte entre 3 et 4 milliards d’euros au fisc et que les finances de notre pays sont dans un état tel qu’il n’est plus possible de se passer de cette recette alors que le budget, hors prélèvement sur recettes, est de 260 milliards d’euros. Notre pays est désormais effectivement à quelques milliards près. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du jeudi 20 mai 2010 à 15 h.]
36Comme le souligne Frédéric Lebaron, « durant ses cinq années de présidence [Nicolas Sarkozy a] oscillé entre réductions et hausses d’impôts, relance et rigueur (un temps réunis dans la “rilance”, chère à Christine Lagarde), “travailler plus pour gagner plus” et critique du PIB, etc. »19, illustrant la difficulté pour tous les partis à se défaire des contextes budgétaire et politique influençant leurs marges de manœuvre législatives. Dans ce contexte, toutes les tentatives de suppression de l’ISF se soldent donc par un échec, ce qui ne signifie cependant pas que les entreprises de représentation et/ou de prise de position cessent, bien au contraire. Simplement, les chances de parvenir à modifier la loi deviennent très faibles.
37Pour autant, si le contexte contraint (en empêchant la suppression de l’ISF), il n’empêche pas d’agir, comme le montre l’abaissement des taux décidés par le gouvernement Fillon, faisant passer le taux maximal de 1,8 % à 0,5 %, prouvant que les pratiques de représentation à la fois en actes et en paroles continuent, y compris dans un contexte moins favorable. Ainsi, même si les élus ne peuvent pas espérer voir des revendications aussi lourdes qu’une suppression de l’ISF être exaucées, ils continuent à porter la parole des groupes qu’ils entendent défendre, y compris par des amendements n’ayant aucune chance d’être adoptés. En matière de représentation au Parlement, le succès des tentatives de représentation importe en effet souvent moins que la possibilité de mettre en avant son action de représentant.
38En Allemagne, le contexte budgétaire a également pour effet de contraindre, de mobiliser et d’être mobilisé, en particulier par les défenseurs d’un retour de l’ISF, lors de leurs prises de position sur cet enjeu. De nombreux élus de gauche, principalement des Grünen et de Die Linke, appuient leur argumentaire sur les effets de la crise financière de 2008 et posent la question de savoir qui paiera le renflouement des banques. Contrairement au cas français cependant, la question se focalise relativement peu sur les finances du pays mais plus, comme souvent en Allemagne, sur le niveau fédéral, les recettes de l’ISF étant versées aux Länder selon la Constitution. Harald Koch (Die Linke, économiste) défend ainsi la motion de son groupe au Bundestag en mobilisant cet argument :
« Les Länder et les communes sont financièrement au bord du précipice. Les représentants de la coalition devraient prendre connaissance de cela. Dans cette situation, vous, les membres de la coalition, vous ne souhaitez pas utiliser la possibilité d’utiliser l’introduction d’un impôt sur le patrimoine ? Nous, Die Linke, partons du principe que grâce à la levée d’un impôt sur le patrimoine à long terme, ce sont 80 milliards d’euros de rentrées fiscales qui seraient disponibles. »
[DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.]
La question est symboliquement importante dans ce pays fédéral et Die Linke insiste logiquement sur le fait que certains Länder, surtout dans l’ancienne Allemagne de l’Est, font face à des difficultés financières et infrastructurelles. Pour autant, cet argument ne convainc évidemment pas la droite pour qui la situation globale du pays, dans un contexte budgétaire supposé plus favorable, n’incite pas à la recherche systématique de recettes supplémentaires. La réponse de Christian von Stetten (CDU/CSU, chef d’entreprise) est à ce titre particulièrement critique à l’égard de la motion de Die Linke dont il condamne la forme autant que le fond :
« Madame la présidente ! Chères et chers collègues ! Prenez confortablement place s’il vous plaît et cochez bien la date du jour dans le calendrier : car aujourd’hui Die Linke veut nous expliquer dans un débat totalement superflu comment elle souhaite résoudre les problèmes budgétaires des seize Länder, avec une motion de trois pages. Je pars du principe que l’impôt sur la fortune devrait être à nouveau introduit comme impôt régional. Die Linke compte sur des recettes fiscales supplémentaires à hauteur de 80 milliards – cet argent devant être encaissé par les Länder – par le biais d’un taux d’imposition de 5 %, ce qui ressemble presque à de l’expropriation. Vous voulez nous faire gober avec votre motion de trois pages que tous les problèmes budgétaires peuvent être ainsi résolus. »
[DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.]
39Ce qui se joue ici, c’est aussi la crédibilité budgétaire de la proposition de Die Linke. Le parti d’extrême gauche est en effet régulièrement attaqué sur sa légitimité par ses adversaires politiques qui cherchent à distinguer les groupes politiques supposés « sérieux », car ayant exercé des responsabilités gouvernementales, et les groupes marginaux aux idées iconoclastes. Dans un contexte budgétaire rétrécissant le domaine des possibles, la légitimité des outsiders s’affaiblit encore, les groupes politiques dominants cherchant à se présenter comme les détenteurs d’un monopole gestionnaire en période de crise. C’est ce qu’illustre en entretien Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire), qui, disposant d’importantes ressources politiques, nous explique avoir défendu devant Nicolas Sarkozy sa vision de la gestion du contexte de crise que connaît le pays à partir de 2008 :
« J’avais dit d’ailleurs à Sarkozy pendant [une] réunion : “Ne fais pas du Hoover.” Tout le monde a oublié qui était Hoover. Hoover était le président des États-Unis pendant la crise de 1929. Et Hoover, toutes les semaines, disait : “la reprise est au coin de la rue”, voilà. Naturellement au début les gens l’ont cru, et après on s’enfonçait, on s’enfonçait, on s’enfonçait, au bout de deux ans il s’était fait virer et Roosevelt a été élu. Et je lui avais dit : “Dis la vérité au peuple.” Ah je le vois encore me dire : “Mais écoute, je ne suis pas là pour inquiéter les gens !” Je lui ai dit : “Oui, mais le peuple te sera reconnaissant, fais l’inverse de ce qu’a fait Hoover en 1929 et Giscard en 1974.” »
40On perçoit ici que le contexte n’est pas seulement une contrainte extérieure pesant sur les élus, mais qu’il doit plutôt être perçu comme un phénomène encadrant les pratiques que les députés cherchent à orienter, interpréter, justifier différemment en fonction de leurs priorités politiques.
Défendre l’impôt (sur la fortune) dans un contexte hostile
41En 2013, face à la volonté des élus d’opposition, de droite, de faire de la critique de l’impôt le cadre référentiel de l’action politique de la majorité, les élus de gauche adoptent plusieurs stratégies. Au moment où le contexte fiscal semble le plus tendu, Le Monde relève que « de nombreux parlementaires socialistes font état de “l’extrême sensibilité” de leurs concitoyens à l’impôt20 ». Certains adoptent alors une posture défensive, préférant soutenir l’idée d’une baisse des impôts, tandis que d’autres continuent de développer un argumentaire visant à réhabiliter l’impôt. Ce type de discours est principalement défendu en France, même s’il existe des démarches similaires en Allemagne. C’est dans ce contexte que Pierre-Alain Muet (PS, économiste) défend l’impôt à l’Assemblée nationale :
« Le déficit structurel s’est creusé – je fais abstraction du déficit de crise. Voilà la réalité de nos finances publiques. Face à cette réalité, il est temps de réhabiliter l’impôt et le service public, contrairement à tous les discours que l’on a pu entendre depuis dix ans en France et depuis plus longtemps encore sur la scène internationale. »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du lundi 6 juin 2011 à 17 h.]
Au sein de la commission des finances, trois députés à gauche soutiennent cette position : Christian Eckert, Jean-Pierre Brard et Pierre-Alain Muet.
42En Allemagne, la défense de l’impôt par Die Linke passe par d’autres moyens, et en particulier par la volonté de s’attaquer au mythe d’un matraquage fiscal. Gregor Gysi (Die Linke, avocat du travail, président du groupe au Bundestag) prend alors à partie la droite, mais également son allié circonstanciel lors des grandes coalitions, le SPD, qu’il accuse de défendre lui aussi les catégories supérieures :
« Vous [le SPD] êtes encore allés dans la mauvaise direction. Vous avez en effet pris le chemin de l’endettement de l’État par le biais de mauvaises baisses d’impôts. Je me permets de vous rappeler que vous avez diminué l’impôt sur les bénéfices des sociétés de 45 à 22 %. Vous avez diminué le taux maximal de l’impôt sur le revenu de 53 à 42 %. Vous n’avez pas introduit d’impôt sur les transactions financières et vous avez renoncé à l’impôt sur la fortune. Tout cela a conduit à un gigantesque endettement. La grande coalition de l’Union et du SPD a prolongé ce chemin. Vous avez diminué l’impôt sur les bénéfices des sociétés de 25 à 15 %. (Joachim Poß [SPD] : Faites donc une pause !) Votre coalition a élaboré la loi sur le soutien à la croissance et offre aux hôtels et aux entreprises 2,4 milliards d’euros en plus. C’est exactement comme cela que vous avez provoqué l’endettement de l’État. »
[DB, XVIIe législature, 44e séance, Berlin, vendredi 21 mai 2010.]
43On comprend bien que le député, en jouant sur le contexte fiscal, prend nettement position contre l’idée d’une trop forte imposition des catégories supérieures, soutenue par les partis de droite. Au sein même du SPD se trouvent également des élus qui critiquent la politique du gouvernement CDU/CSU-FDP, à l’instar du député Carsten Sieling (chef de service administratif) qui déclare que l’Allemagne est devenue un « paradis fiscal21 ». Le contexte budgétaire et fiscal joue donc un rôle contraignant qui, dans le même temps, ne demeure pas figé. Lui-même objet de luttes afin d’en définir les effets, le contexte budgétaire contribue à définir l’imaginaire fiscal des élus, en particulier chez les commissaires des finances pour qui les finances publiques constituent à la fois un cadre d’action et une opportunité de mobilisation et de représentation. En France, il protège à la fois l’ISF et stimule le registre de l’unification consistant à fusionner les intérêts des redevables à l’ISF avec ceux des autres contribuables, par la critique du matraquage fiscal. En Allemagne, il sert à la fois d’argument pour réintroduire l’ISF et de contre-argument pour ses opposants du fait de l’équilibre budgétaire des finances du pays. La lutte se déporte alors sur les effets des politiques de rigueur qui sont une manifestation de la traduction politique du contexte budgétaire. Ce cadre budgétaire est lui-même travaillé par le contexte idéologique du moment, autant qu’il le travaille.
Le contexte idéologique, un objet de luttes pour tous les partis
44Les luttes autour de l’ISF sont des luttes qui concourent à mettre le monde social en ordre symbolique. Comme nous l’avons constaté, la représentation des groupes sociaux participe de ce processus en mettant certains groupes au centre des préoccupations politiques, contribuant ainsi à la hiérarchisation du monde social. Si le contexte budgétaire permet ou limite ces entreprises de catégorisation en agissant sur les marges de manœuvre en matière d’action publique, le contexte idéologique est lui plus fluide et donc plus facilement objet de luttes et de réinterprétation. L’impôt sur la fortune est régulièrement désigné de façon péjorative comme un « impôt idéologique », principalement au sein des partis de droite, et ce, dans les deux pays. S’il ne nous appartient pas de trancher si l’ISF est un impôt idéologique en soi, c’est-à-dire du fait même de son assiette et de ses taux, nous pouvons légitimement penser qu’il s’agit d’un impôt faisant l’objet de luttes idéologiques de la part de tous les partis et que, par conséquent, il est peut-être considéré comme un impôt idéologisé par tous les partis, et non pas par les seuls partis de gauche comme le soutiennent de nombreux élus de droite dans les deux pays. Ayant dit cela, ce raisonnement implique que tous les impôts faisant l’objet de luttes quant à leur existence ou leur orientation sont des impôts idéologiques. L’impôt sur la fortune ne fait donc pas exception.
Les batailles pour l’idéologisation de l’impôt sur la fortune
45La question des idéologies est importante pour au moins deux raisons. D’abord, dans le cadre de notre recherche, elle est explicative en ce qu’elle fournit à ceux qui s’y rallient des modes d’interprétation du monde qui structurent autant qu’ils légitiment leurs prises de position. Jacques Lagroye, avec Bastien François et Frédéric Sawicki, souligne en effet que l’idéologie est « justification et travail de légitimation » par les acteurs mais qu’elle ne se limite pas à cela. Pour ces auteurs, « l’idéologie est la manière dont les individus, dans une société, conçoivent le sens de leurs pratiques, sens en fonction duquel ils sont constamment incités (voire dans certains cas contraints) à orienter leurs actions »22. Autrement dit, elle est à la fois principe d’action, d’explication, de disposition et de justification. Elle permet aussi bien aux acteurs de légitimer leurs pratiques qu’au chercheur d’expliquer ces dernières.
46Comme beaucoup d’autres impôts, l’impôt sur la fortune ne peut être pensé comme une simple recette dans le budget de l’État. Il est également vecteur de sens politique, social, économique, voire moral. Le sens à donner à l’impôt en général et à l’ISF en particulier fait l’objet de débats dans les deux assemblées étudiées. Pour certains élus, il est un marqueur idéologique de justice sociale23, tandis que pour d’autres son rejet est un moyen d’affirmer son attachement aux principes de l’économie de marché. Ce sont donc deux idéologies en compétition, portées par différents acteurs, qui entendent dire quel est la signification de cet impôt. Le bouclier fiscal n’échappait pas à cette logique, comme l’explique en entretien une administratrice de la commission des finances à l’Assemblée nationale :
« Le bouclier fiscal faisait partie d’un package extrêmement marqué idéologiquement, et ça, au sein du Parlement, ça a mené à un clash ou à une confrontation des idées assez virulentes. Ça aurait été anormal et même inquiétant [que cela n’ait pas été le cas], donc c’est une très bonne chose et c’est un signe de santé en fait qu’il y ait eu autant de débats. C’était un package idéologique, intenable et déconnecté surtout de la réalité économique. »
47L’idéologie joue parfois un rôle si important – en particulier sur les questions de fiscalité du patrimoine – qu’elle devient un objet de luttes sur la question même de l’idéologie en matière d’action publique fiscale (encadré). Pour le dire autrement, dans le cadre de l’ISF, l’idéologie est l’objet de luttes pour sa désidéologisation dans les deux pays. Cette dimension est en effet souvent jugée négativement, surtout à droite en France et de façon plus diffuse en Allemagne, en particulier en matière de finances publiques, où, comme nous l’avons vu précédemment, domine un discours officiel fondé soit sur la neutralité fiscale, soit sur l’entrepreunarisation des politiques fiscales censées profiter à tous.
Les tentatives de désidéologisation des débats fiscaux
Dans les deux pays semble dominer un contexte peu propice à l’argumentation idéologique. La justification des prises de position s’opère principalement par des références à « l’économie réelle » plus qu’à la théorie économique, philosophique ou politique. De très nombreux débats se fondent sur des mises en récit, généralement de propriétaires ou d’entreprises. Ainsi, le prisme entrepreneurial par lequel de nombreux élus observent le monde social conduit ces élus à écarter des visions plus théoriques – car supposées plus abstraites, ou pire, plus idéologiques – des enjeux liés à l’ISF. L’utilisation du terme « idéologie » appartient alors plus au registre de la critique. Ce mécanisme entretient un contexte de faible publicisation de cette dimension lors des débats parlementaires, ce qui a pour effet de renforcer l’impératif gestionnaire et entrepreneurial chez de nombreux élus, y compris de gauche. L’idéologie – au sens employé par les élus des deux pays – s’apparente en fait plus à une coquille vide, sans ou avec peu d’auteurs mobilisés, peu de références historiques, peu de mises en ordre du monde politique et social, sauf pour quelques élus, généralement d’extrême gauche, qui revendiquent son usage et mobilisent des auteurs. Clairement, le Parlement, en France et en Allemagne, n’est pas pensé par les élus comme un espace de construction collective de l’idéologie partisane, même pour un impôt comportant une dimension symbolique aussi forte que l’ISF. La place prise par la figure du député gestionnaire, spécialiste24, s’est d’ailleurs en partie construite sur l’idée que ces élus devaient rationaliser et désidéologiser leur travail. En entretien, Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire, rapporteur général de la commission des finances), que l’on peut ranger dans cette catégorie d’élus, explique ainsi sa volonté de dépassionner les débats sur l’ISF en écartant cette dimension :
« Que de fois j’ai dit à Didier Migaud25 : “Didier, s’il y avait un système dans lequel – et Jérôme Cahuzac, à l’époque ils étaient dans la commission des finances l’un l’autre – on nous enferme tous les deux, le rapporteur général et le président de droite et de gauche, avec [pour] mission [de] rédige[r] la réforme de l’ISF, on demande 48 heures, au bout de 48 heures, on voit un truc qui fonctionne (il tape sur la table). Mais dans ce monde parfait, ce n’est pas possible. Donc, et c’est une réflexion plus générale, la fiscalité qu’on le veuille ou non c’est empreint d’idéologie, et on est obligé, quelque part, de faire avec. Donc moi, mon comportement, c’est de désidéologiser le plus possible. Désidéologiser. Mais je dois constater une certaine impuissance. Notamment sur l’ISF. »
48Si (la critique de) l’idéologie est faiblement mise en avant par les députés de tous bords, elle n’est cependant pas absente des débats, loin de là, puisque les pratiques de représentation et les prises de position de tous les partis sont historiquement marquées par le sceau de l’idéologie, comme le déclare le même Gilles Carrez en entretien : « En 1985 ou 1986 pour des raisons purement idéologiques on l’a supprimé, et ça a été rétabli pour des raisons également complètement idéologiques en 1988. » Schématiquement, dans les deux pays, deux approches s’opposent : tous les camps mobilisent des raisonnements idéologiques, sans forcément les mettre en avant, mais un seul camp combat l’idée même d’une idéologisation des débats. Chez beaucoup de parlementaires de droite, le terme « idéologie » est en effet connoté péjorativement et doit être écarté. Le constat se vérifie très régulièrement en différents espaces et sur différents supports. L’extrait suivant illustre ces mécanismes en montrant que la droite, tout en critiquant l’idéologie censée être monopolisée par une gauche n’ayant pas rompu avec la rhétorique marxiste, défend dans un même temps et avec plus de vigueur encore une autre idéologie, celle du marché et du libéralisme économique :
« Jean-Michel Fourgous (UMP, chef d’entreprise) : Alors que tous les pays luttent pour augmenter la croissance de leur PIB marchand, la France est sans doute le seul pays au monde où des députés – élus au suffrage universel et qui devraient donc comprendre ce mode de développement qu’est l’économie de marché – continuent de combattre le capital. Chers collègues de l’opposition, je vous rappelle qu’un certain nombre d’experts français de l’épargne estiment que l’ISF est une catastrophe, puisqu’il a fait fuir 500 milliards d’euros d’actifs financiers. (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.)
Pierre-Alain Muet (PS, économiste) : C’est ridicule !
Aurélie Filippetti (PS, professeure de lettres) : Vous dites n’importe quoi !
Jean-Christophe Lagarde, président de séance : Mes chers collègues, laissez M. Fourgous s’exprimer ; vous pourrez lui répondre.
Jean-Michel Fourgous : Comment pouvez-vous vous en féliciter ? Votre inculture économique et votre refus de rompre avec le marxisme ont fait perdre un point de croissance à la France ! (Protestations sur les bancs du groupe SRC.)
Julien Dray (PS, permanent politique) : Vous oubliez que vous avez été un trotskiste dogmatique lorsque vous étiez jeune. On va vous rappeler votre passé et votre passif !
Jean-Christophe Lagarde : L’intervention de M. Fourgous aura au moins eu le mérite de réveiller quelques-uns de nos collègues. (Sourires.) »
[AN, XIIIe législature, 3e séance du vendredi 10 juin 2011 à 21 h 30.]
49Au regard de sa trajectoire professionnelle et de sa production intellectuelle, le raisonnement de Jean-Michel Fourgous n’est pas étonnant. Ancien ingénieur de recherche au CNRS, « spécialiste des méthodes d’évaluation des hommes en entreprise », il crée par la suite une entreprise de logiciel d’aide au recrutement. À l’Assemblée nationale, il fonde les groupes Audace pour l’emploi qui réunit quarante-deux députés chefs d’entreprise et Génération Entreprise qui rassemble « cent parlementaires issus de l’entreprise », selon son portrait diffusé sur le site Web de la ville dont il est maire, Élancourt26. Avec Olivier Dassault, autre député chef d’entreprise, il rédige un rapport parlementaire intitulé Sortie de crise, capitalisme et fonds souverains dans lequel il écrit :
« Nous assistons donc à la naissance d’un nouveau capitalisme, qui rendra les définitions traditionnelles obsolètes en permettant aux travailleurs d’être en partie propriétaires de leur entreprise. Nous y sommes : Marx est mort… et le capital, au même titre que le travail et l’intelligence, est un facteur de croissance qui détermine le niveau de vie, de santé et d’éducation d’un pays… À tel point que Barack Obama, lors de son discours d’investiture, et en pleine crise économique, n’a pas hésité à rappeler “qu’il n’y a pas de rival au libéralisme et au capitalisme”27. »
Preuve de la volonté des auteurs de faire triompher leur idéologie, ils appellent de leurs vœux la nécessité d’« instaurer un consensus entre la gauche et la droite sur les fondamentaux de l’économie » et se demandent si « les Français ne feraient [pas] preuve d’incompétence en étant les seuls à vouloir garder cet impôt [l’ISF] ? C’est bien la preuve que, une fois de plus, l’idéologie archaïque l’a emporté sur l’intelligence productive dans notre pays »28. Pourtant, les références marxistes et anticapitalistes ont pratiquement disparu des discours d’élus PS, alors qu’elles étaient encore fréquentes dans les années 1970 et 1980. Dans le cadre temporel de notre enquête, les références idéologiques se raréfient clairement après que Jean-Pierre Brard et Jean-Claude Sandrier, tous deux membres du groupe GDR, n’ont pas été réélus. Cette critique est également présente en Allemagne, où le député Peter Aumer (CSU, conseiller fiscal), en prenant pour cible la motion de Die Linke, déclare que le parti veut « introduire le communisme » quand la CDU défend « l’économie sociale de marché »29, plus neutre et moins clivante en apparence.
50La critique du marxisme et du communisme est effectivement virulente chez de nombreux élus de droite dans les deux pays. Christian von Stetten (CDU, chef d’entreprise) attaque ainsi Die Linke en prétendant que le parti « ne s’est jamais vraiment distancé du communisme », tandis que, en entretien, Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire) explique : « Moi, je suis anticommuniste, je suis antitotalitaire, j’ai horreur de tout ça, et puis alors le marxisme, pour moi alors c’est vraiment le comble. Le comble de la non-pensée. » Cette critique de l’idéologie en général, marxiste et interventionniste en particulier, entraîne différentes réactions chez ceux qui soutiennent officiellement l’ISF en France. Chez certains élus, ceux qui ne s’engagent pas sur ces sujets, c’est l’indifférence qui semble dominer. Leurs rares prises de parole ne sont pas marquées par l’idéologisation des propos.
51Chez d’autres députés, néanmoins, l’idéologie n’est pas forcément vue comme un registre d’action négatif. Jérôme Cahuzac, alors président PS de la commission des finances, adopte ainsi une position assez médiane sur cette question lorsqu’il défend la taxation des flux de patrimoine, en déclarant espérer que « le rapporteur général n’aura pas trouvé [que ses remarques] sont marquées du sceau de l’idéologie, même [s’il n’est] pas sûr que ce soit forcément toujours un défaut30 ». D’autres défendent avec plus de vigueur encore l’idéologisation des débats, quelles que soient d’ailleurs les positions défendues. C’est clairement le cas des députés Jean-Claude Sandrier et Jean-Pierre Brard (GDR). La déclaration en séance de ce dernier est particulièrement intéressante en ce qu’elle pointe à la fois le rôle généralisé, selon l’élu, de l’idéologie et la dimension sociale et représentative de ces discours :
« Depuis tout à l’heure, nous entendons parler d’idéologie, comme si c’était un gros mot. Or qu’est-ce que l’idéologie ? C’est un corpus d’idées permettant d’analyser la société et de formuler des solutions pour préparer l’avenir. Quels sont ces hypocrites qui disent ne pas avoir d’idéologie ? Ce sont ceux qui ont une idéologie perverse qu’ils ne veulent pas assumer, monsieur le ministre. C’est vous, à droite, les tartuffes, qui ne voulez pas montrer ce que vous êtes véritablement. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.) M. Fillon, avant d’être Premier ministre, trouvait lui aussi que l’“idéologie” était un gros mot. Pour le rassurer, je lui avais dit un jour qu’il était l’un des idéologues du régime. Cela prouvait au moins qu’il avait des idées, alors que d’autres n’ont que des images d’Épinal ! Aussi, plutôt que de se jeter à la figure cette formule que vous voulez insultante, assumez votre idéologie : vous êtes du côté de ceux qui possèdent le capital et qui en veulent toujours plus. Nous venons d’assister à une confrontation entre Charles-Amédée de Courson et Henri Emmanuelli, et il y a clairement deux positions, et deux classes sociales : il y a celle des châtelains, M. de Courson, et les autres ! Mais Charles-Amédée de Courson n’arrive pas à se défaire de l’héritage qu’il porte comme un boulet et cela me fait penser à une gravure de la Révolution où l’on voit le tiers état courbant l’échine sous le poids de l’aristocratie et du clergé. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du mardi 7 juin 2011 à 15 h.]
52Ces luttes contre l’idéologie qui se caractérisent par des stratégies de substitution idéologiques se manifestent de façon différente dans les deux pays, puisque les partis de gauche, à l’exception de Die Linke, défendent rarement l’idéologisation des débats en Allemagne, mis à part sous l’angle de la justice sociale31. Lorsque Christian von Stetten (CDU, chef d’entreprise) s’oppose à l’ISF en mobilisant une rhétorique libérale, Nicolette Kressl (SPD, enseignante, ancienne secrétaire d’État aux Finances) lui répond : « Monsieur von Stetten, je trouve qu’un peu moins d’idéologie et d’alarmisme auraient été utiles sur une explication aussi importante. Je ne trouve pas complètement approprié ce que vous avez fait ici aujourd’hui32. » Comme en France, de nombreux députés de droite allemands idéologisent leurs discours pour critiquer un supposé dogmatisme des partis de gauche que la lecture des comptes rendus de séance ne fait pourtant pas clairement apparaître. Rainer Brüderle (FDP, chef de service administratif puis chef d’entreprise, ancien président du groupe au Bundestag) critique ainsi « le renouveau de la lutte des classes par l’impôt sur la fortune33 » lorsque le parti d’extrême gauche propose la réintroduction de cet impôt, tandis que Christian von Stetten s’oppose à la proposition de Die Linke en mobilisant une rhétorique virulente où le qualificatif « communiste » peut être apparenté au registre de l’insulte politique :
« Je vois ici Sahra Wagenknecht [députée Die Linke] qui a participé à l’écriture de la motion. Sur son site personnel est indiqué qu’elle est porte-parole de la plate-forme communiste. Si vous vous distancez maintenant de l’idéologie de la plate-forme communiste alors je retire mes propos. Mais celui qui défend cette idéologie peut clairement être qualifié de communiste. »
[DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.]
Si l’élu se permet d’être aussi critique dans ses déclarations, c’est qu’il formule ses attaques dans un contexte où l’idéologie néolibérale est clairement dominante et au sein de laquelle l’hégémonie culturelle de l’entreprise conditionne les prises de position sur l’ISF, permettant de tourner en ridicule une idéologie dominée, le communisme, dans le contexte allemand.
L’hégémonie culturelle de l’entreprise
53Le groupe des entreprises attire donc systématiquement l’attention des élus au Parlement dans les deux pays. Schématiquement, une culture entrepreneuriale s’est développée des deux côtés du Rhin, au point de devenir discriminante pour ceux qui n’en maîtrisent pas les codes. Face aux attaques des élus de droite (« vous êtes fâchés avec l’entreprise », « vous n’avez pas la culture de l’entreprise », « vous ne connaissez pas ce monde-là »), de nombreux parlementaires de gauche se sont également ralliés à ces groupes, dans un contexte de crainte du chômage, d’assèchement des finances publiques et d’abandon des références marxistes et/ou keynésianistes34. Couplé à l’affaiblissement du parti communiste en France et à l’effondrement du modèle socialiste est-allemand, c’est donc la mobilisation du clivage possédants / travailleurs, analysé par Seymour M. Lipset et Stein Rokkan35, qui semble s’être affaibli pendant que, dans le même temps, se développait au sein des États allemand et français les fondements, puis le développement, du new public management, entendant appliquer au fonctionnement de l’État les principes du management d’entreprise36. Jean-Michel Fourgous (UMP, chef d’entreprise) illustre bien cette offensive de conversion des élites politiques à l’esprit d’entreprise, formulée ici en séance publique :
« Nous payons aujourd’hui le prix de nos légèretés passées, notamment de l’incompréhension de notre classe dirigeante face aux mécanismes économiques, qui constitue une exception culturelle française. […] En vérité, notre déficit n’est pas conjoncturel mais structurel. Pis même : il est culturel. Les responsables publics ont trop longtemps cru, et continuent de croire qu’il n’y a qu’à demander à l’État pour régler un problème. C’est parce qu’un pseudo-keynésianisme a trop souvent justifié son intervention abusive que la France est le pays qui a le plus augmenté sa dette publique au cours des dix dernières années, avec comme conséquence directe que les impôts et les taxes ont crû de manière extravagante, atteignant aujourd’hui 44 % du PIB. Il faut cesser de croire que l’État se doit de voler au secours d’un marché défaillant et qu’il peut absorber tous les chocs imprévus. Finis les temps d’euphorie dépensière : la France doit agir. […] Heureusement, les dirigeants de notre pays commencent à être critiques et j’ai l’espoir que l’on en finisse avec l’idée que l’interventionnisme étatique est une vertu. Puissiez-vous graver une maxime en ce sens au-dessus de votre bureau, monsieur le secrétaire d’État ! Il est clair que notre tolérance pour les dépenses publiques élevées est le fruit de notre culture administrative. Le temps où un bon budget était un budget en augmentation – aussi bien à gauche qu’à droite, d’ailleurs – et où l’influence d’un ministre se jugeait aux crédits qu’il décrochait n’est pas si lointain. La plupart de nos dirigeants, pour n’avoir jamais eu à produire l’argent qu’ils dépensent – et je vous félicite de ne pas être de ceux-là, monsieur le secrétaire d’État –, ne se rendent pas compte de l’aspect sacré de la dépense publique, alors que tout chef d’entreprise sait qu’un sou est un sou. Vous connaissez ma position sur le sujet : une réforme de la formation des élites est urgente ! »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du mercredi 14 novembre 2007 à 9 h 30.]
54Le terme de « culture » revient plusieurs fois dans le discours de Jean-Michel Fourgous, illustrant sa volonté d’affirmer la substitution d’une culture entrepreneuriale à celle de l’interventionnisme étatique. Mais sa déclaration, plus qu’un appel au changement – changement déjà bien entamé – peut surtout se lire comme une stratégie de monopolisation de la culture de l’entreprise, au moment où de plus en plus d’élus de gauche entendent montrer qu’eux aussi maîtrisent ces codes, ces références et plus généralement cette culture. Le cas de Christophe Caresche (PS, permanent politique et avocat) est à ce titre particulièrement intéressant. Le député reconnaît n’avoir originellement qu’une faible connaissance des mondes de l’entreprise du fait d’une socialisation primaire et d’une carrière politique n’ayant pas laissé de place à la socialisation entrepreneuriale. À ses yeux, cette absence de culture économique est un frein très clair à son travail de député. Après avoir diagnostiqué ce manque, puis s’être intéressé à ces questions, le député adopte durant notre entretien un discours sur de nombreux points identique à celui tenu par Jean-Michel Fourgous, en particulier sur la nécessité de considérer le secteur privé et les entreprises comme moteur de l’économie française :
« D’où vous vient ce rapport à l’entreprise que tous les députés n’ont pas ?
– Alors ça c’est pareil ! Il faut bien comprendre une chose, c’est que j’ai commencé, quand je suis arrivé ici, j’étais vraiment centré sur les questions juridiques, de police, de sécurité, d’immigration, etc. J’avais une très faible vision des questions économiques et sociales. Y a un moment où je me suis dit que c’était un handicap et le deuxième point, c’est que je me suis dit que cette législature allait se jouer là-dessus. Je savais que c’était le sujet. D’où ça vient ce rapport à l’entreprise ? Ben ça vient, pour moi, de l’épuisement profond du modèle étatiste français. Je pense que ce modèle a été assez opérant après-guerre, jusque dans les années 1980-1990, mais qu’il devient maintenant problématique sur le plan économique parce que l’État n’est plus en capacité d’orienter l’économie – même s’il doit conserver un rôle, je ne suis pas pour un désinvestissement. Je pense que l’idée que l’État puisse aujourd’hui orienter, diriger l’économie est une idée qui n’est plus en phase avec la mondialisation, l’innovation, l’agilité économique, etc. Ça c’est le secteur privé. Deuxième point, je pense que notre modèle social est essoufflé, il est très coûteux, donc il faut le réduire, il faut à la fois essayer de faire des économies et le réformer. Et je vois tous les modèles, le Danemark, la Suède, l’Allemagne ont fait ce travail. Voilà. Ils ont fait un travail de libération de l’initiative privée avec un transfert massif, c’est difficile de la dire mais c’est la réalité, de la fiscalité des entreprises sur les ménages, et ils ont fait un énorme travail sur l’État, sur leur modèle social, les deux étant liés. Bon je pense que c’est ce modèle vers lequel on doit tendre. […] Ce n’est pas un modèle libéral, mais c’est un modèle qui ne vit que parce qu’il y a eu une volonté d’activer et de soutenir le secteur privé. Moi c’est… et puis le rapport Gallois a confirmé cela, l’affaiblissement des entreprises françaises ces dernières années, etc. […] »
55En ce sens, Christophe Caresche adhère au processus d’« entrepreunarisation » du monde social développé par de nombreux élus, de droite comme de gauche. Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire, rapporteur général de la commission des finances) s’inscrit parfaitement dans cette tendance en déclarant en séance :
« Nos collègues de gauche et nous aussi avons vécu sous l’empire d’une non-culture économique. J’en parlais, il y a quelques instants, avec Pascal Clément [UMP]. Quand on vous apprend, dès l’école primaire, la lutte des classes et l’opposition entre capital et travail, on a une vision tronquée. (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.) Mais, petit à petit, nous nous sommes, quant à nous, affranchis de cette culture. Petit à petit, nous avons pris un peu de hauteur et de distance. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du vendredi 10 juin 2011 à 15 h.]
Ce à quoi Christian Eckert (PS) répond : « Cela va bientôt être de la faute des enseignants37 ! » Ce type d’opposition est plus rare en Allemagne, du fait d’un consensus globalement assumé entre la CDU/CSU et le SPD quant à l’adhésion aux principes de l’économie sociale de marché, systématiquement rappelée en entretien par les députés sociaux-démocrates.
56Dans les deux pays existe donc un impératif entrepreneurial au sein des commissions des finances, sur les questions liées à l’ISF. Mais l’étude de cet impôt et les entretiens menés auprès des parlementaires montrent que cet impératif irrigue plus généralement les modes de pensée des élus, bien plus par exemple que les questions liées au service public ou même aux catégories populaires. En ce sens, c’est une forme d’hégémonie culturelle entrepreneuriale, illustrée également par la position dominante qu’exercent les groupes d’intérêts économiques sur ces questions, qui s’observe dans les deux pays.
57Cette culture tend à devenir hégémonique, surtout en Allemagne. Elle n’est pas ou peu contestée au sein des principaux partis allemands qui voient, dans les entreprises du Mittelstand et leurs dirigeants, le cœur économique et social du pays et, dans les deux pays, par le fait que de très nombreux députés tentent de lier les intérêts entrepreneuriaux à des groupes sociaux disparates en mobilisant différents registres de représentation38. George Hoare et Nathan Sperber soulignent en effet que « l’hégémonie se forge dans le contexte de la société civile, où le parti politique et ses intellectuels organiques (les “persuadeurs permanents”) tentent de rallier à leur cause des groupes sociaux disparates39 ». Par ailleurs, « l’hégémonie se construit au moyen d’un pouvoir d’attraction, mais aussi grâce à des compromis et des concessions qui favorisent le ralliement conscient des forces auxiliaires40 ». Au sein du SPD, cela se manifeste de façon plus radicale par un abandon de la proposition de réintroduction de l’ISF, afin de garantir des soutiens au sein du groupe des entrepreneurs. En ce sens, cette hégémonie culturelle entrepreneuriale conduit à un affaiblissement des clivages politiques, observable par ailleurs au succès de l’entreprise Macron en 201741. Comme l’indiquent Olivier Nay et Andy Smith, le fait que « les lignes de clivage [soient] plus fluctuantes n’enlève rien au fait que les acteurs sont toujours issus d’univers institutionnels identifiés, qu’ils mobilisent des savoirs acquis dans leur milieu d’appartenance, qu’ils tentent de négocier des compromis favorables à l’organisation ou au groupe auquel ils appartiennent42 ».
58Cependant, l’impératif entrepreneurial tend à s’imposer comme un intérêt incontournable à prendre en compte. Cela se voit par exemple au fait que, redevenu majoritaire, le Parti socialiste ne supprimera pas le dispositif ISF-PME, ou que le taux maximal rehaussé à la suite de l’élection de François Hollande restera plus bas (1,5 %) que celui existant en 2011 sous Nicolas Sarkozy (1,8 %), avant la réforme de 2011 (0,5 %). En ce sens, les luttes se font bien moins entre opposants et défenseurs de l’entreprise que pour l’expression et l’affirmation de cette hégémonie culturelle entrepreneuriale. Celle-ci influence à la fois les contextes politique et économique, joue sur les cadres idéologiques des députés et, à terme, influence leurs prises de position et leurs stratégies de représentation des groupes sociaux au Parlement. Elle peut alors être pensée comme une manifestation de l’application de l’idéologie libérale dans les deux pays.
La plasticité de l’idéologie libérale en matière d’impôt sur le revenu
59Comme le souligne Frédéric Lebaron, « l’univers des néolibéraux est loin d’être homogène : des traditions nationales variées (autrichienne, française, allemande, anglaise, américaine…) s’y distinguent ; des degrés de radicalité inégaux s’y confrontent43 ». Cette observation est confirmée par les faits. En Allemagne, un des avatars de l’idéologie néolibérale est « l’économie sociale de marché ». Mis à part Die Linke et une partie des députés Die Grünen, tous les autres partis adhèrent à ce principe idéologique qui fait malgré tout l’objet de luttes pour son interprétation. Ainsi, lorsque les partis de gauche défendent la réintroduction de l’ISF, Volker Wissing (FDP, avocat, porte-parole du groupe au sein de la commission des finances, vice-président du groupe au Bundestag à partir de 2011) attaque en particulier le SPD en déclarant :
« Vous n’avez pas compris les principes de l’économie sociale de marché. La performance ce n’est pas quelque chose de mauvais mais le pilier sur lequel notre système repose. L’économie sociale de marché, ce n’est pas juste partager, mais d’abord créer avant qu’il n’y ait quelque chose à distribuer. Que Die Linke n’ait pas compris cela ne nous étonne pas. Que le SPD reprenne les idées de Die Linke est regrettable. »
[DB, XVIIe législature, 65e séance, Berlin, jeudi 7 octobre 2010.]
Le constat de la diversité des néolibéralismes est exprimé au sein même du Parlement. Il est même particulièrement parlant lorsque l’on constate que ceux qui entendent agir au nom du libéralisme ne se considèrent pas comme libéraux.
60Dans un livre préfacé par Raymond Barre, publié en 1983, durant une période d’affirmation de l’idéologie libérale de la droite, Gilles Carrez (UMP) et Jean-Jacques Chaban-Delmas, tous deux jeunes hauts fonctionnaires sortis de l’ENA44, plaidaient pour une « intervention publique libérale45 ». L’ouvrage est particulièrement intéressant car il prône une double posture, à la fois libérale et interventionniste. Les deux auteurs soulignent d’abord que « l’économie de marché a certes un contenu idéologique, mais celui-ci n’est pas fait […] d’injustice sociale et d’inégalité. Au contraire, elle tire sa véritable qualité de l’efficacité économique mais aussi de l’appel puissant à la démocratie qu’elle suscite46 ». Tout en défendant que « les insuffisances des mécanismes libéraux appellent des correctifs techniques qui justifient l’intervention publique47 », les deux auteurs soutiennent l’idée que l’État permet de transcender les « intérêts particuliers » et qu’il est « devenu illusoire de préconiser le désengagement systématique de l’État comme l’ont fait dans un premier temps les conseillers les plus radicaux du président Reagan ou de madame Thatcher48 ». Le fait que les deux hommes soient au moment de la rédaction du livre de jeunes hauts fonctionnaires n’est pas étranger à ce positionnement, qui tente de concilier l’esprit libéral, marqueur de la décennie, et une pensée d’État au sein duquel ils occupent des fonctions prestigieuses. Plus de trente années après sa publication, les idées développées dans ce livre apparaissent comme les prémices de la mise en place d’une action publique inspirée du new public management et résonnent comme un indicateur de la position modérée de Gilles Carrez sur les questions fiscales, notamment en matière d’ISF. La ligne politique de Gilles Carrez n’a d’ailleurs pas réellement évoluée, comme le montre l’extrait d’entretien suivant :
« Est-ce que vous vous définissez vous-même comme un libéral ?
– Non.
– Parce que j’ai lu en préparant l’entretien que vous aviez écrit un livre intitulé Pour une intervention publique libérale.
– Alors justement l’idée c’était de prendre appui, pour l’intervention publique, sur les mécanismes du marché. Et on s’était obligés là aussi à ne pas rester dans les concepts et à donner à chaque fois [des exemples] sur différents secteurs, les transports, la santé, la concurrence, bon, aujourd’hui on pourrait le décliner avec la concurrence sur les mutuelles, l’urbanisme… donc intervention publique libérale. Mais ce n’est pas un oxymore. C’est une intervention publique, parce qu’il y a un intérêt général, mais au lieu de s’appuyer sur de la réglementation, sur du binaire, j’autorise, j’interdis, je mets des normes, je m’appuie comme le judoka sur le mouvement, sur le marché. C’était assez innovant à l’époque, et d’ailleurs on avait été bien aidé à l’époque par Raymond Barre qui avait fait la préface, qui est un homme remarquable – je ne l’ai pas eu comme prof, mais je l’ai côtoyé à cette occasion. Ça a probablement vieilli mais l’idée reste très d’actualité. »
61Peu d’élus français, au sein de la commission des finances, se considèrent comme libéraux, ce que regrette d’ailleurs Philippe Marini (sénateur UMP, haut fonctionnaire, ancien président et rapporteur de la commission des finances au Sénat) :
« Comment vous expliquez que cette idéologie libérale ne soit pas plus présente au sein de la droite en France […] ?
– Parce que l’on conçoit le libéralisme comme une doctrine sans âme, une doctrine dure, dure par rapport aux plus petits, aux plus pauvres, aux laissés-pour-compte de l’économie, et la France est un pays qui se veut protecteur, heu… voilà, cette contradiction n’est pas toujours facile à assumer. »
62Si peu d’élus de droite se déclarent comme « libéraux », leurs prises de position en matière d’ISF se concentrent sur des mécanismes visant à faciliter les marges de manœuvre des entreprises dans un marché globalisé. Le dispositif ISF-PME en est l’exemple le plus frappant, l’exclusion des biens professionnels de l’assiette de l’ISF en est un autre. La situation est assez différente en Allemagne, mais illustre, comme en France, la grande élasticité de l’idéologie libérale. Qu’un parti libéral, régulièrement membre de coalition gouvernementale, existe est une première différence notable avec le cas français, jusqu’à l’émergence d’En marche en 2017. L’autre différence réside clairement dans l’acceptation déjà ancienne, officielle et programmatique des principes de l’économie de marché par le SPD. En entretien, les députés sociaux-démocrates insistent sur le fossé idéologique censé exister, à leurs yeux, entre leur parti et le Parti socialiste français. Pour certains députés sociaux-démocrates allemands, le PS n’a pas fait sa mue idéologique, comme a pu le faire le SPD, après le congrès de Bad Godesberg en 195949. Ce constat conduit certains élus, comme ici Manfred Zöllmer (SPD, directeur d’école), à formuler des analyses critiques de leurs homologues français :
« Les socialistes français… c’est quand même assez spécial. Moi, j’aimerais voir un rapprochement idéologique entre les sociaux-démocrates allemands et les socialistes français, parce que je crois que les socialistes français auraient plus de succès à plus long terme s’ils évoluaient enfin dans cette direction [vers la social-démocratie]. »
63Interrogé sur sa définition de la social-démocratie, l’élu avance l’idée d’une articulation des intérêts présentés comme antagonistes, « entre l’entreprise et le travailleur par exemple ». De façon assez surprenante, cette critique formulée par les sociaux-démocrates trouve de l’écho à droite en France, comme le formule Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire) :
« Permettez-moi de vous rappeler le congrès en 1955 [sic] de Bad Godesberg. Pour cela il faut abandonner les références marxistes. Bon. Quand vous voyez un Parti socialiste qui est socialiste comme moi je suis pape, mais qui n’ose pas dire… Y a que Valls qui a dit un jour : “Faut arrêter d’appeler le Parti socialiste, ‘Parti socialiste’.” Ben les Allemands ils sont partis de “Parti social-démocrate”, ils pourraient s’appeler “Parti social-libéral”, “libéral-social” ou je ne sais pas quoi, vous voyez, bon. Eh bien on a une idéologie – une phraséologie je devrais plutôt dire – en France qu’on n’a pas en Allemagne. »
64Le tournant libéral d’une partie des élites socialistes en France est pourtant avéré depuis des années, comme l’ont montré de nombreux travaux en science politique. Cette tendance reste cependant relativement mal vue politiquement, notamment en situation d’opposition, laquelle nécessite de marquer les différences, y compris idéologiques, avec la droite. En commission des finances elle se manifeste discrètement, et rarement par le biais de prise de parole en séance publique. Comme l’explique une collaboratrice du groupe PS à la commission des finances :
« La droite elle est plutôt plus libérale, faut que ça circule, faut que l’argent circule, faut pas brider les gens, faut qu’ils puissent faire des affaires, s’enrichir, c’est dans sa culture.
– Et cette culture, on ne la retrouve pas au PS ?
– C’est discret (sourire). »
65Si les effets du contexte idéologique libéral sont puissants, surtout en Allemagne et de plus en plus en France, une autre idéologie, celle de la justice fiscale et sociale, est régulièrement mise en avant par les élus de gauche. Cependant, sa réussite dépend en grande partie de sa capacité à s’inscrire dans un contexte paradoxalement favorable de crise économique et dépend de sa capacité à coexister avec cette hégémonie culturelle entrepreneuriale s’inscrivant dans le cadre de l’idéologie néolibérale.
La justice fiscale et sociale comme soft ideology
66Cette plasticité de la rhétorique libérale s’oppose à une autre idéologie, plastique elle aussi : celle de la justice fiscale et/ou sociale. Le contexte d’assèchement des finances publiques, d’augmentation des inégalités de patrimoine et, en France, d’augmentation du chômage et, par ricochet, de la précarité, conduit les élus à formuler des discours visant à faire participer les plus fortunés à l’effort de solidarité nationale. C’est évidemment le discours tenu par la gauche puisque l’idée même sert d’argument majeur dans la défense d’une réintroduction de l’ISF en Allemagne. Harald Koch (Die Linke, économiste) explique ainsi que « celui qui veut combattre la crise actuelle et l’augmentation de la pauvreté doit limiter la richesse50 ». Là où la rhétorique de la justice sociale devient plus mobilisatrice, c’est lorsque du fait des effets de la crise sociale elle parvient, par le biais d’un travail de contextualisation et d’idéologisation des partis de gauche, à s’imposer également aux députés de droite. À la fin du mandat de Nicolas Sarkozy, en 2011-2012, alors que la crise s’impose toujours plus comme le thème majeur de l’action publique au Parlement, les élus de gauche parviennent à cadrer les débats sur l’impératif de justice fiscale, afin de lutter contre une crise qui n’est plus seulement appréhendée comme une crise économique mais également, sous certains aspects, comme une crise sociale. Les députés de droite sont alors contraints de se ranger derrière cet argumentaire. À un an des élections présidentielles, Yves Censi (UMP, consultant en entreprise) déclare ainsi :
« Il s’agit, par [l’exit tax], de faire contribuer certaines personnes ayant accumulé des plus-values latentes pendant la durée de leur séjour en France et d’illustrer de la sorte un devoir de solidarité avec la collectivité dans un contexte économique contraint […] Je conclurai, comme Jean-Pierre Brard [GDR] tout à l’heure, par une citation : “L’extrême richesse, comme l’extrême pauvreté, peuvent avoir ce résultat fâcheux de rompre le lien qui unit l’individu à la communauté, et qui les unit entre eux.” Cette phrase d’un prix Nobel de littérature du milieu du xxe siècle résonne particulièrement au moment où, tous ici, nous appréhendons la fiscalité comme un puissant levier de justice sociale. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du lundi 6 juin 2011 à 21 h 30.]
67La déclaration n’est pas anodine. Elle montre la rupture entre la première partie de la législature durant laquelle la rhétorique de la réussite et de la responsabilité individuelle occupait le cadrage dominant des élus UMP, et la seconde partie où les effets de la crise, couplés à un important travail de mobilisation des partis de gauche, parviennent à instaurer un nouveau cadrage idéologique à prendre en compte. Cela se traduit par des positions plus modérées, voire conciliantes, des élus UMP qui, en situation d’opposition en 2012, ne condamnent pas la politique fiscale de la nouvelle majorité – du moins dans un premier temps – et qui approuvent l’idée de cibler les catégories les plus fortunées :
« Hervé Mariton (UMP, ingénieur du Corps des mines) : Le gouvernement et la majorité ont décidé d’augmenter les impôts. Nous n’y sommes pas favorables et aurions préféré davantage d’économies, mais c’est votre choix politique et, si les impôts augmentent, il n’est pas choquant que l’impôt sur le patrimoine soit augmenté […]. Il est cohérent en effet de solliciter le patrimoine et nos concitoyens les plus favorisés. »
[AN, XIVe législature, 1re séance du jeudi 19 juillet 2012 à 9 h 30.]
68Ce mécanisme de ralliement d’une partie de la droite à la justice fiscale et sociale ne se retrouve pas en l’état en Allemagne. Le cadrage politique y est différent. Profitant d’un très large soutien, autant national qu’international, incarné par le célèbre modèle allemand d’Angela Merkel, les élus CDU/CSU et FDP sont persuadés et entendent convaincre leurs adversaires de la santé économique du pays. S’appuyant sur des chiffres en matière de chômage et d’exportation sans commune mesure avec ceux présentés en France au même moment, quand bien même le taux de pauvreté est alors plus élevé en Allemagne qu’en France, ces députés parviennent à contrer le cadrage social des élus Die Grünen ou Die Linke en matière d’ISF et de défense des catégories populaires, en opposant à la rhétorique de la répartition des richesses celle de la vitalité économique du pays censée ruisseler sur les groupes dominés. Cette différence entre les deux pays illustre à la fois la puissance des effets de contexte et la capacité fluctuante des élus à agir en fonction de cadres d’interprétation basés principalement sur des considérations économiques.
69Dans le cadre de ces luttes pour l’interprétation des contextes économique et politique, la rhétorique de la justice fiscale parvient à faire l’objet d’un consensus dans les deux pays, pour au moins deux raisons. D’abord, en France, le contexte économique (croissance faible, chômage élevé) joue en faveur de ce cadrage qui facilite la propension à parler au nom des dominés, au détriment des dominants. Pendant un moment, le social parvient à se substituer à l’impératif de réussite économique. Surtout, l’idéologie de la justice fiscale est suffisamment consensuelle pour être globalement acceptée. Ne s’appuyant pas sur des figures historiques, politiques et intellectuelles clivantes, elle peut être considérée comme une soft ideology. Portée principalement par les élus de gauche, elle ne se focalise pas, comme l’idéologie marxiste, sur la question des moyens de production ou sur l’entreprise, permettant aux élus de droite de s’y rallier épisodiquement en fonction du contexte. La rhétorique de la justice fiscale et sociale est donc extensive, ce qui caractérise également l’autre pôle idéologique présent au Parlement, dans les deux pays : le pôle néolibéral. Cette rhétorique est également peu contraignante. Tous les partis, dans les deux pays, peuvent s’en réclamer puisqu’elle n’établit pas par quels moyens la justice fiscale et sociale doit être atteinte. C’est ce qui explique que, sous la XIVe législature, le PS accentuera sa défense des entreprises dans le cadre de l’ISF, tout en continuant à se déclarer attentif à la justice fiscale. Signe que nous sommes ici face à des entreprises idéologiques plus ou moins affirmées, les élus cherchent à lier cette dimension aux groupes sociaux qu’ils entendent défendre.
Lier l’idéologie aux groupes sociaux
70Le contexte idéologique se caractérise donc dans les deux pays par des mouvements ambivalents, voire paradoxaux. D’un côté, la question de l’idéologie est régulièrement mise en avant par les élus des deux camps pour critiquer les visions de l’impôt de leurs adversaires, tandis que, dans un même temps, l’idéologie en tant qu’objet de débats est généralement délaissée par les élus, tout en constituant une arrière-pensée encadrant leurs discours et leurs pratiques. Si l’idéologie occupe une place importante dans les discours de beaucoup d’élus, c’est en particulier parce que ceux-ci lient l’idéologie aux groupes sociaux qu’ils entendent défendre ou attaquer. C’est ce que souligne le député Pierre Moscovici (PS, énarque, ancien conseiller maître à la Cour des comptes) lorsqu’il explique, dans le cadre des débats sur la fiscalité du patrimoine, que, pour les socialistes, « la priorité est d’en finir avec votre politique de redistribution à l’envers ; avec une politique qui, sous prétexte de libéralisme, sacrifie tout à la satisfaction de certaines clientèles électorales51 ». Lorsque les députés déplacent l’objet des luttes sur le plan idéologique, c’est souvent le lien entre le groupe défendu et le ralliement supposé à une idéologie jugée dépassée ou injuste qui est généralement critiqué. Les échanges fréquents entre Charles de Courson (UDI) et Jean-Pierre Brard (GDR) illustrent cette tension. Ce dernier fait clairement le lien entre l’idéologie libérale et la défense exclusive de groupes dominants économiquement par la droite : « Votre gouvernement, monsieur le ministre, n’est pas capable de prendre les mesures qui s’imposent, car cela irait à l’encontre de l’intérêt de ceux qui sont vos maîtres idéologiques, les banquiers et les spéculateurs. Nous, nous proposons des mesures concrètes qui permettent d’instaurer une meilleure répartition des richesses52. » Jean-Pierre Brard n’est pas le seul à faire ce lien, mais c’est surtout au sein du groupe de la gauche radicale que les discours sont les plus virulents, comme en attestent les propos de Jean-Claude Sandrier (GDR, technicien aux Établissements militaires de Bourges), pointant lui aussi le lien entre idéologie, groupes sociaux et fiscalité :
« Il faut croire que la crise a des vertus, puisque nous soutenons cette réorientation de la politique fiscale depuis des années – réorientation qui jusqu’à présent déclenchait les sarcasmes de ceux qui siègent aujourd’hui sur les bancs du gouvernement et de la majorité. L’archaïsme a changé de camp et c’est vous désormais qui, en persistant dans la voie de l’injustice fiscale la plus criante, faites clairement figure d’idéologues : tant il est vrai que l’on peut à l’évidence qualifier d’idéologique, mais également de clientéliste l’orientation prise depuis des années en faveur des seuls ménages les plus aisés, prétextant de l’attractivité économique, du caractère prétendument confiscatoire de l’impôt des plus fortunés, ou encore des exigences de la concurrence fiscale. »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du jeudi 8 janvier 2009 à 9 h 30.]
71Ce type de déclaration faisant le lien entre idéologie et groupes sociaux est formulé de façon quasi similaire en Allemagne, là aussi au sein de l’extrême gauche, par Gregor Gysi (Die Linke, avocat du travail, président du groupe au Bundestag) :
« Vous défendez toujours, vous aussi monsieur Thiele [ancien député FDP et vice-président du groupe], la thèse, ou plutôt l’hérésie néolibérale, que la détaxation conduit à plus de croissance, plus d’emplois et plus d’investissement. Je ne crois pas que vous y croyiez vraiment : car l’histoire prouve le contraire. (Exclamations sur les bancs de Die Linke. – Rires de la députée FDP Birgit Homburger.) Je pense que, ce qui vous préoccupe, c’est seulement la défense de certaines catégories sociales. Par ailleurs vous augmentez les dettes de la fédération, des Länder et des communes. Personne ne sait qui doit les payer. Nos enfants ? Nos petits enfants ? Qui ? Pas de réponse ! »
[DB, XVIIe législature, 10e séance, Berlin, vendredi 4 décembre 2009.]
72On constate que, dans les deux pays, la critique du lien entre idéologie et groupes sociaux s’opère uniquement lorsque ce lien se réalise, selon les élus, au bénéfice de groupes dominants. Ainsi, si la critique de l’idéologie communiste, interventionniste, keynésienne est fréquente à droite, c’est principalement sur la base de l’inefficacité économique de ces idéologies qu’elle se concentre, et non sur la volonté de parler au nom de groupes dominés. Finalement, ce contexte idéologique est par nature lié au contexte politique puisque ses effets conduisent à un rétrécissement et à un encadrement des discours et des pratiques politiques par les élus qui, profitant d’un contexte idéologique favorable, peuvent jouer sur les prises de position politiques sur l’ISF.
L’appréhension subjective et interprétative du contexte politique
73À partir de quand un contexte est-il favorable ou défavorable ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’elle représente une forme de principe d’action préalable à chaque entreprise de représentation de la part des élus dans les deux pays. Ainsi, avant de prendre position sur les questions liées à l’ISF, les élus, au prix d’un calcul imparfait, car ne disposant pas de toutes les variables permettant d’établir l’influence de chaque facteur, ni les conséquences de chaque décision, doivent estimer si le contexte joue en leur faveur ou en leur défaveur. Une première piste à leur disposition, impliquant implicitement une forme de rationalité parfaite des élus, serait d’établir qu’un contexte est favorable lorsque les gains espérés (principalement des soutiens électoraux) l’emportent sur les coûts attendus.
74Si elle semble être confirmée par l’observation, cette hypothèse n’en reste pas moins erronée dans ses présupposés. Car, si tous les élus font en effet ce calcul dont le résultat dépend en grande partie de l’estimation des soutiens électoraux, ils n’ont souvent qu’une vision à court ou moyen terme des bénéfices ou des coûts attendus. Le « boulet » du bouclier fiscal, décrit tel quel par différents élus de la majorité UMP, est un exemple de surinterprétation d’un contexte favorable en début de mandat, basé sur une anticipation limitée des effets négatifs à long terme d’une telle mesure et sur une appréhension forcément imparfaite du contexte économique (une crise économique majeure frappant la France l’année suivante), qui se retourne contre les élus au point d’instiller un contexte politique défavorable. Afin de jauger au mieux le contexte, les élus s’appuient sur des relais : citoyens, militants, représentants d’intérêt, journalistes, élus locaux, etc. Ces réseaux agissent comme une véritable boussole, que les élus doivent toutefois manier avec prudence, chacun des acteurs précédemment cités ayant également un intérêt plus ou moins grand à interpréter et à orienter le contexte dans un sens lui étant favorable. S’ils y sont inattentifs, ces imprécisions peuvent fausser la vision des élus, conduire à des mésinterprétations et à des prises de décision risquées – la mesure du bouclier fiscal ou de la suppression de l’IGF en 1986 en étant deux illustrations parmi d’autres.
75Le contexte faisant partie intégrante des repères politiques conditionnant les modalités des prises de position des élus, ces derniers tentent alors d’en cerner aussi précisément que possible les contours et les tendances. Pour ce faire, les députés s’appuient régulièrement sur des sondages. Devenus une ressource politique dans l’élaboration des politiques publiques53, ils apparaissent aujourd’hui incontournables. En effet, la baisse du nombre de militants dans les deux pays, en particulier en France, ainsi que l’homogénéisation de leur profil social contribuent, c’est notre hypothèse, à un affaiblissement des réseaux militants qui se faisaient le relais des éventuelles réactions des citoyens ordinaires aux pratiques de représentation mises en place au sein des deux assemblées. Les sondages deviennent alors le meilleur moyen de recueillir les doléances et les réactions de l’électorat aux yeux de nombreux élus. Régulièrement, les élus s’appuient sur différentes enquêtes publiées dans la presse et allant dans le sens de leurs actions. Ici, c’est Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire) qui défend, en commission, son amendement en détaillant un sondage publié dans Le Monde :
« Certains [à gauche], en privé, nous donnent raison. Mais ils estiment que l’opinion publique ne comprendrait pas une telle mesure. Or une enquête publiée par Le Monde montre que 19 % des Français sont favorables à une suppression de l’ISF, tandis que 54 % se déclarent pour une suppression du bouclier fiscal et que 47 % approuvent une suppression conjuguée des deux, accompagnée d’une augmentation du taux d’imposition pour les revenus les plus élevés – autant dire l’amendement de Courson-Piron ! L’analyse par préférence partisane révèle que la part des personnes favorables à cette dernière mesure est sensiblement la même à droite – 46 % – qu’à gauche – 48 % –, les électeurs d’extrême gauche étant 56 % à approuver notre proposition. Comme quoi les Français ont du bon sens ! »
[AN, XIIIe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du mercredi 13 octobre 2010 à 9 h 30.]
76Les sondages ne sont donc pas simplement utilisés comme indicateurs de l’opinion publique. Ils ont également une fonction politique, en tant qu’outil de légitimation de l’action politique. Cette dernière fonction est d’ailleurs régulièrement contestée par d’autres élus lorsqu’ils ne partagent pas l’analyse de leurs homologues. Les critiques portent alors moins sur les chiffres que sur la place qu’ils prennent, comme le formule Chantal Brunel (UMP, chef d’entreprise) : « Personnellement, je suis contre la suppression de cet impôt. Cher collègue Charles de Courson, j’ai du mal à croire à vos sondages, car ce n’est pas du tout ce que je ressens sur le terrain. Après tout, l’honneur des politiques n’est pas de prendre des décisions en fonction des sondages, mais en fonction de l’intérêt général54. » La critique des sondages n’est donc pas absente à l’Assemblée nationale puisque, pour Jean-Pierre Brard (GDR, instituteur, secrétaire de la commission des finances) :
« C’est l’objet des sondages qui pose problème : normalement, on en fait pour connaître l’état de l’opinion sur tel ou tel sujet concret ; or on en a fait pour savoir quelles belles histoires les Français avaient envie d’entendre, en particulier sur les retraites, afin de construire un discours adapté à leurs attentes. Mes propos n’engageant que moi-même, je vais m’exprimer trivialement : le but était d’embobiner nos concitoyens55. »
Si le contexte politique est donc difficile à appréhender et fait l’objet de luttes pour son interprétation, certaines périodes réduisent les risques en matière de prise de position sur l’ISF. Le début de mandat en particulier constitue une fenêtre d’opportunité pour les élus de la majorité.
Le début de législature ou le moment des possibles
77Les périodes de début de mandat constituent pour les élus des moments privilégiés en matière de représentation des groupes sociaux. Jouissant d’une certaine légitimité électorale tout juste acquise, les élus trouvent dans l’élection une forme de confirmation des annonces formulées durant les campagnes électorales et peuvent donc appliquer des dispositifs de représentation sans plus craindre de procès en illégitimité. Cela s’est par exemple vu en France lors des tout premiers mois de la XIIIe législature, quand l’Assemblée nationale adopta le bouclier fiscal. Les échanges entre élus sont alors très virulents et révèlent de profondes tensions politiques et idéologiques. La séance du mardi 10 juillet 2007 est certainement une des journées les plus marquantes en matière de fiscalité du patrimoine, à l’Assemblée, durant le mandat de Nicolas Sarkozy. Christine Lagarde vient y présenter et défendre le bouclier fiscal qui est directement lié à la question de l’ISF, comme nous l’avons vu précédemment. Profitant de l’euphorie de la victoire électorale, dans un contexte économique relativement favorable, la ministre de l’Économie se lance dans un plaidoyer en faveur des plus fortunés, des exilés fiscaux et de la réussite individuelle :
« Christine Lagarde : Ce qui importe aujourd’hui, c’est de se battre pour s’imposer soi-même et non pas de lutter contre les autres. Demandez donc aux jeunes, y compris et surtout ceux des quartiers difficiles, ce qu’ils en pensent. Un riche, pour eux, ce n’est pas un rentier exploiteur, c’est bien souvent un entrepreneur qui a réussi. Pour eux l’argent n’est plus synonyme d’injustice, mais d’espoir. Nos jeunes n’ont pas forcément envie de renverser l’ordre des choses, mais de s’y insérer, voire de s’y imposer.
Christian Bataille (PS) : Réactionnaire !
Christine Lagarde : Je vous invite à écouter les paroles des chansons que les jeunes apprécient. Vous verrez que ces paroles, dans le R’n’B comme dans le rap, traduisent ce goût de la jeunesse pour la réussite et pour la victoire. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire.)
Jean-Pierre Brard (GDR) : Cela ne doit pas vous arriver souvent d’écouter du rap !
Christine Lagarde : Que la jeunesse de notre pays ait à ce point envie de crier victoire, c’est pour nous le plus bel encouragement à poursuivre notre tâche ! […] Le bouclier fiscal n’est pas seulement destiné aux riches, puisqu’il prend aussi en compte les impôts locaux. (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste, radical et citoyen.) »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du mardi 10 juillet 2007 à 15 h.]
78La dernière phrase est lourde de sens puisque la ministre reconnaît alors expressément que le bouclier vise au moins en partie les riches, ce dont la droite se défendra par la suite durant des années. À la suite de la déclaration de Christine Lagarde, les députés prennent la parole pour défendre ou attaquer la parole gouvernementale. Chez les élus de droite, on assume alors, grâce à cette mesure, la volonté de défendre les plus fortunés en pesant directement sur leur retour en France :
« Michel Diefenbacher (UMP, énarque, conseiller maître à la Cour des comptes) : Il s’agit de permettre à ceux qui souhaitent gagner plus de pouvoir travailler davantage. Je ne vois pas au nom de quoi on pourrait s’opposer à ce progrès. Qui pourrait raisonnablement estimer qu’il n’y a pas lieu de délibérer sur ce texte lorsque le poids des impôts, des charges, des réglementations, des contrôles conduit chaque année un nombre important de talents et de fortunes à partir au-delà de nos frontières ? Il ne s’agit pas de savoir si nous sommes pour ou contre les riches,…
Jean-Pierre Brard : Nous n’en doutons pas : vous, vous êtes pour !
Michel Diefenbacher : … il s’agit de savoir si la France peut se passer des services rendus non pas seulement par Alain Prost et Johnny Hallyday, mais aussi par des entrepreneurs, des artistes, des chercheurs que nous avons formés et que nous n’avons pas su garder, alors qu’ils sont tant prisés chez nos concurrents. »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du mardi 10 juillet 2007 à 15 h.]
79On remarquera que l’élu tente de dépasser la question de la défense des riches en insistant sur l’utilité sociale de ceux qui sont partis s’installer hors de France pour des raisons fiscales, sans jamais critiquer leur démarche consistant à échapper à leurs obligations fiscales. Les deux discours, ceux de Christine Lagarde et de Michel Diefenbacher, montrent très clairement un positionnement en faveur des plus fortunés, ne pouvant se produire publiquement que dans un contexte très particulier qui permet de limiter les effets de censure. La suppression de l’ISF se produira ainsi en France en tout début de mandat d’Emmanuel Macron, dans un contexte où la légitimité électorale permet des prises de risque impossibles à envisager en fin de législature. Les députés des deux pays, surtout lorsqu’ils sont membres de la majorité, tentent donc de faire durer le plus longtemps possible le contexte politique du début de mandat en insistant sur leur légitimité à prendre position. « Les Allemands nous ont élus pour agir », « les Français nous ont envoyé un message », « nous respectons la volonté exprimée dans les urnes » sont quelques-unes des formules régulièrement mises en avant par les élus afin de justifier les prises de position en matière d’ISF durant la période étudiée, puis, plus tard, par le président Macron.
80Ces injonctions à respecter le choix des urnes produisent des effets sur les perdants durant les tout premiers mois du mandat, le respect des règles du jeu politique les contraignant à faire profil bas. Ainsi, lorsque le PS, en situation de majorité, décide dans les premières semaines de la législature d’augmenter les taux de l’ISF et d’abaisser son seuil de déclenchement, Hervé Mariton (UMP, ingénieur du Corps des mines) déclare que, « dans ce contexte, le groupe UMP et moi-même, à titre personnel, ne sommes donc pas plus furieux que cela que vous augmentiez cet impôt [l’ISF] plus que d’autres56 ». Le terme « contexte » est ici utilisé dans un sens pluriel, en désignant principalement le contexte budgétaire mais également, de façon plus implicite, le contexte politique, postélectoral, marqué par la défaite de l’UMP et qui ne permet pas de s’opposer frontalement à cette mesure. Ce contexte favorable tend cependant à s’affaiblir lorsque les mois puis les années passent, surtout si, comme en France, la situation économique du pays ne s’améliore pas. Les fins de mandat contribuent alors à créer un contexte politique plus incertain, propice à une multitude de prises de position parfois en opposition avec celles prises durant le reste de la législature.
La fin de mandat ou le brouillage des positions
81La fin de mandat constitue un moment critique pour les élus de la majorité, un moment où les symboles peuvent se retourner contre leurs auteurs, en particulier dans un contexte de crise. En France, au sein de la majorité UMP, la différence entre la rhétorique de début de mandat – marqué par une défense affirmée de la réussite individuelle, des catégories supérieures –, symbolisée par le bouclier fiscal, et celle de fin de mandat – dans un contexte de défiance politique et de crise économique durable –, montre très clairement comment les pratiques de représentation varient en fonction de la temporalité des débats. En 2011, lors de la réforme de l’impôt sur la fortune, Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire, rapporteur général de la commission des finances) soutient ainsi qu’il « s’agit d’une réforme qui fera payer davantage les plus fortunés et qui sera au service de nos entreprises et du maintien de nos emplois sur le territoire national57 ». Au sein de la majorité, critiquée pour sa défense du « président des riches », le revirement est clair. Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire) se lance ainsi dans un plaidoyer contre les contribuables les plus fortunés, détournant les objectifs premiers du bouclier fiscal :
« M. Muet [PS, économiste] nous a habitués à de meilleurs arguments. Ses propos sont faux : que l’on soit pour ou contre, le projet ne fait que redéployer entre riches le poids de l’imposition. Les “petits riches” sont exonérés de l’impôt sur la fortune, tandis qu’une partie des plus riches finance la réforme. Les plus pénalisés sont ceux qui ont pratiqué l’optimisation fiscale et utilisé le bouclier fiscal à rebours. On ne va pas pleurer sur leur cas ! Je pense notamment aux grandes fortunes mobilières qui ne distribuaient plus de dividendes et faisaient payer aux contribuables, grâce au bouclier fiscal, les impôts locaux, la contribution sociale généralisée et l’impôt sur le revenu. M. Muet, qui a tant combattu ce bouclier fiscal, devrait être satisfait de sa suppression. »
[AN, XIIIe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du mercredi 1er juin 2011 à 9 h 30.]
82Les évolutions de la position du rapporteur général de la commission des finances de l’époque, Gilles Carrez, sur les enjeux liés à l’ISF illustrent bien à quel point les prises de position et, pour ceux qui s’engagent le plus, les pratiques de représentation peuvent évoluer en fonction du contexte politique. Entre 2007 et 2011, le député est un farouche défenseur du bouclier fiscal et un opposant à l’ISF. En 2011, au moment de la réforme, sa position évolue, comme le prouve l’échange suivant :
« Claude Goasguen (UMP, avocat) : À quoi bon discuter ainsi à perte de vue des modalités d’un impôt condamné par tous les économistes du monde comme profondément stupide, inefficace et antiéconomique ? Si je me rallie bien évidemment à la position de notre ami Carrez, comme étant la moins mauvaise, je reste totalement hostile à cette forme d’imposition, qui a donné toutes les preuves de son pouvoir de nuisance.
Gilles Carrez : Ma position a varié sur ce sujet. Je pense aujourd’hui qu’un impôt sur le patrimoine peut contribuer à lutter contre les rentes de situation et à assurer une allocation optimale des ressources. Au contraire de ce que vous affirmez, monsieur Goasguen, il y a toujours eu des économistes, même libéraux, comme Maurice Allais, pour plaider en faveur d’un impôt modéré sur le capital, dans la mesure où il améliore la fluidité de celui-ci. »
[AN, XIIIe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du lundi 27 février 2012 à 17 h.]
83Mais, en 2014, revenu dans l’opposition, Gilles Carrez, après avoir donc été critique à l’égard de l’ISF en 2007, puis beaucoup plus conciliant en 2011, change encore de position sur cette question, une fois le contexte politique tendu de la fin de mandat écarté. Il nous livre en entretien :
« Votre position sur l’ISF, elle n’est pas partagée par tous. Et vous, vous avez une position plus modérée j’ai l’impression.
– Oui, mais je vais en changer. Parce que compte tenu de ce qui s’est passé depuis 2012… Ma position a été trop technique, donc quelque part trop naïve par rapport à l’idéologie de cet impôt. »
84Clairement, le triple revirement de Gilles Carrez illustre parfaitement les effets de contexte (et de position). En 2007, il profite au sein de la majorité d’un contexte politique favorable permettant de s’opposer à l’ISF sans risquer de se voir reprocher une rupture avec les groupes sociaux dominés. En 2011, à un an des élections présidentielles et législatives, les contextes politique, budgétaire et économique se tendent, empêchant toute prise de position polémique. En 2014, revenu dans l’opposition et ayant laissé passer l’état de grâce de la nouvelle majorité, il peut à nouveau s’opposer à l’ISF. Plus encore que l’extrême versatilité de l’élu (qui n’est pas le seul dans cette situation), l’exemple montre surtout le caractère contraignant des effets de contexte et de position. L’élection – donc le contexte électoral – joue elle aussi un rôle important dans ces changements de prises de position chez les élus.
Le contexte électoral comme amplificateur des prises de position
85Le propre de la profession politique est de voir à intervalle régulier l’élu remettre en jeu son mandat et risquer de perdre son activité principale. Plusieurs mois, voire plusieurs années à l’avance, l’élection occupe une place centrale parmi les préoccupations des élus qui influence leurs pratiques de représentation.
La perspective de l’élection comme cadre d’action incontournable
86L’élection et la réélection constituent une sorte d’arrière-pensée systématiquement présente chez les élus des deux pays. La perspective de l’élection constitue à la fois un risque, un cadre d’action, une contrainte et, dans certains cas, une opportunité. À ce sujet, Jane Mansbridge parle de « représentation anticipative58 ». Tout dépend là aussi de la position occupée par l’élu et son parti au Parlement. Le risque est évidemment plus grand pour les députés de la majorité pour qui les élections législatives à venir constituent principalement un risque, là où pour les élus d’opposition elles constituent une opportunité de renverser le jeu. En Allemagne, la proposition de Die Linke est par exemple critiquée par les élus de droite, comme lorsque le député Peter Aumer (CDU, conseiller fiscal) déclare que la motion de Die Linke visant à introduire un ISF à 5 % est « de l’électoralisme pur » et que cette proposition va à l’encontre d’« une politique responsable pour nos concitoyens »59.
87La situation diverge pour les élus en situation de majorité, l’élection ayant pour effet de réduire les prises de risque, de conduire à des prises de position plus modérées, dans la crainte de voir les plus radicales en matière d’ISF être sanctionnées quelques mois ou années plus tard :
« Jacques Myard (UMP) : Nous voilà à nouveau sur un sujet d’actualité, monsieur le ministre, puisque cet amendement propose tout simplement la suppression de l’ISF. […] l’ISF est, à mes yeux, l’archétype de l’impôt anticroissance et anti-investissement. Monsieur le ministre me dira sans doute que le moment est mal choisi pour le supprimer. Mais ce n’est jamais le moment ! En matière d’ISF, on croirait que nous sommes frappés de procrastination, puisque sa suppression est toujours remise au lendemain. Pour l’heure, je vous propose de changer d’attitude et d’abroger une fois pour toutes cet impôt antiéconomique. (Sourires.) […]
Gilles Carrez (UMP) : La commission n’a pas retenu cet amendement. Je vous fais cependant remarquer, monsieur Myard, que, peu à peu, à défaut de supprimer cet impôt, nous le rendons intelligent. (M. Myard rit.) Cette année, il a été massivement investi dans les fonds propres des PME, ce qui me semble une manière efficace de les soutenir. […]
Éric Woerth, ministre du Budget : Le gouvernement est très défavorable à cet amendement. Beaucoup de décisions ont été prises en matière d’ISF, nul ne le contestera. Pour les uns, nous en avons fait trop ; pour les autres, trop peu. C’est dire que nous sommes arrivés à un point d’équilibre. (Rires et exclamations sur les bancs du groupe socialiste.) […] Quoi qu’il en soit, c’est moins que jamais le moment d’ouvrir un tel débat. Néanmoins je suis sûr qu’il sera à nouveau d’actualité lors de la prochaine campagne électorale.
Jacques Myard : Je compte en effet sur les électeurs !
Éric Woerth : Beaucoup de gens nous regardent, en ce moment, monsieur Myard. Mesurons nos propos ! »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du jeudi 23 octobre 2008 à 15 h.]
88L’échange entre Jacques Myard, Gilles Carrez et Éric Woerth est intéressant pour plusieurs raisons. D’abord, à l’égard de son contexte. L’extrait est tiré d’un débat ayant eu lieu en 2008, et déjà Éric Woerth envisage les élections futures dont on peut suggérer qu’il s’agit des présidentielles de 2012 puisque l’ISF est principalement discuté lors d’échéances nationales. Ensuite, parce que les trois acteurs disposent de propriétés particulières. Jacques Myard est un iconoclaste radical au sein de son groupe politique et sa proposition de supprimer l’ISF n’est pas surprenante, tout comme celle de Gilles Carrez qui se caractérise par la modération et le consensus du fait de sa position de rapporteur. Éric Woerth, quant à lui, est un farouche opposant à l’ISF, comme le prouveront ses déclarations futures durant la XIVe législature, mais sa fonction de membre du gouvernement l’oblige à adopter une position très modérée sur cet enjeu, illustrant une fois encore les effets contraignants des effets de position et de contexte. L’élection reste en effet un facteur qui entraîne une modification des pratiques de représentation. Dans l’extrait suivant, en 2011, Jean-François Mancel (UMP, énarque, administrateur civil) exprime à la fois sa prise en compte du contexte électoral, de la temporalité de l’action gouvernementale, et des stratégies de l’opposition :
« La réforme de l’impôt sur la fortune est courageuse, puisque nous allons la mener à bien à peine un an avant les échéances présidentielles et législatives. Par ailleurs, l’opposition est excessivement déçue, car elle espérait que nous allions supprimer l’ISF, ce qui lui aurait permis de nous accuser de tous les maux. Dans le droit fil de ce que Mme la ministre a suggéré tout à l’heure, nous avons simplement considéré que ceux qui disposent d’un patrimoine et de revenus plus importants doivent payer plus d’impôts. »
[AN, XIIIe législature, 1re séance du mardi 5 juillet 2011 à 15 h.]
89Ce qui est présenté ici sous l’angle de l’évidence – le fait de faire contribuer les catégories supérieures – est en fait très clairement lié à la crainte des élections présidentielle et législatives, conduisant à une évolution au cours de la législature des pratiques de représentation des groupes défendus. C’est en grande partie le spectre de la défaite électorale qui explique ces revirements.
Le spectre de la défaite source de l’adaptation des pratiques
90Le spectre de la défaite électorale constitue une des causes les plus puissantes en matière de revirement des pratiques de représentation. C’est particulièrement le cas dans le cadre des luttes sur l’ISF au sujet de sa suppression et/ou de sa réforme en France. En fin de mandat, le coût électoral anticipé d’une telle mesure devient trop important pour être défendu. La défaite constitue alors une menace qui bloque les entreprises de représentation les plus radicales. Les députés ne s’en cachent d’ailleurs pas. Gilles Carrez (UMP) justifie directement la non-suppression de l’ISF au moment de la réforme de 2011 en mobilisant le spectre de la défaite :
« Comme Marc Le Fur [UMP] et Henri Emmanuelli [PS], je considère que, quand bien même un impôt sur le stock de capital serait maintenu, s’exposer avant les élections à l’accusation de supprimer l’ISF est un risque politique majeur. En effet, autant nous voyons bien que, dans cette enceinte, nous pourrions presque, ensemble, rédiger la réforme, autant il n’est pas certain qu’elle pourrait être expliquée de façon claire et sereine à l’opinion. »
[AN, XIIIe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du mercredi 13 octobre 2010 à 9 h 30.]
Ici réside toute la difficulté à se saisir des questions liées à l’ISF pour les élus. « L’opinion », autre mot-valise, entité métaphysique permettant aux élus de justifier leurs prises de décision, agit chez les élus comme une contrainte pouvant sanctionner leurs actions. Certains députés – mais ils sont plus rares – critiquent cette approche, comme l’explique Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire) en entretien :
« Le grand argument politicien qui consiste à dire “si on est courageux, on va être battu”, combien de fois je l’ai entendu ? Je leur dis : “Mais chers amis, vous avez tous été battus !” […] Parce qu’être battu n’est pas un drame. Si j’ai raison, je veux dire, sur le fond, le peuple en plus nous rendra hommage et au moins on dira : “Ceux-là, c’étaient des gens sérieux.” Or… voilà… C’est ça je pense la question centrale… C’est de la technique, bon… C’est l’un des échecs de ma vie politique, hein ? Vingt et un ans de vie politique, c’est d’avoir dit cela pendant vingt et un ans sans écho, vous voyez ? »
91Charles de Courson a effectivement déposé, y compris en 2011, des amendements visant à supprimer l’ISF sans être entendu par la majorité, la crainte de la défaite agissant comme une contrainte trop forte. Sur ces enjeux, l’histoire parlementaire est riche d’enseignements car elle permet aux élus de projeter des réactions attendues puisque déjà expérimentées dans le passé. Dans le cas d’une éventuelle suppression de l’ISF, l’épisode de 1988, bien ancré dans les mémoires, permet ainsi certaines anticipations. « La suppression totale de l’ISF sera très compliquée. Souvenez-vous de la fin de l’impôt sur les grandes fortunes. Elle nous a valu bien des difficultés aux élections de 1988 », explique Marc Le Fur (UMP, sous-préfet) en séance60. L’opposition socialiste est évidemment consciente que le spectre de la défaite joue contre la majorité et contre sa capacité d’action en fin de législature. Henri Emmanuelli (PS, directeur adjoint de banque) déclare ainsi avec malice : « Quant à la suppression de l’ISF, me souvenant de ce qu’avait coûté à nos collègues de la majorité celle de l’IGF, je ne puis que les encourager à la voter61… » La peur de la défaite agit ainsi comme un inhibiteur politique, rendant les positions de majorité plus difficiles à gérer et les marges de manœuvre plus restreintes. Les calculs politiques deviennent plus présents et font parfois l’objet de prises de position, comme le montre cette déclaration de Jérôme Chartier (UMP, gérant d’un holding) :
« […] nombreux sont les députés socialistes à avoir salué le principe d’une réforme de l’ISF à moins d’un an de l’élection présidentielle comme une initiative qui ne manquait pas d’un certain courage politique. Je ne suis pas sûr que cet hommage ne cachait pas une pointe de cynisme. Vous espériez probablement, chers collègues de l’opposition, profiter de l’aubaine d’un retour à l’affrontement de classes qui a tant pénalisé, par le passé, la nation française ! »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du lundi 6 juin 2011 à 21 h 30.]
Pour autant, la peur de la défaite conduit à une adaptation des pratiques de représentation, et non à leur disparition. Dans cette optique, les élus s’engagent différemment. Ils s’adaptent, trouvent dans différents dispositifs techniques et fiscaux d’autres moyens d’agir pour défendre les groupes dont ils se disent les porte-parole. La réforme du patrimoine de 2011 en est un exemple. Le constat d’une impossibilité de supprimer l’ISF en même temps que le bouclier fiscal est vite fait au sein de la majorité UMP, puisque le symbole d’une fin de mandat marquée par un nouveau geste fort en faveur des contribuables les plus fortunés est impossible à défendre. Plutôt que de jouer sur l’existence même de cet impôt, la majorité va se concentrer sur des éléments moins visibles : les taux et l’assiette. La pratique est évidemment contestée à gauche :
« Henri Emmanuelli (PS) : Vous m’avez convaincu sur un point, monsieur le ministre. Vous avez dit que les socialistes rêvaient que vous supprimiez l’ISF ; vous n’avez pas tout à fait tort. Et vous savez pourquoi, car vous connaissez un peu l’histoire de la Ve République, et vous ne voulez pas refaire une erreur qui vous a coûté très cher.
François Baroin (UMP), ministre du Budget : Oui : vous avez gagné et nous avons perdu.
Henri Emmanuelli : Voilà pourquoi vous avez cherché un moyen de supprimer l’ISF sans le supprimer. Et, d’une certaine manière, vous êtes sur le point d’y parvenir : si le barème que vous proposez est accepté, il n’y aura plus d’impôt de solidarité sur la fortune, mais un impôt de sauvegarde de la fortune, ou de sécurisation de la fortune. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du mercredi 8 juin 2011 à 21 h 30.]
92Si le spectre de la défaite, régulièrement mis en avant par les élus, doit donc être pris en compte, il ne doit pas être surestimé. Les marges de manœuvre existent, en particulier en utilisant des dispositifs ou des niches fiscales qui permettent d’agir dans l’intérêt de certains groupes, tout en évitant la publicité négative qu’entraînerait une réforme aussi spectaculaire qu’une suppression de l’ISF. Comme l’explique en entretien une administratrice de la commission des finances à l’Assemblée nationale, « on se rend compte que c’est une matière [la fiscalité] qui est extrêmement touchy, qu’on ne peut absolument pas faire ce qu’on veut et que même des choses qui seraient beaucoup plus rationnelles que ce qui existe aujourd’hui, non… il faut vraiment faire attention à ce que l’on fait, y’a pas la même possibilité de création ». La technique et le droit deviennent ainsi des outils de représentation permettant de court-circuiter les symboles compte tenu de la plus grande difficulté à politiser ces mécanismes pour l’opposition. C’est la stratégie qu’emploieront Gilles Carrez et Hervé Novelli (UMP) pour agir en faveur des entreprises sans toucher directement au symbole de l’ISF62, au moment de la création de la loi Dutreil visant à redéfinir les mécanismes de transmission des entreprises familiales. Gilles Carrez nous confie en entretien :
« Et pour finir sur l’ISF, j’en parlais l’autre jour avec Charles de Courson…
– Quelle est sa position à Charles ? Il doit être pour la suppression maintenant…
– Il est pour la suppression, oui oui. Et lui m’expliquait à sa manière pourquoi cet impôt avait subsisté à tant d’alternance, et lui voyait le côté idéologique mais aussi la peur de la défaite liée à 1988. Vous, comment vous voyez ça ?
– Alors la peur de la défaite a beaucoup joué, et j’ai eu vraiment à le constater personnellement. Nous sommes en 2003, et j’ai à rapporter ce qui est devenu, ce qu’on appelle la loi Dutreil. Avec le président, on fait une commission spéciale, le président était Hervé Novelli, et j’en étais le rapporteur. Et Hervé, moi, et Didier Migaud qui était dans l’opposition à l’époque mais qui était d’accord, on dit : “Il faut absolument trouver une solution pour mieux protéger l’outil de travail, et puis la pérennité des entreprises familiales.” Et donc il faut faire, pour l’ISF, ce que Didier Migaud venait de faire quand il était rapporteur général du budget, cela venait de lui et pas du gouvernement les pactes qu’on avait appelés Migaud-Gattaz, pour les successions. À la suite d’ailleurs d’une certaine affaire ayant défrayé la chronique, c’était l’affaire UPSA, le patron d’UPSA meurt, je crois de crise cardiaque, ou accident de voiture, bref brutalement, et puis la veuve est dans l’incapacité de payer les droits de succession, l’entreprise est rachetée par les Américains, enfin c’était un désastre comme on en a eu beaucoup… Donc, on dit : “Voilà, on va faire maintenant ce qu’on appelle aujourd’hui les engagements de conservation où dès lors que des actionnaires qui ont moins de 25 % mais se liguent ça fait plus de 25 %, ou 35 % selon les cas, et qui s’engagent pour une durée d’au moins cinq ans ou six ans, voilà, on a un abattement d’abord de 50 %, puis on l’a porté à 75 %.” Il y avait quand même quelques alliés à gauche, bon en sous-main, et donc Hervé et moi nous préparons tout ce travail, on crée les amendements. Je me souviens de Dutreil me disant : “Surtout m’embêtez pas avec ça, parce que sinon je vais me faire flinguer, je vais me faire destituer par Chirac.” Donc, on décide d’aller voir Chirac. Et on s’est fait recevoir comme des malpropres. Il nous a raconté 1988, enfin 1986-1988, il nous a dit qu’on était fous, que si on voulait, enfin voilà… “Moi je l’ai vécu, on a perdu à cause de ça.” Alors finalement il a cédé, bon je ne sais pas, il a cédé, et c’est devenu les pactes Dutreil, mais enfin c’est nous qui l’avons fait. »
93Cette peur de la défaite, conduisant à des prises de position plus modérées et à des pratiques de représentation « de contournement », par des dispositifs ou des niches, conduit donc à un rétrécissement des prises de position envisageables ; inversement, les périodes de campagne électorale contribuent à créer un contexte propice aux entreprises de représentation.
La circulation internationale des prises de position
94Du fait même de leur mandat, les députés des deux pays obéissent à des règles du jeu politique déterminées nationalement. Leurs pratiques de représentation ont une visée strictement nationale, logiquement liée à un électorat ancré localement, nationalement et régionalement, en Allemagne. Malgré tout, les liens étroits qu’entretiennent les deux pays entre eux, de nature géographique et historique mais aussi politique et économique, renforcés par la construction européenne – pensons au célèbre « moteur franco-allemand –, font du voisin un interlocuteur incontournable. De nombreux députés n’hésitent pas à ainsi se référer régulièrement à la politique intérieure du pays limitrophe. Parmi les nombreux arguments mobilisés par les élus pour défendre ou attaquer l’ISF, la comparaison fonctionne à la fois comme un principe de justification, de légitimation, de conversion et d’explication auprès des élus. C’est surtout le cas en France, où la fiscalité du patrimoine allemande est souvent citée en exemple. De nombreuses stratégies visant à supprimer l’ISF sont justifiées par la comparaison internationale, les élus entendant importer les décisions prises dans d’autres pays, perçus comme plus dynamiques économiquement, dans le giron national. La déclaration en séance de Philippe Vigier (UDI, biologiste, directeur de laboratoires d’analyses médicales) illustre ces stratégies d’importation et les mécanismes de circulation internationale des prises de position :
« Presque tous nos partenaires européens ont choisi cette voie, à commencer par l’Allemagne, où il n’y a ni ISF ni bouclier fiscal depuis 1997. Il n’est donc pas besoin d’attendre le rapport de la Cour des comptes à ce sujet pour agir et opérer dès maintenant l’exercice de convergence fiscale voulu par le chef de l’État. L’ISF a d’ailleurs été supprimé dans neuf des onze pays de l’Union européenne où il était en vigueur depuis 1994 : l’Autriche, le Danemark, la Finlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suède et l’Espagne. Mon collègue Charles de Courson le rappelle souvent : notre amendement, ce n’est rien d’autre que l’amendement du Parti socialiste ouvrier espagnol ! Je ne vois donc pas pourquoi vous ne voudriez pas l’adopter. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du lundi 18 octobre 2010 à 21 h 30.]
95Toutefois, les expériences étrangères ne servent pas seulement à légitimer des prises de position. Contribuant à l’appréhension du contexte fiscal européen, elles ont également pour effet de convertir les élus à des « tendances », à un « climat fiscal » européen plus ou moins favorable au maintien d’une fiscalité du patrimoine taxant la richesse. Les députés français sont en effet très sensibles à l’humeur fiscale du moment, voyant dans les exemples étrangers, et surtout allemands, des tendances lourdes, surtout lorsqu’elles sont plébiscitées par des petits entrepreneurs de la cause allemande63 : représentants d’intérêt, journalistes, citoyens ordinaires parfois. Si ce contexte européen se caractérise par son hétérogénéité quant à l’imposition du capital et par la rareté d’impôts sur la fortune, il n’est cependant pas assez contraignant pour conduire, en France, à une suppression de l’ISF sur la base de ces seuls arguments comparatifs. Pour autant, comme l’explique une administratrice de la commission des finances à l’Assemblée nationale, « la seule chose qui continue un petit peu d’interroger, qui continuera d’interroger à l’avenir, c’est l’exception française on va dire. C’est le fait qu’on est quasiment les seuls, si ce n’est les seuls à le faire dans cette mesure-là. Donc c’est ça qui interroge en fait, c’est le fait qu’on ait conservé ce type d’imposition ». Finalement, là où la comparaison internationale produit des effets, c’est plus précisément sur la représentation, en particulier sur l’impératif de représentation des groupes sociaux économiques, par le biais de références très fréquentes faites au modèle économique allemand.
Le modèle allemand comme référence plébiscitée et moyen de légitimation
96Du fait des relations étroites entretenues par les deux pays, les députés français et allemands gardent donc un œil attentif sur la vie politique du voisin. Le groupe d’amitié France-Allemagne compte quatre-vingt-onze membres à l’Assemblée nationale, soit un de moins que le groupe France-Italie mais plus que les groupes France-Grande Bretagne / Irlande du Nord (61) et France-Espagne (77). De tels groupes existent également en Allemagne, mais les listes des députés membres ne sont pas disponibles publiquement comme en France. Parmi ces différents groupes, on remarquera que les commissaires des finances sont plus nombreux au sein du groupe France-Allemagne (15) qu’au sein du groupe France-Italie (9), ce qui semble indiquer l’intérêt que portent les commissaires français aux enjeux de politique fiscale et économique allemande et, par ricochet, leur propension à se saisir de ce modèle dans leurs argumentaires. Dans un contexte généralisé d’entrepreunarisation du monde politique, l’Allemagne est érigée en modèle du fait d’une vitalité économique saluée par de nombreux élus français. La comparaison, telle qu’elle est généralement présentée par les députés des deux pays, est en effet flatteuse à l’égard de l’Allemagne : une croissance moyenne de 1,6 % durant la période 2011-2015 contre 0,2 % pour la France sur la même période (Banque mondiale) ; un excédent du commerce extérieur atteignant 217 milliards d’euros (Office fédéral de la statistique) contre -53,8 milliards en France ; un taux de chômage stabilisé aux alentours de 5 % durant l’année 2014 quand dans le même temps en France ce taux évoluait entre 10,1 et 10,5 % (Eurostat) ; une dette publique représentant 78,4 % du PIB en 2013 (93,5 % en France) et un budget en équilibre à 0 % en 2014, quand en France celui-ci atteint 4 % au même moment (INSEE). Les députés allemands, principalement de droite, n’hésitent d’ailleurs pas à mettre régulièrement en avant ce constat, en séance plénière :
« Olav Gutting (CDU, avocat en droit des successions) : La façon avec laquelle nous maîtrisons cette crise, comment nous l’avons surmontée jusqu’à présent, est admirée internationalement. Notre politique fiscale a aussi permis que ce pays décolle et que de nombreuses personnes – deux millions de plus qu’il y a cinq ans – retrouvent du travail […]. Que pensez-vous qu’il se passera si vous introduisez une taxe de 5 % sur les patrimoines supérieurs à 1 million d’euros ? Évidemment cela sonne bien : je prends aux riches pour donner aux pauvres, c’est Robin des Bois. […] Mais je me demande qui investira encore dans notre pays ? Qui construira les logements locatifs ? »
[DB, XVIIe législature, 65e séance, Berlin, jeudi 7 octobre 2010.]
97Cette défense du modèle économique allemand est à la fois formulée au Bundestag et reprise à l’Assemblée nationale. En France, deux arguments complémentaires sont généralement mobilisés lorsque les élus se lancent dans l’évocation du cas allemand : 1) La France décroche économiquement car elle applique une politique fiscale et économique – y compris sur les questions de fiscalité du patrimoine – différente de celle de l’Allemagne ; 2) Il faut donc tendre vers plus de convergence avec ce modèle. La comparaison n’est alors pas seulement un moyen de prendre position mais agit comme un facteur surgénérateur qui renforce les dispositions à prendre position pour certains groupes. Dans un contexte politico-économique d’entrepreunarisation du monde politique, ce sont logiquement les mondes de l’entreprise qui profitent le plus de ce contexte international, d’autant plus que la comparaison franco-allemande renforce chez les élus cette hiérarchisation des priorités. L’échange entre Benoît Hamon (PS, collaborateur et conseiller politique) et Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire), en séance, illustre bien comment certains élus de la commission des finances favorables à la convergence avec le modèle économique allemand mobilisent ces arguments :
« Benoît Hamon : La question qui se pose et que, traditionnellement, tous les partis politiques se sont posée, tout du moins à gauche, est de savoir comment on peut faire en sorte, par l’outil fiscal, de favoriser le réinvestissement. […] Je ne sais pas si, à cette occasion, le gouvernement pourrait dire quelle est sa politique ou son orientation, mais, pour ma part, j’aimerais savoir de quelle manière, aujourd’hui, en France, sur le même modèle que celui de l’Allemagne, on encourage l’utilisation des bénéfices en direction de l’investissement plutôt que la distribution de dividendes.
Sandrine Mazetier (PS), présidente : La parole est à M. Charles de Courson.
Charles de Courson : J’ai beaucoup apprécié l’intervention de notre jeune collègue, qui pose la question de savoir pourquoi on assiste à une hausse de la part des bénéfices mis en réserve en Allemagne et à une évolution symétrique à la baisse en France. Mon cher collègue, cela s’explique par deux grandes raisons. La première tient à la baisse de la rentabilité en France par rapport à l’Allemagne, comme l’atteste la baisse du taux de marge des entreprises françaises, prises globalement, qui contraste avec la situation des entreprises allemandes : on a complètement décroché. La deuxième raison tient à la dégradation du capitalisme familial français, largement liée à l’existence de l’ISF, qui tranche, là encore, avec la situation du capitalisme familial allemand. Je vous rappelle qu’en Allemagne, depuis déjà quelques années, il n’y a plus d’ISF – ou, plus exactement, d’impôt sur le capital, car celui-ci n’était pas strictement identique à notre ISF. Peut-être faudrait-il s’interroger là-dessus. »
[AN, XIVe législature, 2e séance du jeudi 15 octobre 2015 à 15 h.]
98L’extrait précédent montre plusieurs éléments. D’abord que le modèle allemand focalise les attentions d’élus de droite et de gauche, y compris dans le cas de Benoît Hamon qui se situe plutôt à la gauche du PS. Ensuite que chacun entend proposer une interprétation du modèle allemand dans un sens proche de ses idées économiques : investissement pour Hamon, rentabilité pour de Courson, les deux pouvant être liés. Surtout l’exemple montre que les deux députés appréhendent la question de la vitalité économique des entreprises françaises en mobilisant un filtre d’analyse « allemand », ce modèle faisant l’objet de luttes quant au sens à donner à sa réception et à son application (la négociation sociale-démocrate contre le capitalisme familial allemand). Dans un contexte généralisé où les entreprises et leurs dirigeants sont perçus comme les moteurs de l’économie des deux pays, la vitalité des petites et moyennes entreprises allemandes contribue à renforcer la défense de ce modèle et la tendance à parler au nom des PME, plus encore que des grandes entreprises, au sein de la commission des finances en France.
99En effet, aux yeux de nombreux élus français, la bonne santé économique de l’Allemagne s’explique par celle de son modèle entrepreneurial, dont le Mittelstand est évidemment la figure de proue incontournable. Dans un contexte économique européen de crise, la vitalité des entreprises familiales et moyennes allemandes, leur capacité à exporter leurs produits, ont conduit de nombreux observateurs français – journalistes, économistes et politiques – à en faire le pilier du « miracle allemand ». Assez logiquement, dans un contexte français où les PME représentent selon le ministère de l’Économie 99,8 % des entreprises sans toutefois parvenir à se pérenniser ou à s’exporter comme leurs homologues allemandes, le Mittelstand apparaît comme un modèle. En 2007, Hervé Novelli (UMP), éphémère commissaire aux finances devenu secrétaire d’État aux Entreprises, commandait au Conseil d’analyse économique franco-allemand un rapport intitulé Mittelstand : notre chaînon manquant64. Rédigé par Christian Stoffaës, un ancien haut fonctionnaire, diplômé de l’École polytechnique et de l’École nationale supérieure des mines, celui-ci concluait qu’« une priorité se dégage de l’analyse de la divergence franco-allemande : il manque un Mittelstand à la française. Notre priorité est d’accroître le nombre des moyennes entreprises compétitives et d’améliorer leurs compétences technologiques et exportatrices65 ». La forte publicité dont profite ce groupe en France est également mise en avant par les élus à l’Assemblée nationale, lors de leurs prises de parole. L’échange suivant, entre Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire, rapporteur général de la commission des finances) et Jean-Pierre Brard (GDR, instituteur, secrétaire de la commission des finances), montre comment le Mittelstand occupe une place centrale dans les argumentaires des élus, y compris à l’extrême gauche, signe de son caractère incontournable qui influence les prises de position des élus en matière d’ISF :
« Gilles Carrez : Je rappelle à monsieur Brard que ce dispositif [ISF-PME] n’a qu’un seul but : conserver l’intégrité de l’entreprise. Avant qu’on ne le mette en place, on a vu beaucoup trop d’entreprises familiales être, dans un premier temps, cédées à de grands groupes étrangers et, dans un deuxième temps, délocalisées. Vous qui êtes sensible, monsieur Brard, à certains aspects de l’économie allemande, vous connaissez bien les Mittelstand Betriebe, ces entreprises familiales de taille moyenne. Quand nous avons réfléchi à ce dispositif, il y a six ou sept ans, nous avons essayé de favoriser, comme le font les Allemands, la pérennité de nos entreprises familiales. […]
Jean-Pierre Brard : Pour répondre à monsieur le rapporteur général sur les Mittelstand Betriebe, je ferai remarquer qu’il existe une grande différence, soulignée d’ailleurs dans l’excellent rapport que je vous ai montré, à savoir que les responsables d’entreprises en Allemagne ont davantage la fibre nationale que les grands groupes chez nous. Nous avons conçu cet amendement comme une contribution constructive à la fiscalité sur les très hauts revenus, pour leur permettre de contribuer davantage. En effet, l’efficacité de l’ISF est largement diminuée par une série de niches fiscales injustes qui permettent aux plus aisés de payer des impôts ridiculement bas. Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler en détail l’imposition acquittée par Mme Bettencourt mère. »
[AN, XIIIe législature, 2e séance du jeudi 9 décembre 2010 à 15 h.]
100Jean-Pierre Brard opère ici une distinction, souvent répétée, entre PME défendables – y compris par le député d’extrême gauche –, et grands groupes systématiquement critiqués, qui montre bien que l’évocation du Mittelstand permet une généralisation transpartisane des pratiques de représentation de groupes économiques en se basant sur le consensus à leur égard. Nous assistons alors à une transposition, à une transnationalisation des pratiques de représentation d’un groupe social d’un pays à l’autre. C’est donc ici à la fois une circulation des pratiques de représentation et des intérêts défendus qui s’observe, au profit unique d’un groupe, celui des entreprises intermédiaires.
La France comme contre-modèle assumé
101Qu’en est-il du côté allemand ? Le contexte politique allemand est-il autant influencé par le voisin d’outre-Rhin ? Ce n’est clairement pas le cas puisque la France apparaît plutôt comme un contre-modèle aux yeux des opposants à un retour de l’ISF. Même chez les partisans de cet impôt, la France n’est pas citée comme exemple au Bundestag. La situation économique du pays, caractérisée par un chômage élevé, des exportations en berne et un budget déficitaire, discrédite le cas français dans un pays où les critères de jugement politique sont basés sur des considérations économiques orthodoxes. Cette situation est d’autant plus surprenante que les partis de gauche semblent éprouver mille difficultés à trouver un dispositif épargnant les biens professionnels, mais ne citent pour autant jamais l’ISF français ni ne s’inspirent de son fonctionnement.
102Certains parlementaires allemands prennent ainsi position contre la fiscalité du patrimoine en France de façon ostentatoire. Olav Gutting (CDU, avocat en droit des successions) s’oppose ainsi, en 2013, à un retour de l’ISF en déclarant que « ce n’est pas pour rien qu’à partir de 2013, dans les quinze États de l’UE, seule la France continue à prélever un impôt sur le patrimoine. Là-bas aussi – nous le verrons vite – cet impôt n’a aucun futur66 ». Les députés allemands peuvent aussi se montrer extrêmement critiques à l’égard de la France, comme le montre la déclaration de Volker Wissing (FDP, avocat, porte-parole du groupe au sein de la commission des finances, vice-président du groupe au Bundestag) en séance plénière, lors des débats de 2012 sur la taxe sur la fortune souhaitée par Die Grünen :
« Vous [les députés de gauche] défendez exactement ce que notre pays voisin la France a mis en place avec son nouveau gouvernement. Nous nous souvenons des images quand MM. Gabriel, Steinbrück et Steinmeier [trois des anciens principaux dirigeants du SPD] sont allés à Paris pour célébrer la politique de François Hollande. Votre message à l’époque : “Regardez ! C’est un pays où la politique financière rouge-verte que nous défendons est appliquée.” Mesdames et messieurs, aujourd’hui nous voyons le résultat de cette politique que vous célébriez. La croissance française n’a pas progressé mais a décroché. La compétitivité française n’a pas augmenté, elle a diminué. […] Voulez-vous vraiment cela pour votre pays ? Reconnaissez enfin que la politique rouge-verte que vous célébriez en France a échoué dans ce pays. »
[DB, XVIIe législature, 206e séance, Berlin, mardi 20 novembre 2012.]
103Ce regard négatif est influencé par des entrepreneurs de la cause du Mittelstand cherchant à faire émerger l’idée d’un risque pour l’économie du pays si la fiscalité du patrimoine française était transposée en Allemagne. À titre d’exemple, un des plus puissants groupes d’intérêt représentant les entreprises familiales et qui figure parmi les organisations les plus actives contre l’ISF durant la période étudiée, Die Familienunternehmer, va faire campagne auprès des élus allemands en érigeant la France comme un véritable contre-modèle. Dans un communiqué de presse, rédigé en collaboration avec d’autres organisations économiques, ainsi qu’avec le conseil économique de la CDU, le groupe justifie son opposition à l’ISF en citant le contre-exemple français : « Alors que le président Hollande est invité comme orateur principal du CLe congrès du SPD, nous ne voulons pas que la France serve de repère à notre modèle économique. Là-bas les conséquences fatales d’une politique fiscale déséquilibrée sont clairement visibles67. » Sur un autre sujet, celui du marché du travail, le groupe prévient : « La grande coalition doit veiller à ne pas être contaminée par le virus français68. » Le groupe propose également des campagnes centrées sur la comparaison, afin de pointer la nécessité de préserver les principes du modèle allemand en matière de fiscalité du patrimoine (figure 16).
Figure 16 – La critique du modèle français par le groupe d’intérêt Die Familienunternehmer

Enviées par les Français
Copiées par les Chinois
Ruinées par l’impôt sur la fortune !
Les entreprises familiales allemandes.
Le SPD, les Grünen et Die Linke veulent introduire l’ISF. Cela ne touche pas seulement les riches mais aussi les fondements des entreprises : il manquera à ces dernières l’argent pour l’investissement, de nouveaux produits et des emplois.
Les entreprises familiales sont la colonne vertébrale de notre économie. Elles fournissent 60 % des emplois et financent ainsi la sécurité sociale. Elles forment 80 % des apprentis.
Lors de l’élection législative va être décidée l’introduction d’un impôt ou d’une taxe sur la fortune. Prenez part à la décision !
104Les attaques sont violentes et les élus semblent y être sensibles puisque, de façon totalement opposée aux mécanismes observables en France, les élus allemands ne mobilisent pas le modèle français comme exemple à suivre. Lisa Paus (Die Grünen, collaboratrice d’élu) justifie ainsi la nécessité de réintroduire un impôt sur la fortune, en pointant le fait que le patrimoine est moins imposé en Allemagne qu’ailleurs, sans citer la France : « Les impôts sur le patrimoine sont moins élevés en Allemagne qu’aux États-Unis, moins élevés qu’au Luxembourg et moins élevés qu’en Suisse. Vous devriez aussi prendre connaissance de cela69. »
105Comment expliquer le fait que les parlementaires allemands se détournent autant du cas français ? Cela tient en grande partie aux modes de socialisation économique de ces élus, souvent très proches par leurs expériences professionnelles des mondes de l’entreprise ou par le biais d’interactions répétées avec des agents économiques ou leurs représentants. Ces élus sont donc soumis très fréquemment à des agents défendant ou participant à la pérennisation de l’hégémonie culturelle entrepreneuriale dont le Mittelstand est l’incarnation absolue et que l’ISF menacerait.
106Par ailleurs, les parlementaires allemands ont également conscience que leur modèle économique est cité en exemple à l’étranger et en France en particulier. Le métier de député se caractérise en effet par une connaissance poussée de la politique intérieure du voisin, renforcé par des échanges fréquents et institutionnalisés entre les deux pays. Autrement dit, lorsque les élus français prennent pour exemple leurs homologues allemands, ces derniers sont généralement au fait de ces discours, voire se flattent d’être pris pour référence :
« Hans-Peter Friedrich (CSU, conseiller politique, ancien ministre fédéral de l’Intérieur CSU) : L’Allemagne en 2010, c’est un pays que nos voisins et nos amis dans le monde envient. Nous sommes un exemple pour l’Europe. Le président Sarkozy a récemment parlé dans un discours télévisé de “modèle allemand”. C’est aussi fort que lorsque l’ancien Premier ministre Balladur a dit aux Français dans Le Figaro : “Imitons le courage des Allemands !” Qu’est-ce que cela signifie, le courage des Allemands ? Le courage cela signifie se présenter face aux citoyens et leur dire : “Parce que nous voulons vivre plus longtemps, nous devons aussi travailler plus longtemps ; parce que sinon nous ne pourrons pas financer notre système de retraite.” C’est cela le courage, car cela implique la Vérité. »
[DB, XVIIe législature, 58e séance, Berlin, mercredi 15 septembre 2010.]
107Proclamer avec un tel aplomb cette analyse, c’est clairement assumer sa position de dominant dans le cadre des relations franco-allemandes. C’est également affirmer sa volonté de préserver à la fois la place de ce modèle dans le contexte politique international et l’orthodoxie de ce modèle. Dans cette situation, la comparaison France-Allemagne ne peut se faire qu’au détriment du premier pays cité et conduire à un rejet massif d’une réintroduction de l’ISF en Allemagne, sur la base de l’argument comparatif. Il arrive cependant que la comparaison comme principe de justification des politiques fiscales et des modes de représentation soit contestée, surtout en France.
108Si nous avons choisi de traiter des contextes, c’est bien pour souligner les multiples facettes de ce facteur et les différentes influences qu’il peut avoir sur les pratiques des élus. Dans les deux pays, cet élément produit des effets différenciés sur les questions d’ISF. Les députés français et allemands hiérarchisent implicitement ces multiples contextes en soumettant le contexte politique au contexte budgétaire, ce dernier justifiant les choix politiques, selon la très grande majorité des députés rencontrés en entretien et s’exprimant dans les deux assemblées. Cela ne signifie pas pour autant que les contextes économique et budgétaire figent les pratiques de représentation, bien au contraire. Des marges de manœuvre continuent à exister et des opportunités de représentation peuvent toujours être développées par les élus. À titre d’exemple, citons la mise en place de la réforme de 2011 en France, ou encore le dépôt d’une loi visant à réintroduire l’impôt sur la fortune par les Grünen en Allemagne, en dépit d’un contexte économique dominant peu favorable.
109Que les contextes (de même nature) soient différents en France et en Allemagne implique des effets opposés sur les prises de position en matière d’ISF. Cela montre que nous sommes ici en présence d’un facteur de variation : si, dans deux contextes nationaux différents, les prises de position étaient identiques, ce facteur n’aurait alors aucun caractère explicatif. Ce n’est pas le cas ici puisque, durant la période étudiée, les contextes budgétaires et électoraux diffèrent et conduisent dans un cas à l’impossibilité de supprimer l’ISF par l’UMP et, dans l’autre, au refus de le réintroduire par la CDU/CSU, le FDP et une partie du SPD et des Grünen. Cette différence s’explique par le fait que la majorité des députés français et allemands appréhendent de la même manière l’importance des enjeux budgétaires – sous l’angle de la réduction des déficits –, et que les deux pays présentent des situations opposées sur ce plan. L’analyse montre également que, en France, les contextes budgétaire et électoral pèsent plus que les considérations économiques puisque, en dépit de la volonté affichée de défendre les entreprises, les députés opposés à l’ISF reculent face aux deux premières dimensions citées. À l’inverse, en Allemagne, le contexte budgétaire (et économique) plus favorable permet de justifier le rejet de l’ISF par les élus de droite.
110Les députés des deux pays perçoivent assez clairement que le contexte dominant est générateur, ou annihilateur, d’opportunités de représentation et de prises de position. Les élus tentent alors d’influencer, d’interpréter, d’orienter, de renforcer ou d’affaiblir le contexte dans un sens favorable à leur travail de représentation. En témoigne l’inclination des députés de droite à présenter la crise de 2008 et ses effets comme relevant d’une crise financière, puis économique, mais pas sociale (le terme n’apparaît presque jamais en entretien, en séance et en commission), pouvant être résolue par le soutien aux entreprises, justifiant par là la défense de ce groupe spécifique dont les intérêts sont censés profiter aux autres catégories sociales. En Allemagne, nous avons vu que les députés Die Linke et Die Grünen cherchaient à insister sur les effets sociaux du contexte de crise financière, alors que les députés des droites défendaient l’idée que la crise était surmontée dans le pays afin de rejeter l’ISF. On le voit, les contextes sont interprétatifs. Contrairement à ce que laissent souvent entendre les élus, ils n’agissent pas comme une contrainte figée qui s’impose mécaniquement à leurs décisions. Les contextes, quels qu’ils soient, sont des constructions sociales et politiques que les députés contribuent à définir, à orienter et/ou à renforcer. Enfin, soulignons qu’un contexte est évolutif. Il continue à laisser son empreinte, même lorsqu’il s’affaiblit. C’est par exemple le cas du contexte électoral qui constitue une arrière-pensée systématiquement présente pour les députés, même lorsqu’aucune élection n’est à l’ordre du jour. Les effets des contextes constituent donc un facteur majeur dans le cadre de notre étude, dans les deux pays.
Notes de bas de page
1 Voir Luc Boltanski, « L’espace positionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, vol. 14, no 1, 1973, p. 3-26.
2 Voir Daniel Gaxie et al., Le “social” transfiguré. Sur la représentation politique des préoccupations “sociales”, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Publications du Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie », 1990.
3 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, nouv. éd., Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2013, p. 19.
4 Bertrand Mathieu, « La part de la loi, la part du règlement. De la limitation de la compétence réglementaire à la limitation de la compétence législative », Pouvoirs, no 114, 2005, p. 73-87, en particulier p. 74.
5 Voir Marie-Anne Cohendet, Le président de la République, Paris, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2002.
6 Voir Nicolas Roussellier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, xixe-xxie siècles, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2015.
7 Olivier Costa et Éric Kerrouche, Qui sont les députés français ? Enquête sur des élites inconnues, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2007, p. 162-163.
8 AN, Loi de finances rectificative pour 2007 (no 421), Amendement no 174, après l’art. 20, rejeté le 4 décembre 2007.
9 AN, XIIIe législature, 1re séance du jeudi 6 décembre 2007 à 9 h 30.
10 Par Hélène Bekmezian, le 11 octobre 2012, disponible en ligne sur https://www.lemonde.fr/politique/article/2012/10/11/quand-jerome-cahuzac-defendait-l-integration-des-uvres-d-art-dans-l-isf_1774185_823448.html
11 Décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012.
12 Billet du 30 décembre 2012, disponible en ligne sur http://christianeckert.over-blog.com/article-taxe-a-75-l-ump-offre-une-peu-de-repit-a-1500-personnes-113900824.html [consulté le 10/03/2022].
13 Voir Jean Claude Colliard, Les régimes parlementaires contemporains, Paris, Presses de Sciences Po, 1978.
14 Céline Vintzel, Les armes du gouvernement dans la procédure législative. Étude comparée : Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni, Paris, Dalloz, coll. « Bibliothèque parlementaire et constitutionnelle », 2011, p. 237.
15 Voir Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action [1994], Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Essais », 1999, p. 151.
16 Voir Michael MacKuen et Courtney Brown, « Political Context and Attitude Change », The American Political Science Review, vol. 81, no 2, 1987, p. 471-490, en particulier p. 473.
17 AN, XIIIe législature, 2e séance du jeudi 18 octobre 2007 à 15 h.
18 AN, XIIIe législature, 2e séance du mardi 6 septembre 2011 à 22 h.
19 Frédéric Lebaron, « La droite française, l’Europe et l’“effet phobie” », Savoir/Agir, no 23, 2013, p. 5-10, en particulier p. 6.
20 Françoise Fressoz et Bastien Bonnefous, « Le risque d’un “ras-le-bol fiscal” inquiète les responsables PS », Lemonde.fr, 24 août 2013, disponible en ligne sur http://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2013/08/24/le-risque-d-un-ras-le-bol-fiscal-inquiete-les-responsables-socialistes_3465874_823448.html [consulté le 10/03/2022].
21 DB, XVIIe législature, 250e séance, Berlin, jeudi 27 juin 2013.
22 Jacques Lagroye, avec Bastien François et Frédéric Sawicki, Sociologie politique, 5e éd., Paris, Presses de Sciences Po / Dalloz, coll. « Amphithéâtre », 2006, p. 490.
23 Voir infra, section « La justice fiscale et sociale comme soft ideology ».
24 Voir Julien Navarro, « Les rôles au Parlement européen. Une typologie des pratiques de représentation », Revue française de science politique, vol. 59, no 3, 2009, p. 479-506.
25 Didier Migaud, membre du PS, occupe le poste de président de la commission des finances à l’Assemblée nationale jusqu’en 2010. Il devient ensuite président de la Cour des comptes.
26 https://elancourt.fr/ma-ville/conseil-municipal/votre-maire [consulté le 10/03/2022].
27 Jean-Michel Fourgous et Olivier Dassault, Sortie de crise, capitalisme et fonds souverains, Assemblée nationale, rapport parlementaire du groupe « Génération Entreprise », juin 2009, p. 1.
28 Ibid.
29 DB, XVIIe législature, 100e séance, Berlin, vendredi 25 mars 2011.
30 AN, XIIIe législature, 2e séance du jeudi 20 mai 2010 à 15 h.
31 Voir infra, section « La justice fiscale et sociale comme soft ideology ».
32 DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.
33 DB, XVIIe législature, 59e séance, Berlin, jeudi 16 septembre 2010.
34 Voir Mathieu Fulla, Les socialistes français et l’économie (1944-1981). Une histoire économique du politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
35 Voir Seymour M. Lipset et Stein Rokkan, Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction, traduit de l’anglais par Pascal Delwit et al., Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, coll. « UBlire. Fondamentaux », 2008.
36 Voir Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », 2009.
37 AN, XIIIe législature, 2e séance du vendredi 10 juin 2011 à 15 h.
38 Voir infra, chapitre 6.
39 George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci, Paris, La Découverte, coll. « Repères. Sciences politiques », 2013, p. 97.
40 Ibid.
41 Voir Bernard Dolez, Julien Fretel et Rémi Lefebvre (dir.), L’entreprise Macron, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Libres cours. Politique », 2019.
42 Olivier Nay et Andy Smith (dir.), Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action politique, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 2002, p. 5, introduction.
43 Frédéric Lebaron, « Le projet néolibéral en crise ? », Savoir/Agir, no 5, 2008, p. 5-7, en particulier p. 5.
44 Jean-Jacques Chaban-Delmas est le fils de Jacques Chaban-Delmas, ancien Premier ministre UDR (droite), ancien député de la Gironde, ancien président de l’Assemblée nationale.
45 Gilles Carrez et Jean-Jacques Chaban-Delmas, Pour une intervention publique libérale. L’État dans une économie de liberté, Paris, Economica, coll. « Urgences », 1983.
46 Ibid., p. 33.
47 Ibid., p. 40.
48 Ibid.
49 Voir Karim Fertikh, L’invention de la social-démocratie allemande. Une histoire sociale du programme de Bad Godesberg, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Bibliothèque allemande », 2020.
50 DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.
51 AN, XIIIe législature, 2e séance du lundi 18 octobre 2010 à 21 h 30.
52 AN, XIIIe législature, 2e séance du lundi 6 juin 2011 à 21 h 30.
53 Voir Paul Burstein, « The Impact of Public Opinion on Public Policy: A Review and an Agenda », Political Research Quarterly, vol. 56, no 1, 2003, p. 29-40.
54 AN, XIIIe législature, 2e séance du jeudi 21 octobre 2010 à 15 h.
55 AN, XIIIe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du 15 juin 2011 à 18 h.
56 AN, XIVe législature, 1re séance du jeudi 19 juillet 2012 à 9 h 30.
57 AN, XIIIe législature, 2e séance du mardi 7 juin 2011 à 15 h.
58 Jane Mansbridge, « Rethinking Representation », The American Political Science Review, vol. 97, no 4, 2003, p. 515-528.
59 DB, XVIIe législature, 100e séance, Berlin, vendredi 25 mars 2011.
60 AN, XIIIe législature, 2e séance du jeudi 21 octobre 2010 à 15 h.
61 AN, XIIIe législature, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, réunion du mercredi 13 octobre 2010 à 9 h 30.
62 Voir Nicolas Delalande et Alexis Spire, « De l’île de Ré à l’île d’Arros. Récits, symboles et statistiques dans l’expérience du bouclier fiscal (2005-2011) », Revue française de science politique, vol. 63, no 1, 2013, p. 7-27.
63 Voir Philippe Aldrin et Dorota Dakowska, « Légitimer l’Europe sans Bruxelles ? Un regard sur les petits entrepreneurs d’Europe, entre décentrement et recentrages », Politique européenne, no 34, 2011, p. 7-35.
64 Voir Christian Stoffaës, Mittelstand : notre chaînon manquant, rapport commandé au Conseil d’analyse économique franco-allemand, 2008, 125 p., disponible en ligne sur http://famillesenaffaires.fr/resources/Mittelstand+notre+cha$C3$AEnon+manquant.pdf [consulté le 10/03/2022].
65 Ibid., p. 123.
66 DB, XVIIe législature, 170e séance, Berlin, vendredi 23 mars 2012.
67 Die Familienunternehmer, « Rot-grüne Steuererhöhungspläne schwächen unsere Wirtschaft nachhaltig! », 24 mai 2013, disponible en ligne sur https://www.wirtschaftsrat.de/wirtschaftsrat.nsf/id/rot-gruene-steuererhoehungsplaene-wirtschaftsverb%C3%A4nde-schw%C3%A4chen-wirtschaft-gemeinsame-erkl%C3%A4rung-de [consulté en 2016].
68 « Arbeitsmarktkongress der Familienunternehmer: Vorsicht vor dem Frankreich-Virus », Familienunternehmer.eu, 5 juin 2014, disponible en ligne sur http://www.familienunternehmer.eu/regionalkreis-mittelhessen/presse/pressemitteilungen/detail/article/arbeitsmarktkongress-der-familienunternehmer-vorsicht-vor-dem-frankreich-virus.html [consulté le 10/03/2022].
69 DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.
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