5. La fin du cycle ou la sortie de forêt
p. 239-378
Texte intégral
5.1. Des préparatifs au premier soir
5.1.1. L’organisation de la fin du cycle
1a) Aucune prescription relevant de l’organisation rituelle elle-même ne fixe la durée d’un cycle. La décision d’arrêter celui-ci ou de le poursuivre est donc laissée entièrement à celui qui le dirige. Un ensemble de facteurs tant intérieurs qu’extérieurs au rituel peuvent influencer sa décision. Pour commencer par les seconds, son âge peut être trop avancé pour lui permettre de porter encore toutes les charges matérielles qu’entraîne l’organisation des célébrations. Il peut se faire aussi que la maladie ou l’affliction dont on lui avait dit qu’il ne pourrait être débarrassé que s’il acceptait de diriger un cycle ne l’aient pas quitté pour autant et le laissent dans l’impossibilité de remplir convenablement ses fonctions. Il y a encore le succès ou le manque de succès des célébrations, qui dépendent de la personnalité du maître du rituel, des collaborateurs qu’il s’est choisis et de l’importance de la communauté villageoise qui l’assiste dans la mise sur pied des célébrations. Ainsi, un village devenu trop petit ou qui s’est désagrégé n’est plus à même d’organiser des festivités, ce qui obligera son mέná-gandjá à faire sortir son cycle de forêt. En revanche, la renommée dont jouissent certains maîtres, comme Mbidika, descendant de Mosianga (2.2.1.), peut les amener à prolonger fièrement leur cycle durant une vingtaine d’années, même s’ils ne sont plus tellement soutenus par les leurs. Ils en arrivent ainsi à renverser l’ordre des choses, car si c’est d’abord le succès qui conditionne la durée, celle-ci devient, entre les mains de ces maîtres prestigieux, comme un critère de succès (4.2.2.a).
2Une durée aussi prolongée reste cependant exceptionnelle. Deux facteurs d’ordre interne interviennent pour la prévenir. Le premier concerne le mέná-gandjá lui-même. Dès qu’il a achevé un premier cycle, le maître de la circoncision passe à un grade supérieur dans la confrérie. Celui-ci est marqué par de nouveaux attributs et par le droit de faire ou de connaître des choses interdites ou cachées aux autres (p.ex., 4.4.2.a). Ainsi, même si les célébrations qu’il organise connaissent un certain succès, Un mέná-gandjá ne prolongera généralement pas son premier cycle au-delà d’une dizaine d’années — quitte à en ouvrir un second par la suite afin d’accéder aux privilèges du grade supérieur. De leur côté, ceux qui sont déjà promus à ce grade essaieront discrètement de se réserver leurs privilèges. Pour ce faire, ils conseilleront à leurs jeunes confrères de ne pas terminer trop vite leur cycle, leur faisant remarquer qu’autrement ils risqueraient de donner prise à des allégations de manque de succès. Sur ce plan, ce sera donc d’abord la tension entre deux types de prestige qui maintiendra une certaine régularité dans la longueur des cycles, le prestige qu’assure le succès des célébrations, et qui se traduit en termes de durée, et celui que confère l’accession à un grade supérieur.
3Un second facteur relevant de la logique même du système semble aller contre le prolongement excessif des cycles. Il concerne les circoncis du cycle. Condition inéluctable pour pouvoir se marier, la circoncision s’inscrit dans une structure rituelle qui forme un tout et dont les séquences terminales constituent, comme on le verra, les dernières préparations au mariage. Du point de vue de l’organisation rituelle, il paraît donc logique que le cycle se termine avant que les premiers circoncis se marient, même s’ils ne sont pas tenus d’attendre la fin du cycle pour le faire. Concrètement cela revient à dire que si l’aluta, le premier circoncis d’un cycle, a une douzaine d’années au moment de son opération — encore qu’il soit généralement au-dessous de l’âge moyen — un cycle devrait durer normalement de cinq à huit ans, compte tenu de l’âge auquel les jeunes gens se marient. Or, on constate qu’en réalité la durée moyenne des cycles est plus proche des huit que des cinq années. Reconnaissons que nos calculs sont approximatifs, les gens n’étant nullement préoccupés de connaître leur âge ni le nombre d’années que dure un cycle. En fait, dans la plupart des cas, les premiers circoncis du cycle sont déjà mariés lorsque leur mέná-gandjá les convoque pour la célébration des rites de sortie. C’est ce qui nous a amené à inférer que la sortie individuelle se présente comme un dédoublement ou, plus exactement, comme une anticipation de certaines séquences de la sortie collective terminale, ayant pour but de remédier aux illogismes qui découlent de la longueur des cycles (3.5.2.a).
4b) Les célébrations marquant la fin d’un cycle se caractérisent par une dimension de festivité plus accentuée que les précédentes. Le seul fait qu’elles concernent un groupe comptant habituellement de vingt à trente jeunes gens, qui y viendront avec leurs familiers, suffit déjà à leur assurer cette dimension, surtout lorsqu’on les compare avec les rites du début, qui n’en concernaient que cinq — et moins directement, puisqu’il s’y agissait avant tout de l’investiture du nouveau maître de la circoncision — ou avec les célébrations ordinaires organisées tout au plus pour deux ou trois jeunes gens.
5Ce caractère de festivité fournit un terrain propice à une autre tendance qui, bien que toujours présente, se manifestera davantage ici, celle d’enjoliver, de cérémonialiser et de rendre plus complexe le rituel. Un des effets majeurs de cette tendance est que le rituel ne peut jamais être considéré comme définitivement constitué, même si la prolifération brode sur une structure de base unique. Ici cette tendance se manifeste principalement à travers le procédé que nous venons de mentionner, celui du dédoublement des étapes ; elle ouvre par là une autre perspective encore à partir de laquelle il faut comprendre celui-ci. Pour voir comment ce dédoublement s’opère dans le concret, il faut savoir que le symbole culminant de tout le rituel de sortie est le mbáú. Ce terme renvoie tant à un arbre (Macrolobium dewevrei) qui, coupé en forêt, sera transplanté au village pour y être coupé à nouveau, qu’à un être soumis à une mort sacrificielle au cours d’une séquence ésotérique. Appelée « tuer le mbáú », cette séquence ne peut être vue que par des hommes qui ont engendré. Dans la région de Lubutu, qui est aussi celle d’osáyó, tout le rituel, qui reprend un certain nombre de séquences que nous connaissons déjà, s’articule de manière suivie autour de ce symbolisme central et occupe normalement cinq ou six journées après le retour de la chasse en forêt. C’est au pied de l’arbre mbáú également que sont opérés les deux derniers circoncis du cycle. Par contre, en certains endroits de la région de Kelenga, ce même rituel se dédouble en quatre étapes, précédées chacune d’un temps de chasse en forêt, et séparées entre elles par plusieurs semaines ou même par plusieurs mois d’intervalle. Les trois premières s’accompagnent d’opérations de la circoncision ; mais les deux plus importantes, qui comprennent chacune une érection de l’aphindia et la séquence dite « tuer le mbáú », sont la première et la quatrième.
6La première de ces étapes est désignée soit comme més’á mbau «l’érection (au village) de l’arbre mbáú », soit comme nyɔk’á mbau, « la déchirure du mbáú », du fait que, durant cette même étape, il sera soumis au village à une nouvelle amputation, celle de sa cime. La seconde est appelée fúá tshín’á mbau, « balayer au pied du mbáú ». C’est alors, en effet, qu’on enlève la construction aménagée à la base de l’arbre lors de son érection, ainsi que toutes les plantes qui avaient été piquées en terre autour de lui comme ophéké (4.1.4.b). Par ailleurs, c’est parce que les ɓagandjá, les circoncis du cycle, dont le crâne sera entièrement rasé durant la quatrième étape, subissent, à la troisième, une première tonsure qui ne leur laisse plus que de fines rangées de cheveux, que cette étape a été nommée aphílí. C’est là le nom d’un instrument à cordes dont jouent les Komo. La dernière étape, celle de la sortie définitive de forêt, est le dúsá (« faire sortir ») proprement dit, et l’on appelle iɓélé la période de chasse qui la précède.
7Chacune de ces étapes constitue une célébration complète dans laquelle on retrouve, encadrant ce qui la spécifie, les principales séquences qui interviennent à chaque célébration importante : l’initiation aux yendji, la danse makpatíma des maîtres de la circoncision, la nuit consacrée aux danses des femmes (mosimbo) et celle des chants des hommes (monanga). Comme ces étapes ne sont dans l’essentiel qu’un échelonnement dans le temps de ce qui, ailleurs, se fait de manière continue, et un échelonnement qui, de surcroît, repose sur de nombreuses répétitions, nous croyons qu’une présentation du rituel continu est de loin préférable. Elle permettra de saisir plus clairement la structure des rites de sortie aussi bien que celle du rituel dans son ensemble.
8Il y a d’ailleurs lieu de remarquer que si cette complexité accrue du rituel échelonné gonfle l’importance et le prestige du rituel, elle risque, en retour, d’en miner les effets sociaux. De nombreux circoncis, en effet, ne sont pas disposés à se libérer quatre fois de suite de leurs occupations habituelles, pour prendre part à chacune des périodes de chasse en forêt pas plus que pour participer aux rites qui se déroulent ensuite au village. Ils viendront donc, qui à un moment, qui à un autre, et le groupe social que forment tous les circoncis d’un cycle et qui normalement doit se souder lors des rites de sortie, surtout durant la période de chasse qui les ouvre, n’arrivera pas à trouver la cohésion qu’on attend de lui. Leurs circoncisions individuelles s’étant réparties sur une petite dizaine d’années, cette période d’un mois ou davantage passée ensemble en forêt est en effet la seule occasion qui leur est offerte pour apprendre à se connaître réellement. Relevons à présent les principaux éléments par lesquels cette période de chasse se distingue de celle qui marque le commencement du cycle.
5.1.2. Le bá á gandjá, campement de chasse en forêt
9a) Un maître de la circoncision qui veut « faire sortir son gandjá de forêt » s’en va d’abord trouver celui qui lui a conféré l’investiture pour discuter de la chose avec lui, et pour l’inviter à ouvrir le campement de chasse et à présider l’ensemble des rites. Le cycle constituant un tout dans lequel son responsable est lui-même objet de traitement, il faut, en principe du moins1, que la personne qui l’a fait entrer dans l’esomba soit aussi celle qui l’en fasse sortir. C’est d’ailleurs parce que cette sortie se caractérise surtout par la « mise en rouge » du mέná-gandjá sortant que, au moment où se célèbrent ces rites, on fera référence à l’investiture en termes de « mise en blanc » plutôt que par l’expression « conférer le collier » (4.4.2.e), dont on se servait plus volontiers au début du cycle.
10Après avoir obtenu le consentement de celui dont il a reçu l’investiture, le sortant, comme nous l’appellerons, envoie l’aluta, le premier circoncis de son cycle et souvent son propre fds, avertir tous les ɓagandjá, les circoncis du cycle, du jour où ils sont attendus pour le départ en forêt.
11Ce départ, de même que la période de chasse en forêt, sont déjà pleinement empreints du caractère de festivité qui marque les rites de sortie. Ils auront de ce fait une tonalité toute différente de celle du bá á kantshátshá du début. D’abord, celui-ci ne comptait qu’une dizaine de personnes, dont quatre jeunes circoncis non encore rétablis de l’opération, tandis qu’on voit partir maintenant de vingt à trente solides gaillards ayant déjà une réelle expérience de la chasse et dont les aînés sont même accompagnés de leur femme. De plus, toutes les personnes qui ont exercé une fonction particulière durant le cycle ont également été invitées au camp, et y participeront dans la mesure du possible. Mais surtout l’idée partagée par tout ce monde que l’on va sortir de l’esomba, l’institution rituelle avec ses dimensions ambivalentes, initiatique, thérapeutique, mais aussi vindicative, fait que l’atmosphère dans laquelle on baigne est bien plus dégagée qu’au commencement du cycle.
12Dans la matinée du départ le mέná-gandjá sortant fait battre le mitε, le rythme qui oblige les femmes et les enfants à s’enfuir de la place publique. On voit arriver alors du keamba, le lieu de réclusion en forêt où ils sont conservés, tous les ɓansέmέ, les instruments ésotériques du gandjá ou génies de la circoncision, le mokumɔ en tête. Ceux-ci, on l’a vu, sont en relation étroite avec les ancêtres (3.3.2.e). Les ɓagandjá et les autres qui sont allés les chercher font avec eux le tour du village, en chantant l’oɓóngó ou quelque autre chant (3.3.2 f et infra), puis tous les hommes qui se sont rassemblés pour partir s’enfoncent en forêt, au son de ces mêmes instruments. Après leur départ les femmes et les enfants regagnent le village. Celles qui doivent accompagner les hommes au campement ne suivront, dans un second groupe, que lorsque ceux-ci auront pris assez d’avance avec les ɓansέmbέ.
13b) Quand, après un ou parfois deux jours de marche, on est arrivé à l’endroit où l’on comptait se rendre, on commence par aménager l’emplacement du camp, tout en prenant soin de séparer le lieu d’habitation des femmes de celui qui sera réservé aux hommes. Comme au bá á kantshátshá le mέná-gandjá président enfouit quelques objets symboliques, les ophéké, dans le sol au-dessous et autour de la couche de son confrère sortant (4.1.4.b). Il y enfoncera également un yendji afin d’assurer sa protection. Toutefois, les risques étant moins grands qu’au début du cycle (4.1.2.) on prend aussi moins de précautions.
14Sur les lieux du camp on construit également une case en miniature, d’une cinquantaine de centimètres de haut et de forme arrondie. Dans le sol, au-dessous d’elle, le méná-gandjá président cache à nouveau quelques-uns des ophéké du gandjá. La maisonnette est d’ailleurs désignée du nom de ophékɔ dérivé, lui aussi, du verbe phéká. Cela signifie qu’elle aussi renvoie aux effets que l’on attend du rituel. De plus, elle est construite pendant que l’on bat le mite et que jouent certains des instruments ésotériques. Après sa construction les ɓagandjá confectionnent chacun trois objets, en miniature également, à savoir : un arc et une flèche, une palette obámbá et un petit cylindre de bois. Nommés oyondo, ces cylindres sont enfoncés jusqu’à mi-hauteur dans le sol tout autour de la maisonnette; les arcs sont placés à l’intérieur de celle-ci et les palettes pendues tout en rond à la base de son toit. Plus loin autour de la maisonnette, on plante certains végétaux de la catégorie des iangá (3.1 7.e) censés conférer la fécondité, ainsi que du maïs.
15Pour saisir la signification d’ensemble de la maisonnette et de ce qui l’entoure, il faut savoir d’abord que, par son aspect, tout cela évoque manifestement l’espèce de petite case ronde, au toit inversé, qui sera construite autour de la base du mbáú, l’arbre transplanté au village (5.4.2.). On y verra pendre aussi des palettes obámbá, et chacun des bagandjá enfoncera, dans le sol au pied de l’arbre un gros rondin de bois nommé lui aussi oyondo. La maisonnette participera donc au symbolisme sexuel qui s’exprime à travers toute la construction du mbáú. Pour comprendre ce symbolisme il faut encore savoir que chez les Komo la case constitue la limite qui sépare les endroits occupés par les deux sexes durant la journée, et le lieu de leur rencontre durant la nuit (cf. 1975, p. 135). Or, comme on le verra plus loin dans le détail, c’est cette rencontre qui se trouve exprimée dans la construction de la petite case qui entoure le mbáú, comme d’ailleurs dans celle d’autres cases rituelles aussi bien. L’arbre qui en constitue le poteau central est introduit par le haut, à travers les parois circulaires qui ont été érigées d’abord, une façon de procéder nettement plus compliquée que si l’on commençait par planter le poteau central.
16Symboles sexuels mâles (3.3.2. f, 1/), l’arc et les flèches introduits à l’intérieur de la maisonnette participent à la signification phallique du poteau central, tandis que, pendues au toit qui déborde les parois, les palettes obámbá renforcent le sens féminin de celles-ci. Elles le font cependant de manière ambiguë. On sait que seules les femmes se servent de ces palettes pour rythmer leurs chants maéndé, que ces palettes ont exactement la même forme que les pièces de fer iɓɔlɔngɔ contre lesquelles, dans la tradition, on obtenait des femmes en mariage, et la même forme aussi que la lame des larges couteaux mbakɔ que les femmes sont seules à employer pour ouvrir la terre et y enfoncer des plants de bananier. Or, par cette dernière fonction, le mbakɔ et les palettes qui le représentent renvoient davantage au sexe masculin, comme il ressort d’ailleurs de certains proverbes (3.1.6.a ; cf. 1980, pp. 25, 245). Il nous paraît donc plus exact d’avancer que, pendues au toit le long des parois de la maisonnette, les palettes doivent avoir la même signification que les feuilles nouées et remplies de la terre du « nombril » que l’on pend à l’aphindia. Elles signifient la possession de la femme par l’homme. Comme ces feuilles, elles doivent d’ailleurs être fixées au toit de la main gauche, la main des rapports sexuels (4.2.2.d).
17Les oyondo plantés autour de la maisonnette constituent, comme il apparaîtra plus clairement à propos du mbáú, une des expressions les plus marquées du besoin d’individualiser les effets du rituel, tandis que le maïs, désigné comme alinga boye dans les rites, c’est-à-dire « celui qui commence une moisson abondante », joint effectivement les deux qualités de fertilité et de manifestation rapide de celle-ci que doivent procurer les rites de la circoncision. Il est un des premiers produits que l’on moissonne et les nombreuses graines que portent ses épis sont un signe de fécondité.
18Ainsi, reprenant les diverses significations, mises en jeu ici selon un enchaînement non seulement logique mais également spatial, on peut dire, retournant de la périphérie au centre, que le maïs exprime de façon effective, et les plantes iangá de manière causative, les effets, individualisés par les oyondo, de la rencontre des sexes (la maisonnette et les palettes) que le gandjá (le poteau central et les flèches) rend possible.
19Reste à dire un mot sur le sens du recours à la miniature. L’analyse qui précède nous autorise à dire qu’il doit s’agir là d’un procédé de métaphorisation tout à fait primordial. La façon la plus évidente de faire valoir qu’un objet est employé, non plus dans son instrumentalité matérielle, mais comme signe d’une réalité d’un autre ordre, est en effet d’en modifier les dimensions habituelles, et de les modifier en les réduisant plutôt qu’en les augmentant, en raison précisément de l’éloignement pris de leur signification matérielle.
20c) Le jour de l’arrivée au camp, lorsque tombe la nuit, le mέná-gandjá président présente les offrandes aux ancêtres, leur demandant, dans une invocation, que le gibier puisse être capturé en grande quantité. Généralement il s’en retournera chez lui le lendemain, pour ne revenir qu’à la fin du camp. Entre-temps les hommes se rendront presque chaque jour à la chasse. Le gibier pris est écorché et nettoyé au camp. Les viscères sont préparés sur place et consommés par les hommes et par tous les bagandjá qui ont passé l’épreuve du djaɓá (3.5.3.) ; le reste est boucané et conservé dans des paniers pour être rapporté au village. Le mέná-gandjá — qui est toujours « dans l’esomba » — et ceux des bagandjá qui n’auraient pas encore passé le djaɓá ne peuvent pas manger du gibier pris. Autrement, leur corps n’étant pas encore entièrement « ouvert », ils pourraient provoquer la « fermeture » des pièges (4.1.4.c). Ils se nourriront donc de poisson pêché par les femmes. Le premier, cependant, contournera parfois l’interdit en envoyant quelqu’un qui ne fait pas partie du groupe des bagandjá chasser pour lui. Il devra alors manger la prise à lui tout seul, et le piège qui aura servi à la prendre devra être tenu à l’écart, afin de ne pas contaminer les autres instruments de chasse. De leur côté, les femmes auront à retourner fréquemment au village et aux champs pour y porter déjà des paniers de viande et, davantage, pour en revenir lourdement chargées de bananes vertes ou de manioc, la nourriture de base. Ce va-et-vient régulier qui leur incombe est désigné du verbe tótéá.
21d) Au camp, le mokumɔ, cormoran-conque-instrument ésotérique, occupe une place de premier rang. Matin et soir on l’entend lancer son cri « ɗukέ, ɗukέ » aux abords du camp, dans la forêt où le rejoignent ensuite les autres instruments et des chanteurs et, lorsqu’on part à la chasse ou qu’on en revient, c’est lui aussi qui ouvre la marche. Les chants qui accompagnent la sortie du mokumɔ sont fort simples et se caractérisent par leur forme dialoguée : accompagnant les instruments de sa voix, l’un ou l’autre chanteur chante l’unique verset auquel les autres répondent ; le tout est repris pendant un petit instant. Ces chants ont par ailleurs une teneur sexuelle, plus discrète ou suggestive dans les uns, plus explicite dans d’autres. En voici trois exemples.
22Très succinct, puisqu’il ne comporte que les deux mots : ɓekúkúsele, refr. moémbe, le premier fait référence à toutes les saletés qui sont censées s’être accumulées dans le corps de l’homme et surtout dans ses organes génitaux, ou qui adhèrent à son corps, et relèvent en partie de la période qui précéda sa circoncision, mais plus encore de la période de réclusion qu’il passa, après celle-ci, au moémbe, la case du keamba en forêt. Ces particules sordides sont considérées comme une menace pour la fécondité. C’est pourquoi il est demandé aux ɓagandjá, lors des rites de sortie, de s’en débarrasser par de nombreuses purifications et par un rapport sexuel avec une femme stérile (3.5.5.). La nécessité de la chose paraît leur être inculquée par ce chant.
23Si le symbolisme du second chant est un peu plus voilé, l’image reste claire. En voici les paroles :
Bakánga ɓáphua nkέlέ. | Les pintades balaient les déchets qui recouvrent le sol. |
Refr. Be ndéású banka. | Refr. Nous sommes les glands nka. |
24Comme les poules, les pintades grattent le sol avant d’y picorer leur nourriture. Les Komo voient là une image de l’accouplement, dans lequel l’homme écarte les poils pubiens de la femme avant de la pénétrer. L’image reviendra d’ailleurs dans la danse appelée « le balayage » que les ɓagandjá exécuteront à la fin des rites de sortie et durant laquelle ils s’identifieront aux mêmes oiseaux. Ici la référence personnelle est faite à travers le refrain dans lequel les ɓagandjá s’identifient au gland nka, « la toupie qui tombe dans un trou », comme on l’a vu plus haut, ce qui renvoie également à la pénétration (4.4.2.a).
25Plus explicite dans sa teneur sexuelle, le troisième exemple confirme l’association, rencontrée à plusieurs reprises déjà, entre le crabe, ou plus précisément ses pinces, et le clitoris. Le terme ngbô qu’on y trouve également est un idéophone renvoyant à la couleur rouge. Cependant, en dehors des relations à plaisanterie, son emploi en présence des femmes est considéré comme une insulte à leur adresse, du fait que cette couleur est constamment associée aux organes sexuels féminins (cf. 1975, p. 237, n. 25).
Amá-golombé. | Le petit crabe rouge. |
Refr. Nkpángɓ’á ndjene atání ngbô. | Refr. Les parois du vagin sont rouges aussi. |
26e) Lorsque le mέná-gandjá sortant présume qu’on a rassemblé assez de viande pour la célébration des rites de sortie, il enverra quelqu’un prévenir le président afin qu’il vienne lever le camp. Celui-ci sera mis au courant de tout ce qui a été récolté, indiquera lui-même les parts qui doivent être réservées pour les différents moments du rituel et en désignera une qui pourra servir à un repas un peu plus solennel par lequel on clôturera le camp. La levée de celui-ci se désigne par l’expression typique kakɔ’a ba, « sortir le camp du piège ».
27Le retour au village prendra, du moins pour le groupe des ɓagandjá et pour quelques hommes, la forme d’une poursuite de l’oiseau mokumɔ, l’ikándálá, telle qu’elle fut décrite plus haut (4.2.1.). Bien plus impressionnante que celle du début du cycle, cette poursuite sera marquée, elle aussi, par un dédoublement. L’oiseau tentera, en effet, de s’envoler une première fois, et ira même chanter de nuit à proximité du village, si celui-ci n’est pas trop éloigné, annonçant son prochain retour. Mais il se fera reprendre par ses poursuivants, qui le ramèneront au camp. Cette première tentative sera désignée par l’expression mbú aokengisia, « l’oiseau essaie ». Ce n’est normalement qu’un ou deux soirs plus tard qu’il prendra son véritable envol et sera poursuivi alors, de village en village, jusqu’à ce qu’il soit rattrapé définitivement tout près du village du mέná-gandjá sortant. Ce dernier sera arrivé sur place par un chemin plus court, avec les femmes et le reste des hommes, les premières portant les paniers de viande, les seconds, les pièges et les filets de chasse ainsi que les instruments ésotériques.
5.1.3. L’aphindia, arbre recourbé, et le balayage de la case rituelle
28Lorsque l’oiseau est arrivé près du village du maître sortant, tout se passe comme au début du cycle (4.2.2.), sauf qu’il « se perchera » cette fois sur un arbre situé non plus à l’est mais à l’ouest du village, et que c’est là aussi que sera aménagé, au son des instruments qui assurent la présence des ancêtres, l’aphindia, l’arbre transplanté et recourbé au-dessus du trou contenant les ophéké, les signifiants symboliques du gandjá, qui devront le ramener à la vie. Au même endroit sera dépecé et consommé le kebéndé, l’animal dont la mort sacrificielle transforme en sacrifice la circoncision des ɓagandjá, du fait de leur identification avec lui.
29Comme beaucoup de gens participent à l’aménagement de l’aphindia, l’arbre et ses environs seront plus amplement décorés qu’au commencement du cycle. On ne se contentera plus d’orner uniquement de taches blanches représentant la fiente de l’oiseau le tronc de l’aphindia lui-même, mais les ɓagandjá écorceront également une partie du tronc des arbres environnants et dessineront, au charbon de bois et au kaolin, divers objets sur les surfaces planes obtenues de la sorte. À côté d’animaux ayant une signification particulière au gandjá, comme le petit crocodile, ou d’autres qui symbolisent le succès à la chasse, on trouve des symboles sexuels mâles, tels des machettes ou des couteaux d’apparat dressés, ainsi que des pintades, ou encore des fruits signifiant la fécondité. En plus de ces dessins, on trouve toujours aussi un ou deux trous profonds et aux parois teintes en rouge, creusés dans ces mêmes troncs. Ils représentent les organes sexuels de la femme et l’on y a enfoncé un bâton grossièrement taillé en forme de pénis.
30Si le sens de tout cet ensemble reste identique à celui qu’on a dégagé plus haut, on s’attendrait à voir ce sens apparaître dans les invocations qui interviennent aux moments les plus importants de l’aménagement de l’aphindia et des séquences qui suivent. Or ceci n’est que très partiellement vrai. Résultat d’une transposition métaphorique complexe, la structure de signification que nous avons obtenue échappe à la conscience immédiate et n’est jamais thématisée comme telle dans l’invocation. Ce qui peut l’être, c’est la signification attachée à l’un ou l’autre élément de cet ensemble, plus particulièrement celle des ophéké, sans, toutefois, qu’il soit fait référence explicitement à ceux-ci. De manière générale, ce qui transparaît avant tout dans les invocations, c’est une préoccupation très vive concernant le déroulement actuel des rites eux-mêmes. Ainsi, dans celles qu’il adresse aux ancêtres et aux mέná-gandjá présents (3.1.7.b) après avoir déposé les ophéké au fond du trou (le « nombril ») de l’aphindia, le mέná-gandjá président commence par rappeler que c’est lui qui a conféré l’investiture au sortant et que le cycle s’est déroulé à souhait, chacun s’étant conformé à ce qui était attendu.de lui. Il demande en conséquence que les rites de sortie puissent se faire eux aussi sans encombre, sans disputes ni sang versé, et que le gandjá puisse ainsi être célébré avec magnificence. À d’autres moments, les invocations seront même directement dirigées contre ceux qui pourraient « ensorceler » le gandjá, c’est-à-dire lui faire du tort, ou encore, elles s’adresseront à des ancêtres que l’on suppose malveillants. Ainsi, au village d’Ego-á-Mayala, il plut toute la journée de l’aménagement de l’aphindia lors des rites de sortie du gandjá de Mabiángá, maître de la circoncision du clan oyangána. Il y avait donc lieu de voir là, la manifestation du mécontentement d’un ancêtre. Le lendemain Kɔlɔsɔ, qui dirigeait les rites, fit savoir qu’il avait rêvé que Bɔngɔ, un ancêtre renommé de ce même clan, était effectivement mécontent. Invoqué souvent à d’autres occasions, il ne l’avait pas été la veille, du fait qu’on n’invoque normalement que les ancêtres auxquels chacun des mέná-gandjá présents a succédé. Or, Bɔngɔ n’avait jamais exercé la fonction de maître de la circoncision. Froissé néanmoins de ce manque d’égards, il réclamait, en guise de réparation, l’offrande de vêtements traditionnels en écorce battue. Il faut savoir que bɔngɔ est aussi le terme par lequel se désignent les vêtements de la tradition. Ceux-ci lui furent donc offerts lors d’une nouvelle invocation à son adresse.
31Après les offrandes qui clôturent, au pied de l’aphindia, le repas sacrificiel du kebéndé, les instruments ésotériques sont reconduits en cortège au moémbe, la case du lieu de réclusion en forêt, puis les mέná-gandjá, qui sont tous arrivés entre-temps pour prendre part aux rites, se retirent pour « balayer la case rituelle ». C’est manière de dire qu’ils exécutent entre eux, à l’intérieur de celle-ci, différents gestes de bénédiction et de bienvenue et terminent en liant leurs bâtons en faisceau autour du poteau central de la case, afin de rendre visible le lien qui les rattache entre eux et aux ancêtres, comme cela fut décrit plus haut (4.2.3.).
5.1.4. L’arrivée de tous ceux qui veulent se faire initier ou traiter
32Dans la soirée qui suit le balayage de la case, on voit arriver tous ceux qui demandent à être initiés, de même que ceux qui voudraient se faire traiter. Cela fera, ici aussi, bien plus de monde qu’au début du cycle. La première catégorie est celle des ɓantεndε, les hommes qui ont engendré et qui désirent se faire initier aux séquences qui, dans le rituel de la circoncision, leur sont réservées. Comme les rites de sortie comportent davantage de ces séquences que ceux du début du cycle — en dehors de la séquence des yendji, il y a celle de la mise à mort du mbáú et celle du manguluɓata — il y aura plus de bantεndε maintenant que lors de l’investiture. D’autre part, dans le groupe des personnes qui doivent se faire traiter on ne trouvera pas seulement celles qu’on dit avoir été frappées par l’esomba pour avoir transgressé quelque prescription relative à l’institution du gandjá, mais encore toutes celles qui, en dehors du groupe des ɓagandjá, « sortent de forêt » et de l’esomba, l’institution rituelle initiatique, thérapeutique et vindicative, et qui donc demandent à être purifiées de tout ce qui les rattache à celle-ci. Ce sont d’abord le mέná-gandjá et l’aɓóí, sa femme, et toutes les personnes qui leur furent étroitement liées durant l’exercice de leurs fonctions : leurs enfants et généralement l’un ou l’autre frère du mέná-gandjá qui a assisté celui-ci d’une manière plus particulière. Et ce sont, en outre, tous ceux et celles qui ont eu une fonction quelconque dans le cycle qui s’achève. Nous avons connu plusieurs cas de personnes qui se croyaient poursuivies par l’esomba pour ne pas s’être fait purifier aux rites de sortie du cycle dans lequel elles avaient exercé une fonction et avaient recours à d’autres cycles à cet effet.
33Si les purifications se font au moyen d’ablutions, la sortie de l’esomba trouve son expression la plus frappante dans le passage du blanc au rouge. C’est afin de marquer ce passage que l’on mettra une ligne blanche non seulement sur les bras ou sur le visage des nouveaux venus, signifiant ainsi leur entrée dans l’esomba, mais que, hormis les bagandjá, l’on en mettra ou remettra aussi à toutes les personnes qui, à des degrés divers, sont déjà dans l’esomba du fait de la fonction qu’elles y exercent. Cette mise en blanc est précédée d’une invocation dans laquelle le cas de chacun, ou d’un groupe de personnes, est exposé aux ancêtres et à l’assistance, et elle s’accompagne du cri yóbá ê poussé par cette dernière pour marquer son acquiescement, ici comme ailleurs. On notera que les bantεndεsont aussi appelés ɓangεá, potamochères. Cette identification peut être due à une des initiations qui aura trait à ces animaux et par laquelle sera levé l’interdit qui porte sur certaines de leurs parties. Mais d’autres identifications rituelles entre certaines personnes, ou entre les ancêtres et les potamochères (5.2.2.c), sous-tendent certainement celle-ci aussi (Biebuyck 1973, p. 127).
34Enfin arrivent encore, mais de manière presque inaperçue, les deux jeunes gens qui seront circoncis durant les rites de sortie. Ils ne seront pas accueillis à l’orée du village comme le sont les néophytes lors des célébrations ordinaires, mais seulement à l’intérieur de la case rituelle (3.1.7.). Toutes ces personnes auront à respecter les interdits relatifs à leur situation.
5.1.5. La séquence initiatique des yendji et les danses du makpatíma
35a) La première soirée et la première nuit consacrées à la célébration des rites de sortie se déroulent selon le schéma de celles qui ouvraient le cycle. Vers dix heures du soir, un repas rituel est servi aux maîtres de la circoncision. Il fournit l’occasion d’initier les ɓantεndε à la signification de la viande. Une part de la nourriture est offerte ensuite aux ancêtres, à qui on adresse une nouvelle invocation, puis, après que les mέná-gandjá ont revêtu leurs habits de danse pour le makpatima, celui qui dirige révèle aux bantεndε le sens des yendji. Cette seconde révélation s’enchaîne, comme on sait, sur toute une mise en scène qui, faisant venir les ancêtres sous le couvert de l’obscurité, permet à ceux-ci de s’incarner tant dans les yendji que dans les mέná-gandjá, leurs successeurs à la tête de l’institution rituelle.
36Tandis qu’on a traité en détail au début du cycle la révélation des y endji, on a renvoyé ici même une invocation qui lui fait généralement suite (cf. 4.3.3.k), parce que l’exemple que l’on va en donner s’inscrit dans une situation complexe, déjà mentionnée (4.3.1.6, 63/-66/ ; 4.3.3.i, 42/-46/), à laquelle il sera fréquemment fait référence dans les textes initiatiques à présenter dans la suite. Il s’agit du problème que posa la succession à la fonction de mέná-gandjá dans le segment clanique d’okaɓe établi dans la région de Kelenga.
37Devenu trop vieux, Katumbu avait déposé sa charge. Depuis lors, le village se trouvait sans maître de la circoncision en exercice (4.1.1.a). Tant que Katumbu était en vie, son propre fils ne pouvait lui succéder, personne n’étant autorisé à accéder à la fonction du vivant de son père (3.3.2.a). Plus tard, après la mort d’un cousin parallèle patrilatéral de Katumbu nommé Malolo, son fils Ingambε put reprendre la fonction. Mais il mourut avant d’avoir pu mener à terme le cycle qu’il avait commencé. Comme le demande la tradition, il fallut trouver quelqu’un pour achever celui-ci. Les fils des autres frères classificatoires de Katumbu qui auraient pu le faire avaient chacun déjà une occupation qui les empêchait d’assumer la charge de mέná-gandjá. Il restait bien parmi eux Olumbɔ ; mais il aimait boire et était de nature querelleuse, deux défauts interdisant l’exercice d’une fonction aussi élevée. De plus, il avait complètement échoué dans une autre fonction rituelle qui lui avait été confiée, celle de maître de l’úmbá. En effet, la première personne venue se faire traiter par lui, qui n’était autre que son beau-père, mourut durant le traitement. En raison de tout cela, le vieux Katumbu s’opposa fermement à ce que Olumbɔ reprit la fonction qu’il avait remplie lui-même avec tant de dignité. Il était préférable, selon lui, de « jeter l’esomba à l’eau », c’est-à-dire d’aller enfoncer les objets ésotériques du gandjá au loin dans la boue, afin qu’ils s’y décomposent, et d’en finir ainsi avec cette tradition familiale, plutôt que d’admettre qu’elle se dégradât en la confiant à pareil homme. Cependant le conseil de famille en décida autrement ; espérant que l’argent que rapporteraient les rites pourrait servir à indemniser les oncles maternels d’Ingambe de la mort de celui-ci, il fit si bien qu’Olumbɔ fut malgré tout désigné (cf. 1980, pp. 62-63).
38Cet ensemble de données se trouve repris dans l’invocation qu’on va lire. Elle fut faite par Moisɔ, mέná-gandjá du segment clanique d’ɔbɔngέna, établi dans la même région de Kelenga. Ayant épousé une fille d’okaɓe, il avait été invité par le vieux Katumbu à venir présider les rites de la fin du cycle d’Olumbɔ.
1/ Baóngó-ṓ-ḗ, | tous : ṓ-ḗ Ceux qui guérissent avec de la râclure de bois, |
2/ ɓatói, | hommes qui arrangent toute chose, |
3/ ɓúndɔ ɓá ká ndua | ceux qui sont en forêt |
4/ na ɓúndɔ ɓá ká ndji, | et ceux qui sont au village, |
5/ ɓakió ɓáni, | tous : eá mes beaux-frères, tous : oui |
6/ ɓá má ɓáúndê, | tous : eá ceux qui sont ici présents, tous : oui |
7/ Ingambε | tous : eá Ingambe etc. |
8/ adjí mɔnɔ | etc. est retourné, il y a longtemps, |
9/ na tɔgɓa. | vers un nouveau village (est décédé). |
10/ Aɗekétí | Il a laissé |
11/ esomba ndê | ces objets ésotériques |
12/ ɓákísí ndê ; | que l’on a fait descendre ici ; |
13/ ay é mɔ bă wa | après cela (sa mort) |
14/ ɓáoyákágá, | on discuta, |
15/ ɓáoyákágá. | on discuta. |
16/ Olumbo | Olumbo |
17/ aɔbέɗa | prit |
18/ esomba ndɔ : | cette fonction rituelle |
19/ « Kákέ na nyɔngɔ, | (disant) : « Cela ne fait rien, |
20/ nεɔbέɗa esomba ndê | je vais prendre cette fonction |
21/ nέɔɓɔngisiaga. » | et la mener à bien. » |
22/ Muna Basa, | (Mais) le fils de Basa (Katumbu), |
23/ kílí aɔmbέɗa ; | la fureur le prit ; |
24/ áogea : « Bέndɔ, | il dit : « Non, |
25/ esomba ndê, | ces objets de ma fonction, |
26/ neokpúkpua, | je vais les déverser (les jeter à l’eau), |
27/ ngà nedó oseɓéígí mono. » | car j’en étais trop fier. » |
28/ Olumbɔ áogea : « Bέndɔ, | Olumbo dit : « Non, |
29/ kákέ bo ; | il n’en est pas ainsi ; |
30/ nεɓɔngisiánde. » | je mènerai cette fonction à bon terme. » |
31/ Aɓɔngísí gâkέ | Il arrangea alors |
32/ yendji ndéâkέ, | ses objets ésotériques, |
33/ aúndé agú ndê. | ceux-là mêmes qui sont tombés ici. |
34/ Atilima | L’arbre rituel atilima |
35/ amémá ; | est érigé ; |
36/ amá y’ámbê. | il se trouve là. |
37/ Bantεndε ǹdéâké, | Ses nouveaux initiés, |
38/ ɓáúndé ɓágú ndê : | sont ceux-là mêmes qui ont passé ici leurs rites de passage : |
39/ ɓáɔkɔɗa | ils cueillent |
40/ ḿɓɔngɔ ; | les champignons ; |
41/ kákέ na nyɔngɔ ; | cela ne fait rien (ne leur fera pas de tort, puisqu’ils y sont autorisés) ; |
42/ ɓáɔmɔɔna | ils voient |
43/ ká mbau ; | le mbáú ; |
44/ báɔmɔɔna | ils voient |
45/ ká y endji. | les objets ésotériques yendji. |
46/ Ḿkpá | La personne |
47/ ankúsí mɔnɔ | qui a fait mourir |
48/ Ingambε, | Ingambε, |
49/ kákέ na nyɔngɔ ; | cela ne fait rien ; |
50/ a tɔ nyjngj ákɔ, | c’est seulement ton affaire, |
51/ Abá-bisa, | Créateur, |
52/ a tɔ nyɔngɔ ákɔ ; | c’est seulement ton affaire ; |
53/ aoɓá n’ongé mɔnɔ ne, | si tu l’as déjà emportée, |
54/ a tɔ nyɔngɔ ákɔ, | c’est seulement ton affaire, |
55/ Abá-bisa, | Créateur, |
56/ a tɔ nyɔngɔ ákɔ ; | c’est seulement ton affaire ; |
57/ aoɓá n’ongé mɔnɔ ne, | si tu l’as déjà emportée, |
58/ aobá no kógémbε ne, | si tu ne l’as pas encore emportée, |
59/ a to nyongo ákɔ ; | c’est seulement ton affaire ; |
60/ mkpá ndɔ | cette personne |
61/ adjânde | retournera |
62/ na togɓa ; | au village nouveau (mourra) ; |
63/ kákέ na nyɔngɔ. | cela n’a pas d’importance. |
64/ Olumbo gâkέ, | Pour ce qui est d’Olumbɔ, |
65/ ḿkpá ndê | la personne |
66/ aomɓéa, | qui le poursuit (lui veut du mal), |
67/ ǹgá aɔyɔngaga, | parce qu’il parle beaucoup (ne surveille pas ses paroles), |
68/ ǹgá aοnόá makana ; | parce qu’il boit du vin de palme ; |
69/ ο ǹdé basa, | que tu sois quelqu’un qui parle pour dire du mal, |
70/ ο to ogea ǹdéákɔ, | fais seulement comme tu veux, |
71/ ο ǹdé mbíε, | que tu sois quelqu’un qui tue le yáɓá, |
72/ ο to ogea ǹdéákɔ | fais comme tu veux |
73/ ká na múna ǹdéàkɔ ; | et à ta façon ; |
74/ n’ο ǹdé mέná-gandjá, | et si tu es maître de la circoncision, |
75/ n’o ǹdé to mkpá, | ou que tu es seulement une personne, |
76/ n’ο ǹdé to ǹké, | ou que tu es seulement une femme, |
77/ n’o ǹdé to míkí, | ou que tu es seulement un enfant, |
78/ n’ο ǹdé to mogánda, | ou que tu es un jeune homme, |
79/ n’ο ǹdé to kimpoye, | ou que tu es un détenteur de l’úmbá, |
80/ kákέ na nyongo : | cela n’a pas d’importance : |
81/ οε, | toi, |
82/ ɓoúbanaéká | tu feras la connaissance |
83/ n Abá-bisa. | du Créateur. |
84/ Kákέ y έ | N’est-ce pas lui |
85/ ǎmbé aɔsɔɔna, | qui nous voit, |
86/ Abá-bisa ? | le Créateur ? |
87/ Yέ ámbé aúbaéká. | Lui le saura. |
88/ Áɓaogea : « Oɓéí mɔnɔ | Il dira : « Tu as poursuivi |
89/ muna Μρέηέ-Kantanga | le fils du Successeur-de-Kantanga |
90/ ká nyɔngɔ á esomb’âkέ. » | à cause de sa fonction rituelle. » |
91/ Bésú wáni, | Nous autres ici, |
92/ esomba ǹdéέsú | nos objets ésotériques |
93/ akíy e ; | sont déjà descendus ; |
94/ kákέ na nyɔngɔ ; | cela ne fait rien ; |
95/ na ɓaníkí | et les jeunes (les néophytes) |
96/ ɓáɔkɔɗa | cueillent |
97/ mbɔngɔ ndê ; | ces champignons (sont initiés) ; |
98/ kákέ na nyɔngɔ. | cela ne fait rien (ne leur fait pas de tort). |
99/ Bánaɔkɔɗ’ákέ ? | Ne les cueilleront-ils pas ? |
100/ Tous : Bákɔɗέ-ē ! | Tous : Qu’ils les cueillent ! |
1/-4/. Pour le sens de l’adresse voir 3.1.7.b.
5/ Moisɔ est au village d’origine de sa femme.
11/-12/, 33/, 39/-40/, 92/-99/ Ces diverses façons de s’exprimer au sujet des yendji ont été expliquées plus haut (4.3.3.a, b).
34/-36/ Il s’agit ici de l’arbre mbáú qui est transplanté au village lors des rites de sortie. En raison des dédoublements que connaît la célébration de ces rites dans la région de Kelenga, la séquence du mbáú avait déjà eu lieu (cf. 5.1.1.b).
43/ C’est de la « mise à mort du mbáú », une autre séquence ésotérique des rites de sortie, qu’il est question ici (5.2.3.).
46/-90/ Dans l’invocation Moisɔ insère une malédiction. Ce genre se caractérise par la manière dont la personne visée, sans être jamais nommée, se trouve cernée dans les paroles mêmes de la malédiction (cf. 1980, p. 98). Celle-ci comporte cependant certaines tournures de pensée qui paraissent moins traditionnelles mais peuvent s’expliquer du fait que le frère de Moisɔ est pasteur au même village d’ɔbɔngέna.
71/ Mbíε est effectivement le nom donné à celui qui exécute la séquence ésotérique appelée « tuer le yáɓá » (5.3.6.c).
89/ Olumbo était le fils du frère cadet de Kantanga. Ce frère avait été installé comme chef du village par les Arabisés.
39b) Avant la danse du makpatíma, le mέná-gandjá sortant et l’aɓóí, sa femme, qui jusque-là ne portaient que deux lignes blanches allant du milieu de la poitrine jusqu’aux poignets, sont badigeonnés de kaolin sur tout le corps ; le premier l’est par ses confrères, la seconde par les autres abói. C’est là une façon de les plonger plus profondément dans Yesomba. L’ɔkɔtɔ, le petit tambour à fente, que l’on bat pendant ce temps, exprime, de son côté, une communion plus intense aussi avec le monde des ancêtres (4.3.3.c). De fait, si le makpatíma est dansé, comme d’habitude, au profit de tous ceux qui sont venus se faire initier ou traiter, le sortant et sa femme sont sûrement les plus concernés. À certains moments même, les danses que nous connaissons déjà seront interrompues pour en exécuter d’autres s’adressant uniquement à eux deux. À ces moments, les ɓantεndε et les personnes affligées devront quitter leur place autour du poteau central et les y laisser seuls. Nous nous arrêterons un instant à la signification de ces danses.
40Pour une première danse le mέná-gandjá sortant et l’aɓóí sont assis dos à dos, de chaque côté du poteau central ; les autres maîtres de la circoncision dansent alors autour d’eux, faisant semblant de vouloir les tuer en les transperçant. Entre-temps ils improvisent sur le thème abia mbáú, mέnágandjá ndé mbáú, « le mbáú, mon adversaire, le mέná-gandjá est un mbáú », faisant allusion au mbáú qui devra être tué lors d’une séquence ésotérique le jour suivant, et identifiant à celui-ci le mέná-gandjá qui, lui, devra « mourir » un jour plus tard. Cette identification, comme on le verra, ne manque pas d’importance.
41c) Le symbolisme de la danse suivante est plus complexe. Toujours assis à terre, le mέná-gandjá et l’aɓóí se tournent l’un vers l’autre et doivent s’entrelacer les jambes en enfourchant le poteau central qui se dresse au milieu d’eux. Cela donne à celui-ci la dimension phallique que nous avons déjà relevée, et place les deux partenaires dans une attitude d’accouplement. À la danse elle-même, ne pourront prendre part que les mέná-gandjá qui ont déjà achevé un premier cycle et dont le chapeau en peau d’antilope a donc été remplacé par celui en cuir de petit crocodile amá-kεkεa. C’est en effet la signification de ce dernier qui va être mise en jeu ici. Mais voyons d’abord comment se déroule la danse. S’étant mis en cercle autour du mέná-gandjá sortant et de sa femme, les maîtres de la circoncision tiennent leur chapeau devant leurs parties génitales et imitent, à l’intérieur de celui-ci et en direction des deux sortants, les saccades de l’accouplement. Ils reproduisent ainsi, mais en l’explicitant, la position prise par les deux personnes du centre. C’est d’ailleurs aussi la seule fois où nous avons vu les mέná-gandjá faire ce geste, nommé múίá, qui, autrement, revient très souvent dans les danses. Après cela les mέná-gandjá s’en vont, en dansant, déposer l’un après l’autre leur chapeau de manière à ce que ceux-ci forment un cercle autour du couple assis à terre. Dès que tous les chapeaux ont été déposés, celui qui dirige les rites s’approche, toujours en dansant, de l’aboi. Il lui monte sur les épaules en lui enfourchant le cou, tout comme elle enfourche le poteau central. Il la quitte ensuite et la danse est reprise en sens inverse, chacun venant récupérer son chapeau. Quand tous les chapeaux sont retirés, le mέná-gandjá qui dirige monte sur les épaules de son confrère sortant, exactement comme il l’a fait pour l’aɓóí, puis il en redescend. Après que les sortants ont quitté leur position, il retire les bâtons latéraux fixés au sommet du poteau central, auxquels les maîtres de la circoncision suspendent normalement leur collier et la besace qui contient leurs objets ésotériques.
42Il est immédiatement évident que le chapeau des mέná-gandjá intervient ici comme symbole sexuel, mais il est plus difficile de déduire de l’usage qui en est fait s’il est à voir comme une représentation du sexe mâle ou du sexe opposé. Nous croyons que ses caractéristiques formelles et l’exploitation de celles-ci en font avant tout un symbole sexuel féminin ; cependant, la position structurale du petit crocodile, à partir duquel est fait le chapeau, a pour effet que celui-ci se prête en même temps à exprimer la transcendance de l’antagonisme des sexes ou leur rencontre. Enfin, l’idée de la rencontre des sexes, contenue dans un même symbole, a mené, à certains moments du moins et par la médiation d’autres symboles, tel que le gland appelé « pénis du kaɓíε », à lire également les éléments formels du chapeau comme représentant le pénis. Voyons cela de plus près.
43D’abord la peau du petit crocodile s’ouvre sur un creux qui longe l’épine dorsale de l’animal et qui est bordé, de part et d’autre, d’une crête protubérante2. Le chapeau, qui a la forme d’un cône tronqué mais arrondi, est confectionné de telle sorte que ce creux le traverse entièrement par le milieu, de l’avant à l’arrière, tandis que le creux lui-même est toujours coloré d’un rouge vif, contrastant avec le reste du chapeau qui conserve la couleur anthracite de la peau. Or, s’ouvrir de la sorte se rend par le verbe ékúndúá, qui s’applique de façon particulière à la tumescence des organes sexuels féminins, et c’est par la couleur rouge que l’on qualifie le plus fréquemment les parties intérieures de ceux-ci (3.4.3.f, 5.1.2.d). Ainsi, ce sera en renvoyant très manifestement à ces organes, que le rouge du chapeau interviendra dans la séquence dans laquelle l’arbre mbáú est enfoncé en terre (5.4.2.b).
44Le petit crocodile est aussi rattaché à l’eau, l’élément féminin, tout comme le mokumɔ, la conque d’escargot, encore que cette dernière ne le soit qu’en vertu de représentations et de son association avec un oiseau aquatique, le cormoran. Cela ne peut que souligner l’importance de ce dernier lien, car c’est en tant que référant à l’eau et au sexe féminin que le petit crocodile a pu être conceptualisé comme origine du gandjá, de même que le mokumɔ, et comme pour celui-ci on insiste surtout sur le fait que ce sont les femmes qui doivent le capturer et le rapporter à la case rituelle (cf. 1980, p. 102). Seulement les sauriens sont également rattachés à la terre et, lorsqu’on compare les deux mythes d’origine de la circoncision, la terre s’avère renvoyer à l’élément masculin. Par leur position structurale ces animaux ne se prêtent donc pas seulement à exprimer, comme on l’a vu, la transition entre des classes d’âge superposées mais encore la transcendance de l’opposition des sexes. Cette idée de transcendance ne se manifeste cependant pas dans l’abstrait. Elle se dégage plutôt de certains de ses effets concrets. Un effet majeur en est que le chapeau fait du cuir du crocodile ne représentera pas seulement les organes sexuels féminins en fonction de leur rencontre avec ceux de l’homme, mais dans cette rencontre. Un effet dérivé sera que l’on cherchera également à lire, dans les mêmes aspects formels du chapeau, des renvois au pénis. D’autres symboles contribueront à cette relecture et renforceront ainsi la signification ambivalente du chapeau.
45Il y a d’abord, parmi ces symboles, un élément qui fait partie du chapeau lui-même : un plumet fait des plumes de l’oiseau tótó et qui, fixé au bord du chapeau, dépasse celui-ci. C’est d’ailleurs ce plumet, et l’oiseau dont il porte le nom, que les mέná-gandjá chantent durant la danse qui vient d’être décrite. Voici comment ils le chantent :
Tótó, mɔgεma ; | Oiseau tótó, le décoré ; |
mέná-gandjá koniέ tótó, | mέná-gandjá, ne mange pas du tótó, |
ngá tótó ndé mɔgεma. | car le tótó est décoré. |
46Le chant évoque les ocelles blanches dont est parsemé le plumage noir de l’oiseau (4.1.3.b) et l’interdit que doivent observer à son égard les maîtres de la circoncision, mais il ne nous apprend pas grand’chose, du moins directement, sur les significations plus profondes du plumet. Or celui-ci renvoie d’abord au clitoris, dans la mesure où, selon les représentations, le petit oiseau avec les plumes duquel il est fait accompagne, dans tous ses déplacements, le mokumɔ, le cormoran qui, à travers son association à la conque, renvoie au vagin. Cette connotation du plumet donne d’ailleurs à entendre, à ceux qui la connaissent, que l’interdit alimentaire rappelé dans le chant fait allusion surtout aux restrictions imposées aux maîtres de la circoncision dans le domaine sexuel (3.4.3.e).
47Cependant ce plumet est conféré à chaque mέná-gandjá sortant, sitôt que la cime du mbáú qu’il a érigé pour les rites de sortie a été coupée. Il s’établit ainsi un rapport entre le plumet et la cime, et un rapport d’autant plus marqué qu’un maître de la circoncision qui achève un second cycle et fait écimer un deuxième mbáú pourra ajouter un nouveau plumet à son chapeau3. Par ailleurs, le jeune homme qui est envoyé couper la cime de l’arbre, et qui portera le nom de aɓúna mbáú, doit être circoncis au moment même où il revient à terre. La cime coupée et, à travers elle, le plumet se trouvent ainsi associés aussi au prépuce. Et le chapeau que surmonte le plumet se trouvera par là représenter le pénis. Il le représente encore par la façon dont, pendant la danse, les chapeaux des mέná-gandjá sont disposés autour du poteau central et des deux sortants qui l’entourent, exactement comme seront disposés les oyondo autour du mbáú. Or, comme nous le verrons (5.4.2.h), ceux-ci renvoient au membre viril de chacun des circoncis.
48On notera encore que le gland allongé, appelé pénis du kaɓíε, évoque, avec la large fissure qui le traverse dans toute sa longueur, le chapeau des mέná-gandjá, et que si, de par son nom, il renvoie au pénis circoncis, sa forme le rapproche bien plus de la vulve. Comme le chapeau, il fait le lien ou exprime la rencontre entre les deux sexes, mais en partant du pôle opposé, du moins si l’on se base sur le nom dont on le désigne.
49Toutes ces données, il est vrai, n’interviennent pas directement dans la compréhension de la danse qui nous occupe ici. Elles permettent néanmoins de débrouiller quelque peu l’ensemble des significations qui se nouent dans les chapeaux qui y jouent un rôle de premier plan, et nous dispenseront ainsi d’y revenir lorsque, plus loin, il sera encore question de ceux-ci. En revanche, la signification de la danse elle-même nous paraît devoir être cherchée tant dans la mise en œuvre que dans le retrait des éléments symboliques. Symboles personnifiés de fertilité, puisque personne ne peut devenir mέná-gandjá ou abói à moins d’avoir enfanté, le maître de la circoncision sortant et sa femme se sont vu confier la tâche de préparer un grand nombre de jeunes gens à une rencontre sexuelle féconde. Le premier élément s’exprime par la manière dont ils sont placés de part et d’autre du poteau central, et par le geste que font les autres mέná-gandjá avec leur chapeau à leur endroit ; le second est rendu par tous les chapeaux dont on les entoure ensuite et qui reprennent l’image des oyondo placés autour de l’arbre mbáú et la signification individualisante de ceux-ci. Il l’est aussi par le fait que le mέná-gandjá qui préside enfourche tour à tour l’aɓóí et son mari de la façon dont ceux-ci enfourchent le poteau central. Inversement, le fait que celui qui préside se retire d’eux et que les chapeaux sont enlevés d’autour d’eux, signifie le retrait de cette responsabilité. Même le poteau central de leur case est dépouillé symboliquement, par l’enlèvement de ses bâtons latéraux, de sa dimension phallique.
50d) Ce retrait de la responsabilité qui leur avait été confiée doit certainement être mis en rapport avec la danse précédente qui annonçait la mise à mort rituelle des sortants, mais il projette en même temps quelque lumière sur la suivante, dont le symbolisme est plus abscons.
51Évoluant autour du poteau central et du couple de sortants qui s’est de nouveau adossé à celui-ci, les mέná-gandjá dansent avec une figurine en bois dont seule la tête a été grossièrement taillée. Elle est appelée alíɓɔndjá, une des nombreuses désignations du petit crocodile. Chacun des danseurs la berce un moment dans ses bras, la dépose sur les genoux de sa femme dans l’assistance, puis la reprend et la passe au suivant. Entre-temps les maîtres de la circoncision chantent :
Alíɓɔndjá, | Alíɓɔndjá, |
kontshígέ ne, | si tu restes avec lui, |
kɔniɔtέgέ ; | ne le pince pas ; |
aliɓɔndjà, | alibɔndjà, |
muna ɓakpá, | l’enfant des hommes, |
muna ɓágánda ; | l’enfant des jeunes gens ; |
nεεlί âmɔ. | moi, je suis fatigué. |
52Il semble que, de la façon dont elle est symbolisée, la figurine peut avoir deux sens. Ceux-ci, cependant, se recouvrent largement. Plus concret, et le seul à être avancé par les spécialistes, le premier consiste à voir en elle une représentation des jeunes incirconcis qu’on ne sait plus à qui confier pour les faire opérer, maintenant que le mέná-gandjá résigne sa charge. Ce sens est suggéré par le verbe niɔtá, pincer, renvoyant à l’épreuve du betu qui précède l’opération (3.3.3.e). La présence de femmes au makpatíma interdit en effet de parler de cette dernière autrement qu’en termes voilés, pourtant, comme tel, le petit crocodile ne renvoie jamais aux incirconcis. Il est un symbole du gandjá en tant qu’institution rituelle assurant la fécondité, ou de la rencontre des sexes, comme on vient de le voir. Cela nous porte à croire que la figurine constitue plutôt l’incarnation d’une de ces deux notions, de sorte que, dans la danse, la question de la succession à la fonction de mέná-gandjá se trouve effectivement posée, mais alors surtout sous l’angle des effets de celle-ci. De toute manière, qu’il soit question de succession se confirme par le rôle important que jouera la figurine alíɓɔndjá lors des funérailles d’un mέná-gandjá. Elle sera aussi placée, après celles-ci, bien en vue sur sa tombe.
53e) Il y a d’autres danses encore du makpatima qui, normalement, ne sont exécutées qu’à la fin du cycle, ou du moins qui ne trouvent que là leur véritable sens. L’une d’entre elles fait allusion à l’incendie qui, au moment de la « sortie », emportera dans les flammes la cabane du lieu de réclusion en forêt et tout ce qui s’y trouve. Pendant la danse on chante :
Kembule, o ; | Ô, l’incendie ; |
άηί asumbí kembule ? | qui a fait brûler l’incendie ? |
Mέná-gandjá, o, | Ô, mέná-gandjá, |
osumbí kembule. | tu as fait brûler l’incendie. |
54Remarquons que kembule est plus riche de sens que ne peut le rendre la traduction. Ainsi, lorsque le bruit sourd de l’incendie se fait entendre au village, on dira : Kembule ndéákέ ayalí, « Son (du mέná-gandjá sortant) kembule s’est envolé (est monté en flammes). »
55La plupart de ces danses, cependant, annoncent, avec les chants qui les accompagnent, la séquence ésotérique appelée « tuer le mbáú » qui doit avoir lieu dans l’après-midi qui suit le makpatíma. Une première parmi elles concerne l’eliba. Ce terme a plusieurs significations s’enchaînant les unes aux autres. Il renvoie tout d’abord au lieu où se reposent les animaux sauvages, ou les hommes lorsqu’ils sont en forêt. Comme un rituel qui se célèbre est cosmologiquement « en forêt », et comme tous ceux qui y prennent part sont dits « être en forêt », le terme sera souvent employé aussi pour désigner les célébrations. Seulement, au gîte, les animaux sont plus vulnérables, tout comme les hommes d’ailleurs. Il en va de même lorsque ces derniers sont entrés dans un esomba : ils s’y sentent livrés à un jeu de forces qu’on maîtrise moins. C’est ainsi qu’eliɓa en vient à signifier également un endroit où l’on est vulnérable, et plus précisément encore, l’endroit où il faut toucher un animal dangereux afin de le rendre inoffensif du premier coup. C’est dans ce sens que le terme est employé dans la danse présente. Il s’agit, en effet, de « tuer le mbáú », un être fort dangereux. Voici les paroles du chant qui accompagne la danse :
Ekendé ο gotó ophóa ? | Que cherches-tu de nouveau ? |
— Eliɓa, e ! | — L’endroit mortel ! |
Ekendé ο goto okàɓa ? | Que cherches-tu de nouveau ? |
— Eliɓa, e ! | — L’endroit mortel ! |
56Bien qu’elle ne soit pas directement en rapport avec le mbáú, il y a une autre danse encore, réservée au makpatíma de la fin du cycle, qui se rattache aux premières significations de eliɓa, celles où s’articulent les notions de gîte et de célébration. De plus c’est du gîte du crocodile qu’il y est question, et cela pour deux raisons. D’abord à cause des connections entre cet animal et le gandjá, telles qu’elles se trouvent exprimées par le mythe des deux crocodiles (4.3.3.h, 79/-86/), et ensuite parce que le gîte du crocodile se déplace avec les mouvements de l’eau. Or, on sait que les célébrations rituelles sont comparées à un moment de crue (3.3.2.d) ; la fin des rites, en revanche, le sera à un moment de décrue, celui qui, précisément, obligera le crocodile à se retirer en aval, le lieu de la fin. On chante donc :
Eliɓa aotóa, eliɓa, e ; | Le gîte se déplace, ô, le gîte ; |
eliɓa antólí ngandó. | le gîte se déplace pour le crocodile. |
57Deux autres chants font allusion, avec les danses qui les accompagnent, à la manière acrobatique dont sera « tué le mbáú ». Celui qui le tue doit, en effet, commencer par s’agripper à deux chevrons qui descendent de part et d’autre du faîte, puis replier les jambes entre les bras en appuyant ses pieds contre le toit, de façon à pendre, la tête vers le bas, comme une chauvesouris. L’un des chants évoquera la difficulté de cette escalade en la comparant à la cueillette du mapká, un fruit succulent mais difficilement accessible, au sommet des lianes à caoutchouc obéyé, où on le trouve.
Makpá ámɔ, | Mon fruit makpá, |
ǎmbé akoɗakúma, | qui me le cueillera, |
makpá a ká nsióngo ; | ce fruit du bout des branches ; |
makpá ámɔ ; | mon fruit makpá ; |
ɓámiέ sóki ! | qu’ils ravalent leur salive ! |
58L’intérieur de ce fruit étant très rouge, beaucoup, on s’en doute, donneront également à ce chant une signification sexuelle, qui le rapproche du chant aula (4.3.4.d).
59L’autre chant exploite l’image de la chauve-souris et évoque aussi plus directement la manière dont le mbáú sera « tué ». De fait, après s’être ainsi agrippé aux chevrons du toit, celui qui exécute le rite doit se laisser tomber, la tête et les mains en avant, et emporter dans sa chute une série de petites planches. L’évocation se fera, dès lors, en présentant la chauve-souris comme un animal qui, ne voyant plus lorsque le jour commence à poindre, se heurte partout, ou encore, comme quelqu’un qui joue à l’okótó. Ce sport traditionnel, qui n’est plus pratiqué aujourd’hui, consistait à renvoyer, à l’aide d’un bois légèrement concave, une balle fort dure dans le camp adverse. Seuls les plus vigoureux, dit-on, pouvaient, ou osaient, y prendre part4. L’interdiction de s’y adonner au lever du jour, sur laquelle s’achève le chant, ne porte pas sur le sport lui-même mais sur le rite auquel il fait allusion. En voici le texte :
Áugɓu, aphakí ye ; | Chauve-souris áugɓu, il fait jour déjà ; |
áugbu, kenkómbá, | áugɓu, aux allures bizarres, |
pha asémá kala ; | le jour est levé depuis longtemps ; |
ab’έɓetiaga ; | il n’y a qu’elle pour se heurter ainsi partout ; |
aɓέtí okótó na kómbalea ; | elle a frappé au jeu d’okótó au lever du jour ; |
áugɓu ndé moúó : | l’áugbu est un incirconcis (un ignare) : |
ɓákáɓεtε okótó mbeno, | on ne frappe pas à l’okótó en ce moment, |
n’aphákímá kala. | alors qu’il fait jour depuis longtemps. |
60Pendant les deux premières des danses concernant le mbáú, les mέná-gandjá circulent dans la case rituelle en s’écartant un peu plus du poteau central que pour les autres, et en promenant leurs regards de toutes parts dans la toiture, comme s’ils y cherchaient quelque chose. Seuls les initiés saisissent qu’il s’agit de l’endroit (eliɓa) à partir d’où le mbáú sera tué. Pour la dernière danse ils prennent en main des feuilles de l’arbre appelé nkua áugbu, « les os de la chauve-souris áugɓu », et, imitant le vol brisé de l’animal, ils les agitent en tous sens, heurtant la toiture et faisant semblant d’y chercher un endroit où se percher. Tout en dansant ils enfoncent d’ailleurs ces feuilles derrière les chevrons du toit. Elles y resteront jusqu’à la fin des rites. Comme ces trois danses concernent la mort du mbáú, seuls les mέná-gandjá qui ont déjà achevé un premier cycle ou « tué un mbáú » peuvent y prendre part. La dernière doit être dansée au petit matin pour en respecter davantage le sens. Elle clôture ainsi le makpatíma des rites de sortie.
5.2. Le premier jour, la mise à mort du mbáú
5.2.1. Les préparatifs pour l’érection de l’arbre mbáú au village
61a) Ce même matin, tandis que les femmes partent à la pêche du maningé, tous les ɓagandjá, les circoncis du cycle, se rendent en forêt pour y chercher et préparer tout ce dont on aura besoin pour l’érection du mbáú. Rappelons, pour prévenir toute confusion, qu’il faut distinguer la séquence dite « tuer le mbáú » de celle qui consiste à ériger, puis à couper, l’arbre mbáú (Macrolobium dewevrei) au village.
62Tout d’abord les ɓagandjá devront trouver un jeune spécimen, d’une quinzaine de mètres de hauteur, de l’arbre lui-même. Il sera abattu et dépouillé de ses branches, mais non pas de sa cime. Il leur faudra trouver également un arbre pεkε (Ricinodendron africanum) qui sera planté à ses côtés et devra y reprendre vie. Celui-ci pourra être un peu moins gros que le mbáú et l’on n’en rapportera qu’un morceau de tronc de quatre ou cinq mètres de long. Ensuite il faut rassembler tout le nécessaire pour l’aménagement de la construction, une sorte de case ronde au toit inversé, qui entourera les deux arbres : des piquets se terminant en fourche, des bâtons écorcés en bois d’otéphá (Trema guineensis) qui feront office de chevrons, des branches de mbáká avec leurs feuilles pour recouvrir ceux-ci, puis une grosse liane djamba qui servira de sablière, et des lianes plus fines pour maintenir le tout ensemble. Enfin il faudra que soient préparés les rondins de bois, nommés oyondo. Enfoncés en terre au pied du mbáú, ceux-ci représenteront chacun des ɓagandjá.
63Ces différents objets seront généralement rassemblés en deux jours ; le mbáú ne sera érigé que durant la matinée du troisième. Les ɓagandjá les amèneront tous au keamba, le lieu de réclusion en forêt. La quête elle-même est désignée par le verbe phέlέá qui s’applique précisément à un mouvement de va-et-vient dans lequel on transporte des objets rituels, ainsi qu’aux offrandes apportées aux ancêtres (3.2.5.f). Cela montre qu’elle est considérée comme faisant partie du rituel. La référence aux ancêtres se trouve d’ailleurs soulignée par un autre fait. Avant que les bagandjá ne partent en forêt, on bat le rythme mitε, qui fait prendre la fuite aux femmes et aux enfants, et on voit apparaître au village le mokumɔ, le kaɓíε et les autres instruments ésotériques qui, comme on sait, entretiennent une relation particulière avec les ancêtres. C’est avec eux que les bagandjá s’enfoncent en forêt.
64Aucune des choses nécessaires à l’érection du mbáú ne peut être vue des femmes ou des incirconcis. Si des bagandjá venaient à être surpris pendant qu’ils transportent un de ces objets, ils seraient obligés d’abandonner celui-ci sur place et de retourner en chercher un autre de la même espèce. Les non-initiés ne verront le mbáú qu’après son érection. Comme pour l’aphindia, il s’agit d’entretenir la fiction que ces constructions sont l’œuvre des ancêtres opérant à travers les génies de la circoncision dont on perçoit la voix dans le son des instruments ésotériques (3.3.2.e).
65b) De tout ce que les bagandjá doivent rassembler ainsi, ce sont les rondins de bois oyondo qui reçoivent le plus d’attention et de soins. Leur préparation est sujette aux prescriptions les plus strictes. Tout d’abord, l’aluta du cycle ayant été circoncis le premier, la tradition demande que son oyondo soit rapporté au keamba avant celui des autres. N’empêche qu’en forêt tous les bagandjá travaillent ensemble à couper et à tailler le leur. Ensuite, l’on choisit pour ce faire des arbres d’une vingtaine de centimètres de diamètre, que l’on débite en tronçons d’une quarantaine de centimètres, mais il n’est pas loisible de prendre un arbre de n’importe quelle espèce, surtout pour les deux premiers circoncis du cycle. L’oyondo de l’aluta doit être fait d’eɓómbi, celui du second circoncis, dont le nom varie selon les régions (4.1.3.a), d’ɔda. Pour les autres circoncis on prendra généralement du mbáú ou de l’otúna qui lui ressemble.
66Les diverses significations de l’eɓómbi (Anonidium mannii) ont été présentées plus haut (4.1.4.b). Il suffira de rappeler qu’avec son bois mou, ses fruits abondants et comestibles, mais qui se fendent en deux lorsqu’ils tombent à terre, il est avant tout un symbole sexuel féminin. L’ɔda (Polyalthia suavolens), en revanche, se caractérise par son bois dur et droit. Cette qualité le désigne de préférence pour toute la menuiserie locale, et elle en fait en même temps un symbole sexuel mâle. Les mέná-gandjá emportent d’ailleurs toujours dans leur besace de la poudre de ce bois pour traiter les cas d’impuissance, comme ils se servent de celle de l’eɓómbi pour soigner la stérilité féminine. On voit donc comment, en dehors de la signification qu’auront les oyondo dans la structure symbolique globale du mbáú (5.4.2.h), le choix du bois dont est fait celui des deux premiers circoncis reprend un des thèmes majeurs de tout le complexe rituel, celui de la complémentarité des sexes.
67Le mbáú lui-même (Macrolobium dewevrei), dont est fait l’oyondo des autres ɓagandjá, est moins directement sexualisé que les deux arbres précédents. Il est d’abord, et par plusieurs de ses caractéristiques, un symbole de santé, de force et de fertilité. Le rouge de ses feuilles répond à la couleur attribuée au soleil et à toute plénitude de vie ; son bois est particulièrement dur et fort, au point que les insectes ne parviennent pas à s’y loger. Les abeilles pourtant font leur nid dans des creux de l’arbre et y laissent du miel qui contribue à faire de lui un symbole de richesse. Cette richesse et cette fertilité s’expriment, en outre, par l’abondance de ses fruits. Bien que n’étant mangés par les hommes qu’en cas de disette, ceux-ci attirent à lui des singes et des animaux en grand nombre. De plus, on dit que, une fois tombés à terre, ces fruits se mettent immanquablement à germer. Pour cette raison, et bien que ces arbres soient pénibles à abattre, les gens préfèrent aménager leurs champs aux endroits où il en pousse beaucoup. Enfin, les chenilles comestibles qu’il héberge constituent un dernier témoignage de la richesse du mbáú.
68Ce n’est que lorsqu’il intervient comme symbole dans un contexte plus précis que le mbáú sera sexualisé. À certains moments il renverra à la fécondité de la femme (cf. 1980, p. 210), tandis que, dans la séquence rituelle du gandjá où il est érigé au village, il est constitué comme symbole sexuel mâle. Et c’est parce que les oyondo expriment le souci d’une insertion personnelle dans ce symbolisme et le désir d’une appropriation individuelle des effets du rituel que, à l’exception de ceux des deux premiers circoncis, ils sont taillés dans ce même bois. L’otúna (Cynometra hanckei) auquel on attribue les mêmes propriétés qu’au mbáú, sauf que son feuillage n’est pas rouge, est employé plutôt pour assurer un minimum de variété et renforcer ainsi le principe d’individuation.
69La première taille de l’oyondo doit se faire vite. Le scorpion (nkotó) est là qui y veille. Il s’agit d’une pratique ésotérique consistant à cracher du piment rouge dans les yeux des circoncis qui regarderaient en l’air au lieu de s’appliquer au travail. Après que l’oyondo de l’aluta a été amené au keamba, les autres ɓagandjá y apportent le leur. Ils se font accompagner d’un grand tambour à fente battant le mitε, pour être sûrs qu’aucune femme ou aucun incirconcis ne se trouve dans les parages. Au keamba même, les circoncis du cycle continueront à arranger leur oyondo, le taillant bien en pointe du côté qui doit être enfoncé dans le sol, et lui conférant une surface plane de l’autre. La partie qui émerge est teinte en noir avec du charbon de bois mouillé, puis ornée de points blancs lorsqu’elle est sèche. Les ɓagandjá auront le visage orné exactement de la même manière lors des rites de sortie. C’est là le type de décoration nommé tɔndá. Cette correspondance montre bien que les oyondo sont à voir comme une représentation personnelle des circoncis du cycle, au pied du mbáú. L’identification est encore soulignée du fait que, après avoir arrangé ainsi leur oyondo, chacun d’eux recouvre la partie ornée d’une large feuille de bananier fixée autour du rondin au moyen d’une liane, et qui restera en place au keamba d’abord, puis au pied du mbáú, jusqu’au moment même de la « sortie » des ɓagandjá. Cependant l’élément le plus important de cette identification, et qui, de plus, spécifie le domaine dans lequel elle se situe, est que certains bagandjá ayant un nombril plus saillant que les autres sont autorisés à laisser, lorsqu’ils taillent leur oyondo, une protubérance au sommet de celui-ci. Généralement cette protubérance reste modeste et ne dépasse guère les cinq centimètres, mais il y a des endroits, à proximité de Kisangani, par exemple, où elle reçoit la forme d’une véritable tourelle sculptée d’une trentaine de centimètres. Nous avons signalé déjà le rapport qui existe, aux yeux des Komo, entre le nombril et le pénis, la proéminence du premier étant le signe d’une puissance sexuelle particulière. Puisque c’est cette dernière que le rituel de la circoncision est censé conférer, il est normal que ceux qui en disposent en apportent la marque sur ces objets qui précisément les représentent au sein de celui-ci.
70c) Vers le milieu de cette première journée les ɓagandjá interrompent le travail, du moins dans la région de Kelenga, pour aller se rafraîchir et se pommader le corps. On les voit ensuite, tout reluisants et drapés dans les plus beaux pagnes qu’ils ont pu trouver, traverser le village en une longue file silencieuse. Seul celui qui ouvre la marche en bat aussi le rythme au son d’un instrument à percussion. Tous les regards sont tournés vers eux. Si les villages voisins ne sont pas trop éloignés, ils iront d’ailleurs s’y faire voir également. Désignée par le verbe tɔmbá, cette pratique s’est introduite récemment dans la région. Tous en reconnaissent l’origine étrangère. Si elle a pu trouver si facilement sa place ici, c’est, semble-t-il, pour deux raisons. D’abord parce que les rites de sortie des grandes institutions rituelles comportent tous une séquence analogue et désignée de la même manière, mais qui se situe après la mise en rouge des personnes traitées, et à laquelle ne participent que ces personnes. Or, aux rites de sortie du gandjá, seuls ceux qui ont été enduits de kaolin à leur arrivée (5.1.4.) seront mis en rouge pour la sortie proprement dite et prendront part au tɔmbá (5.4.5.b). Ce n’est pas le cas pour les ɓagandjá : ils n’ont pas été mis en blanc, et leur sortie qui, comme on vient de le voir, se fera en noir et blanc, sera aussi bien plus modeste. On comprend dès lors qu’ils aient cherché à avoir, eux aussi, leur tɔmbá. Que celui-ci se soit inséré à ce moment-ci de la célébration est dû à une seconde analogie. On se souvient que, dans les célébrations ordinaires de la circoncision, la « lutte avec le kaɓíε » est précédée d’un cortège où les néophytes sont portés en triomphe, en anticipation de leur victoire. Or, dans la région de Kelenga, les ɓagandjá seront soumis, durant la nuit qui suit cette première journée, à une fustigation particulièrement cruelle en forêt, et ils défileront le lendemain à travers le village, pour montrer fièrement leurs blessures. Le défilé présent constitue donc, en quelque sorte, une anticipation inversée de celui du lendemain.
5.2.2. L’initiation des ɓantεndε avant la mise à mort du mbáú
71a) Avant d’être initiés à la mort du mbáú, les bantεndε, les hommes qui ont engendré et qui se font introduire dans la classe des pères, auront à subir une série d’épreuves plus ou moins pénibles, qui sont censées leur mériter cette initiation. La première d’entre elles n’a apparemment aucun rapport avec le mbáú, et le rapport n’est qu’indirect pour les autres épreuves. On peut le comprendre comme suit : un homme qui a été initié à la mort du mbáú sera appelé mbáú lui-même, et c’est par l’expression « je suis un mbáú » que quelqu’un signifie qu’il n’est plus tenu à observer les interdits, alimentaires ou autres, qui s’imposent à ceux qui ne font pas partie de la classe des pères (cf. 1980, pp. 28-29, 44-45). Ce sont ces interdits qu’il s’agit de lever pour que les ɓantεndε puissent devenir des mbáú, et les épreuves par lesquelles ils achèteront pour ainsi dire leur affranchissement revêtiront elles-mêmes une dimension initiatique. Elles doivent, en principe du moins, révéler le sens de ces interdits. Voyons comment cela se réalise dans le concret, et signalons au passage qu’en raison de leur caractère initiatique ces épreuves ne peuvent être vues que de ceux qui y ont déjà été soumis.
72b) La première, appelée múlɔ, consiste à frapper l’un contre l’autre des tisons ardents, tandis que les ɓantεndε passent par-dessous et reçoivent ainsi des braises brûlantes sur le dos. Pendant qu’ils heurtent les tisons l’un contre l’autre, les mέná-gandjá chantent :
Múlɔ, ο, | Ô, le poisson múlɔ, |
mbu áɔɗε, | oiseau à la chair molle, |
su andjándjá, | poisson délicieux, |
ńà na nkúa. | qui n’a pas d’arêtes. |
73L’image qui a donné son nom à la séquence vise surtout un effet de contraste. En dehors de ce qui est dit de lui dans le chant, le poisson múlɔ, de la famille des Mormyridae, se caractérise par son immobilité. Il ne frétille pas comme les autres poissons. Or cette épreuve amène précisément les ɓantεndε à se secouer vivement. L’allusion à l’oiseau nous semble s’expliquer du fait que les tisons auxquels le nom du poisson a été transféré sont tenus en l’air.
74c) Pour la seconde initiation, désignée du nom de mosúka, le mέná-gandjá président puise un peu d’une préparation piquante et amère, faite de piment rouge et d’autres ingrédients, au moyen du bout creux de deux défenses de potamochère. Ayant alors enfoncé celles-ci de chaque côté de la bouche d’un des ɓantεndε qui s’est avancé, il repousse ce dernier en arrière jusqu’à sa place. Entre-temps les mέná-gandjá chantent :
Mosúko ko, | Ô, le poison, |
mosúko lá kεsεmɔ. | le poison du serment. |
75Mosúka désigne, en effet, la potion que l’on fait avaler aux accusés pour l’épreuve du poison. Avant de l’avaler, ceux-ci prêtent serment sur le poison, l’invitant à les emporter au cas où ils se parjureraient (cf. 1976b).
76À partir du moment où on leur a enfoncé ainsi les dents de potamochère dans la bouche, les bantεndε sont autorisés à manger la partie de l’animal nommée εɓɔtɔ. Correspondant au milieu du ventre, celle-ci leur était interdite jusque-là. Il reste qu’on ne voit pas immédiatement le rapport entre le chant, l’épreuve et l’interdit. Remarquons, pour commencer par ce dernier, que le potamochère est un animal important dans la symbolique komo. Entièrement roux — ou rouge selon les catégories linguistiques — il est une expression de santé, de force et de beauté. De plus, les porcins se caractérisant par leurs portées nombreuses, il incarne également l’idée de fertilité. Pour ces raisons, et peut-être pour d’autres encore, on le perçoit comme entretenant une relation particulière avec les ancêtres qui octroient ces biens, et il existe un rituel par lequel le nom du potamochère mâle, osúmé, est conféré à un jeune homme présentant des qualités exceptionnelles (cf. 1980, pp. 40-41, 124). Enfin, l’idée de fertilité s’alliant au fait que, comme certains autres quadrupèdes, le potamochère a le pénis situé assez à l’avant du ventre, éclaire le rapport établi chez l’homme lui-même entre le nombril et le pénis, et permet de comprendre l’interdit qui porte sur cette partie du ventre de l’animal pour tous ceux qui n’ont pas encore engendré.
77Les données qui précèdent ne permettent pas, toutefois, de découvrir de rapport entre les dents du potamochère employées pour l’épreuve, ou le fait de devoir ingurgiter une potion amère, et l’interdit. Ces deux éléments ne révèlent donc pas vraiment le sens de celui-ci. En fait ce qui, dans ce cas-ci tout comme dans les suivants, constitue la base de l’épreuve c’est une souffrance physique provoquée par un substitut métonymique de l’animal sur lequel porte l’interdit dont on se rachète. S’écartant davantage encore du sens de l’interdit, le chant se présente ici comme une variation métaphorique sur le caractère de l’épreuve.
78d) On se souviendra que le pelage de l’antilope nkέngέ (ou tɔkέngέ selon une désignation plus ancienne) combine les couleurs antinomiques blanche et rouge et que cette caractéristique est à l’origine d’un certain nombre d’interdits qui la concernent (4.3.3.i, 230/-247/). Seuls les maîtres de l’úmbá et du gandjá portent un baudrier fait du cuir de l’animal pour soutenir leur couteau d’apparat. Il est la marque de leur esomba, qui précisément assure la transition entre les deux couleurs et leurs signifiés respectifs. C’est en se laissant frapper sur le dos par un mέná-gandjá au moyen de ce baudrier, que les bantεndε se libèrent, dans l’épreuve suivante, des interdits en question. Pendant ce temps on chante :
Tɔkέngέ, o, | Ô, l’antilope tɔkέngέ, |
tɔkέngέ, nyama, | tɔkέngέ, l’animal, |
nyama á mosúmɔ. | l’animal respecté. |
79Le respect voué à l’animal est à mettre en rapport avec la fierté qu’on lui attribue en propre.
80e) La quatrième épreuve initiatique a trait aux interdits rattachés au porc-épic et motivés par le fait que sa queue est un symbole du poteau central de la case rituelle (4.3.3.h, 67/-77/). Les bantεndε doivent passer entre les mέná-gandjá qui se sont alignés en deux rangées et qui les piquent à leur passage avec des épines de porc-épic. Le chant qui accompagne l’épreuve vise, comme le premier, un effet de contraste :
Gɓɔondɔ-gɓɔndɔ, o, | Ô, les champignons gɓɔndɔ-gɓɔndɔ, |
go á nkɔkɔ. | sur un tronc d’arbre gisant au sol. |
81Ces champignons, qui poussent sur des troncs d’arbres pourrissant sur le sol, sont, en effet, particulièrement mous, alors que les épines s’enfoncent durement dans le dos des bantεndε.
82f) Désignée, comme les précédentes, d’après le premier mot du chant qui l’accompagne, la dernière épreuve porte le nom des bananes mokíndó. Pourtant elle concerne l’interdit d’abattre le palmier likɔmbε. Avec son fût élancé, celui-ci symbolise le poteau central de la case rituelle, le contact avec les ancêtres, et les maîtres des rites eux-mêmes qui, sous leur titre de mɔámέ ou de dignitaires, établissent et incarnent ce même contact. D’autre part, les régimes de noix qui rougeoient au sommet de l’arbre renvoient au soleil brillant au firmament et aux significations qui s’y rattachent (3.1.6.b). Cependant la valeur symbolique de l’arbre est telle que, même après avoir passé l’épreuve, ceux qui veulent l’abattre doivent se soumettre au préalable à un rite purificatoire.
83Pour passer l’épreuve, les ɓantεndε doivent faire quelques pas avec un régime de noix retenu sur le dos par une fine liane míkíkíí passant sur le front. Il faut savoir que cette liane est recouverte d’épines et qu’un régime de noix est entouré de longues pointes qui piquent également. Pendant que les ɓantεndε se soumettent à l’épreuve, les mέná-gandjá chantent :
Mokíndó ko, | Ô, ces bananes mokindó, |
eɓógo ndé ɓenyí n’abέ, | bananes que j’ai mangées avec mon père, |
eɓógo á manyέ-manyέ, | bananes d’urine-urine, |
eɓógo á mosúmɔ. | bananes qu’on honore. |
84Les mokindó sont des bananes d’une espèce particulière : les fruits ont la peau rouge (comme les noix) et la tige qui les porte part du milieu du tronc et non pas du sommet. Alors que, de façon générale, les bananiers sont déjà un symbole de vitalité (3.5.4.) et que leurs fruits renvoient au sexe mâle (3.4.1.b ; 3.4.2.b), cette seconde particularité, qui vraisemblablement les rend plus comparables à l’homme, a valu à l’espèce d’être considérée comme signifiant symbolique plus expressif encore de la fécondité masculine. C’est ce qu’exprime le qualificatif d’urine-urine, expression euphémique pour désigner le sperme. Cette surdétermination symbolique paraît responsable de l’interdit sévère attaché aux mokindó. Celles-ci ne peuvent être mangées, en effet, que par les incirconcis et les mέná-gandjá. Cette règle, qui vérifie une fois de plus l’adage selon lequel les premiers sont identiques aux seconds (3.4.2.b), doit aussi fournir la clef permettant de comprendre le deuxième vers du chant. Dans la bouche d’un mέná-gandjá, celui-ci renvoie au temps où, incirconcis, il mangeait de ces bananes avec son père, dont il a maintenant repris la fonction.
85Cependant le terme mokindó désigne également les produits qu’une femme rassemble dans un coin de son champ pour les transporter ensuite au village. Elle fera cela au moyen d’un panier soutenu sur son dos par une sangle en écorce passant sur le front. On voit dès lors comment, dans leur interférence, ces différentes images, celle du régime de noix de palme et du régime de bananes, et les différents signifiés du terme mokindó ont permis d’imaginer et l’épreuve, et le chant qui l’accompagne.
86g) Dans ces quelques séquences l’aspect d’épreuve paraît plus marqué que la dimension initiatique. Pourtant, il faut se garder d’employer des catégories de pensée qui ne sont pas nécessairement celles de la culture même. En effet, nous avons signalé déjà le rapport étroit existant, dans le système rituel komo, entre initiation et thérapie, la première prenant souvent la forme d’une thérapie préventive ou d’une immunisation contre les effets négatifs qu’aurait inévitablement une initiation à laquelle on n’a pas le droit d’assister. Ici aussi, nous avons une façon de faire qui, s’inscrivant dans le même ordre d’idées, se présente en quelque sorte comme un vaccin qui doit permettre de prendre des risques en n’observant plus certaines prescriptions. Cette manière de voir offre l’avantage d’en intégrer une autre encore, qui étend aux rapports entre l’homme et son environnement physique le principe de l’échange : offrant aux phénomènes sa souffrance, l’homme attend d’eux qu’ils lui laissent prendre certaines libertés à leur égard (5.4.3.b).
87D’autre part les initiations, chez les Komo, portent sur la vue des objets ésotériques avant de porter sur leur sens (4.3.1.c), et lorsqu’elles portent sur celui-ci, elles se font souvent selon un procédé de métaphorisation qui, établissant, sur le plan des significations, des connections entre des éléments fort divers, a un effet intégratif puissant. Or, ici aussi, il s’agit d’épreuves données à voir pour la première fois à ceux qui sont initiés, tandis que les chants qui les accompagnent élargissent manifestement le domaine des significations.
5.2.3. La mise à mort du mbáú
88a) Après cette série d’épreuves, les mέná-gandjá qui ont déjà achevé un premier cycle revêtent leurs attributs de danse, se saupoudrent le corps de rouge et, comme à tous les moments importants du rituel, sortent de son étui le plumet tótó qui surmonte leur chapeau. Pendant ce temps la case rituelle est soigneusement barricadée, après que s’y sont réunis tous les hommes qui ont engendré, et parmi eux les ɓatεndε. On y trouve également quelques personnes qui ont demandé à être traitées et pour lesquelles le mέná-gandjá président a décrété qu’elles devaient être présentes lorsque serait tué le mbáú. S’il s’agit de femmes, ou d’hommes qui n’ont pas encore procréé, on leur bandera les yeux, puisqu’ils n’ont pas droit à l’initiation et que, comme bien d’autres, celle-ci concerne avant tout la vue, puis on les assiéra à terre.
89Pendant que dans la case le grand tambour à fente se met à battre le mitε afin de tenir tous les non-initiés à distance, quelques hommes y aménagent rapidement tout ce qui est nécessaire à l’exécution du rite. Quatre piquets de deux mètres de haut, appelés ngɔ’á nkoba, « le canon du fusil », du fait qu’ils vont marquer la direction dans laquelle le mbáú doit être tué5, sont solidement fixés en terre, de manière à former, avec le sol, deux ‘U’ dont les branches montent en s’écartant l’une de l’autre. Les branches correspondantes de chacun des ‘U’ sont rattachées entre elles par des cadres en lattis entrecroisés, appelés eka, « lits ». Ceux-ci ont été préparés d’avance mais souvent aussi on emploiera ceux qui ont servi à cloisonner la case (4.3.1.a). En revanche, les deux branches de chaque ‘U’ sont reliées, à trois hauteurs différentes, par quelques fibres de raphia, qui sont juste assez résistantes pour supporter les deux petites planches que l’on déposera, côte à côte, sur chacune d’elles. Ces six planchettes, de vingt sur quatre-vingts centimètres environ, sont désignées comme les « lances » (ekongá) avec lesquelles le mbáú sera tué. Elles ont été décorées deux à deux de manière identique, l’élément essentiel de cette décoration étant qu’elles combinent chacune les deux couleurs antagoniques, le blanc et le rouge. Ce trait, dû à ce que ce rite doit précisément assurer le passage du blanc au rouge, avec leurs signifiés, caractérise également d’autres « lances » rituelles, comme les chasse-mouches qui servent à « tuer le yáɓá », une séquence qui a la même fonction au sein de l’úmbá (5.3.6.c).
90Chaque confrérie de mέná-gandjá possède une série de ces planchettes. Le président les garde chez lui, emballées précieusement dans un tissu d’écorce battue, et il les apporte aux célébrations auxquelles le mbáú doit être tué. C’est à ces occasions que les gens viennent prêter serment sur le mbáú en enjambant le paquet clos (cf. 1976b).
91Avant d’ouvrir ce paquet pour en sortir les planchettes, le président fait une brève invocation dans laquelle il demande aux ancêtres et à tous ceux qui sont présents que l’on puisse faire apparaître « les lances » sans encombre ; puis, après avoir entrouvert l’emballage, il crache sur elles une gorgée de miel apoma qu’il a fait chercher. C’est là un signe de bienvenue qui doit avoir en même temps un effet apaisant (3.1.7.b). De fait, il s’agit d’éviter, dit-on, que ces lances ne s’attaquent à l’assistance. Cette personalisation des objets rituels constitue un exemple du fréquent raccourcissement du circuit des rapports de cause à effet. En principe celui-ci passe par la volonté des vivants ou des défunts, comme l’indique un adage important : Esomba a k’áphέnɔkɔ, « L’esomba (en tant que force de frappe) est dans (sort de) la bouche. » On remarquera que, si ce détour essentiel n’est pas thématisé ici, il se trouve néanmoins exprimé par les gestes effectués. On aurait pu, s’il s’agissait seulement d’apaiser les lances, se contenter de verser directement le miel dessus. Mais non, il faut que celui-ci sorte de la bouche d’un détenteur de l’esomba. Ce geste exprime donc, à un niveau plus profond mais plus conforme aussi aux signifiés réels, un engagement de la part de celui-ci à ne pas mettre en action à ce moment l’esomba contre d’autres, mais bien plutôt à l’apaiser. Nous avons discuté ailleurs (cf. 1976b ; 1980, pp. 75, 81, 255) cette tension subtile entre les bases sociales de l’efficacité des symboles et une certaine autonomie d’action qui leur paraît souvent attribuée.
92Après avoir été déposées deux à deux sur les fibres de raphia de façon à former deux séries de trois planchettes superposées, les lances sont saupoudrées de nkutu par le président. Ce terme désigne un ensemble d’éléments broyés, dont on ne révèle pas facilement la nature, mais qui sont censés conférer une force exceptionnelle. On ne s’en sert d’ailleurs jamais que dans un contexte de lutte ou de guerre.
93Le crieur du rituel (amá-nkogo) se met ensuite à traverser le village en tous sens, clamant que le mbáú va être tué. À cette annonce les femmes arrivent vers la case rituelle et se mettent à tourner autour de celle-ci. Les unes agitent de la main une baguette à laquelle une feuille morte est attachée par un bout de corde, d’autres déchirent des morceaux de feuilles sèches et les lancent dans le vent. Ces gestes rituels, que nous avons déjà vu exécuter par les femmes lors du triomphe des jeunes gens à circoncire, expriment l’assurance que celles-ci veulent se donner, lorsqu’un exploit dangereux doit être accompli par les hommes, que ces derniers viendront facilement à bout de leur mission et réduiront à néant l’adversaire qu’ils doivent affronter. Ils sont en même temps une manière d’inspirer aux hommes la confiance en eux-mêmes.
94b) Quand tout est prêt à l’intérieur de la case, on fait silence et tout le monde se lève, sauf les quelques personnes qui doivent être traitées. Après quelques instants passés sans qu’on entende le moindre bruit, le tambour se met à battre, à peine perceptible d’abord, puis de plus en plus fort. Au son du tambour vient alors se joindre celui des sábé, les graines fixées aux guêtres de danse des mέná-gandjá, qui s’entrechoquent, tandis que ceux-ci martèlent le sol, de plus en plus fort aussi. À mesure que gonfle le son des instruments, on entend monter un chant, dont les paroles très saccadées ne sont qu’une manière de paraphraser le rythme lui-même : gɓó, gɓó, kámukεngέtέ gɓóngogɓó6, tandis que, à l’extérieur, les femmes se sont mises à battre le rythme sur les feuilles du toit de la case. Cette ouverture rituelle, qui fait songer à la façon dont débute l’initiation aux yendji, est des plus impressionnantes. Après ce premier chant, les mέná-gandjá s’avancent en une file serrée et se mettent à serpenter à travers la case en chantant d’abord le ɓeímé, le chant par lequel ils s’identifient aux ancêtres (4.3.3.d), puis quelques autres chants choisis parmi ceux du makpatíma qui se rapportent directement à la séquence du mbáú, tels que « mon fruit makpá, qui me le cueillera ? » ou celui qui se rapporte à la chauve-souris áugɓu (5.1.5.e). Ils terminent par le chant suivant :
Gɓékúsé, o, | Ô, oiseau gɓékúsé, |
ekendé ookáɓa ? | que cherches-tu donc ? |
— Iɓɔ. | — Mon nid. |
95Tout en chantant les mέná-gandjá regardent en l’air et se tournent tous ensemble une fois vers la droite, une autre vers la gauche, faisant semblant de chercher dans la toiture un endroit à partir d’où le mbáú pourra être tué.
96c) Après ces quelques chants, trois mέná-gandjá qui jusque-là étaient restés en dehors de la danse entrent en scène l’un derrière l’autre. Il s’agit du président, de son principal assesseur et, entre les deux, de celui qui va tuer le mbáú. L’idéal est que ce dernier soit le mέná-gandjá sortant, mais comme l’exécution du rite est difficile et dangereuse, chaque confrérie comporte quelques spécialistes à qui l’on demande d’officier au nom du sortant. Pendant que le rythme des tambours s’intensifie encore, les trois hommes s’avancent à la manière du groupe précédent, mais en se dirigeant vers la construction aménagée au centre de la case pour l’exécution du rite. Celui qui doit tuer le mbáú a le corps entièrement recouvert d’une épaisse couche de poudre rouge. Lorsqu’ils sont arrivés sur place, ce dernier est invité à lécher un peu de coquille kenkamba réduite en poudre que lui présente, dans la paume de sa main, le mέná-gandjá président. On sait que ce mollusque incarne une des oppositions fondamentales synthétisant la vision de l’homme et du monde des Komo, l’opposition entre être fermé et être ouvert. Cette opposition s’exprime, on l’a vu, à travers l’antagonisme des couleurs blanche et rouge. Or, de par sa structure sacrificielle, la mise à mort du mbáú assurera la transition entre ces pôles.
97Ensuite le président retire la « dent de la foudre » qu’il tenait en bouche jusque-là et l’introduit dans celle de l’homme qui va tuer le mbáú. On se souvient qu’en tant que symbole du pénis, celle-ci joue un rôle important dans le rituel de la circoncision et que, de plus, elle rattache, sur le plan cosmologique, les notions d’origine de la vie et de fécondation à un mouvement qui descend du firmament vers la terre. Cette dent aussi a été saupoudrée de rouge, et à son extrémité ont été fixées une plume rouge de la queue du perroquet et une autre de l’oiseau ndɔlɔ-á-tu. Renvoyant au soleil dans un firmament dégagé ou « ouvert », le rouge signifie pareillement la vie et la santé que les ancêtres, situés au firmament du fait qu’ils personnifient les origines, octroient dans un même mouvement descendant. C’est donc à travers la foudre, vue comme rouge et tombant sur terre, que va se réaliser cette communication. En fait, on a là la structure de base de toute la séquence, telle que nous l’avons analysée ailleurs (cf. 1975, pp. 241-245). Elle va cependant se couler dans une autre structure de pensée, de type sacrificiel, exprimée dans la désignation de la séquence : « tuer le mbáú ». Si la plume du perroquet s’inscrit dans la signification d’ensemble de la couleur rouge, la dimension sacrificielle de la séquence est annoncée par l’autre plume, celle du ndɔlɔ-á-tu. Cet oiseau, dont le nom, inspiré par son cri, signifie « derrière de fiente » a la queue faite de deux longues plumes. Celui qui veut entrer en possession de celles-ci doit veiller, selon les représentations populaires, à tuer l’oiseau d’un seul coup et de telle sorte qu’il meure à ses pieds. S’il faut chercher l’oiseau blessé, on peut le retrouver, mais sans ses plumes. Ajoutées à la dent de la foudre, celles-ci signifient que le mbáú doit être tué sur place, aux pieds mêmes de son meurtrier, sans qu’on lui laisse l’occasion de s’échapper. D’ailleurs, si le rite n’a pas été bien exécuté, les gens, parlant du mbáú, diront : Ayalí, « Il s’est envolé », et le tout devra être repris.
98En dernier lieu, le président prend en bouche un peu de poudre nkutu, celle qui confère une force exceptionnelle pour la lutte, et la recrache sur les mains de son confrère qui va tuer le mbáú. Ces derniers gestes, où tout passe par la bouche de celui qui dirige et où la dent de la foudre, élément principal du rite, est tenue en bouche par celui qui l’exécute, confirment, aux yeux de l’assistance, l’authenticité de l’adage cité ci-dessus : « L’esomba (en tant que force de frappe) est dans la bouche. » C’est la dent de la foudre, en effet, qui, en tombant, va « tuer le mbáú ». Mais il est clair aussi que seul le président de la confrérie qui, en tant qu’aîné, se trouve plus près des ancêtres, peut conférer, au nom de ceux-ci, l’autorisation d’exécuter un rite par lequel ces mêmes ancêtres accorderont, à travers cette mort, la vie et la santé à ceux qui les leur demandent.
99d) Pendant que l’on refait silence, l’homme qui va tuer le mbáú monte sur un mortier élevé que l’on a placé à l’envers devant la construction, puis il s’agrippe à deux chevrons situés de part et d’autre du faîte, juste au-dessus des deux séries de planchettes suspendues entre les quatre piquets. Il lance alors les jambes en l’air et appuie les pieds contre le faîte pendant qu’en dessous de lui on retire le mortier. Avançant ensuite les pieds en direction de ses mains, il fait passer tout son corps entre ses bras et pend alors, la tête tournée vers le bas, comme une chauve-souris, la dent de la foudre pointant hors de sa bouche vers le sol également. Au moment où il va achever sa culbute, il lâche les mains, les pousse devant lui et tombe ainsi, la tête, la dent de la foudre et les mains en avant. Dans sa chute il doit veiller à placer chacune de ses mains sur une des deux planchettes supérieures. Cédant sous son poids, celles-ci s’effondrent et tombent sur les deux suivantes qui, cédant à leur tour, feront aussi tomber les deux dernières. Ces séries de planchettes qui s’affaissent ainsi les unes sur les autres provoquent évidemment un grand fracas, perçu à l’extérieur de la case par tous ceux qui ne sont pas initiés. En fait, celui-ci ne représente rien de moins que le grondement du tonnerre accompagnant la tombée de la foudre.
100On l’imagine, l’exploit est difficile et dangereux. Durant notre séjour parmi les Komo, un mέná-gandjá de la région d’osáyó s’est fracturé l’avant-bras en le réalisant, ce qui fut immédiatement interprété comme une malédiction de la part des ancêtres. Lorsque le rite a été exécuté comme il se doit, celui qui a tué le mbáú se relève en criant : Τúá, ο, Χ..., míkí ámɔ, ο, « Τúá, ο, Χ..., mon enfant. » C’est le cri de l’ésembéá, par lequel un homme réclame pour lui-même l’honneur d’une victoire et se glorifie en même temps de sa paternité, de sorte que la gloire dont il s’est recouvert rejaillisse aussi sur son enfant premier-né dont il proclame le nom7. Toute l’assemblée lui répond par le ‘î’ prolongé du kúlúɓísíá, le cri par lequel on se joint à la victoire remportée sur un ennemi.
101e) Sitôt que celui qui a tué le mbáú a clamé sa victoire, on assiste à un débordement d’activités fort diverses. Bien qu’elles soient menées de front, nous ne pouvons les présenter que de manière successive. Certains hommes se mettent à secouer vivement, de l’intérieur, le toit de la case. Cela doit donner aux non-initiés restés à l’extérieur l’impression qu’il s’y passe quelque chose d’épouvantable. En même temps les tambours commencent à battre à toute volée le rythme du chant okótó maphumbe, o, maphumbe, que la majorité des mέná-gandjá présents entonnent en se mettant à danser. Ce chant reprend la comparaison, faite dans une des danses du makpatíma, entre la séquence du mbáú et le jeu traditionnel de l’okótó (5.1.5.e). Maphumbe, selon certains du moins, désignerait un ouragan et serait à mettre en rapport avec les secousses imprimées au toit de la case. D’autres encore s’empressent, pendant ce même temps, de faire disparaître tout ce qui a servi à l’exécution du rite, de façon à ce que les issues de la case puissent être ouvertes aussi vite que possible. Il faut qu’en y pénétrant les gens restés à l’extérieur trouvent tout comme si rien ne s’était passé ou, plus exactement, qu’ils aient l’impression que les hommes qui se trouvaient dans la case ne sont pour rien dans tout ce qui s’y est produit. Au milieu de la case, en effet, on voit encore les traces de ce qui est arrivé. Au moment où celui qui tuait le mbáú heurtait le sol, la poudre rouge dont il était recouvert s’est détachée de son corps et est tombée à terre, tout comme la poudre nkutu répandue sur les « lances » ou planchettes. Le président s’est alors précipité vers un pot d’eau qui avait été préparé là, et dans lequel on avait mis à tremper des feuilles rouges de l’arbre mbáú, des feuilles de kás’ándjε et d’autres plantes, et il a déversé un peu de cette eau sur la poudre de manière à obtenir une boue légèrement rougeâtre. Celle-ci est désignée comme le « sang du mbáú ». Le même homme prend alors quelques poignées de ce « sang » et les ajoute à l’eau du récipient ; on la conservera précieusement pour la purification du mέná-gandjá qui aura lieu le lendemain. Il se met ensuite à frotter avec ce même « sang » les personnes qui se trouvaient assises au pied de la construction afin de se faire traiter, et auxquelles on a maintenant enlevé leur bandeau si elles n’étaient pas autorisées à voir le rite. Ces personnes sont frictionnées de cette boue rougeâtre jusqu’à ce que disparaisse entièrement le kaolin blanc dont elles avaient été enduites au moment de leur entrée dans le rituel.
102f) La structure significative de la séquence du mbáú à l’intérieur du rituel devient donc absolument manifeste. À la demande des vivants, les ancêtres envoient du haut du firmament, auquel a été assimilé le toit de la case rituelle, la foudre rouge. Avec la disparition des maux et de l’état de fermeture que représentait le blanc, celle-ci signifie un renouvellement de vie. Seulement, l’octroi de cette vie ne peut se réaliser que s’il passe lui-même par une victime sacrificielle, le mbáú. C’est son sang qui créera le nouvel état d’ouverture. En même temps on voit comment le fait que le don est censé être accordé à la demande des gens, et grâce à l’intervention des mέná-gandjá, maîtres des rites, renverse le sens habituel des phénomènes, de la même manière d’ailleurs que, dans le sacrifice, se trouve renversé aussi le sens de la mort. En effet, l’orage qui, lors de ses manifestations spontanées, est toujours interprété comme un signe du mécontentement des ancêtres et de leur refus d’accorder le mieux-être recherché dans les rites (3.1.6.b, 8/-9/) signifie exactement le contraire sitôt qu’il est reproduit symboliquement par les hommes (4.3.4.b).
103Le rôle d’intermédiaires joué par les maîtres de la circoncision lors des rites est également des plus manifestes en cet instant, car non seulement ceux qui devaient être traités sont frictionnés avec le sang du mbáú par le mέná-gandjá qui préside, mais de nombreuses autres personnes viennent demander aux maîtres de la circoncision présents de les frotter avec un peu de ce « sang » aux endroits où elles souffrent. Ce rôle s’exprime en outre, et de façon plus visible encore, dans le fait que, recouverts de poudre rouge dès avant la mort du mbáú, les mέná-gandjá reprennent, après le sacrifice, les danses du makpatíma qui les mettent en communion avec les ancêtres. On note qu’ils le font avec plus de conviction qu’à l’ordinaire, et qu’ils mélangent alors au sang du mbáú avec lequel ils traitent les gens de la poudre rouge et de la sueur prises sur leur propre corps.
104Enfin le caractère ambivalent de l’esomba trouve également son expression ici. Le terme, on s’en souvient, ne renvoie pas seulement aux éléments ésotériques d’un rituel sous leur dimension thérapeutique, mais aussi sous leurs aspects vindicatifs. Dans la mesure où l’ambivalence de l’esomba pénètre la notion même de mbáú, la mort de celui-ci relève de ces deux dimensions. Le mbáú doit être tué pour que puisse rejaillir la vie, mais les gens demanderont en même temps au mbáú qu’il frappe de mort ceux qui s’en prennent à leur vie. Ainsi, la mise en œuvre de ces éléments ésotériques ouvre la voie à deux genres d’effets, et l’on voit effectivement, immédiatement après la mort du mbáú, un grand nombre de personnes se mettre à sέmέágá, c’est-à-dire à invoquer la force de frappe du mbáú-esomba contre tous ceux qui leur ont fait du tort. Les hommes qui ont engendré et qui, on l’a vu, sont mbáú eux-mêmes, le font en leur propre nom, les autres s’adressent aux mέná-gandjá, leur demandant de le faire pour eux. Dans la pratique, tout revient à ceci, qu’à l’occasion de la mort du mbáú certaines personnes se préoccupent de leurs maux, tandis que d’autres s’attaquent aux causes présumées de ceux-ci.
105g) Pendant un moment encore après l’exécution de la séquence, les mέná-gandjá poursuivent leurs danses du makpatíma. La première, dite okótó maphumbe (voir supra), est habituellement suivie de trois autres qui renvoient chacune à un des aspects de ladite séquence. Les paroles qui accompagnent la première des trois fait vraisemblablement allusion à la façon dont le mbáú a été tué :
Ntindi, o, | Ô, la libellule, |
amoyalí ne. | qui m’a emporté dans son vol. |
106On voit souvent la libellule voler sur place, mais dès qu’on l’approche pour s’en saisir, elle se déplace et semble vous attendre de nouveau. Emportant ainsi son poursuivant dans son vol, elle évoque le plongeon dans le vide que doit effectuer celui qui veut atteindre et tuer le mbáú, et elle l’évoque d’autant plus clairement que, si la séquence n’a pas été exécutée selon les règles, on dira du mbáú qu’il s’est envolé. Toutefois, pour les Komo, la libellule est aussi le modèle de la pêche à l’écope. Se posant sur l’eau, elle semble vouloir évacuer celle-ci à l’aide de ses ailes. Mais, n’y arrivant pas, elle s’envole tout à coup et recommence ailleurs. À partir de cette image, certains font remarquer que, si une séquence rituelle peut s’achever, elle ne met jamais fin à l’activité rituelle comme telle. Celle-ci demande à être reprise constamment. C’est alors ce sens qu’ils attribuent à ce premier chant. Le second exprime davantage l’ambiance dégagée qui résulte des effets bienfaisants du rite :
Mbílí nyama, djai agú ; | Antilope mbili, la joie a éclaté ; |
be kóni ká djaí, | nous voici dans la joie, |
djaí á masey e ! | la joie de l’allégresse ! |
107Il ne nous a pas été possible de découvrir le rapport existant entre la joie et le mâle de l’antilope tshɔtshɔɗε (situtunga), appelé mbili, dont on dit qu’il se promène de nuit dans des endroits marécageux.
108Au-delà des allusions spécifiques qu’il comporte, le dernier chant fait plutôt écho à la dimension conflictuelle et vindicative qui marque également la fin de la séquence :
Oɓúláni, ɓatɔ á ɓagá ; | Demandez-le leur, aux hommes-grenouilles ; |
ɓoúdjí ɓengúá na ɓisɔlɔ ; | vous avez sali la mare de vos immondices ; |
boudji ɓengúá n’endju ɓó ? | vous avez sali la mare et la case rituelle, pourquoi ? |
109Au dire de certains mέná-gandjá, ce troisième chant constituerait une invective contre les gens qui prétendent venir participer à l’esomba mais qui, en fait, y cherchent surtout une occasion pour entretenir des relations adultères. Ils provoquent ainsi des troubles qui retombent sur ceux-là mêmes qui organisent les célébrations. Cette participation aux rites est exprimée par l’image des grenouilles, les plus nombreux parmi les instruments ésotériques et ceux aussi dont chacun peut jouer. De l’image des grenouilles on passe d’autant plus facilement à celle de la mare que la case rituelle est considérée comme envahie par l’eau durant le temps des célébrations (3.3.2.d). Les deux termes se trouvent d’ailleurs juxtaposés dans le dernier vers. De manière générale, le chant paraît cependant viser tous ceux qui font du tort aux autres.
110h) Il nous reste à faire deux remarques. Il est difficile de vérifier jusqu’à quel point les gens se rendent compte de la structure de significations mise en jeu dans la séquence du mbáú. Nous croyons qu’elle leur échappe en grande partie. Si certains parmi ceux que nous avons interrogés perçoivent qu’il s’agit d’une reproduction de l’orage, ils préfèrent ne voir là qu’un jeu emprunté aux incirconcis (4.3.l.c). Pour le reste ils n’aiment pas trop discuter de ces séquences ésotériques : « On peut les voir, disent-ils, mais on n’en parle pas ; autrement l’esomba pourrait se venger. »
111Une seconde remarque concerne l’identité du mbáú lui-même. À première vue il paraît s’agir de quelque être mystérieux, comme l’est le yáɓá qui, lui, est « tué » aux célébrations de l’úmbá, le rituel de transition pour les hommes qui ont engendré, dans une structure de significations tout à fait semblable (5.3.6.c). Toutefois, à la différence de yáɓá, qui n’a aucun autre référent dans la culture komo, le terme mbáú renvoie aussi à un arbre spécifique, et qui plus est, à un arbre qui a été abattu le matin même de la mise à mort du mbáú et dont les feuilles ont servi à symboliser le sang de celui-ci. Il y a donc, selon toute vraisemblance, un rapport entre les deux mbáú et, même si les gens ne l’explicitent pas, on peut admettre que le mbáú tué est une reproduction ritualisée du mbáú abattu. Si cette realisation a très fortement élargi la signification de l’abattage dans le sens qu’on a vu, cela ne peut être dû qu’au fait que le mbáú abattu renvoie à son tour à d’autres réalités, à savoir au mέná-gandjá sortant qui, comme on le verra plus loin, va être tué rituellement. On ne peut oublier, en effet, la danse du makpatíma dans laquelle on s’adressait à ce dernier dans les termes de « mbáú, mon ennemi », tout en faisant semblant de vouloir le transpercer (5.1.5.b). Et c’est parce que le mbáú est une préfiguration de la mort du maître sortant que le passage du blanc au rouge qu’il signifie et réalise ne s’applique pas à ce dernier ni à aucun autre des sortants du cycle. Pour eux le passage se fera plus tard et de manière plus progressive (5.3.3.), mais il se fera au moyen du sang conservé du même mbáú.
112Après la séquence du mbáú, les maîtres de l’úmbá qui assistent à la célébration et quelques aînés, membres de la classe des pères au village où se déroulent les rites, se rassemblent en secret dans une case située bien à l’est du village. Ils vont y préparer le lέlέ, un objet rituel avec lequel on dansera le dernier jour. Comme cette préparation se poursuivra avec davantage de cérémonie dans la soirée du jour suivant, nous y reviendrons plus loin. Cela nous évitera de trop disperser les données. Pendant ce temps, quelques maîtres de la circoncision passent en revue, dans un coin de la case rituelle, les objets ɓaphέlέá avec lesquels les femmes danseront le mosimbo durant la nuit. Après s’être assurés que la série est complète, ils inviteront le président à venir bénir ces objets (3.2.5.a).
5.2.4. Le mosimbo, nuit des femmes
113a) Le dernier mosimbo du cycle ne diffère de celui des célébrations ordinaires que par une interruption en son milieu et quelques modifications à la fin. Nous ne considérerons donc que ces deux moments. Vers deux heures du matin on fait une assez longue pose durant laquelle les ɓagandjá, accompagnés de tous les hommes, se retirent au keamba, le lieu de réclusion en forêt. Arrivés là, les premiers se mettent à chanter à pleins poumons, tandis que les hommes les accompagnent avec les instruments ésotériques :
Katómbó, ndia ; | Katómbó, l’aigle ; |
ɓakáe ndé ɓandia ; | les durs sont des aigles ; |
ɓákámana mɔngɔ. | ils ne se battent pas à plusieurs reprises. |
114Comme le léopard, l’aigle renvoie à la fois à la cruauté et à l’endurance, et les rites qui ont lieu lorsqu’un de ces animaux a été tué constituent une occasion pour les hommes de revivre ces traits de caractère (4.3.3.i, 104/-164/ ; cf. 1980, p. 43). Si le chant fait allusion ici aux souffrances endurées dans le passé, lors de la lutte menée une fois pour toutes avec le kaɓíε, il n’en contient pas moins une provocation à l’endurance pour le présent. De fait, dès que les ɓagandjá ont cessé de chanter, et tandis que le kaɓíε et les autres instruments ésotériques continuent de jouer, ils se mettent à se fustiger les uns les autres jusqu’au sang avec des baguettes qu’ils avaient préparées. Après cette fustigation, les hommes s’en retournent au village où les femmes les attendent, une certaine inquiétude au cœur, pour reprendre le mosimbo. Les bagandjá, eux, resteront au keamba jusqu’au matin.
115b) Au petit jour, lorsque tous les objets ɓaphέlέá ont été transportés par les danseuses du mosimbo de la case rituelle au panier placé de l’autre côté du large cercle formé par l’assistance, et auprès duquel s’étaient assises l’aɓóí et la mère des deux jeunes gens qui seront circoncis au pied du mbáú, l’arbre transplanté au village, le mέná-gandjá sortant vient prendre auprès de sa femme la place des deux mères. Il ressort alors l’un après l’autre tous les objets du panier, les passe à l’aɓóí qui les donne à son tour à l’une des danseuses. Ces dernières les ramènent à la case rituelle. Pendant qu’elles transportent les premiers d’entre eux, les feuilles nouées d’akɔú qui pendaient au collier porté par les femmes à la pêche du maningé, on chante les louanges de l’aɓóí sortante, sous un de ses titres les plus honorifiques :
Agaba, o, | Ô, agaba, toi qui distribues tes biens, |
nké ndé ngɔlέ ; | femme exemplaire ; |
aogaba n’aphé. | elle distribue même en chemin. |
Agaba, o, | Ô, agaba, |
nángá koɓέ ogaba, | même si tu distribues, |
kógabεkú ndjen’ákɔ. | ne distribue pas ta vulve. |
116Ces feuilles nouées renvoient, on s’en souvient, aux sachets de nourriture cuits dans la cendre par les femmes pour les hommes, mais elles désignent en même temps l’intimité sexuelle de la femme (3.2.4.b). Or, si l’on attend de l’aɓóí des qualités d’accueil et de partage, elle reste soumise à une fidélité conjugale absolue. On peut donc dire que ce petit chant opère, à propos de l’aɓoí, une dissociation entre les deux référents symboliques des feuilles avec lesquelles on danse.
117Le chant qui accompagne le transfert des autres objets reprend l’image du calao. On sait que tout le mosimbo est une mise en scène de la manière dont cet oiseau nourrit sa femelle enfermée au creux d’un arbre (l’aɓoí près du panier) et ses petits (les ɓagandjá) avant que ceux-ci ne puissent voler. À présent que le cycle est achevé et que les jeunes gens, qui viennent de se montrer pleinement aguerris, vont s’en retourner définitivement chez eux, tout peut repasser en sens inverse. C’est pourquoi tous les objets du panier sont renvoyés vers la case rituelle. Seulement à ce moment on voit aussi resurgir, dans le chant comme dans la réalité, la question de la succession, posée déjà lors du makpatíma par la danse alíɓɔndjá (5.1.5.d). Bámodambó est un nom fictif et quelque peu risible dont se désigne souvent celui sur qui retombera la succession.
Ntuphú aɔphεlεa. | Le calao transporte ses objets. |
Anímbé atshígí ne ? | Qui est-ce qui restera avec (le gandjá) ? |
Bámodambó ! | Ce sera Bámodambó ! |
Bámɔεí ne ! | Le ‘C’est-sur-moi-qu’on-s’est-déchargé-de-la-chose’ ! ! |
118C’est sur ce thème, qui sera repris plus loin encore par la séquence ntuphú aokpukpua, « le calao jette tout hors de son nid », que s’achève le mosimbo.
5.3. Le deuxième jour, la mise à mort du mέná-gandjá
5.3.1. Le défilé des ɓagandjá
119Dans la matinée qui suit le mosimbo, après que les gens ont pris un peu de repos, on perçoit tout à coup le battement régulier d’un tambour. Ce sont les ɓagandjá qui sortent de forêt et serpentent en file et d’un pas lent à travers le village. Ils ne portent qu’un bout d’étoffe serré autour des reins, de manière à ce que les plaies, les oedèmes et les traînées de sang dus à leur fustigation nocturne soient pleinement visibles. Les femmes et les enfants se précipitent pour les voir, essayant d’imaginer tout ce qui a dû se passer. Les hommes, eux, prennent un air plus détaché, comme pour laisser entendre que tout ça n’est pas bien grave. Comme on l’a dit plus haut, ce défilé est à voir en contraste avec celui de la veille.
5.3.2. La mort du mέná-gandjá sortant et de l’aɓóí
120a) On procède ensuite à la symbolisation de la mort du mέná-gandjá et de l’aɓóí. Si celle du premier se fait de la même manière, à quelques détails près, dans les régions de Lubutu et de Kelenga, ce n’est pas le cas pour la mort de l’aɓoí. À Kelenga, la mise à mort de celle-ci est assez semblable à celle de son mari, et les deux morts ont lieu en même temps. À Lubutu, elles diffèrent et, comme les femmes ne sont pas autorisées à assister à certaines séquences ayant trait à la mort du mέná-gandjá, on commence par mettre en scène celle de l’aɓoí. Cela se fait, dans cette dernière région, au moyen d’une série d’images des plus expressives et dont chacune constitue la négation ou une inversion de ce que l’on attend normalement de la femme d’un mέná-gandjá. Alors que la tâche principale de l’aɓóí est d’accueillir les hôtes de son mari en allant leur chercher de la nourriture et en la leur préparant, elle est assise, maintenant, dans la case rituelle, entièrement badigeonnée de blanc, la couleur de la mort, devant un foyer éteint sur lequel repose un pot vide, recouvert d’une feuille morte. Le seul mouvement qu’elle fait est de raviver les braises éteintes en agitant lentement et sans arrêt une autre feuille morte. Sur son dos on a fixé le panier avec lequel elle ramenait la nourriture de son champ. Seulement, il est rempli de grosses pierres. Elle reste ainsi, pendant une heure environ, silencieuse, le regard perdu dans le vide, sans même savoir ce qu’il y a dans son panier ou dans son pot. Une fine corde rattache son collier à un des poteaux de la case — mais non pas le poteau central qui sera réservé à son mari. Parmi les femmes, seules les autres aɓoí peuvent assister à la scène ; elles sont assises autour de leur consœur ; parmi les hommes il n’y a que ceux qui ont engendré qui peuvent être présents. Au dehors on entend le crieur du rituel clamer : Aboi akú, aboi akú !, « L’aɓóí est morte, l’aɓóí est morte ! »
121Pendant ce temps on dépose des feuilles sèches de bananier, nommées ephóɓé, au pied du poteau central et on y étend, tout recouvert de blanc comme l’aɓóí, le mέná-gandjá sortant. Il est mis sur le ventre, la tête vers le poteau central. Une branche flexible, fixée à celui-ci et au bout de laquelle est attachée une corde, retient son collier vers le haut, comme s’il était mort par strangulation. C’est, on s’en souvient, le genre de mort dont il avait été menacé, avec sa femme, au moment où ils recevaient ce même collier en signe d’investiture (4.4.2.d). Mais on notera aussi que si l’on recourt à cette image de la mort plutôt qu’à d’autres, c’est parce que c’est le genre de mort qui met le moins les relations sociales en cause. Relevant normalement de la volonté du défunt lui-même, il n’exige pas la recherche d’un responsable et tout ce qui s’ensuit (cf. 1979a). Cet aspect des choses garde son importance même au niveau symbolique (voir p. exemple 33/ dans la révélation qui suit). D’autre part, le bananier vert étant un des principaux symboles de vie, ses feuilles mortes signifient en quelque sorte doublement la mort (5.2.2.f). Le mέná-gandjá a également le corps recouvert d’un morceau de tissu traditionnel en écorce battue au-dessus duquel on a étendu son pagne de danse. Sitôt qu’il est installé de la sorte et entouré de ses confrères, on entend au dehors résonner les cris : Mέná-gandjá akú, mέná-gandjá akú !, « Le mέná-gandjá est mort, le mέná-gandjá est mort ! »
122Plutôt que d’installer l’aɓóí devant des braises éteintes, on l’étend, à Kelenga, sur des feuilles mortes de bananier comme son mari. Seulement elle est placée près d’un poteau secondaire et au lieu d’être rattachée à celui-ci par son collier, elle l’est par la main, ce qui évoque la façon dont étaient traitées, par le passé, les femmes accusées d’avoir provoqué la mort de leur mari (cf. 1979a, pp. 28-29).
123Si en elle-même cette ritualisation de la mort est impressionnante, empreinte de gravité, l’ambiance est tout autre. Des remarques des mέná-gandjá ou des aɓoí présents provoquent de fréquents éclats de rire. Ainsi l’on entend dire tout à coup à propos du « défunt » ou de sa femme : « Quel est cet animal crevé ? » ou « Alors, quand va-t-on les dépecer ? » ou encore « Remarquez comme il sent déjà mauvais ! » Ce sont là les formules stéréotypées requises, selon la coutume, de la part de ceux qui entretenaient avec un défunt des relations à plaisanterie (cf. 1980, p. 139).
124À l’extérieur le contraste est plus marqué encore. Devant les deux montants de l’entrée de la case rituelle, qui a été barricadée pour que ne puissent pas y entrer ceux qui ne sont pas autorisés à assister à la scène, un mέná-gandjá et une aɓóí, qui ne sont pas mari et femme, ont pris place. Ils ont chacun un van devant eux. Les gens, après avoir appris le décès des sortants, viennent y déposer leur obole : les hommes dans celui du mέná-gandjá, à l’adresse du défunt, les femmes dans celui de l’aboi, pour la défunte. Les veufs et les veuves, et tous ceux qui ont enfanté des jumeaux doivent déposer de l’argent dans les deux vans. Le mέná-gandjá et l’aɓóí proclament tout haut ce que chacun est venu déposer dans le van qu’il a devant lui et, en principe, les deux vans doivent contenir autant l’un que l’autre. À part cela, il leur est interdit de parler. Seulement ils doivent adopter entre eux un comportement à plaisanterie. Ils le feront en se touchant l’un l’autre — les « jeux de mains » — en chipant de l’argent dans le van l’un de l’autre ou en y jetant des saletés.
125D’autre part, on voit régulièrement des mέná-gandjá et des aɓoí sortir de la case rituelle par derrière et se lancer des injures portant sur le sexe (εphɔti) ou mêler de façon grotesque des pleurs et lamentations simulés à des comportements outrageant la décence. On verra, par exemple, un mέná-gandjá se promener à travers le village, tenant un bout de bois sous son pagne et jouant à l’incirconcis qui hurle, le pénis en érection, parce que, maintenant que le mέná-gandjá est décédé, il ne sait plus où il doit se faire traiter. Mais revenons à l’intérieur de la case.
126Dans la région de Lubutu, après que l’aɓóí sortante est restée pendant un moment dans la position décrite ci-dessus, le mέná-gandjá président s’approche d’elle et commence par lui faire deviner le montant de la somme récoltée pour sa mort. Dès qu’elle a dit juste, il s’écrie : Yéyáni phɔ gandjá ! « Acclamez un peu le gandjá ! » à quoi tous ceux qui sont présents répondent par un puissant « iê ». Pouvoir nommer ou identifier un objet est le signe qu’il vous appartient ou qu’il vous est rattaché d’une façon particulière, et c’est pour manifester ce lien que les Komo recourent souvent à la divination durant les rites (3.2.4.d). Toutefois, cet argent qui constitue en quelque sorte la contre-valeur de la fonction de l’aɓóí, revient, avec celui qu’on a récolté pour son mari, au mέná-gandjá qui les a installés dans leur fonction, ou à son successeur. Ce dernier brise alors, en tournant le dos à la femme, le collier qui la tenait attachée au poteau de la case. On se souvient qu’au moment de l’investiture il avait été enlacé autour de son cou de manière à ne plus pouvoir être retiré. L’aɓóí quitte ensuite la case rituelle avec ses consoeurs, laissant les hommes poursuivre entre eux la ritualisation de la mort de son époux dans la séquence du pangolin. À Kelenga la même séquence s’appliquera aux deux.
127b) Tenant chacun un bâtonnet en main, les mέná-gandjá se sont accroupis autour de la dépouille mortelle de leur confrère. Tour à tour, ceux qui parmi eux ont déjà achevé un premier cycle, rabaissent sur leur front leur chapeau fait du cuir du petit crocodile et, partant d’un peu plus loin, ils se mettent à marcher à quatre pattes, faisant semblant de chercher le cadavre. Le chapeau est mis de telle façon que sa forme en cône tronqué prolonge la tête de ceux qui exécutent le rite comme d’un museau semblable à celui du pangolin, tandis que le plumet qui surmonte le chapeau fait songer à la langue ronde et pointue qui sort de la gueule de l’animal. Celui-ci a d’ailleurs donné son nom à la séquence. Pour parfaire l’analogie, les mέná-gandjá tiennent, lorsqu’ils avancent ainsi sur le sol, leur chasse-mouches rituel entre les mains. Les brindilles de l’instrument sont en effet souvent comparées aux longues griffes du pangolin (4.3.3.i, 104/-164/). Ils tiennent également une peau de genette entre les dents. Lorsqu’en cherchant le cadavre, un mέná-gandjá incarnant le pangolin s’écarte trop de la bonne direction et, ce faisant, se rapproche des maîtres de la circoncision qui entourent le défunt, ceux-ci frappent le sol de leur bâton pour remettre la bête effrayée sur la bonne voie. Celle-ci finit alors par passer à califourchon au-dessus de tout le corps du mέná-gandjá défunt, à commencer par les jambes, et fait semblant de le dévorer à mesure qu’elle avance. Arrivé à la hauteur de la tête, celui qui joue le rôle du pangolin coupe une mèche de cheveux de son confrère défunt.
128Après avoir eu chacun son tour, les mέná-gandjá font de même, dans la région de Kelenga, à l’endroit de l’aɓóí, mais ils le font de manière bien plus expéditive. Lorsque tous sont passés au-dessus d’elle, on coupe la corde qui lui rattachait la main au poteau de la case et on la prie de se retirer.
129La signification exacte de cette séquence est moins aisée à dégager que celle de bien d’autres. Une donnée dont il faut certainement tenir compte est que la case rituelle est souvent identifiée au trou du pangolin (voir l’invocation de 3.1.7.b). On pourrait supposer, à partir de là, que la séquence est à voir comme une mise en scène de l’étonnement de l’animal rentrant dans son trou et y découvrant un cadavre. Mais il y a plus que cela en jeu, car le pangolin finit par dévorer le mort et lui prélever une mèche de cheveux. C’est en raison de cet acte que le pangolin est ressenti comme un danger par les mέná-gandjá présents et que ceux-ci l’écartent d’eux. Les maîtres de la circoncision sont d’ailleurs conscients de cette dimension de la séquence et l’expliquent comme représentant la vengeance du pangolin. Les mέná-gandjá, disent-ils, ont introduit cet animal dans le rituel de la circoncision et se prétendent les seuls à pouvoir manger, lorsqu’il est tué, les parties que l’on désigne comme ɓokútu. C’est donc au pangolin, cette fois, à s’en prendre à celui des mέná-gandjá qui a été mis à mort. Les autres, étant encore en fonction, gardent leur autorité sur lui et lui font donc peur. Si cette vengeance a été attribuée au pangolin plutôt qu’au petit crocodile dont les mέná-gandjá se sont également réservé le ɓokútu, cela peut être dû au rapport qu’il y a précisément entre la case rituelle et le trou de l’animal, ou encore à la raison plus fondamentale que le petit crocodile est trop manifestement présent déjà dans le cuir du chapeau pour que l’on ait encore la discontinuité métaphorique nécessaire à l’élaboration d’une activité symbolique.
130Certains mέná-gandjá de la région de Kelenga nous ont même dit qu’en fait ce n’était pas le pangolin qui dévorait le défunt, mais le léopard. Cela ne répondait pas du tout, selon eux, aux mœurs du premier et permettait, en revanche, d’expliquer pourquoi l’homme qui exécutait le rite devait tenir une peau de genette entre les dents. Ayant le même pelage que le léopard, celle-ci est appelée son « petit frère » — c’est ainsi qu’on distingue habituellement des animaux qui se ressemblent mais qui diffèrent par la taille. Seulement la genette est l’incarnation même de la notion de ɓɔmbá, qui signifie « ramper avec prudence vers sa proie de sorte que celle-ci ne puisse s’échapper », et c’est lorsqu’il s’agit, comme ici, d’exprimer cette idée que l’on prend la peau de l’animal dans la bouche. D’autre part, l’idée d’une référence au léopard pourrait avoir été suggérée par le texte initiatique qui suit, et qui fut prononcé dans cette même région de Kelenga, encore que dans ce texte la référence aille plutôt en sens inverse. Le mέná-gandjá défunt y est lui-même présenté comme un léopard dangereux auquel on a tendu un piège parce qu’il dévorait tous les jeunes incirconcis du village. Mais peut-être y a-t-il une limite à la logique dans les références symboliques.
131De toute manière, qu’il s’agisse du léopard ou du pangolin, cette double référence est importante dans la mesure où elle paraît s’inscrire dans un rite à caractère transformatif et révéler en même temps la présence de cet aspect. Dans des rites de ce type, la transformation s’exprime fréquemment au moyen d’images où ce qui symbolise une étape antérieure de la vie est englouti par ce qui représente la suivante. Or le nouveau statut qu’acquerra le mέná-gandjá défunt, à la fin des rites de sortie, est précisément marqué par le chapeau en cuir du petit crocodile dont la forme évoque le museau du pangolin et par un collier souple auquel seront suspendues des dents de léopard. Ce dernier remplacera le collier de bois entouré des peaux du singe osephe et de l’écureuil ɓungú, le masámba. On a vu que seuls les mέná-gandjá ayant atteint cette seconde étape et en portant les emblèmes pouvaient « dévorer » leur confrère. La coupe des cheveux exprime, elle aussi, la même idée de rupture par rapport à une étape antérieure (3.5.4.). À propos du mέná-gandjá sortant on la retrouvera plus loin, exploitée avec plus de nuances.
132c) Dans la région de Kelenga, les ɓantεndε qui ont pu assister à la séquence du pangolin sont invités ensuite par celui qui préside à prendre place autour de la dépouille mortelle afin d’apprendre la signification de celle-ci. Cette révélation suit le procédé habituel ; elle se fait à travers une série d’images évoquées puis mises en question tour à tour, et s’achève sur un petit conte. Voici le texte de celle qui fut faite par Katumbu lors de la sortie de charge d’Olumbɔ (5.1.5.a) :
1/ Ekénde ? | Qu’est-ce que cela ? |
2/ Nyama síná mbé akú mɔnɔ, | Quel est cet animal mort, |
3/ kaɓéndé ákέ alé, | dont la dépouille non dépecée gît ici, |
4/ keɓéndé ákέ aɓímbíkáni ? | dont la dépouille non dépecée forme ce petit monticule ? |
5/ N’a ndé nyama ɓáte ? | Et serait-ce bien un animal, croyez-vous ? |
6/ Amánde nyama ? | Est-ce bien un animal ? |
7/ Kákέ ngandó ámbé aɓándí ndé, | N’est-ce pas un crocodile qui est là, les pattes écartées, |
8/ k’étái ; | sur une roche ; |
9/ ǎmbé aɔɔta mání ? | qui est là à se réchauffer au soleil ? |
10/ Bamákiphóphó-iphó | Les papillons |
11/ ɓáíndí k’áphéánɔkɔ âkέ. | sont tout noirs (nombreux) dans sa gueule. |
12/ Báúndɔ aóphúta, | Ce sont eux qu’il happe, |
13/ ɓamákiphóphó-iphó, | les papillons, |
14/ ɓî aɓándí mɔnɔ. | tandis qu’il est là, les pattes écartées. |
15/ N’a ndé ngandó ɓàte ? | Et serait-ce bien un crocodile, pensez-vous ? |
16/ Kákέ mbongó ámbé ? | N’est-ce pas un éléphant qui est là ? |
17/ Kákέ am’éoka ámbé, | N’est-ce pas celle-qui-se-façonne qui est là, |
18/ ǹk’á mbongó ? | la femelle de l’éléphant ? |
19/ N’a ndé am’éoka ɓáte ? | Et serait-ce bien celle-qui-se-façonne, croyez-vous ? |
20/ Kákέ bati ? | N’est-ce pas le grand mâle du troupeau ? |
21/ Bati yέ ; | C’est bien lui, le grand éléphant mâle ; |
22/ ǎmbé agú mɔnɔ. | lui, qui est venu s’effondrer ici. |
23/ A ɓó ɓáte ? | Est-ce bien ainsi, pensez-vous ? |
24/ amánde bati ɓáte ? | Est-ce bien le grand mâle du troupeau, croyez-vous ? |
25/ Be mɔnɔ omúba ḿkpá ndê ? | Connaissons-nous seulement cet homme ? |
26/ Nyama ndé á kebélé mɔnɔ ǎmbê. | C’est de la viande pour le travail des champs en commun, qu’on voit ici. |
27/ Nyama ndé mɔnɔ a ndé nyama sina ? | Cet animal que voilà, c’est quel animal ? |
28/ Mókó ndê ? | Ce gaillard ? |
29/ Ekénde abiki mɔnɔ okúá ne ? | De quoi est-il bien venu mourir ? |
30/ Ání mbé abiki mɔnɔ okúsa mókó ndê ? | Qui donc a bien pu venir tuer ce gaillard ? |
31/ Ání mbé ankúsí mɔnɔ mókó ndê ? | Qui est-ce qui a tué ce gaillard ? |
32/ N’a ndé mkpá ámbé ankúsimánde mbé bàte ? | Et serait-ce vraiment une personne qui l’aurait tué, pensez-vous ? |
33/ Υέ ámbé ékúsání tshátshákâkέ. | C’est lui qui s’est tué de par lui-même. |
34/ Kákέ mabiángá ámbé ? | N’est-ce pas un léopard qui est là ? |
35/ Mabiángá má yε. | Oui, c’est bien un léopard. |
36/ Kákέ mabiángá ámbé a mɔ ogoa ɓamémé ndê ? | N’est-ce pas ce léopard qui vient toujours attraper les chèvres ici ? |
37/ Mabiángá ámbé a mɔ ogoa bamέmέ. | Oui, c’est le léopard qui vient toujours attraper les chèvres. |
38/ Kákέ nk’àkέ ǎmbɔsí aúmbí mɔnɔ to ká kubu étái ? | N’est-ce pas sa femelle là-bas, qui se repose dans ce trou de roche ? |
39/ Nk’ákέ ǎmbɔsí aúmbí tɔ ká kubu étái. | Oui, c’est bien sa femelle qui se repose là-bas dans ce trou de roche. |
40/ Kákέ ámbɔ adó mɔnɔ tɔ ɔbέɗa ɓana nyama, bana ɓamέmέ ndéáni ndê ? | N’est-ce pas lui qui, d’habitude, venait attraper les jeunes animaux, les jeunes chèvres d’ici ? |
41/ Dádó oga ɔbέɗa bana banyama. | Oui, il s’en venait prendre les jeunes des animaux. |
42/ Kákέ úndɔ ɓagɓεga ɓáotshá matshá-l-ákέ ? | N’est-ce pas lui dont les vieux disent tant de mal ? |
43/ Báɓaogea éndê : « Beomɓá namabiángá ndé bo ? » | Ils se disent : « Que deviendrons nous avec ce léopard ? » |
44/ Bagɓεga ɓáogea : « Beogea ɓo ? | Les vieux disent alors : « Que faire ? |
45/ Benameănde mabiángá ndê ? | Aurons-nous la vie sauve avec ce léopard ? |
46/ Benameănde mbé ? | Aurons-nous la vie sauve avec lui ? |
47/ Agéye na k’ékíndí-kíndi búbúi. | Il a déjà emporté tous nos tisons ardents. |
48/ Agéy e na kà mbata búbúi. | Il a déjà emporté tous nos tabourets. |
49/ Begeănde bo ? » | Qu’allons-nous faire ? » |
50/ Áogea : « Bo gotó ogea ɓo ? | L’un d’eux dit alors : « Que ferez-vous en retour ? |
51/ Bondeketănde má ɓéndê ? | Le laisserez-vous continuer ainsi ? |
52/ Mbé ɓókósí ánú ? | Ne serez-vous pas tous exterminés alors ? |
53/ Mbé kánɔgɔɓǎnde má ánú ? | Ne nous achèvera-t-il pas tous dans ce cas ? |
54/ Mbέɗáni y έ ɓóduε kà kpatikana ndɔ. | Attrapez-le et coincez-le en cet endroit serré. |
55/ Boɓaodúa ká mɔtshέngέáná. | Il faut que vous le coinciez dans le couloir entre deux cases. |
56/ Báɓaotshuma ɓagá wa. | Qu’on y dresse une palissade. |
57/ Báɓaɔɔlia ɓagá ndɔ wa. | Qu’on y aligne des cloisons. |
58/ Báɓaɔbέɗa ngbɔngbɔ á mokómbé, | Qu’on prenne un tronc du bananier mokómbé, |
59/ ɓáomakea ká u ; | et qu’on l’y place ; |
60/ ɓáobísa ká u, | qu’on l’y fixe, |
61/ ká kpɔɗi. » | dans le piège. » |
62/ Wáúndɔ mókó ndɔ atókí ; | Là-dessus notre gaillard sort (de la forêt) ; |
63/ wáúndɔ mabiángá atókí, | là-dessus le léopard sort de forêt, |
64/ áɓaobika. | et il arrive. |
65/ Ábaogea : « Hɔ, ne gotó oɓá na kpeu ndé ɓo ? | Il se dit : « Ho, faut-il que je me trouve de nouveau ainsi sans frippe ? |
66/ K’áni nké amá tɔ olálaga ɓéndê ! | Et ma femme qui va toujours se coucher ainsi (sans manger) ! |
67/ Na ǎmbósí alúmbí mɔnɔ ndê ! | Et elle qui reste ainsi sur place ! |
68/ Nà ɓaníkí ákέ ɓánáotátaga ndê ? | Ne sont-ce pas ses enfants qui pleurent ainsi ? |
69/ Kémó ο gotó oga ɔmbέɗa k áni kà ɓakpá ? | N’irais-je pas de nouveau me prendre quelqu’un parmi les hommes ? |
70/ Négέ nέmbεɗε k ani ká bakpá. | Oui, il faut que j’aille me prendre quelqu’un parmi les hommes. |
71/ Nébikέ nέmbεɗε, némakéε k’ani ká kubu ndé nké ndéámɔ a mɔ ká u. | Il faut que je vienne en prendre un et que j’aille le jeter dans ce trou dans lequel reste ma femme. |
72/ Nké ndéámɔ alémá na kpeu ; ábikέ ánjeε. » | Ma femme est allée se coucher sans manger de viande ; qu’elle vienne en manger. » |
73/ Ábaobika. | Le voilà qui arrive. |
74/ Káɓaobik’ákέ ? | Ne voilà-t-il pas qu’il arrive ? |
75/ Wáúndɔ aobika. | Oui, là-dessus il arrive. |
76/ Ayé tɔ ká bik’ákέ, | Et lorsqu’il est arrivé, |
77/ áɓaobika, áongia ká mɔthsέngέana | il vient et s’introduit dans le couloir entre les cases. |
78/ Bî amɔongia ká kpɔɗi, | Et au moment où il rentre dans le piège, |
79/ mbuk’á mokómbé ndɔ áɓaɔmɓέta. | le morceau de bananier lui tombe dessus. |
80/ Kpɔɗí úndɔ ábaombέta. | Le piège lui tombe dessus. |
81/ Yéyáni phɔ kaɓogé ! | Acclamez un peu le kaɓogé ! |
82/ Tous : Íê.. ! | Tous : Íê.. ! |
7/-15/ Nous avons ici une nouvelle allusion au mythe des deux crocodiles (4.4.3.h, 79/-86/ ; i, 249/-274/) dans lequel le plus grand des deux sauriens est présenté comme dévorant les jeunes gens les papillons — dont on lui a confié la circoncision. Précédant 7/, 5/-6/ attestent la difficulté classificatoire qui a fait du crocodile un symbole tout indiqué pour les rites de transition.
17/-19/ Am’éoka, « Celle-qui-se-façonne-elle-même » est un des noms donnés à la femelle de l’éléphant dans les chants du mala, le rituel des chasseurs d’éléphants. Faisant allusion à la grosseur phénoménale de la bête lorsqu’elle est pleine, alors qu’elle ne met jamais bas plus d’un jeune à la fois, et jouant, comme les Komo aiment le faire, sur les assonances entre ɓogɓúngɓú, la grosseur, mbongó, l’éléphant, et mbungu, le pot en terre cuite aux parois fort arrondies que façonnent les femmes, on y chante :
Am’éoka, nk’á mbongó, | Toi-qui-te-façonnes-toi-même, femelle de l’éléphant, |
okú na ɓogɓúngɓú | te voilà morte avec ta grossesse |
na kɔɓɔkɔtí ophásá. | sans que tu aies mis bas des jumeaux. |
Ce nom comporte, de surcroît, une assonance entre éoka, se façonner, et eoká, hache, qui, selon certains, permet un rapprochement entre l’animal et le maître de la circoncision. De fait, le couteau de l’opération est souvent comparé à une hache, comme le pénis incirconcis l’est à du bois mort. L’image de l’éléphant poursuivrait, par là, celle du crocodile dévorant les papillons.
20/-26/ Bati, l’éléphant mâle qui guide le troupeau, intervient souvent comme symbole des dignitaires (4.3.1.c, 56/-60/). Il est donc normal que, de l’image de l’éléphant femelle, celui qui fait la révélation passe à celle du mâle, comme il est logique aussi que de l’abondance de viande, qu’évoque toujours un éléphant, il passe à l’idée du grand repas que doit préparer pour tous ceux qui lui aménagent un champ, la personne qui les a embauchés (26/).
28/-80/ La comparaison entre le mέná-gandjá et le léopard, dont, comme on l’a vu plus haut, les maîtres de la circoncision qui ont achevé un premier cycle portent une série de dents à leur collier, est claire, à quelques détails près. 38/, 66/ et 72/font allusion à l’aɓóí étendue à terre, du moins dans la région de Kelenga, à quelques mètres de son mari. Bana nyama ou ɓana ɓanyama, « les jeunes (des) animaux » (40/-41/), renvoie souvent, dans le langage de la circoncision, aux jeunes gens à circoncire. Les tisons et les tabourets (47/-48/) sont les objets qu’on laisse traîner dehors, la nuit, après que les gens qui ont passé la soirée autour des feux sont rentrés. Ils se prêtent par là à désigner les jeunes incirconcis qui courent partout au village sans que personne y prenne garde. Kpɔɗí (54/-61/, 77/-80/) est un piège dans lequel l’animal, attiré par un appât à travers un passage étroit, déclenche par son passage le levier qui retient une masse. Faite habituellement d’un morceau de tronc de bananier (mokómbé) dans lequel on a fixé le fer d’une lance, celle-ci s’enfonce alors dans le corps de la bête. Kpeu (65/, 66/, 72/) désigne le manque d’aliments, ordinairement de la viande ou du poisson, que l’on prend avec la nourriture de base et qui assaisonnent celle-ci. Le repas principal se prenant le soir, l’indigence s’exprime par l’idée de devoir se coucher sans avoir mangé.
133Les images qui dominent la révélation présente ont apparemment plus en commun que celles des révélations précédentes. Cela pourrait ne pas être entièrement fortuit. Même s’il ne s’agit que de la mort rituelle d’un mέná-gandjá, celle-ci est lue à travers le rapprochement de ce dernier avec trois animaux, le crocodile, la femelle de l’éléphant et le léopard, tués pour avoir tué ou blessé, c’est-à-dire pour avoir abusé de la confiance des autres et de leurs propres pouvoirs. De plus, là où l’idée de rétribution est la plus explicite, à savoir dans le cas du léopard — dans les deux précédents la mort des animaux n’est suggérée que par celle du mέná-gandjá qui leur est comparé — on voit intervenir des nuances restrictives importantes. Il est souligné, en effet, que les hommes n’ont fait que se défendre contre ces abus et que l’animal meurt par sa propre faute, et ceci non seulement sur le plan moral, en ce sens qu’il s’est rendu coupable, mais aussi par sa faute physique (33/, 73/-80/). Nous avons fait remarquer plus haut que la mise en cause des relations et des responsabilités sociales à l’occasion d’un décès réel sont telles qu’elles influencent aussi le choix ou l’orientation des images lorsqu’on se meut dans le domaine symbolique. En fait, cela laisse supposer l’existence, chez les gens, d’un sentiment sous-jacent selon lequel, aussi bien pour ce qui est de la mise en garde contre les abus de pouvoir dans le cas des mέná-gandjá que pour la manière de lire la mort de celui-ci, le symbolisme pourrait bien être fort proche du réel. Que l’on se souvienne de la signification de la poule étranglée aux pieds des yendji (4.3.3.e).
134d) La séquence du pangolin a ratifié la mort du mέná-gandjá sortant. On pourra donc lui retirer à présent son collier (phúíá masámba), l’attribut principal de ses fonctions. Dans une invocation adressée aux ancêtres et à tous ceux qui sont présents, le président commence par demander que cela puisse se faire sans qu’il s’ensuive rien de fâcheux pour le sortant, mais qu’au contraire il soit sain et sauf. On assied alors ce dernier contre le poteau central de la case, on resserre la corde par laquelle son collier est rattaché à une branche flexible fixée au poteau, puis le président révèle aux ɓantεndε la signification de la séquence qui va suivre. Cette révélation s’articule en fait sur trois assimilations majeures, sur la dernière desquelles viennent se greffer deux autres. Les trois premières sont courantes ; elles assimilent d’abord le mέná-gandjá avec son collier au poteau central contre lequel il a été adossé et au haut duquel le collier est habituellement suspendu à un des bâtonnets qui forment une gerbe en son sommet. À leur tour le poteau et le collier sont assimilés à l’arbre ntshóndjá. Présentant certaines des caractéristiques du phɔyɔ (4.4.2.e), celui-ci abrite comme lui dans ses branches le grand scolopendre mosombo, qui peut s’enrouler sur lui-même à l’image du collier, et dont la piqûre est fort dangereuse. La deuxième chaîne d’assimilations part de ce scolopendre, passe par le scorpion qui, lui aussi, pique dangereusement en se retournant sur lui-même, et aboutit au serpent mɔphi. En dehors du fait qu’il s’enlace autour des branches, ce dernier a comme particularité que soudainement il s’en détache et tombe à terre. Ce trait lui a valu son nom, dérivé du verbe ɔphá qui signifie à la fois sauter et lâcher et qui s’applique en premier lieu aux grosses gousses de certains arbres, de la famille des légumineuses, qui tout à coup éclatent et tombent. Par ailleurs, le nom mɔphi a été donné également au martin-pêcheur. Celui-ci aussi se détache tout à coup de la branche sur laquelle il était perché et fonce dans l’eau. C’est parce que le terme peut s’appliquer à cet oiseau que la révélation a dû spécifier que c’était du serpent qu’il s’agissait (22/).
135La révélation elle-même décrit un double mouvement, montant et descendant. Dans la première phase, c’est le scolopendre qui, parmi les trois animaux auxquels a été identifié le collier, reçoit l’accent, tandis que le serpent mɔphi le reçoit dans la seconde. C’est que le premier mouvement constitue davantage une allusion à l’investiture et que, à ce moment, l’identification avec le scolopendre en tant qu’habitant de l’arbre ntshóndjá importait plus (4.4.2.e). Dans la révélation on voit donc celui-ci monter dans l’arbre, vers une touffe de verdure où il veut rester, la touffe renvoyant à la gerbe de bâtonnets au sommet du poteau central, de même qu’à la chevelure du mέná-gandjá, alors que l’idée de demeurer renvoie à la durée du cycle. En revanche, le second mouvement se rapporte à l’enlèvement du collier, à la fin du cycle ; et ici l’image du serpent mɔphi se prête mieux pour rendre la manière dont celui-ci sera ôté. De plus, c’est, dit-on, sous l’effet du soleil que le reptile se détache (40/-41/). Or, on sait que le soleil est associé au rouge et que la fin du cycle correspond à la mise en rouge du mέná-gandjá sortant.
136Pour mettre tous ces symboles en jeu sous une forme narrative, il fallait, d’une part, que le serpent montât à la suite du scolopendre et que, de l’autre, il soit aussi le dernier à quitter sa place. On peut même dire que c’est autour du cou du mέná-gandjá que les deux animaux se substituent l’un à l’autre (26/) et que s’opère le renversement du mouvement.
137De toute manière, il est clair que les symboles mis en œuvre ici se situent à l’intérieur d’un champ sémantique restreint et spécifique, et qui l’est d’autant plus clairement qu’il n’est fait aucune allusion, ni dans la révélation présente, ni au moment où le collier fut conféré, à la signification du singe osephe et de l’écureuil ɓungú, qui en sont les éléments constitutifs, pas plus qu’au mythe d’origine de la circoncision, dont le collier constitue une représentation. Cela confirme ce qui a été dit plus haut au sujet des révélations (4.3.1.c ; 4.3.3.j). Elles sont à voir avant tout comme des élargissements culturels de type métaphorique. Dans la mesure où la culture tend à envahir tout l’espace signifiable, ces élargissements peuvent se profiler en tout sens et sont inépuisables. La révélation suivra donc nécessairement certaines voies appropriées au contexte. Le collier étant le symbole principal, ou du moins le plus visible, du pouvoir des mέná-gandjá, il était plus important ici de souligner la force de frappe qu’il recèle, en le comparant à trois animaux qui piquent dangereusement, que d’évoquer des animaux inoffensifs, tels que le singe et l’écureuil, dont la signification se situe ailleurs.
138e) Voici le texte de la révélation. Nous lui ajoutons quelques remarques de détail.
1/ Eké ma ndê ? | Qu’est-ce bien que cela ? |
2/ Ekénde ? | Qu’est-ce ? |
3/ Mé síná mbé amá omáma ? | Quel est cet arbre qui s’élève ? |
4/ Κá má ákέ ntshóndjá a má ámbê ? | N’est-ce pas l’arbre ntshóndjá que voici ? |
5/ Ǎmbé masεya ndé a mɔnɔ ká yε ? | Celui sur lequel on voit cette touffe de verdure ? |
6/ Mosombo amé mɔnɔ. | Voilà que le mille-pattes mosombo s’est mis en route. |
7/ A mɔnɔ obika, áolélénga ɓéi. | Le voici qui arrive ; il regarde l’endroit. |
8/ Áolélénga béi, dja. | Il regarde attentivement l’endroit. |
9/ Aolélénga maseya ndɔ, | Il regarde cette touffe de verdure, |
10/ áogea : « Masεya ndê, | et se dit : « Cette touffe de verdure, |
11/ kɔɔsɔmεana wáni, | si tu t’y caches, |
72/ kolálέ ákɔ ? » | ne pourras-tu pas bien dormir ? » |
13/ Mosombo á mɔnɔ oɓapha, | Le mille-pattes mosombo se met à monter, |
14/ áobika oika ká masεya ndê. | et vient s’installer dans cette touffe de verdure. |
15/ Wáúndɔ, ayé to bá wa, | Puis, après cela, |
16/ nkotó | le scorpion |
17/ áɓaomɓengea, | se met à le suivre, |
18/ ɓáɓaoga ɔphεkanaga ná yέ ko. | et va construire sa résidence là, auprès de lui. |
19/ Wáúndɔ, ayé to bá wa, | Puis, après cela, |
20/ mɔphi | mɔphi |
21/ á mono oɗápha | se met à grimper, |
22/ mbɔ ndjɔka. | le serpent. |
23/ A mɔ oɗápha, | Il se met à grimper, |
24/ ɓáoga oɓóndeana ná yέ. | et va prendre position auprès de lui (le mille-pattes). |
25/ Kɔ mɔ oɓínganaga, | Ne voilà-t-il pas qu’il s’enroule, |
26/ Kǎ mɔ oɓíngianaga ká kingo âkέ ? | qu’il s’enroule autour du cou de l’autre ? |
27/ Mosombo áogea : « Ho, oosiká omoɓengea kóni ? | Le mille-pattes mosombo dit alors : « Ho, tu recommences à me poursuivre ici ? |
28/ Omoɓengéi gotó kóni ? » | Tu m’as de nouveau poursuivi jusqu’ici ? » |
29/ Mosombo á mɔ okia. | Le mosombo se met à descendre. |
30/ Mosombo áɓaodida, | Voilà le mosombo qui descend, |
31/ à mono obika oika k’étundu. | et qui vient s’installer sur une termitière. |
32/ Á mono to oga oósa ká osa. | Il va y prendre un bon repos. |
33/ Á to oga oósa kúɓéi ká osa. | Il y va se reposer d’un bon repos. |
34/ Mɔphi ndɔ má yε, | Quant au serpent mɔphi, |
35/ ǎmbé éɓingianigi | celui qui s’est enroulé |
36/ ká kingo á muna Kaokóa, | autour du cou du fils de Kaokóa, |
37/ mɔphi | ce serpent |
38/ ǎmbɔ aomá ; | se dresse ; |
39/ ǎmbɔ aɔphɔki, | puis se détache tout à coup, |
40/ ɓî mání ndɔ | car le soleil |
41/ ambέɗi. | l’a frappé. |
42/ Ǎmbé aɔpha, | C’est bien lui qui se détache, |
43/ ǎmbé ébingianigi. | lui qui était enroulé. |
44/ Yéyáni phɔ kaɓogé ! | Acclamez un peu le kaɓogé ! |
45/ Tous.· Íê.. ! | Tous : Íê.. ! |
8/ Dja est un idéophone exprimant l’idée de regarder fixement.
31/ La termitière, sur laquelle va s’installer le scolopendre à sa descente, renvoyait, au dire de Moiso qui fit la révélation, à l’aɓóí, une personne moins importante que son mari, mais qui a cependant un collier, elle aussi. Toutefois, après que Moisɔ nous eut donné cette explication, le vieux Katumbu nous fit découvrir comment la mention de la termitière s’inscrivait plutôt dans un autre ensemble de représentations et de pratiques. La termitière, disait-il, renvoyait à l’usage qui consiste à déposer pendant quelque temps, au moment de l’investiture, le collier décroché du haut du poteau central sur le monticule aménagé au pied de celui-ci. Appelé le « tombeau des yendji » (4.3.3.i, 29/-31/), celui-ci est également considéré comme le tombeau du mέná-gandjá sortant (4.3.3.i, 355/-356/). À son tour, cette pratique est à comprendre à partir de l’usage selon lequel un nouveau devin laisse reposer pendant toute une nuit sur la tombe de son père ou de celui à qui il succède les instruments avec lesquels il va pratiquer la divination. C’est là que ceux-ci puisent leur force. Au moment de l’investiture d’un mέná-gandjá, le monticule sur lequel est déposé le collier renvoie donc à la tombe de celui dont la fonction est reprise, et lors de la résignation, ce même collier retourne, du moins selon les représentations, sur la tombe du sortant, afin de transmettre plus tard sa puissance à un nouveau successeur. Si dans la révélation on renvoie à ce monticule-tombeau sous le nom de termitière, c’est parce que cette dernière constitue, elle aussi, une représentation des ancêtres. Nous avons rencontré une identification entre ces deux objets dans la révélation du sens des yendji (4.3.3.i, 42/-46/).
36/ Kaokóa est un autre nom de Kayayo, père d’Olumbɔ dont on célébrait la résignation de charge.
139f) Après cette initiation s’achevant sur l’image du serpent qui se détache et tombe à terre, le mέná-gandjá président se met à remuer de haut en bas la branche flexible qui retient le collier, de manière à faire sautiller celui-ci autour du cou de son confrère défunt ; puis tout à coup, par une pulsion plus forte, il le fait voler en l’air et retomber à terre.
140Il y a, à la base de cette façon de faire, une image qui a fortement marqué la créativité symbolique des Komo, à savoir celle du piège de chasse fait d’une branche flexible appelée masɔ au bout de laquelle est fixée une corde munie d’un nœud coulant. Celle-ci saute en se resserrant autour de l’animal au moment où il marche dans le piège. Intervenant d’abord dans le domaine même des rites de chasse abandja, dans lesquels un jeune arbre est planté en terre, puis recourbé par-dessus la case du chasseur qui se fait initier, cette structure symbolique était à l’œuvre aussi dans la façon dont l’aphindia était recourbé et retenu par un crochet au-dessus d’un trou (4.2.2.e). Comme il ressortira plus clairement encore d’une séquence analogue à celle qui vient d’être décrite (5.5.4.a, c), elle a servi de modèle aussi pour la conceptualisation de la pêche à la ligne, d’introduction plus récente. Celle-ci, en effet, a été désignée du même verbe ɔphá dont fut dérivé le nom du serpent et du martin-pêcheur.
141Cette structure joue dans une autre pratique encore, et celle-ci importe bien plus pour comprendre la séquence présente, car elle a trait à la mort réelle d’un mέná-gandjá et à la façon de l’enterrer. En tant qu’expression de la relation entre les vivants et les ancêtres, la verticalité sous toutes ses formes symbolise également les mέná-gandjá et les autres dignitaires qui assurent cette relation (cf. 1975, p. 245). Dès lors, il ne convient pas que ceux-ci soient enterrés couchés. On se souvient d’ailleurs qu’il est dit de l’antilope nkέngέ, le modèle animal des dignitaires, qu’elle meurt debout (4.3.3.i, 230/-247/). Les mέná-gandjá sont donc enterrés assis, de la même manière qu’ils sont adossés au poteau central après leur mort rituelle. De plus, selon une ancienne tradition, le collier que portaient autour du cou ceux qui n’avaient pas encore achevé un premier cycle était lors de leur enterrement rattaché par une corde à une branche flexible plantée en terre près de la tombe, tandis que la tête, laissée hors de terre, était recouverte d’un pot. La branche exerçait une traction continuelle sur le collier de sorte que, lorsque la décomposition du cadavre était assez avancée, le collier traversait soudain le cou et sautait en l’air. Ce schéma a donc été repris dans la séquence rituelle qu’on vient de voir. Il reste à savoir que ce n’était que lorsque le collier avait traversé ainsi le cou du défunt que pouvaient s’organiser les secondes funérailles (ɓokû), désignées souvent dans la littérature comme la levée du deuil, mais qui, comme l’indique le terme komo lui-même, célèbrent davantage le caractère consommé de la mort. Nous croyons que telle est exactement l’idée exprimée ici (5.5.4.e ; Droogers 1980, pp. 326-327).
5.3.3. La purification du mέná-gandjá, de sa famille et des ɓantεndε
142a) Après avoir ainsi déclaré complètement mort à sa fonction le mέná-gandjá sortant, ses confrères se rendent en forêt afin d’y cueillir, chacun sous l’impulsion de ses propres ancêtres (cf. 1980, p. 108), les feuilles et les plantes qui serviront à le purifier ainsi que les autres sortants. À leur retour, ils broieront celles-ci dans de grands pots d’eau auxquels le président ajoutera le « sang du mbáú », conservé depuis la veille. Pendant que les pots sont mis à chauffer, les bantεndε construisent, à la limite entre la forêt et le village, une petite hutte toute ronde en branches de palmier. Celle-ci marquera la transition entre le rouge et le blanc sous sa dimension spatiale, la fin du cycle étant conçue comme une sortie de la forêt, à laquelle est associé le blanc, et un retour au village, vu comme rouge. De fait, lorsque la hutte est prête, le mέná-gandjá sortant et sa femme s’en vont, toujours enduits de blanc, y prendre place avec leurs enfants. À ceux-ci on a mis du blanc sur les bras. Après une invocation faite par le président, quelques-uns des maîtres de la circoncision qui ont achevé un premier cycle déversent, à travers le toit de la hutte, un ou deux récipients d’eau chaude amenés par les femmes. Comme le van (4.4.2.b), la hutte représente la coupole du firmament, à travers les petits trous duquel filtre une pluie régénérante, envoyée par les ancêtres ; et ceux qui se trouvent à l’intérieur de la hutte se frottent vigoureusement le corps de cette eau, afin de se débarrasser du blanc, la couleur de la maladie et de la mort, dont ils étaient recouverts. L’eau elle-même est donc employée ici de la même manière que le fut le « sang du mbáú » — auquel elle a été mélangée — par les personnes qui devaient être traitées au moment de la mise à mort de celui-ci.
143Après le mέná-gandjá et sa famille, tous ceux et celles qui ont eu une responsabilité quelconque dans le cycle viennent prendre place dans la hutte et sont purifiés de la même manière. Une invocation particulière est faite pour chacun d’eux. Ensuite c’est le tour des ɓantεndε. Le président a mis entre-temps, sans qu’on s’en aperçoive, un morceau de termitière au feu. On sait que les termitières représentent les ancêtres en forêt. Lorsque tous ceux pour qui la chose s’imposait sont passés par cette première purification — on notera que les ɓagandjá du cycle ne font pas partie du groupe, leur « sortie » suit un schéma propre le président enveloppe la termitière brûlante dans des feuilles et, toujours sans que personne sache ce que c’est, il la plonge dans un des récipients. Elle y provoque immédiatement une violente ébullition de l’eau qui se met à dégager énormément de vapeur. On voit là un signe de la présence active des ancêtres, de sorte que tous viennent se tenir dans la vapeur. Chacun des sortants est ensuite fustigé sur tout le corps avec un morceau de liane effilochée à un bout et appelée « queue d’éléphant », que l’on trempe dans le récipient d’eau bouillante. Désignée du nom de mpóndá, cette pratique est également un des principaux éléments thérapeutiques de l’institution rituelle úmbá.
144b) Après cette fustigation qui a eu lieu dehors, à mi-chemin entre la hutte et la case rituelle, tous retournent à celle-ci. Un mélange rougeâtre, fait de poudre ndɔ, d’huile de palme et de raclures de l’arbre mbáú y a été préparé. Chacun des sortants en reçoit un peu, sur la poitrine et sur le dos, c’est-à-dire de part et d’autre du cœur, de la main du président, pendant que toute l’assistance clame, à chaque fois, le cri « yóɓá ê ». C’est là le premier moment de la mise en rouge, signe du recouvrement de la santé et de la vie, et de la réintégration des sortants au sein de la communauté des vivants. Ces gestes rituels puisent donc leur sens dans l’ensemble des significations mises en œuvre lors de la mise à mort du mbáú, tout en prolongeant celles-ci. Ils seront suivis par d’autres gestes encore qui en renforceront le sens. Mais il faut d’abord que tous ceux qui viennent d’être marqués de rouge aillent se faire raser la tête, en signe de rupture avec le passé et tout ce que celui-ci comportait.
5.3.4. La coiffure de la musaraigne
145a) Le mέná-gandjá président devra lui-même raser le crâne de son confrère sortant. Il le fera à l’intérieur de la case rituelle après avoir fait sortir tout le monde à l’exception des maîtres de la circoncision qui ont déjà achevé un premier cycle. Toutefois, le sortant, à qui plusieurs mèches de cheveux ont déjà été enlevées lors de la séquence du pangolin, n’aura pas le crâne entièrement rasé. On lui laissera, au milieu de la tête, une petite touffe de cheveux, qui sera comparée au duvet qui recouvre celle d’un nouveau-né. Il doit effectivement renaître à une vie nouvelle, et cela en tant que mέná-gandjá, puisqu’il accédera à un grade supérieur dans la confrérie, et c’est à partir de cette mèche que se fera la renaissance. De fait, tout en marquant la continuité dans la fonction exercée, elle sera transformée progressivement en chapeau du cuir de crocodile, l’emblème principal du nouveau grade. De plus, elle intégrera au passage, si l’on peut dire, tout le symbolisme du mbáú qui sera planté au village. L’idée de continuité qu’exprime la mèche se trouve étendue d’ailleurs à toute la vie des maîtres de la circoncision dans le but d’unifier celle-ci, et cela par une règle qui veut que, dès qu’un homme a accédé à la fonction de mέná-gandjá, il ne peut plus jamais, soit en prévision de cette mèche, soit en souvenir d’elle, avoir le crâne entièrement rasé, comme cela se fait aux nombreux rites dans lesquels il s’agit de signifier une rupture avec le passé.
146Pour isoler la mèche du reste des cheveux, le président retire de son poignet le bracelet en ivoire, que seuls peuvent porter les maîtres de la circoncision qui ont achevé un premier cycle ou, pour employer la terminologie d’usage, qui ont tué et planté un mbáú, et il le place au milieu du crâne du sortant. Il rassemble alors tous les cheveux qui se trouvent à l’intérieur du bracelet en une touffe qu’il lie solidement ensemble au moyen d’un long cordon dont il rattache l’autre bout à un des chevrons du toit. Puis il rase soigneusement tous les cheveux qui se trouvent à l’extérieur du bracelet. Signalons que ce même bracelet servira à délimiter la place où l’on plantera le mbáú au village, et que là il intervient manifestement en tant que symbole sexuel féminin (5.4.2.b).
147b) Devant le mέná-gandjá sortant, qui est assis sur un tabouret au centre de la case, le président place ensuite un autre tabouret, dont il recouvre le siège de poudre rouge. Il sort alors de sa besace deux petits étuis en fibres tressées ayant la forme d’un cône tronqué, tout comme le chapeau des mέná-gandjá, mais aux dimensions bien plus réduites. Ils ont quatre centimètres de diamètre à la base et une dizaine en hauteur. Il y introduit comme ophéké, c’est-à-dire comme signifiants symboliques, de la râclure de l’arbre ɔda, évoquant la puissance sexuelle masculine, et du mbáú, qui renvoie à la fécondité féminine (5.2.1.b). Toutefois, la présence de ce dernier remet également en jeu toutes les significations élaborées à partir de la ritualisation du mbáú. Après avoir recouvert l’extérieur des étuis de poudre rouge, le président les place, dressés l’un à côté de l’autre, sur le tabouret. Ces deux étuis sont désignés du nom de sosó, musaraigne, l’un représentant le mâle, l’autre, la femelle. Celle-ci est aussi appelée amá-mɓóndi, littéralement : celle qui se tient prête à intervenir s’il le faut. Les raisons qui ont amené à nommer musaraignes ces deux étuis nous paraissent tout à fait secondaires : elles se rapportent à la grandeur et à la forme des objets, et plus encore, à la manière dont ils seront placés. En dehors de cela, cet animal ne joue aucun rôle, ni dans le rituel de la circoncision, ni dans d’autres, et il ne fait l’objet d’aucun interdit. Il inspire plutôt le dégoût à cause de l’odeur fort désagréable qu’il laisse sur son passage.
148Le président détache alors le bout du cordon qui était attaché à un chevron du toit et, l’introduisant dans l’étui mâle, il le fait ressortir par un petit trou laissé au sommet de celui-ci. Ensuite, pendant qu’un des mέná-gandjá tient le cordon tendu horizontalement entre la touffe de cheveux du sortant, autour de laquelle elle est enfilée, et lui-même, les autres viennent tour à tour faire glisser la musaraigne le long du cordon, la lançant, l’un vers l’avant, l’autre vers l’arrière. Ce faisant, ils citent, à chaque fois, le nom d’un des singes ou écureuils qui interviennent dans la pratique du tandóá ou du djaɓá. Lorsque chacun a eu son tour, le président envoie, d’un coup plus fort, le petit étui vers la tête du sortant. Au moment où l’étui heurte la tête, tous ceux qui sont présents poussent le cri initiatique « yóɓá ê ». Redressant le cordon, le président tire alors la touffe de cheveux qu’il entoure à l’intérieur de l’étui ; il retire le bracelet, enroule la corde autour de la base de l’étui et traverse celui-ci de deux épines de porc-épic qui, s’entrecroisant horizontalement, le retiennent solidement fixé sur la touffe. Il fixe ensuite une plume rouge de l’oiseau kátoko ou du perroquet au sommet de l’étui, puis enserre tout le haut de la tête du mέná-gandjá sortant dans un linge rouge, afin que personne ne puisse voir le sosó avant le moment même de la sortie. Enfin, le sortant est enduit sur tout le corps d’huile de palme mélangée à de la poudre rouge.
149c) Les aspects formels de cette séquence renvoient à la fois en avant et en arrière. Si l’usage du bracelet, au milieu duquel est dressée la seule touffe de cheveux laissée sur la tête du mέná-gandjá annonce la manière dont le mbáú sera érigé au village, après avoir été dépouillé de toutes ses branches à l’exception de sa cime, les rappels principaux concernent la séquence de la mort du mbáú. On peut donc dire qu’avec son sosó le mέná-gandjá fait le lien entre les deux séquences consacrées au mbáú, et cela non seulement sur le plan formel, mais plus encore sur celui des significations (5.4.2.a).
150Chapeau miniaturisé, le sosó a été ramené, en effet, aux dimensions de la dent de la foudre, symbole dominant dans la séquence de la mort du mbáú ; il a été recouvert de poudre rouge, comme la dent, et on lui a ajouté, comme à elle aussi, une plume rouge. Cependant, dans ce cas-ci, on se sert de préférence d’une plume de kátoko, l’oiseau dont le cri matinal arrête, dit-on, la pluie et « ouvre » le ciel pour que puisse apparaître le soleil. Cette manière de le représenter correspond parfaitement à la signification du rouge de son plumage. Le fait d’attacher le bout du cordon par où doit descendre le sosó à un des chevrons du toit renforce encore l’identification, puisque c’est de là aussi qu’était tombée la foudre. Les spécialistes reconnaissent d’ailleurs que c’est bien celle-ci qui est tombée sur la tête du mέná-gandjá sortant, avec tout ce qu’elle signifie : sa mise à mort rituelle d’abord, puis à travers celle-ci, l’octroi, de la part des ancêtres, d’un renouvellement de vie. L’imposition de la musaraigne assimile donc bien le sortant au mbáú qui a été tué.
151À son tour, le thème d’ouverture se trouve repris par des images évoquant manifestement la pratique du djaɓá. Celle-ci consiste, on s’en souvient, à ouvrir le méat urinaire au moyen d’une cordelette qu’on y introduit. Or, on introduit exactement de la même façon, par le petit trou laissé au sommet du sosó, le cordon qui le traverse, et le sosó réfère au pénis à travers la dent de la foudre et l’arbre mbáú. De plus, on fait aller et venir l’étui le long du cordon en citant les noms des animaux qui, passant d’un arbre à l’autre le long des branches horizontales, interviennent comme symboles dans la pratique (3.5.3.c). On notera enfin que ce mouvement de va-et-vient imprimé au sosó par les mέná-gandjá reprend également la façon dont ceux-ci faisaient aller et venir une feuille lubrifiante le long de la liane qui devait devenir le collier de l’aɓóí, tout en s’identifiant au galago, autre symbole du pénis (4.2.2.d).
152À partir du moment où le mέná-gandjá sortant a été coiffé du sosó et mis tout en rouge, il ne lui est plus permis de parler à qui que ce soit, si ce n’est tout bas à sa femme. En dehors du moment où il ira assister à l’érection de son mbáú, il lui faudra aussi rester à l’intérieur de la case rituelle, et si quelque besoin l’oblige à en sortir, il devra le faire à reculons. Bien que les spécialistes affirment que ceci doit l’aider à prendre garde de ne pas cogner son sosó au linteau de l’entrée, l’ensemble de ces mesures fait clairement partie des inversions qui caractérisent les situations liminales.
153Le sosó femelle est remis au mέná-gandjá sortant à la fin de la séquence. Il le gardera dans sa besace, où viendra le rejoindre le sosó mâle, lorsqu’il aura été ôté de sa tête au matin du dernier jour. La présence du sosó femelle dans la séquence ne semble se justifier que comme nouvelle expression de la complémentarité des sexes, un des thèmes majeurs du gandjá. Il pourra d’ailleurs être employé plus tard pour quelqu’un d’autre, alors que le sortant devra toujours conserver le sosó mâle qu’il a porté sur la tête.
154Après que le mέná-gandjá a été mis en rouge, on fait entrer sa femme, l’aɓóí, pour la mettre en rouge, elle aussi. Une de ses consœurs lui a rasé le crâne tout entier.
5.3.5. L’initiation des ɓantεndε au chasse-mouches
155a) Le chasse-mouches rituel (apháphá) est fait d’une gerbe de nervures de feuilles de palmier, alors que le chasse-mouches profane n’est qu’un bout de liane effiloché à l’une de ses extrémités. C’est, avec le bâton, un des attributs les plus importants des dignitaires (mɔámέ), c’est-à-dire des maîtres de la circoncision et de l’úmbá. D’ailleurs les champs de signification de ces deux objets se recoupent. Ainsi, le bâton renvoie, par sa verticalité, aux dignitaires eux-mêmes, en tant que liens entre les ancêtres et les vivants ou entre le firmament et la terre, aux arbres kákálá, frappés par la foudre, aux palmiers likɔmbε (5.2.2.f) et au poteau de la case rituelle, tandis que ce dernier renvoie, avec la gerbe de bâtonnets qu’il porte en son sommet, à la canne à sucre et à la queue du porc-épic, qui symbolisent à leur tour le chasse-mouches rituel (4.3.3.h, 58/-77/) dont on se sert comme « lance » pour « tuer » le yábá (4.3.5.a).
156Toutefois, l’importance de ces deux objets découle surtout du fait qu’ils ont une signification sociale plus marquée que les autres attributs. Les dignitaires s’en servent, en effet, pour séparer des personnes qui se disputent ou se battent, et une fois qu’ils ont repoussé de part et d’autre les querelleurs avec leur chasse-mouches ou qu’ils ont placé transversalement leur bâton entre des adversaires, celui qui poursuivrait la dispute ou la lutte se vouerait au malheur. Il se verrait immanquablement frappé par l’esomba du gandjá ou de l’úmbá. C’est en raison du pouvoir particulier dont ils sont le symbole ou le siège que ces objets ne peuvent être touchés par personne, si ce n’est par les hommes qui, après avoir procréé, sont passés par l’úmbá et par les séquences qui leur sont réservées au gandjá, et que l’octroi de cette franchise se fait au moyen d’une initiation à caractère préventif (4.3.4.b). De plus, le lien qui les unit aura pour effet que l’initiation aux deux objets se fera non seulement de manière simultanée, mais encore l’une à travers l’autre, au sens matériel des termes.
157Après avoir appelé les ɓantεndε à la case rituelle, les mέná-gandjá reconstituent l’ophémbé qui réunit leurs bâtons en un faisceau autour du poteau central — il avait été défait pour les dernières séquences autour du poteau — et viennent s’asseoir en cercle autour de lui. Ils ont remis chacun leur chasse-mouches au président. Celui-ci fait alors circuler les objets, l’un après l’autre et à plusieurs reprises dans le cercle. D’abord il les fait passer au-dessous des jambes des mέná-gandjá, qui se les transmettent l’un à l’autre tout en en tapotant le sol, de façon à leur faire produire le bruit que font les porcs-épics avec leur queue. Puis les mέná-gandjá se les passent de la même manière, mais par derrière le dos. Ils se les repassent ensuite par-dessous les jambes, mais cette fois, en en frappant celles-ci, puis derrière le dos en le frappant à son tour. Enfin ils se les passent après s’en être frappé chacun à l’épaule. On retrouve ainsi le mouvement circulaire et ascendant qui précédait l’imposition du collier et par lequel cet objet, destiné à conférer leurs pouvoirs au nouveau mέná-gandjá ou à l’aɓóí, s’imprégnait d’abord des effluves et des forces émanant du corps de leurs aînés dans la fonction (4.4.2.d, e).
158Lorsque tous les chasse-mouches sont revenus, après le dernier tour, entre les mains du président, celui-ci va s’accroupir d’un côté de l’ophémbé et invite, l’un après l’autre, les ɓantεndε à prendre place en face de lui, de l’autre côté. Il tient en main un chasse-mouches que le néophyte doit essayer d’attraper en avançant le bras, soit d’un côté de l’ophémbé, soit de l’autre, et il déjoue les tentatives de celui-ci en déplaçant chaque fois l’objet du côté opposé à celui par où arrive le bras du néophyte. Tout en manœuvrant ainsi, il remonte progressivement le chasse-mouches de bas en haut. Lorsqu’il est arrivé près du sommet de l’ophémbé, le néophyte doit passer la main à travers celui-ci, saisir le chasse-mouches et le tirer rapidement à lui. L’action est assez pénible. Il est plus facile d’introduire la main plate entre les bâtons que de la retirer à travers eux, le poing refermé sur un chasse-mouches. Lorsqu’il est arrivé à s’emparer ainsi de l’objet, il est acclamé au cri de « yóbá ê » par l’assistance. En principe, ils garderont tous leur chasse-mouches en main jusqu’à la fin du rituel.
159Que dire de cette brève mise en scène ? Faut-il y voir une expression de l’idée selon laquelle on ne peut s’emparer des attributs des dignitaires sans passer par eux, ou encore, que si l’on s’en empare, on aura contre soi leur corps tout entier ? Bien que cette interprétation ait recueilli l’approbation unanime des mέná-gandjá, lorsque nous la leur proposâmes, elle nous paraît reposer sur une logique trop étrangère aux modes habituels de symbolisation auxquels recourent les Komo pour pouvoir être admise sans plus. Nous préférons ramener simplement cette épreuve au type d’épreuve initiatique rencontré plus haut (5.2.2.g), qui s’est avéré fondé sur l’idée que la levée d’un interdit, et plus encore la prévention des maux attachés normalement à sa transgression ne s’obtiennent qu’en échange d’une souffrance endurée de la part de l’objet sur lequel porte l’interdit.
160b) Lorsque tous les ɓantεndε ont eu leur tour, ils remettent chacun leur chasse-mouches un instant à celui qui dirige les rites. Celui-ci les aligne transversalement sur deux des bâtons des mέná-gandjá, posés à terre de part et d’autre du poteau central, dans le sens de la longueur de la case, puis, à voix basse, il se met à révéler aux néophytes la signification des objets. Un mauvais fonctionnement de notre appareil ne nous a pas permis d’enregistrer l’initiation, la seule du genre à laquelle nous avons assisté. De fait, le rituel úmbá comporte, lui aussi, une séquence initiatique consacrée au chasse-mouches, et il est loisible aux hommes qui ont engendré de se faire initier à l’une comme à l’autre. Toutefois, celle que nous vîmes lors d’une célébration de l’úmbá ne comportait pas d’initiation orale. De plus, l’initiation s’y faisait au vu de tout le monde. Ce dernier détail confirme le caractère relatif du secret. Ayant avant tout à maintenir des barrières sociales, sa signification est formelle bien plus qu’elle ne concerne des contenus (4.3.1.c). L’initiation terminée, chacun des ɓantεndε reprend son chasse-mouches.
5.3.6. La préparation de la nuit des hommes et de la danse du lέlέ
161a) Les différentes séquences qui se sont succédées depuis le matin et qui concernaient surtout le mέná-gandjá sortant, sa femme, et les ɓantεndε, nous ont amenés à la fin de l’après-midi du second jour des célébrations. Pendant qu’elles se déroulaient, les ɓagandjá, circoncis du cycle, ne sont pas restés inactifs non plus. Après leur défilé du matin, ils sont retournés en forêt pour continuer à amener au keamba, le lieu de réclusion, tout ce qu’il faudra pour ériger le mbáú le lendemain. Il leur fallut cependant aussi apporter au village le bois nécessaire à la construction des deux échafaudages sur lesquels sera dansé le lέlέ, et construire ceux-ci, ce qui fut fait avec l’aide d’autres hommes du village durant l’après-midi de cette seconde journée. De hauteur différente, ces deux échafaudages doivent être placés à des endroits déterminés. L’un soutient une plate-forme située à quelque dix mètres au-dessus du sol et est érigé à l’extrémité ouest du village ; l’autre, qui a quelques mètres de moins, est monté à une cinquantaine de mètres à l’est du premier. C’est sur le plus élevé des deux que se dansera le lendemain, à l’heure du coucher du soleil, le lέlέ proprement dit. Celui-ci sera précédé de la danse motúm’á mbotε, exécutée sur l’autre.
162Après l’initiation des ɓantεndε au chasse-mouches, et tandis que quelques-uns parmi les maîtres de la circoncision passent en revue et ordonnent les différents objets qui seront chantés au monanga, durant la « nuit des hommes » qui va suivre, les maîtres de l’úmbá du village même et des villages voisins se réunissent en secret comme la veille (5.2.3.h), avec quelques aînés de l’endroit, pour poursuivre la préparation du lέlέ. Cette seconde soirée consacrée à l’objet n’implique pas qu’il y ait beaucoup à préparer ou que la confection du lέlέ soit particulièrement difficile ; mais toute chose importante demande à être faite par étapes successives. C’est ainsi que le lέlέ sera dansé en deux étapes, lui aussi.
163Dans le langage profane, le terme lέlέ désigne la clochette de bois que l’on fixe au-dessous de l’abdomen des chiens pour leur faire lever le gibier à la chasse. Par elle-même cette clochette est un symbole sexuel puisque sa panse est appelée vagin, et le battant, pénis, et c’est surtout en raison de la complémentarité des sexes qu’elle évoque qu’on en a repris le nom pour désigner l’objet avec lequel est exécutée une des principales danses de la fin du cycle. En effet, cet objet lui-même s’écarte beaucoup de son modèle nominal. Avec ses cinquante centimètres de diamètre environ, la cloche du gandjá est bien plus large que l’autre et sa moindre profondeur lui donne plutôt l’aspect d’une coupe. Elle est munie d’une poignée extérieure, et une proéminence d’une demi-douzaine de centimètres remplace, en son centre, le battant. Elle est appelée son nombril. Ce détail vise apparemment à atténuer les références sexuelles trop directes, comme le demande la dimension ésotérique du rituel ; mais il étend, par là même, le champ des références symboliques, soulignant le rapport qu’on connaît entre le nombril et le pénis (5.2.1.b). Toute la symbolisation du lέlέ dans le gandjá montre en effet que c’est de ce dernier qu’il est question.
164Nous revenons ici, comme convenu, au jour précédent, pour donner une description suivie des préparatifs. Le premier soir est consacré à l’achèvement de la taille du lέlέ, dégrossi d’avance par le maître de l’úmbá responsable de la chose, et à teindre en rouge les étoffes qui y seront introduites. Après ce travail, un repas rituel, précédé d’une invocation, est offert à ceux qui sont présents, personne d’autre n’étant autorisé à manger des viandes qui y sont servies ; puis on emballe soigneusement le lέlέ dans un morceau de tissu en écorce battue et, après l’avoir caché dans un coin de la case, le petit groupe de personnes se sépare.
165Le soir suivant, celui auquel nous étions arrivé, ce même groupe se retrouve mais, cette fois, dans une case située un peu à l’ouest de la première. On s’y consacrera à fixer, autour de l’extrémité du nombril du lέlέ, qui a été amené sur place par le maître de l’úmbá responsable, des plumes rouges de perroquet, renvoyant au sang écoulé de la plaie de tous ceux qui ont été circoncis durant le cycle. On teint aussi de rouge les parois intérieures de la cloche. Certains voient là une manière d’évoquer les organes sexuels de la femme (5.1.2.d) mais la signification d’ensemble de la séquence nous porte à nous ranger davantage à l’avis de ceux selon lesquels il s’agit de renvoyer au petit récipient yalóngó, dans lequel est recueilli le sang des circoncis au moment de l’opération. Autour du nombril on ajoute des feuilles rouges de l’arbre alóngó (Combretum racemosum) et des morceaux d’étoffe teints en rouge. Le tout est encore abondamment saupoudré de rouge, puis recouvert d’un autre morceau de tissu rouge retenu par une corde autour des parois de la cloche. Enfin, on teint encore en rouge les parois extérieures de celle-ci.
166Cette abondance de rouge réfère manifestement au sang de la circoncision. Les feuilles d’alóngó sont si étroitement liées à l’idée de sang versé que personne ne veut en avoir dans sa case. Il reste vrai cependant que le sang de la circoncision garde toujours quelque référence à celui des femmes, ne fût-ce qu’à travers les termes. Ainsi, si le petit récipient yalóngó est souvent mis en relation avec cet autre, nommé esia et kómoko (litt. : « tu n’es pas un homme » ; 3.3.3.b) de son nom rituel, dont se servent les femmes pour faire leur toilette en leurs jours d’indisposition, le rapport d’assonance entre les termes yalóngó, le récipient, alóngó, les feuilles rouges, et adóngó, le linge servant à recueillir le sang des menstrues, est certainement fonction des rapports entre leurs signifiés, et a pu entraîner l’addition de linges rouges à l’intérieur du lέlέ. Toutefois, comme il ressortira de la danse même du lέlέ, et aussi de la séquence makpaɓóngó, à laquelle nous arrivons, c’est le symbolisme mâle qui prédomine ici.
167Après un nouveau repas rituel, le lέlέ, bien enveloppé dans des étoffes traditionnelles, est transporté en procession vers la case du gandjá, et c’est à ce transfert que s’applique la désignation de makpaɓóngó.
168b) En raison des effusions de sang que rappelle le lέlέ, son transfert prend une allure assez violente évoquant précisément la « lutte avec le kaɓíε » ou le moment de l’opération, et, à cause de cette évocation, ce transfert ne peut être vu des non-initiés. Il est donc précédé du battement du rythme mitε qui doit chasser les femmes et les enfants. Tous les ɓagandjá du cycle viennent alors se placer à quelques mètres les uns des autres le long du parcours que suivra le lέlέ, tenant des deux mains un bâton de quelque deux mètres de long contre leur bas-ventre. L’autre extrémité du bâton repose à terre devant eux. Autour du petit groupe d’aînés qui transporte le lέlέ, tournoient les ɓaníkí á ngandjá du village, c’est-à-dire les circoncis dont le cycle est déjà « sorti de forêt » mais qui ne font pas encore partie de la classe des pères. Un gourdin à la main, ils frappent brutalement tout ce qu’ils rencontrent sur leur passage, les façades et les toits des cases, mais ils visent surtout les bâtons que tiennent les ɓagandjá. Chaque fois qu’ils ont frappé un de ceux-ci, ils poussent le « î » prolongé du kúlúɓísíá, le cri par lequel l’assistance acclamait la victoire du néophyte sur le kaɓíε. Entretemps ils chantent des chants qui font allusion à la circoncision, comme l’oɓóngó (3.3.2.f), un terme qui renvoie par assonance à makpaɓóngó et peut-être aussi aux différents termes en -óngó cités ci-dessus, ou le katombo ndia (5.2.4.a).
169c) Après avoir caché le lέlέ dans un coin de la case du gandjá, les détenteurs de l’úmbá se rendent avec les aînés au pied de l’échafaudage sur lequel sera exécutée le lendemain, la danse avec l’objet. Ils vont y accomplir le rite nommé kalingá, simplification de la séquence dite « tuer le yáɓá », qui, elle, occupe un après-midi entier. Ce rite ne peut être vu que des hommes qui ont engendré. Pour l’exécuter, un filet de chasse d’une cinquantaine de mètres de long est plié en un U allongé et dressé au moyen de piquets enfoncés dans le sol. Il forme ainsi un couloir d’à peu près un mètre de large, orienté d’est en ouest, et dont les parois s’élèvent à un mètre du sol environ. Entre les mailles supérieures de celles-ci, on fait passer, d’un côté à l’autre du couloir et à quelque deux ou trois mètres les uns des autres, des bâtons transversaux. Ceux-ci se présentent en quelque sorte comme les haies d’une course d’obstacles et devront effectivement être enjambés de la même manière. Un spécialiste, tout saupoudré de rouge, se présente alors à l’est du couloir. Il tient dans chaque main un chasse-mouches rituel peint en rouge et blanc, les deux couleurs antithétiques. Ces objets sont désignés comme « les lances du yáɓá ». Enjambant tous les bâtons transversaux, l’officiant doit parcourir le couloir aussi rapidement que possible, d’est en ouest, et, sitôt arrivé au bout de celui-ci, lancer les deux jambes droit devant lui, les pieds serrés l’un contre l’autre et les orteils recourbés vers l’avant, de manière à retomber tout plat sur son séant et sur ses jambes. Au moment où il touche le sol, il doit frapper des deux chasse-mouches à la fois ses orteils recourbés. À la moindre erreur dans l’exécution, l’assistance s’exclamera désappointée : Ayalí !, « Il (le yáɓá) s’est envolé ! » et il faudra recommencer l’exploit. Si celui-ci est réussi, on dira que le yáɓá a été tué et l’assistance acclamera du « î » prolongé du kúlúɓísíá la victoire remportée par l’officiant. Pendant que ce dernier profère l’ésembéá, le cri par lequel un homme réclame pour lui-même l’honneur de la victoire et fait en même temps rejaillir celui-ci sur le fils qu’il a engendré (5.2.3.d), le maître de l’úmbá président se précipite vers un récipient d’eau préparé là et dans lequel diverses espèces de feuilles rouges ont été mises à tremper. Il en déverse une partie sur les pieds de celui qui a tué le yáɓá. Se mélangeant à la poudre rouge qui, sous l’effet du choc, s’est détachée du corps de celui-ci et est tombée à terre, cette eau est appelée le sang du yáɓá. Elle sert — tout comme ce qui est resté dans le récipient, à quoi on a ajouté un peu de la boue obtenue ainsi — à frictionner des personnes frappées d’afflictions attribuées à l’úmbá, esomba doté d’un pouvoir vindicatif (2.1.a). Ces personnes ont été assises, toutes badigeonnées de blanc, à la sortie du couloir, derrière le récipient. Il est vrai que, lors de l’exécution du kalingá, le rite simplifié décrit ici, il n’y a souvent personne qui vienne se faire traiter de manière formelle. Les gens attendront plutôt une célébration du rituel úmbá pour le faire. Mais on verra des hommes qui, sans être passés par une mise en blanc préalable, se frictionnent eux-mêmes, ou demandent à un des détenteurs de l’úmbá présents de les frotter avec le sang du yáɓá.
170Comme on le voit, même sous sa forme simplifiée, cette mise à mort du yáɓá présente exactement la même structure cosmologique que celle du mbáú. Seuls le haut et le bas ont été remplacés ici par l’est et l’ouest. Mais l’est correspond, pour les Komo, à l’amont et l’ouest à l’aval, de sorte que le mouvement de la pluie, qui relie les deux premiers pôles, se trouve associé à celui des cours d’eau, qui relie les deux autres. La substitution n’est donc que l’effet d’équivalences intégratrices. Comme le haut, l’est ou « la région des sources » est, en effet, le lieu cosmologique des origines, là où l’on situe les ancêtres lorsqu’on les considère comme ceux qui accordent la vie et la santé symbolisées par le rouge — et qui l’accordent à ceux qui, situés à l’ouest, sont menacés de maladie et de mort — le blanc (cf. 1975, pp. 124-126, 241-245).
171De plus, pour pouvoir s’effectuer, ce transfert demande, ici aussi, une mort sacrificielle. Seulement, dans le cas présent, la victime est impossible à identifier. Le terme yàbâ n’a, en effet, à l’inverse de mbáú (5.2.3.h), aucun référent dans la culture komo en dehors de ce rite, et aucun des spécialistes ne fut à même de spécifier ce qu’il y signifie. Le seul élément qui, dans le rite, pouvait nous fournir quelque indication au sujet du yáɓá était la façon dont il est tué, à savoir par un coup de chasse-mouches sur les orteils recourbés. Toutefois, la question posée aux spécialistes pour savoir si le yáɓá avait quelque chose à voir avec des mouches ou avec d’autres insectes, n’a jamais provoqué de leur part que des sourires étonnés. Cela donne à croire que la structure sacrificielle, en tant que telle, importe plus que l’identité de la victime. En revanche, Kɔlɔcɔ, un vieux maître de la circoncision décédé depuis lors, a pu nous dire pourquoi le yáɓá devait être tué sur les orteils repliés. C’est là, disait-il, l’extrémité à partir de laquelle « nous revenons sur nous-mêmes » (ɓeotúla wá)8. Comme l’a montré la préparation des feuilles pour les rites de purification, c’est par là aussi que les maux doivent être chassés hors du corps (4.4.2.b). Cependant, comme le mbáú tué n’était pas une incarnation du mal, il n’y a pas de raison de supposer que le yáɓá le soit davantage. Il est seulement tué là où le mal s’échappe, ce qui confirme de nouveau l’importance de la dimension sacrificielle, sa mort étant vue comme la condition même du salut.
172Mais, tout comme la mise à mort du mbáú était à voir comme une représentation de celle du mέná-gandjá, il y a lieu de remarquer que le sacrifice vivifiant de l’être mystérieux nommé yáɓá s’intègre ici à un ensemble de symboles : le lέlέ et tout ce qui l’entoure. Or, comme on vient de le voir, celui-ci constitue, dans l’ensemble du rituel du gandjá, une des évocations les plus manifestes de l’opération de la circoncision. Cette dernière se voit donc revêtue ici, par le biais du yáɓá, de la même signification salvatrice. Cette signification se trouve vérifiée, par ailleurs, du fait que le sang du premier circoncis sert à traiter les maux du mέná-gandjá (4.1.2.d) et à conférer la fécondité aux autres ɓagandjá du cycle (5.5.2.d) ; elle l’est, de plus, à travers tout le symbolisme du kebéndé (3.3.1.).
173À côté de l’homologie que présente la structuration des significations dans la mise à mort du mbáú et celle du yáɓá, on notera la convergence entre certains éléments formels des deux séquences. Ainsi, le long couloir qui doit être parcouru avant de tuer le yáɓá fait songer aux quatre bâtons désignés comme « le canon du fusil » du fait qu’ils indiquent la direction dans laquelle doit être tué le mbáú, et les bâtons qui, dans la séquence du yáɓá constituent des obstacles dans la course sont à voir comme le pendant des planchettes superposées qui forment autant d’obstacles que doit emporter dans sa chute l’homme qui tue le mbáú. Seulement, celles-ci servent à reproduire le tonnerre, alors qu’on voit moins quelle pourrait être la signification des bâtons dans l’autre séquence.
174Le principal élément formel commun aux deux séquences est constitué par les « lances », c’est-à-dire les planchettes dans le cas du mbáú et les chasse-mouches dans celui du yáɓá. Ces deux types d’instruments se caractérisent par ceci, qu’ils combinent, dans leur composition même, les couleurs antagonistes rouge et blanche, entre lesquelles ils assurent la transition dans le déroulement du rite. Tous deux, en effet, sont emportés, soit de haut en bas par l’homme qui tue le mbáú, soit d’est en ouest par celui qui tue le yáɓá, les deux premiers pôles étant associés au rouge, et les deux autres au blanc. C’est vraisemblablement parce qu’elles conjuguent des catégories opposées, comme les animaux amphibiens ou l’antilope nkέngέ (4.3.3.i), que ces lances sont considérées comme particulièrement puissantes (ǎkpέ), avec toute l’ambivalence que revêt la puissance des esomba. Elles sont ainsi des instruments de salut ou de perdition, et cette fonction diacritique en fait des objets-témoins de choix pour la prestation de serments (5.2.3.a). Dans les rites sacrificiels elles opèrent cependant à la fois, et l’un à travers l’autre, le salut et la perdition.
5.3.7. La nuit des hommes
175a) Les mέná-gandjá qui ont assisté au kalíngá s’en retournent ensuite à la case rituelle où leur sera servi le repas du soir. Ils en prélèveront une partie qu’ils iront offrir par la suite aux ancêtres en forêt, leur demandant une dernière fois de « faire déborder la mare » ou d’envoyer les génies de la circoncision. Il est vrai que ceux-ci étaient présents depuis le début des rites de sortie. Seulement, cette ultime montée permettra de marquer plus clairement aussi leur départ définitif. Munis des instruments ésotériques pris au keamba, le lieu de réclusion en forêt, les hommes descendent donc pour chercher les génies à un cours d’eau situé à l’est du village, comme nous l’avons décrit plus haut (3.3.2.b). Dès que le bruit des instruments est perçu au village, les femmes et les enfants courent s’enfermer dans les cases, pour ne plus en sortir avant le lever du jour. Après avoir fait deux ou trois fois le tour du village, les génies ɓansέmbέ s’en retournent au keamba. Seuls les kaɓíε et le mokumɔ iront rejoindre, dans la case rituelle, le groupe des hommes qui s’apprêtent à passer la nuit en chantant le monanga.
176À part ces hommes, toute la population masculine passera la nuit dehors. Réunis par petits groupes autour des feux, les adultes s’adonnent à des plaisanteries d’ordre sexuel concernant les femmes, et cela à plein gosier, de manière à pouvoir être entendus non seulement des autres groupes, mais surtout des femmes elles-mêmes recluses à l’intérieur des cases. Ces plaisanteries se font, cette nuit-là, sans la retenue des amá-mbelé ordinaires (3.3.2.g).
177b) De leur côté, les ɓagandjá ont installé leur couche — deux bois fendus de parasolier comme on le faisait dans la tradition — au pied de l’échafaudage du lέlέ, c’est-à-dire à l’ouest du village. N’ayant sur eux qu’un vilain bout d’étoffe en guise de cache-sexe, ils ont allumé, eux aussi, de petits feux. À intervalles réguliers, ils s’en vont tout à coup, en courant et munis d’un tison ardent, vers un petit cours d’eau situé idéalement à l’ouest du village, lui aussi, et désigné comme mbenga (3.5.4.). Ils doivent s’y laver et surtout s’y débarrasser entièrement de toutes les « saletés » du gandjá qui pourraient encore adhérer à leur corps. Portant le nom de ɓekúkúsele, celles-ci provoqueraient, dit-on, des avortements successifs ou même la stérilité chez la femme qu’ils épouseront. Après chaque purification ils reviennent au pas de course avec leur tison pour s’accorder une demi-heure ou trois quarts d’heure de repos, et plus encore, pour laisser à l’eau courante le temps d’emporter les ɓekúkúsele précédents avant de retourner se purifier une nouvelle fois.
178Dès que le jour s’annonce, un peu après quatre heures du matin, tous les ɓansέmbέ, les génies de la circoncision, réapparaissent sortant, les uns du keamba, les autres de la case rituelle où ils accompagnaient les chants du monanga. Après avoir fait, une toute dernière fois, le tour du village, ils s’en vont, accompagnés des ɓagandjá, vers le même petit ruisseau. Ils y seront jetés à l’eau, ou enfoncés dans la boue afin de s’y décomposer, si le courant n’est pas assez fort pour les emporter. De toute manière, il ne faut pas que les femmes ou les non-initiés puissent tomber dessus. Surgis à l’est, les génies de la circoncision disparaissent donc, le cycle terminé, en direction de l’ouest, emportés vers le lieu de la mort et de l’oubli. Les ɓagandjá eux-mêmes abandonnent alors, lors d’une dernière purification, le bout d’étoffe qu’ils portaient autour des reins. Il doit être emporté, lui aussi, par le courant. Revêtus d’un pagne neuf, ils remontent vers le village pour s’y faire raser le crâne, autre signe de rupture avec le passé.
179Sitôt que les kaɓíε et le mokumɔ les quittent pour retourner à l’eau, les hommes du monanga arrêtent leurs chants, même s’ils n’ont pas fini de chanter la série d’objets qui normalement doivent l’être. Les génies de la circoncision assurent en effet une dimension transcendante aux chants du monanga qui, autrement, n’ont pas de sens (3.3.3.a). Le monanga lui-même est alors suivi de la séquence betu (3.3.3.e) en l’honneur des deux jeunes gens qui doivent encore être circoncis.
5.4. Le troisième jour, l’érection du mbáú et la revivification du mέná-gandjá
5.4.1. Les ɓagandjá assis sur un tronc d’arbre
180Après qu’on leur a rasé le crâne, tous les ɓagandjá du cycle sont invités à venir s’asseoir l’un à côté de l’autre, dans l’ordre dans lequel ils ont été circoncis, sur un tronc d’arbre mort (nkɔkɔ) couché sur le sol à la lisière de la forêt. Ils doivent observer le silence le plus strict. Comme il est encore tôt, en cette dernière journée la principale — consacrée tout entière à la célébration des rites de sortie, la grande foule n’est pas encore arrivée. À part l’un ou l’autre proche parent, ce seront donc surtout les gens du village même qui iront les voir là et admirer leur endurance. De fait, les hommes, leurs aînés, se mettront à les tourmenter d’assez spéciales manières. Par exemple, ils ne les fustigeront plus avec des baguettes comme auparavant, mais avec des bâtons sur les os des articulations, ou encore ils leur mordront les doigts ou les obligeront à se passer des feuilles piquantes de bouche en bouche.
181Cette brève séquence nous paraît combiner des éléments relevant de deux champs rituels différents mais connexes. D’une part, elle offre certaines ressemblances avec la mise à mort symbolique du mέná-gandjá et le rite du pangolin qui la suivit, et pourrait constituer par là l’expression de la mort des ɓagandjá. Ce rite, on s’en souvient, allait de pair avec la coupe d’une mèche de cheveux, et la façon de mordre les doigts des bagandjá fait songer au pangolin dévorant le corps du mέná-gandjá. De plus, cette mort rituelle des jeunes gens permettrait de comprendre pourquoi, plutôt que de les fustiger avec des baguettes souples sur la chair, on les frappe avec de durs bâtons sur les os.
182D’autre part, la manière de disposer les ɓagandjá sur un tronc mort, et le silence qu’ils doivent observer, reproduit l’image que l’on trouve dans de nombreux mythes où il est question d’hommes qui, provenant ou revenant du monde des ancêtres, vont être intégrés dans celui des vivants, mais n’ont pas encore acquis ou recouvré l’usage de la parole. On en a vu un exemple plus haut (2.2.2.b). Or c’est précisément cette revivification qui va se faire en cette dernière journée. Comme celle-ci débutera par l’érection du mbáú, il y a lieu de voir dans l’érection de cet arbre vivant au milieu du village comme une négation de l’arbre mort, gisant au sol entre la forêt et le village, sur lequel sont assis les jeunes gens.
183Au moment où l’on va procéder à leur revivification, on demande aussi aux bagandjá de payer leur gandjá. Chacun d’eux devait remettre, au temps de nos premières recherches, de 1970 à 1972, la somme de 2,50 Zaïres. Le Zaïre valait alors officiellement deux dollars. Cet argent avait été rassemblé soit par le père, soit par l’oncle maternel de chaque jeune homme, selon que l’un ou l’autre avait pris la responsabilité de le faire circoncire (3.1.2.). Ne pouvant plus quitter la case rituelle depuis sa mise en rouge, le mέná-gandjà sortant envoie quelqu’un récolter l’argent en son nom. Comme il lui faudra partager celui-ci avec tous ceux qui ont eu une responsabilité dans le cycle, il n’en gardera pour lui-même qu’une petite partie.
5.4.2. L’érection du mbáú
184a) L’érection du mbáú s’annonce par le rythme mitε battu sur l’akpókpó, le grand tambour à fente. Aussitôt les femmes et les enfants quittent le village. Ils vont s’occuper aux champs en attendant la fin de la séquence. Les non-initiés, en effet, ne peuvent voir le mbáú qu’une fois érigé. C’est ainsi que s’entretient la fiction que l’arbre n’est pas planté en terre de main d’homme uniquement, mais qu’il l’est avec l’aide des génies de la circoncision, même si les ɓansέmbέ, les instruments ésotériques à travers lesquels ceux-ci se manifestent, sont déjà retournés à l’eau. Et comme l’érection du mbáú prend facilement trois heures, on ne peut demander aux non-initiés, comme pour des séquences ésotériques plus brèves, de s’enfermer dans les cases pendant tout ce temps.
185Tout ce qui est nécessaire pour l’aménagement du mbáú a été rassemblé par les bagandjá au keamba, le lieu de réclusion en forêt, durant les deux matinées précédentes. Après le départ des non-initiés, les ɓagandjá entament donc un va-et-vient ininterrompu entre le keamba et le village, apportant l’un après l’autre tous les éléments, dans l’ordre dans lequel ils doivent servir. Ce transport continu, nommé phέlέá (3.2.5.f), est mené au pas de course et activé par un aîné qui bat la cadence au moyen de l’ɔkɔtɔ, le petit tambour à fente. Celui-ci marque toujours une présence plus intense des ancêtres (3.3.3.b). L’aménagement lui-même est dirigé par le mέná-gandjá président mais tous ses confrères doivent être présents, y compris le sortant. Celui-ci sera assis sur son tabouret, tout près du mbáú ; il restera là, en silence. Régulièrement cependant on le fera se lever pour lui faire accomplir avec les autres les gestes rituels car non seulement c’est son mbáú qu’on érige, mais ce mbáú, l’arbre rouge sorti de la forêt pour être planté au village, le représente à ce moment précis de l’évolution de sa fonction (5.3.4.b).
186b) En premier lieu est apportée une liane, que le président noue en un cercle pour indiquer l’emplacement et le pourtour exacts de la construction qui entourera le mbáú. Située au centre du village et à proximité de la case rituelle, celle-ci aura un diamètre d’environ 2,50 mètres. Au moyen d’une seconde liane, plus petite et nouée de la même manière, un second cercle, d’une quarantaine de centimètres de diamètre, est tracé au centre du premier. C’est là qu’on creusera le trou dans lequel sera enfoncé le mbáú. Avant qu’on se mette à creuser, chacun des mέná-gandjá qui ont déjà achevé un premier cycle, et portent donc un chapeau en cuir d’amá-kεkεa, est invité à ramasser de son index humecté d’huile un peu de la couleur rouge dont est peinte la ligne qui traverse, en creux, le chapeau, et à l’étendre dans le léger renfoncement qui marque le pourtour du trou. Ce chapeau étant avant tout une représentation des organes sexuels féminins, dont l’intérieur est toujours qualifié de rouge (5.1.5.c), au point que la décence interdit l’usage de certains termes renvoyant à cette couleur en présence des femmes, ce geste indique clairement dès le départ le sens qu’il faut donner au trou, et révèle par là une des significations majeures du mbáú qui va être enfoncé dans celui-ci. Le geste lui-même, comme tous les autres qui auront trait au trou, se fait d’ailleurs de la main gauche, « la main de la femme » comme on l’appelle, c’est-à-dire la main dont l’homme se sert lors des rencontres sexuelles.
187Ensuite le président retire son bracelet et le dépose à terre au milieu du petit cercle. Tous les mέná-gandjá ayant achevé un premier cycle répètent alors leur premier geste et enduisent de rouge le pourtour intérieur du bracelet. Les bagandjá du cycle, cette fois, sont invités à faire de même avec un peu de poudre rouge que leur présente le président. Tout en reprenant le sens du geste précédent, celui-ci nous renseigne sur la signification du bracelet que portent les dignitaires. Il nous permet de mieux comprendre aussi, surtout si l’on tient compte du fait que santé et fécondité sont associées dans l’idée d’ouverture, pourquoi l’acclamation ɓélamέ, « que nous soyons sains et saufs », sur laquelle s’achèvent de nombreuses invocations, s’accompagne du geste de tendre les bras un peu au-dessus de l’horizontale tout en gardant les poings fermés. Même l’habitude de porter le bracelet au-dessus du biceps plutôt qu’autour du poignet pourrait être comprise à partir de là comme une expression de la pénétration (3.1.7.e).
188Ici le président prend une enclume et l’enfonce légèrement dans le sol à l’intérieur du bracelet. Chez les Komo l’enclume est petite, elle a la forme d’un coin que l’on fixe, pour s’en servir, dans un rondin de bois. Les mέná-gandjá et les bagandjá viennent ensuite, l’un après l’autre, poser la main droite à plat sur l’enclume et enfoncer celle-ci chaque fois un peu plus en donnant un petit coup du poing gauche sur le dos de la main droite. Renvoyant à la pénétration et y associant tous les circoncis du cycle, ce geste complète la signification du bracelet placé au centre d’autres cercles concentriques. Il s’y ajoute un symbole subsidiaire. La main tenue plate sur l’enclume reproduit l’image de la machette que l’on affûte de la sorte et qui, comme on l’a vu dans l’aphindia (5.1.3.), est elle aussi un symbole sexuel mâle.
189Ensuite, chacun des mέná-gandjá et des bagandjá est invité à prendre en bouche un peu de poudre de ntutu mélangée à du sel extrait de la plante munέi et à la recracher sur l’enclume. Employées aussi au betu (3.3.3.g), ces deux plantes signifient, l’une la durée, l’autre la fécondité et l’attrait sexuel. Elles rattachent donc à la rencontre sexuelle exprimée par l’enclume pénétrant le bracelet l’idée ou le souhait d’une fécondité abondante et durable, les deux effets escomptés du rituel qui sont le plus fréquemment thématisés. Il ressort du rituel de mariage (cf. 1980, pp. 217-218) que, conjuguée à ces signifiants, l’enclume leur ajoute en quelque sorte une condition. En tant qu’objet auquel appartient en propre la qualité rendue par le verbe édoɗéá, « rester sur place parce qu’on est lourd », elle exprime, en effet, la conviction selon laquelle un mariage ne peut être fécond que si les époux restent fidèles l’un à l’autre (2.1.a).
190Laissant le bracelet et l’enclume en place, le président prend ensuite une coquille de kenkamba, le mollusque qui, du fait qu’il peut s’ouvrir et se fermer, joue un rôle important dans le gandjá et servait autrefois de couteau à circoncire et il découpe, de la main gauche, quelques centimètres de sol sur le pourtour qui avait été tracé par la petite liane. Il passe alors la coquille à un confrère qui découpe, à son tour, quelques centimètres et ainsi de suite, jusqu’à ce que chaque mέná-gandjá ait eu son tour et que tout le pourtour ait été entaillé. Quelques hommes se mettent ensuite à creuser prudemment, autour de la limite indiquée, un trou circulaire, c’est-à-dire un trou dont le centre est laissé intact. À mesure que le trou s’approfondit, ce centre lui-même prend l’aspect d’une colonne. On veille à ce que celle-ci, appelée le « nombril du gandjá », ne s’effrite pas. Le nombril, comme nous l’avons déjà signalé plusieurs fois, est un symbole du pénis ; de sorte qu’il reprend ici la signification de l’enclume, comme celle du bracelet est reprise par le cercle tracé par la petite liane.
191Arrivé au point où la profondeur du trou et la difficulté du travail risquent de provoquer l’effondrement du « nombril », on retire précautionneusement celui-ci du trou pour aller le déposer sous le lit du mέná-gandjá sortant. Il y restera jusqu’à sa désintégration. Certains spécialistes affirment qu’il renvoie là au nouveau chapeau, en cuir de crocodile, du mέná-gandjá. Il y a effectivement certaines ressemblances formelles entre les deux. Si ces affirmations semblent confirmer qu’à côté de ses références sexuelles féminines le chapeau en comporte également de masculines, ou qu’il exprime la rencontre des sexes (5.1.5.c), nous pensons que, placé sous le lit du sortant, le nombril qui, lui, réfère davantage au sexe masculin, signifie que celui-ci pourra désormais reprendre une vie conjugale normale. Cet objet rejoint par là la signification du morceau de bois d’ɔda, également un symbole sexuel masculin (5.2.1.b), qui est placé sous le lit nuptial durant les rites de mariage (cf. 1980, p. 217).
192Après avoir sorti le nombril du trou, on continue à creuser celui-ci jusqu’à ce qu’il soit suffisamment profond pour recevoir le mbáú, puis on l’abandonne pendant quelques instants pour aller en creuser cinq ou six autres moins profonds et moins larges, et à égale distance l’un de l’autre, le long de la liane qui marque le cercle extérieur. On y fixe autant de piquets qui se terminent en fourche à quelque deux mètres au-dessus du sol, et l’on passe alors dans les fourches une grosse liane mɓógó choisie parce que, comme le ntutu, elle « dure ». Les deux bouts de la liane sont reliés de manière à ce qu’elle forme un solide anneau qui fera office de sablière pour la maisonnette ronde, à toit inversé, que l’on construira autour du mbáú.
193c) Les bagandjá arrivent ensuite avec le mbáú, un jeune arbre d’une quinzaine de mètres auquel on n’a laissé que la cime. Il a été écorcé à la base, et celle-ci a été noircie au charbon de bois, puis tachetée de points blancs, comme le furent les rondins de bois oyondo, dans le but de marquer leur identité avec les circoncis du cycle. Ceux-ci, en effet, seront ornés de la même manière au moment de leur sortie (5.2.1.b). Le président ajoute à son tour des feuilles d’amá-phaphasá et une peau de genette à la base de l’arbre. Toutes combinent également les couleurs blanche et noire, et la genette renvoie ici à l’idée d’une prise de possession prudente mais sûre des femmes, une connotation importante dans le symbolisme sexuel qui est en jeu (3.2.4.b). Le président entoure après cela la base entière de feuilles rouges de kás’ándjε fixées au moyen d’une corde, tout en prenant soin de faufiler entre les feuilles l’un ou l’autre des ophéké, les signifiants symboliques du gandjá (4.1.4.b). Appartenant à la même espèce (Ataenidia conferta) que les feuilles de phɔphɔ qui servent à bander la plaie après l’opération, les feuilles rouges de kás’ándjε évoquent ici le sang qui s’est déposé sur les premières, et font du mbáú un symbole du pénis circoncis. Cette signification se confirme du fait que l’aluta, le premier circoncis, doit alors enfourcher l’arbre, le visage tourné vers sa base, et est transporté ainsi, au pas de course, à travers le village, tandis qu’il tient lui-même entre les dents une peau de genette pliée dans une feuille rouge de kàs’àndjε.
194Lorsque l’arbre est amené près du trou, il est violemment balancé et secoué pour essayer d’en faire tomber l’aluta ; mais si la chose arrivait, il faudrait tout recommencer. Tout ceci donne à voir que, si le mbáú représente un pénis circoncis, c’est bien du pénis de l’aluta qu’il s’agit et, à travers lui, de celui de tous les autres circoncis du cycle, et que c’est lui qui, enfoncé dans le trou, va maintenant prendre possession de la femme, comme l’indique la peau de genette que l’aluta tient entre les dents. D’ailleurs, après que l’arbre aura été inséré dans le trou, l’aluta devra y reprendre place pendant tout un temps encore, le tronc serré entre les jambes.
195Après qu’on a ainsi secoué l’aluta, le président lui remet en main une sonnette et, lui ayant soufflé à l’oreille l’identité de l’objet caché sous les feuilles, fait deviner aux autres ɓagandjá quel il est. Toute réponse fautive est rejetée par des petits coups secs de la sonnette, tandis qu’un tintement prolongé accueillera la réponse exacte. Au même moment le président invitera l’assemblée à « acclamer le gandjá » par la formule habituelle, yéyáni phɔ gandjá !, à laquelle tous répondent par un vibrant « íê ». Cette saynète de divination est structurée de la même manière et elle a une signification semblable à celle du maningé (3.2.4.d ; 5.3.2.a). Puisque pour les Komo posséder c’est avant tout connaître et inversement, elle atteste à sa manière que l’arbre dans lequel a été caché l’objet est bien le pénis de l’aluta, et que les autres ɓagandjá sont invités à s’associer à cette possession. Cette première possession s’achèvera, on l’a vu, par celle de la femme, mais il fallait souligner, et c’est ce que fait le mbáú, et avec lui la feuille rouge de kás’ándjε qui enserre la peau de genette entre les dents de l’aluta, que cette seconde possession n’est possible que si l’on passe par la circoncision.
196Nous voudrions prévenir une interprétation qui pourrait se faire jour chez le lecteur à partir des données présentées jusqu’ici, à savoir que, puisque le nombril-pénis sorti du trou est porté sous le lit du mέná-gandjá sortant pour faire place au mbáú qui, lui, renvoie au pénis des circoncis, il pourrait y avoir là l’expression d’un transfert de droits ou de puissance de procréation du mέná-gandjá aux bagandjá. Pour tentante qu’elle puisse être, pareille interprétation nous semble trop simple pour être exacte, mais comme d’autres données pourraient paraître la corroborer (e), nous la discuterons plus loin. De toute manière, nous savons déjà que le « nombril-pénis » déposé sous le lit du mέná-gandjá signifie tout le contraire d’une abdication de la part de celui-ci dans le domaine de la procréation.
197d) Avant l’introduction du mbáú dans le trou, le président enfouit au fond de celui-ci un certain nombre de signifiants symboliques (ophéké) du gandjá. Ce sont principalement de la raclure des arbres mbáú et ɔda, qui, de manière générale, renvoient, l’un à la fécondité, l’autre à la puissance sexuelle masculine (5.2.1.b), un gland nommé pénis du kaɓíε, représentant le gland du membre viril et connotant la vulve (5.1.5.c), un fruit de la liane djamba, symbole de fertilité et d’abondance (4.4.2.a), un morceau de la carapace de la tortue d’eau, qui, au dire de certains spécialistes, signifierait ici la durée, bien que nous sachions que dans le contexte du gandjà elle a habituellement une signification différente (4.4.2.a) et un fruit mbé. Ces fruits comestibles et huileux sont rattachés au gandjà du fait que le calao, qui y a une signification particulière (3.2.5.f), en nourrit sa femelle lorsqu’elle couve et ses petits tant qu’ils ne peuvent pas voler. Cependant une représentation plus spécifique encore est en jeu ici. On dit, en effet, que la femelle laisse tomber les déchets de ces fruits au pied de l’arbre dans lequel le mâle l’a enfermée pour couver, et que lorsque les graines contenues dans ces déchets commencent à pousser, les jeunes oiseaux sont prêts à s’envoler. Le fruit mbé renvoie donc à la dispersion des ɓagandjá à la fin du cycle, mais aussi à la durée ou à la continuité, car un moment où un cycle s’achève, un nouvel arbre prend vie et prépare le suivant. Ce sera là précisément toute la signification de l’arbre pεkε, qui sera planté aux côtés du mbáú, comme c’était celle de l’aphindia (4.2.2.d).
198Comme les mέná-gandjá n’aiment pas dévoiler, en présence de personnes qui ne sont pas initiées à leur fonction, l’identité des ophéké dont ils se servent, ceux que celui qui dirige dépose au fond du trou qui doit recevoir le mbáú ont été soigneusement emballés au préalable dans des feuilles d’amá-phaphasá. Le trou est alors saupoudré de toutes parts de poudre rouge (ndɔ), ce qui confirme une nouvelle fois son caractère sexuel féminin, puis chacun des maîtres de la circoncision est invité à y cracher une bouchée de miel apoma, pour témoigner de son désir que les relations qui se noueront à partir du gandjà soient affables et pacifiques (3.1.7.b).
199e) Vient ensuite le moment de planter le mbáú. Il n’y a plus alors que les membres de la parenté du mέná-gandjá sortant qui pourront soulever celui-ci. Cela fait songer aux rites d’enterrement et reprend ainsi le thème de l’identification du mbáú avec le sortant tout en suggérant que la fonction de ce dernier est reprise en charge par cette parenté. Dans le cas d’une mort réelle celle-ci devra, en effet, veiller à lui trouver un successeur. De plus, cette parenté est disposée dans un ordre nettement défini. Au pied du mbáú se trouve le membre aîné (muna phome) de l’aîné des lignages. C’est lui qui est le plus proche de la « souche » (tshina), terme par lequel on désigne également les origines. Il prend en main la peau de genette, signifiant la prise de possession de la femme, et la maintient contre la base de l’arbre. Comme l’homme en question est âgé et que le pied de l’arbre est lourd, il peut se faire aider par un membre plus jeune de son lignage. À quelques mètres derrière lui a pris place l’aîné du second lignage puis vient celui du troisième et ainsi de suite, l’aîné du lignage le plus jeune portant la cime du mbáú. Un village est habituellement constitué d’un seul segment d’un clan dont il porte le nom, et comporte quatre ou cinq lignages qui, selon les représentations, remontent à autant de frères (cf. 1979b). Or, des frères sont toujours considérés comme issus d’un même cordon ombilical, sur le modèle des cucurbitacées dont la tige rampante donne successivement naissance à plusieurs fruits. Au moment de son érection, le mbáú devient une représentation de ce cordon primordial qui a donné au village sa structure linéaire de base. Seulement chaque village héberge également quelques collatéraux, des fils de sœur venus s’établir auprès de leurs oncles. Ceux-ci devront aussi aider à redresser l’arbre, mais ils le feront en tirant latéralement, de part et d’autre du tronc, deux lianes fixées à quelques mètres du sommet. Toute la structure clanique telle qu’elle est vécue au niveau du village se trouve ainsi reflétée dans la séquence du redressement du mbáú.
200Pour planter l’arbre, on le fait passer par-dessus et dans le grand anneau qui s’élève à quelque deux mètres au-dessus du sol, puis dans le petit, déposé à même le sol. Il serait bien plus simple d’enfoncer le mbáú en terre avant de monter l’anneau, et les difficultés de la manœuvre dénotent clairement la recherche d’un effet de signification sur lequel il n’est plus besoin de revenir. Pendant que l’arbre descend, l’homme qui tient la peau de genette contre la base la retire doucement, laissant les feuilles rouges qui entourent le pied de l’arbre rencontrer le rouge du trou. Ainsi se visualise le principe mentionné ci-dessus, que la rencontre des sexes n’est possible que moyennant la circoncision. C’est ce que chante, d’une manière plus voilée, un des chants du monanga de la région de Lubutu, dont nous ne présenterons ici que quelques vers. Pour le comprendre il faut se souvenir que l’expression « allumer la torche » renvoie à l’opération de la circoncision (3.4.3.e).
Kentima-ntima, o, | Ô, toi qui avances à tâtons dans l’obscurité, |
kongíέ k’éndju ábέ, | ne pénètre pas dans la maison de mon père, |
no ko n’ɔ bέa kóni. | si tu n’as pas une torche avec toi. |
201Le moment même de la descente du mbáú revêt une dimension symbolique particulièrement intense et dynamique, qui rappelle celle de la mise à mort du mbáú. Là, nous avons vu la foudre rouge descendre du lieu cosmologique du rouge, le firmament avec les ancêtres, vers celui du blanc, la terre et ses malades, et changer ces derniers en rouge, c’est-à-dire leur rendre la santé. Ici nous voyons deux signifiés assez divergents du rouge qui se trouvent joints de par leur insertion dans une catégorie plus générale. Le rouge de l’opération, qui tant que la blessure était vivante et que les ɓagandjá restaient en forêt se trouvait associé au blanc — comme l’est aussi le sang des menstrues se trouve joint maintenant au rouge des organes sexuels féminins, dans la catégorie plus globale où le rouge des rites de sortie représente le village, la vie communautaire, la santé et la fécondité. La rencontre, peut-on dire, se fait au pied du mbáú, tandis que la catégorie subsumante est signifiée davantage par le mbáú lui-même avec ses feuilles rouges et tout ce qu’il signifie, encore que, ici aussi, la réalité symbolique s’avère plus complexe que les structures interprétatives. Le mbáú a été dépouillé de ses branches et de ses feuilles et le dernier matin des célébrations on lui coupera aussi la cime. C’est là, on l’a vu, un effet de son identification avec le mέná-gandjá sortant.
202Parfois on voit un frère cadet de l’homme qui tient la base du mbáú agiter la sonnette ngélé-ngélé pendant que l’arbre descend en terre. En rapport étroit avec tout ce qui concerne la mort, cet instrument intervient aussi au moment de l’enterrement d’une personne. À d’autres endroits, il est fait appel à un spécialiste pour sonner de la corne (mbengú), l’instrument par lequel s’annonce une victoire remportée sur un ennemi ou sur un éléphant. Comme nous le verrons à l’instant, ces différentes évocations de la mort peuvent avoir leur importance pour la compréhension exacte du symbolisme qui est en jeu ici.
203Une fois qu’il est en terre, on tourne le mbáú de façon à le faire « regarder vers l’occident », c’est-à-dire que le sens dans lequel penche sa cime doit être orienté de la sorte. Puis, tout à côté, on plante un pεkε (Ricinodendron africanum) écimé et sans racines, rien qu’un morceau du tronc de l’arbre, de quelque trois mètres de haut. Bien que, en ce moment même, on ne lui accorde que fort peu d’importance, toute l’attention allant au mbáú, il constitue d’une certaine manière l’élément principal de l’ensemble. Il complète, en effet, le symbolisme du mbáú et lui donne son plein sens. Pourtant il y a lieu de se demander de laquelle des deux façons il faut voir la chose. Voici. Ne résistant pas à la transplantation, le mbáú mourra. Le pεkε, en revanche, reverdira et deviendra, de ce fait, l’expression de la vie nouvelle née de la rencontre des sexes qui fut rendue possible par le gandjá et symbolisée par le mbáú. Mais il reste à savoir si la mort du mbáú doit être considérée comme essentielle pour que le pεkε puisse reprendre vie, ou si le pεkε n’est là que pour réaliser ce qu’il eût été préférable que le mbáú fasse lui-même. Dans le premier cas, on aurait une structure de type sacrificiel, rejoignant celle de la « mise à mort du mbáú ». Dans le second, il n’y aurait que la simple expression des effets du gandjá. Les explications des spécialistes à ce sujet restent vagues du fait qu’ils n’arrivent pas à thématiser tout le symbolisme qui est à l’œuvre. L’importance du thème de la mort sacrificielle, qui est sous-jacent à tout le rituel, nous fait plutôt opter pour la première façon de voir. La circoncision des ɓagandjá, à laquelle renvoie le mbáú, fut, en effet, présentée en elle-même (3.5.1.b) et à travers le kebéndé (3.3.1.) comme une mise à mort, et, dans la région de Kelenga, la mise en blanc des ɓagandjá avant l’opération s’accompagnait du tintement de la sonnette de la mort, ngélé-ngélé. De plus, comme on le verra plus loin, l’écimage du mbáú, le lendemain de son érection, constitue une nouvelle allusion à la circoncision comme mise à mort. Enfin le mέná-gandjá sortant, qui est également représenté par le mbáú, a été mis à mort rituellement, lui aussi, et dépouillé, à ce moment, de ses cheveux sauf d’une mèche au sommet du crâne, comme l’arbre. On pourrait d’ailleurs voir le mbáú, à partir de là, comme complétant une structure d’échange entre le mέná-gandjá et les ɓagandjá. Frappé d’affliction avant d’entamer le cycle, le premier fut traité et guéri par le sang résultant de la mort rituelle des bagandjá (4.1.2.d) ; sa propre mort permet maintenant aux ɓagandjá de recouvrer la vie.
204f) Après avoir comblé le trou dans lequel ont été enfoncés les deux arbres, on remonte jusqu’à 1,50 mètre du sol environ la liane qui forme un anneau autour de leurs deux troncs et on la coince à cette hauteur en y faisant entrer le bout d’un grand nombre de bâtons écorcés, provenant d’arbres otéphá (Tréma guineensis). L’autre bout des bâtons repose sur la grosse liane plus élevée qui forme le cercle extérieur. L’ensemble se présente ainsi comme une case ronde dont le toit a été inversé pour la raison qu’on va voir. En d’autres termes au lieu de monter en cône, les chevrons descendent en entonnoir vers le mbáú, qui fait office de poteau central. Il faut savoir, en effet, que les cases rituelles devant servir à la célébration des rites de destruction amá-bulú ou ɓosáké ou des rites de divination ɓumɔ, sont construites exactement de la même manière autour d’un arbre transplanté dont la cime s’élève bien haut au-dessus du toit (cf. 1980, p. 71) ; seulement, elles sont plus grandes et l’anneau qui entoure l’arbre est placé plus haut que celui qui fait le cercle extérieur, de façon à donner au toit sa forme conique normale. De plus, ces cases comportent une paroi.
205L’otéphá dont sont fait les chevrons qui entourent le mbáú se caractérise avant tout par la couleur écarlate de sa sève. Démuni de son écorce, il reproduit ainsi l’image du pénis circoncis et sanglant représenté déjà par le mbáú, et c’est précisément pour permettre à la sève de s’écouler le long de celui-ci que les bâtons d’otéphá ont été disposés en forme d’entonnoir. De plus, la multiplicité de ces bâtons les fait renvoyer davantage à l’ensemble des bagandjá du cycle, tandis que le mbáú lui-même se trouvait identifié d’une façon plus particulière à l’aluta, le premier circoncis. Une utilisation différente de l’otéphá, rencontrée antérieurement, ajoute à cette plante une dimension symbolique toute spéciale. Elle sert en effet, au dépeçage rituel du keɓéndé, l’animal sacrificiel incarnant le jeune homme à circoncire, et renvoie, en tant que telle, au sujet opérant de la circoncision. Ici, en revanche, elle en représente l’objet ou la victime. De la sorte, elle rapproche à son tour et unifie ces deux termes, comme le fait toute la structure sacrificielle du rituel (3.3.1).
206g) Lorsque les bâtons d’otéphá ont été placés autour du mbáú, tous les participants, hormis le mέná-gandjá sortant, se rendent au keamba, le lieu de réclusion, où un grand tas de branches mbáká, auxquelles ont été laissées leurs brindilles latérales et leurs feuilles, a été rassemblé par les ɓagandjá. Chacun prend deux ou trois branches, puis tous se répartissent en deux files qui partent en courant, chacune vers une des extrémités du village. Arrivées là, elles se dirigent, toujours en courant, vers l’autre bout, et au moment où elles se croisent au centre du village, tous se frappent d’une file à l’autre. Lorsque les deux files se rejoignent une nouvelle fois au milieu du village, elles s’arrêtent et se font face. Les ɓagandjá du cycle doivent alors s’avancer entre elles et se faire battre une toute dernière fois (voir cependant 5.2.2. et 5.4.4.a). Tous se précipitent après cela vers le mbáú et lancent les branches, par-dessus leur tête, dans l’entonnoir. Dans la mesure où, depuis le début du rituel (3.1.2.), la fustigation est étroitement liée à la circoncision, les branches, placées de la sorte, renforcent la signification des bois d’otéphá qui les portent. Un homme grimpe d’ailleurs dans l’entonnoir afin de bien disposer les branches lancées, comme les bâtons, en éventail autour du mbáú. Pendant que leurs branches se rejoignent ainsi dans l’entonnoir, les bagandjá chantent :
Basekɔ ɓédoɗéέ, malia, | Que les chimpanzés restent sur place, malia, |
ɓédondánέ, e. | que nous nous retrouvions. |
207L’usage abondant de fruits tóndó pour désinfecter et cicatriser la plaie après l’opération, a pour effet que les bagandjá sont souvent comparés aux chimpanzés qui, résidant avec eux en forêt, sont particulièrement friands de ces fruits (3.5.1.a). D’autre part, on sait que édoɗéá, « rester sur place du fait qu’on est lourd », qui est le propre de l’enclume, est aussi la condition première de la fertilité. Les deux idées de se retrouver et de rester sur place, qui sont à la base de ce chant, seront d’ailleurs incarnées aussitôt par les oyondo, les rondins de bois qui, représentant chacun des bagandjá en même temps que l’unité de leur groupe, vont être plantés au pied du mbáú et y resteront. Leur forme aussi évoque celle de l’enclume.
208h) De fait, ce sont ces rondins, qu’ils avaient taillés et ornés au keamba, que les bagandjá s’en vont alors chercher. Ils les ramènent en courant, chacun voulant planter le sien aussi près que possible du mbáú, et se mettent tous à creuser leur trou avec une machette, sous le toit inversé qui entoure l’arbre. Comme lors de la préparation des oyondo, le « scorpion » est présent, crachant du piment rouge dans les yeux des distraits ou des traînards. Le plus souvent cependant c’est à tout le contraire qu’il faut veiller : les mέná-gandjá se voient régulièrement obligés d’intervenir pour empêcher que, dans leur empressement, les ɓagandjá se blessent l’un l’autre avec leur machette.
209Après avoir enfoncé leur oyondo en terre, les bagandjá retirent à certains endroits la feuille de bananier qui cachait les dessins en noir et blanc dont chacun avait orné la surface supérieure du sien. D’habitude, cependant, ils attendront pour ce faire le moment où, dans l’après-midi du même jour, ils se manifesteront en public, le visage orné de la même manière. L’identification entre chacun d’eux et son oyondo n’en paraîtra que mieux.
210Il y a, par ailleurs, une ressemblance formelle indéniable entre le « nombril du gandjá », c’est-à-dire le rondin de terre qui a été retiré du trou dans lequel a été planté le mbáú et porté sous le lit du mέná-gandjá, et l’oyondo des bagandjá, une ressemblance que souligne encore le fait que ceux qui, parmi ces derniers, ont le nombril saillant pouvaient en apporter la marque sur leur oyondo. Le nombril et le pénis se désignant mutuellement, on voit resurgir la question de savoir si le symbolisme du mbáú ne doit pas être interprété comme une cession, de la part du mέná-gandjá, de ses droits de procréation aux bagandjá. On pourrait même voir une confirmation de cette interprétation dans les paroles « ne pénètre pas dans la maison de mon père » du chant cité ci-dessus. Nous croyons cependant que pareille interprétation ne répond ni au fait matériel, ni à la totalité du symbolisme mis en jeu. D’abord le mέná-gandjá sortant ne renonce pas à ses facultés de procréation. Au contraire, on a vu qu’il les réassumait pleinement après cette période de mise en blanc et d’assimilation à la forêt qui comporte, en principe9, l’interdiction des rapports sexuels. De plus, le mέná-gandjá est manifestement identifié lui aussi au mbáú et à ses signifiés, même si cette identification se fait davantage à travers des éléments qui, tels que le petit chapeau-musaraigne ou d’autres qui interviendront au moment de la sortie (5.4.6.a), réfèrent moins directement à la circoncision qu’au mbáú tout entier. Ce qui est symbolisé, c’est donc une communication des droits de procréation plutôt que leur transfert, et les oyondo sont à voir comme l’expression d’une individualisation, c’est-à-dire du désir que l’idée exprimée par le mbáú et le pεkε soit appliquée à chacun des ɓagandjá en particulier.
211Le même désir est rendu d’une autre manière encore. Après avoir enfoncé son oyondo en terre, chacun des circoncis du cycle plante entre celui-ci et les deux arbres un certain nombre de plantes qui reprennent ou explicitent la signification de ces derniers. Ce sont, tout d’abord, un plant de bananier (εtɔkε), exprimant, dans de nombreux rites, l’idée de la vie qui renaît, puis une plante amá-boɗe (Hygrophila sp.), qui se propage rapidement, et les plantes akɔú (Marantochloa holostachya) et adεkisaga (Kalanchoe crenata), qui présentent la même caractéristique. On souligne, de plus, que l’akɔú ne pousse pas haut et ne se fane pas vite, ce qui permet de voir en elle un signifiant de la prudence et de la durée, deux qualités essentielles au gandjá, tandis que la dernière, dont le nom signifie « celle-qui-rafraîchit», doit amener les ɓagandjá à garder leur cœur en paix, évitant que celui-ci ne s’échauffe. Les jeunes gens plantent également autour du mbáú des feuilles rouges de kás’ándjε (Ataenidia conferta), dont la signification rejoint en partie celle des mêmes feuilles attachées au pied même de l’arbre, quoiqu’on fasse surtout remarquer à ce moment que, au contraire des autres feuilles, elles ne se fanent pas au soleil, mais se referment, ce qui leur permet à elles aussi de durer (íphíá). Enfin on ajoute, pour l’ensemble des ɓagandjá, quelques plantes qualifiées d’isέngέ, c’est-à-dire qu’elles signifient l’attrait, principalement sur le plan sexuel. Ce sont deux cannes à sucre, représentant chacun des sexes, de l’antímotí, espèce de canne à sucre sauvage appelée aussi canne à sucre du génie de la circoncision (εsέkέ á kaɓíε) — elle doit être plantée par le premier circoncis du cycle — et du nsinga, une plante qui sert d’appât pour attraper des silures et des crabes, deux espèces d’animaux qui symbolisent la femme (3.2.4.b, d). Souvent on suspend à la grosse liane qui, faisant office de sablière, soutient la partie extérieure du toit en entonnoir, des palettes obámbá, dont se servent les femmes pour rythmer les chants du maéndé. Comme celles qui se trouvaient fixées aux parois de la case en miniature construite au campement de chasse (5.1.2.b), elles renvoient au sexe féminin, confirmant ainsi la signification du grand anneau qui entoure le mbáú et tous les bâtons d’otéphá.
212i) Après l’érection du mbáú, le mέná-gandjá président fait approcher un des deux jeunes gens venus pour être opérés durant les rites de sortie, et le fait circoncire au pied du mbáú. Ce geste retranspose dans la réalité et visualise tout ce que vient d’exprimer le jeu des symboles, à savoir qu’il n’est possible de féconder ou d’être fécond qu’à condition d’être circoncis. Le nom de ego-á-mbaka, « au-dessus des baguettes », que portera le jeune homme, signifie qu’il n’aura plus à être battu puisque toutes les baguettes du cycle viennent d’être jetées dans l’entonnoir.
213L’opération d’ego-á-mbaka est suivie d’une séquence initiatique réservée aux ɓantεndε, appelée mangulubata, qui a lieu au pied du mbáú, mais le concerne moins directement. Nous en reporterons plus loin la description et présenterons d’abord les données se rapportant au mbáú lui-même.
214Aussitôt le manguluɓata terminé, l’aluta, le premier circoncis du cycle, doit à nouveau grimper sur le mbáú. Il s’y installe bien haut, sur un petit bois fixé transversalement aux deux tiers environ de la hauteur du tronc. L’arbre serré entre les jambes, il a le regard tourné vers l’occident, comme le mbáú lui-même (e). Son visage a été noirci et parsemé de points blancs, comme le fut la base de l’arbre, et il tient entre les dents une peau de genette serrée dans une feuille rouge de kás’ándjε, deux éléments que l’on retrouvait également au pied de l’arbre (c). Tout ceci manifeste avec insistance, l’identification recherchée entre l’aluta et le mbáú. En d’autres mots, c’est bien le pénis circoncis de l’aluta prenant possession de la femme que le mbáú représente ici. Le jeune homme devra d’ailleurs rester dans cette position jusqu’à la fin de la séquence appelée le balayage, que les autres ɓagandjá du cycle exécuteront dans la soirée, et dans laquelle la même idée se trouvera exprimée d’une autre manière.
215On nous permettra d’anticiper quelque peu sur le cours des événements pour regrouper l’ensemble des éléments qui déterminent la signification de ce symbole. Le lendemain de l’érection du mbáú, le second des deux jeunes gens venus pour se faire opérer aux rites de sortie doit, au moment où il commence à faire jour, grimper tout au haut de l’arbre et couper la cime avec une machette qu’il tient de la main gauche. Dès qu’il revient à terre, ceux qui sont restés là à l’attendre s’emparent de lui et il est circoncis sur place. Il sera le dernier circoncis du cycle et portera le nom de aɓúna mbáú, « celui qui coupe le mbáú ».
216On retrouve dans d’autres ensembles rituels, tels que le ɓumɔ et l’amá-bulú, cette pratique consistant à couper, très tôt le matin, la cime d’un arbre transplanté servant de poteau central à une case rituelle construite la veille, sans qu’elle s’accompagne pour autant d’une circoncision. Nous croyons cependant que, dans le cas présent, le rapport entre les deux opérations est clair. Il l’est d’autant plus que cime et prépuce se désignent du même terme sésé, et que le lever du jour, moment où se coupe la première, correspond, selon les représentations, au moment privilégié de la lutte à laquelle, comme on le sait, est associée l’ablation du second (3.3.3.e). C’est d’ailleurs vraisemblablement la puissance de l’image, et l’importance de la circoncision dans l’ensemble de la culture (1.a ; 2.1.b) qui est responsable de la transposition de la pratique dans d’autres rituels. Et, bien que l’amá-bulú, rituel de destruction, n’ait rien à voir avec la circoncision, l’arbre écimé qui y sert de poteau central peut être vu de tous, sauf des garçons incirconcis ; une interdiction qui ne s’explique que par l’opposition entre eux et lui.
217On remarquera en outre que, s’il semblait y avoir, jusqu’à ce moment, une identification plus intense entre le premier circoncis et le mbáú, la pratique qu’on vient de voir identifie également celui-ci avec le dernier circoncis du cycle. L’arbre reprend par là, à l’égard de tous les bagandjá du cycle, la fonction représentative qu’il avait exercée en tant que « cordon ombilical » à l’égard des différents lignages du segment clanique du mέná-gandjá sortant. Ceux-ci se trouvaient intégrés par lui en une fraternité unique, hiérarchisée selon le principe d’aînesse. Il en va de même des bagandjá, puisque la base de l’arbre représente le pénis du premier d’entre eux, la cime celui du dernier, tandis que celui des autres est représenté davantage par les bâtons écorcés d’otéphá qui entourent le milieu du tronc et ont été enfoncés en cet endroit dans le petit anneau qui entoure l’arbre.
218Comme le lieu de réclusion en forêt doit être incendié à la fin du cycle, les deux derniers circoncis seront amenés, après le déroulement des rites de sortie, au keamba d’un autre cycle, pour y attendre la cicatrisation de leur plaie. Ils n’auront plus, à ce moment, qu’à se soumettre aux rites de sortie individuelle (3.5.4.). Les comparant aux poussins qui ne parviennent pas à sortir de l’œuf à la fin d’une couvée, on les appelle ɓéɗú ká leké, « ceux qu’on a laissés dans-l’œuf ».
219j) Il faut signaler en dernier lieu que, dans la région de Lubutu, la séquence de l’érection du mbáú se désigne habituellement par l’expression phangá mbaka, « faire voir les baguettes », alors que, dans celle de Kelenga, on parle de tshúmá mbáú, « enfoncer le mbáú en terre ». La différence s’explique par l’existence dans la seconde région, d’une autre pratique qui, précisément, assure la fonction de « faire voir les baguettes ». On y plante, en effet, dès le début du cycle, un arbre ɓɔɔgáni, espèce de quinquina qui, lui aussi, reprend vie, tout comme le pεkε, après avoir été transplanté, et chaque fois qu’un des bagandjá du cycle a été fustigé, les baguettes dont on s’est servi sont enfoncées par la base en terre au pied de l’arbre. Même si celles avec lesquelles on bat tous les circoncis une dernière fois, à la fin du cycle, sont jetées dans l’entonnoir du mbáú, comme à Lubutu, il n’en reste pas moins que la pratique du ɓɔɔgáni constitue déjà une manière de « faire voir les baguettes » et anticipe partiellement sur la signification du mbáú et du pεkε, puisque ce sont les baguettes, avec leur renvoi à la circoncision, qui sont censées permettre au ɓɔɔgáni de reprendre vie. C’est d’ailleurs vraisemblablement à partir de reprises et de variations de ce genre ou de transformations d’un même thème que le rituel s’est élaboré.
220D’autre part, cette manière de placer les baguettes tout autour du ɓɔɔgáni et, plus encore, de les disposer en éventail tout autour du mbáú et du pεkε, de même que la façon de les désigner, s’éclaircit davantage à la lumière d’une autre pratique appelée phangá osélé, « faire voir les poils du potamochère ». Celle-ci consiste en une mise à l’honneur de certaines jeunes filles qui se distinguent des autres tant par leur beauté physique que par leur comportement sage et prudent. Introduites rituellement dans la catégorie des ego-á-ɓoko, nom qui signifie littéralement « supérieures aux hommes », on leur confère, comme principal signe distinctif, un collier duquel partent latéralement des petites touffes de poils de potamochère (cf. 1980, p. 124). Et, au moment où on leur confère celui-ci, on se sert de la formule phangá osélé, ɔsɔɔmɔta, « fais voir les poils de potamochère, tu vas grandir ». On retrouve donc, ici comme là, la même attente. Les poils doivent faire grandir la jeune fille, comme les baguettes disposées en éventail autour du pεkε doivent revivifier et faire pousser celui-ci. Cela montre bien que les baguettes — tout comme les poils — ne sont pas simplement « données à voir ». Au contraire, instruments de l’aspect sacrificiel du rituel, elles attestent que c’est la souffrance qu’elles produisent et la circoncision à laquelle elles renvoient — et qui, elle, est incarnée par les bâtons écorcés et à sève rouge d’otéphá sur lesquels elles reposent — qui détiennent la clef de la fécondité, et accorderont la vie au peke. D’une certaine manière, cette image, tout en étant symbolique, est extrêmement réelle aussi. En effet, le grand entonnoir, formé par les bâtons d’otéphá et les baguettes autour du mbáú et du pεkε, ne canalisera pas seulement la sève rouge des premiers vers les deux arbres, mais également la pluie qui aidera le pεkε à reprendre vie.
221k) L’ensemble des significations dégagées de la sorte risque de nous avoir fait perdre quelque peu de vue l’identification fondamentale existant également entre le mbáú et le mέná-gandjá sortant. Pendant tout le temps de l’érection de l’arbre, celui-ci est resté assis en silence à son pied. En fait, il est lui-même l’arbre dans sa totalité. Il est, en d’autres mots, celui sur qui, et à partir de qui, toutes ces significations sont devenues possibles. C’était là, en effet, son rôle dans le rituel. Seulement, cela n’a pu se faire que parce qu’il est entré lui-même dans la structure sacrificielle exprimée par le mbáú. C’est cette intégration que devait exprimer la séquence de la mise à mort du mbáú qui, elle, constituait une transposition métaphorique de l’abattage et de la transplantation de l’arbre d’une part, et de la mise à mort rituelle du mέná-gandjá sortant de l’autre (5.3.4.c). À son tour, cette dernière n’est que l’aboutissement ritualisé de l’affliction qui, au départ, a poussé le mέná-gandjá à se charger de l’organisation d’un cycle pour recouvrer la vie. Cette vie lui serait rendue dans un processus d’échange complexe dans lequel le sang et la mort rituelle des ɓagandjá, s’inscrivant dans sa propre mort, lui permettrait à lui, comme aussi à eux-mêmes, et à chacun par l’intermédiaire de l’autre, de se rendre personnellement et mutuellement la vie et la fécondité.
222l) La ritualisation de mbáú présente, comme on l’aura remarqué, des analogies frappantes avec celle de l’aphindia. Celles-ci confirment que c’est apparemment à travers de pareilles reprises et transformations de structures formelles et de thèmes idéels que c’est élaboré le rituel. Arrêtons-nous un instant aux correspondances et divergences entre les deux séquences.
223Les principales différences entre l’aphindia et le mbáú découlent de leur localisation diverse dans le temps et dans l’espace. Érigé au début et à la fin du cycle — et là encore au début des rites de sortie — l’aphindia, pourrait-on dire, aura plutôt trait au cycle lui-même, à la circoncision des ɓagandjá représentée par la mort rituelle de l’animal kebéndé au pied de l’arbre, tandis que le mbáú, qui n’est dressé qu’à la fin des rites de sortie, se prêtera davantage à intégrer dans un même symbolisme la mort et la résurrection des bagandjá et celles du mέná-gandjá. Il est important aussi de relever que le dédoublement de l’aphindia permet à celui-ci de suivre le mouvement global du cycle, qui va d’est en ouest, puisque l’arbre est planté au début d’un côté du village, et à la fin de l’autre. Par ailleurs, il est planté en forêt, puisque c’est le propre du cycle d’être « en forêt », tandis que le mbáú est planté au centre du village, du fait que le cycle, et tous ceux qui y ont participé, ressortent à ce moment de forêt pour reprendre la vie de village. En forêt, l’aphindia est normalement plus proche aussi des ancêtres et de la chasse. De fait, des offrandes suivies d’invocations y sont adressées aux premiers, alors que ce n’est pas le cas dans la séquence du mbáú ; et tandis que celui-ci est planté droit, l’aphindia est recourbé et retenu vers le sol à la manière d’un piège, et lui seul est associé à un animal keɓéndé.
224Le trou creusé dans les deux cas est manifestement un symbole sexuel féminin, bien que la ritualisation qui entoure chacun d’eux soit quelque peu différente. À l’aphindia le caractère féminin du trou s’exprime avant tout par le fait qu’il est creusé à l’endroit où est venu se percher le mokumɔ, lui-même un symbole sexuel féminin. De plus l’arbre y est planté à côté du trou et a sa cime recourbée vers lui. Dans la séquence du mbáú, c’est la ritualisation même du trou qui en manifeste le caractère féminin et qui fait de l’introduction de l’arbre une représentation de la pénétration. La symbolisation du mbáú fait d’ailleurs de celui-ci un représentant bien plus explicite du pénis circoncis que ne l’est l’aphindia.
225Il serait tentant, mais trop facile, surtout si l’on devait s’arrêter là, d’arguer, à partir de la disposition des deux arbres par rapport au trou, comme aussi du fait que l’aphindia n’est pas dépouillé de sa cime, que celui-ci exprimerait davantage ce qui mène à la circoncision, à savoir le désir d’une copulation, celle-ci restant impraticable tant que l’opération n’a pas eu lieu, alors que, tout à la fin du rituel le mbáú représenterait plutôt les possibilités ouvertes par l’opération.
226La présence, au pied du mbáú, de plantes dites isέngέ, qui doivent assurer le succès en amour, et leur absence auprès de l’aphindia pourrait confirmer pareille interprétation, mais celle-ci supposerait, pour s’imposer valablement, une continuité plus systématique dans la symbolisation d’un arbre à l’autre et, en même temps, une plus grande discontinuité dans les symboles employés. Or, non seulement les gens ne thématisent jamais le rapport de signification qu’il pourrait y avoir entre les deux arbres, mais la symbolisation elle-même n’est pas organisée de manière à ce que chacun d’eux réfère à un domaine de significations spécifique et complémentaire par rapport à l’autre.
227Pour autant que le thème de la pénétration, par exemple, n’est pas exprimé par l’aphindia lui-même, il est clairement évoqué par les dessins et objets sculptés sur les arbres des alentours. Il l’est aussi par les feuilles nouées d’akɔú pendues à l’arbre, dans lesquelles chacun des ɓagandjá a introduit un peu de la terre du « nombril ». De plus, ces feuilles particularisent l’idée de la pénétration à l’endroit de chacun des ɓagandjá, comme le font les rondins oyondo au pied du mbáú.
228Essentiel encore aux deux séquences est le thème de la nécessité d’un passage à travers la mort pour accéder à la vie, la différence entre les symboles employés dans les deux cas restant largement secondaire, ici aussi. L’idée de mort est rendue d’abord par l’abattage des deux arbres ; cependant l’arbre de l’aphindia est choisi de telle sorte qu’il puisse reprendre vie, tandis que, dans le cas du mbáú, choisi davantage en raison de son feuillage rouge et de ses multiples matérialisations de la notion de fécondité, c’est le pεkε planté à côté de lui qui reprendra vie. Sur un plan plus proche des réalités humaines, l’idée de mort se manifeste, dans la séquence du mbáú, par la présence des baguettes, par les nombreuses allusions à la circoncision et par l’opération des deux derniers circoncis du cycle. En revanche, la séquence de l’aphindia ne comporte pas d’allusion directe à la circoncision, et si l’idée même de la mort y est clairement présente dans le keɓéndé, l’animal sacrificiel dépecé rituellement à l’emplacement du trou et auquel tous communient, elle ne renvoie aux circoncis qu’à travers leur identification à l’animal.
229La différence-la plus importante découlant de ce qui précède est que, dans la séquence du mbáú c’est l’arbre représentant le pénis circoncis qui féconde le trou dans lequel le pεkε va reprendre vie, alors que, dans celle de l’aphindia, c’est le trou au-dessus duquel est maintenue la cime de l’arbre qui doit revivifier celui-ci. Il reste cependant que, si le trou, dans ce dernier cas, n’a pas été fécondé par un pénis circoncis, il l’a été par le sang du kebéndé, ce qui revient au même en raison de la structure sacrificielle de l’ensemble du rituel.
230Ainsi, le mbáú et l’aphindia n’expriment pas des idées véritablement différentes ou complémentaires, hormis l’identification du premier avec le mέná-gandjá sortant. Tous deux sont nés de la manipulation de formes symboliques majeures similaires, et là où les signifiants secondaires divergent, es signifiés restent en grande partie identiques. Les nuances, qu’on ne peut certes nier, relèvent principalement, comme on l’a dit, de la manière différente dont les deux séquences ont été localisées dans le temps et dans l’espace.
231D’ailleurs, si les gens n’en arrivent jamais à thématiser les rapports de signification qu’il y a entre les deux arbres, ils n’en paraissent pas moins sensibles aux similarités structurelles existantes, au point qu’on les voit parfois forcer les correspondances. Ainsi avons-nous vu les ɓagandjá d’un cycle amener un arbre mbáú auquel ils avaient suspendu des feuilles d’akɔú comme à l’aphindia. Rien n’exclut donc que, dans leur élaboration actuelle, les deux séquences soient déjà l’effet d’un processus de convergence ; et il est probable que celui-ci s’intensifiera encore.
232m) Les données qui viennent d’être présentées concernant l’érection de l’arbre mbáú permettent également de reprendre et de pousser plus loin la question des rapports entre cette séquence et celle de la mise à mort du mbáú. Cette dernière, on s’en souvient, s’avérait reprendre deux autres séquences et faire le lien entre elles. Avec la foudre « rouge » tombant du ciel sur terre pour y tuer le mbáú et guérir les personnes affligées, elle reprenait, d’une part, en les ritualisant davantage, l’abattage et la chute du mbáú, l’arbre au feuillage rouge signifiant la fécondité et la vie, qui avaient eu lieu durant la matinée du même jour. La coupe de la cime de l’arbre, le lendemain de son érection, renforce d’ailleurs l’analogie, surtout si l’on tient compte du fait que la cime du ndɔkpá, l’arbre planté pour les rites amá-bulú, est censée déclencher, lorsqu’elle s’abat à terre après avoir été coupée, un violent ouragan qui ira dévaster le village des ennemis (f).
233D’autre part, la mise à mort du mbáú annonçait, par sa structure sacrificielle, la mort ritualisée du mέná-gandjá sortant, et le petit chapeau rouge (sosó), qui, tombant du toit de la case, venait se placer sur la tête de celui-ci, pour y constituer le point de départ de sa revivification, représentait manifestement la « dent de la foudre » qui, après avoir tué le mbáú dans sa chute, rendait la vie aux personnes affligées (5.3.4.c).
234Cependant, cette dent qui rend la vie représentait également, et par sa forme et par ses significations, le pénis circoncis qui féconde. C’est à ce titre que tout mέná-gandjá en conserve une parmi ses attributs secrets et, dans ce sens, le mbáú enfoncé en terre et représentant le pénis circoncis qui donnera la vie au pεkε n’est autre qu’une reprise du symbolisme central de la séquence de la mise à mort du mbáú.
235Par ailleurs, avec son petit chapeau représentant à la fois la dent de la foudre et le pénis circoncis, le mέná-gandjá sortant fait, à son tour, le lien entre les deux mbáú (5.3.4.c). La position intermédiaire qu’il occupe ainsi sera plus manifeste encore lorsque, après avoir coupé la cime rouge de l’arbre, on coupera la dernière touffe de cheveux par laquelle le petit chapeau rouge reste fixé sur la tête du maître de la circoncision.
236Enfin, si le mbáú planté représente, pour un ensemble de raisons dont certaines furent mentionnées déjà tandis que d’autres le seront plus loin, le mέná-gandjá mort et revivifié, il représente, de manière tout aussi explicite, les ɓagandjá amenés, à travers la circoncision, à une vie nouvelle et féconde. Ainsi, il ne suffit plus de remarquer que les deux mbáú constituent une reprise thématique l’un de l’autre. L’on a bien plutôt affaire à une série de séquences qui, par les symboles qu’elles mettent en jeu, s’accrochent les unes dans les autres et dont trois au moins font office de médiatrices. Schématiquement, cet ancrage peut se représenter comme suit. On ne perdra pas de vue que, s’il permet de se faire une idée de l’agencement des séquences et des thèmes, ce schéma n’épuise aucunement la signification propre à chacun.

5.4.3. L’épreuve du manguluɓata imposée aux ɓantεndε
237a) Dans la région de Kelenga, l’érection du mbáú est suivie de la séquence appelée mangulubata ou saga. Il s’agit d’un passage rituel auquel sont soumis les bantεndε, les hommes venus participer aux rites de sortie pour se faire introduire dans la classe des pères. Tous ceux qui n’ont pas encore procréé n’étant pas autorisés à y assister, les ɓagandjá du cycle et les autres jeunes gens qui ont aidé à aménager le mbáú sont priés de quitter l’endroit au moment où la séquence va avoir lieu. Ordinairement cette épreuve intervient à d’autres moments : lorsqu’on a tué un aigle, un python ou un pangolin εgεmbέ, ou encore, lorsqu’on a aménagé un piège à éléphant du type isε (4.1.3.b). Dans la région de Lubutu, elle ne s’organise d’ailleurs qu’à ces occasions. Le rite doit permettre en effet aux hommes qui ont engendré de se racheter de certains interdits, alimentaires ou autres, ayant trait à ces animaux. Seulement comme tous ne sont pas nécessairement présents au village au moment où l’un de ceux-ci a été tué et que les gens sont généralement impatients de se libérer des interdits, la séquence, à Kelenga, est organisée également au pied du mbáú. Nous reviendrons plus loin aux raisons qui ont mené à l’insérer là plutôt qu’ailleurs.
238On notera aussi que, comme ces animaux sont rattachés à des institutions rituelles diverses, le mangulubata n’a pas de responsable unique. L’aigle et le python interviennent dans l’úmbá, le rituel de passage pour les hommes qui ont engendré, le grand pangolin relève du gandjà et l’éléphant du ɓotuma. La séquence peut donc être organisée par les maîtres de chacune de ces trois institutions. Toutefois, comme elle ne concerne que les hommes qui font partie de la classe des pères, on admet généralement qu’elle relève en première instance du maître de l’úmbá et que c’est lui qui en a passé les « lances » (ekongá) aux responsables des autres institutions.
239Lorsque la séquence a lieu à l’occasion de la prise d’un des animaux en question, on commence par ériger une espèce d’écran, appelé amá-doɗéa, ce qui signifie littéralement « à la manière d’une chose solidement fixée ». Il est fait de deux bâtons surmontés d’un bouquet de plumes d’aigle entre lesquels est tendu un pagne de danse en écorce battue (3.1.8.b). Si l’animal pris est un aigle, celui des animaux auquel on se réfère le plus spontanément lorsqu’il s’agit du manguluɓata, on l’étend, les ailes grandes ouvertes, devant le pagne. Les autres animaux sont allongés à terre devant l’écran. On place alors à côté de l’animal un petit récipient contenant un liquide fait de piment rouge dans lequel trempe un petit bois creux, la « lance » du manguluôata, et, à un pas en avant de l’écran, un plant de bananier est enfoncé en terre.
240Quand la séquence est organisée au pied du mbáú, en l’absence des animaux susdits on plante à quelques mètres de l’arbre un jeune bananier auquel on ne laisse que la nervure centrale de deux ou de quatre feuilles. L’extrémité des nervures est attachée à autant de piquets enfoncés en terre de part et d’autre du bananier, tandis que, dans les nervures, on enfonce de toutes parts des plumes d’aigle. Le bananier prend ainsi lui-même l’aspect d’un aigle aux ailes étirées.
241b) Le rite débute par l’exécution du kalíngá, c’est-à-dire la représentation abrégée de la mise à mort du yáɓá (5.3.6.c). Celle-ci est d’ailleurs reproduite également lorsqu’une antilope nkέngέ a été tuée (4.3.3.i, 230/- 247/), bien que cette dernière ne fasse pas partie des animaux du mangulubata. Ensuite les ɓantεndε sont invités à s’asseoir à terre devant le bananier, les genoux repliés, les pieds serrés l’un contre l’autre et appuyés contre un bâton dont ils tiennent chacun les extrémités en mains. Il n’est pas aisé de se maintenir en équilibre dans cette position. Pourtant il faut qu’ils le fassent. S’il arrivait à l’un d’eux de se renverser, il aurait échoué dans l’épreuve. Nous croyons que cette exigence, que nous avons déjà rencontrée découle ici de la désignation même de amá-doɗéá donnée à l’écran et, subsidiairement, du fait que « rester sur place » (édoɗéá) est considéré comme la condition primordiale pour avoir des enfants (5.4.2.b).
242Pendant qu’ils se tiennent ainsi, tous ceux qui ont déjà passé l’épreuve arrivent en file en dansant, et, les mains jointes, frappent tour à tour chacun des ɓantεndε sur le crâne, avec les articulations des doigts. Ce geste, nommé ɓέtá bute (3.5.2.c), doit représenter la lance fixée à une masse qui s’abat sur l’éléphant dans le piège isε, et qui risque de s’abattre aussi sur la tête de ceux qui ne se seraient pas soumis à l’épreuve. Les mêmes hommes reviennent ensuite, portant des branches munies de feuilles, et frappent les bantεndε avec celles-ci, tout en imitant le vol de l’aigle. Enfin ils apparaissent une troisième fois armés de branches épineuses avec lesquelles le dos des bantεndε est gratté jusqu’au sang. C’est à cette épreuve, dans laquelle les bantεndε sont censés être mis en contact avec les griffes du pangolin (4.3.3.i, 104/-164/), que s’applique en propre le terme mangulubata. Et, suivant le même procédé d’évocations contrastées rencontré plus haut dans les chants qui accompagnaient d’autres épreuves (5.2.2.b, e), on chante, pendant que se déroule celle-ci :
Manguluɓata, | Manguluɓata, |
kɔmbέdέ míkí : | si tu prends un enfant : |
ɓokέ ! | doucement ! |
243Le chant rend cependant aussi l’idée d’ensemble de la séquence : ce n’est pas parce que quelqu’un a engendré qu’il peut s’arroger tous les droits et outrepasser tous les interdits. Il y a d’importantes précautions à prendre, et le mangulubata, comme on le verra à l’instant, en est une.
244L’épreuve suivante consiste à enrouler chacun des ɓantεndε dans le filet de chasse qui a servi au rite kalíngá, et à les traîner ainsi quelques mètres sur le sol. Cette façon de faire suggère la manière dont le python s’enroule autour de sa proie et l’engloutit en entier. Kemia désigne, en effet, les animaux que l’on retrouve tout entiers dans le ventre des grands serpents et qui, associés au fœtus, font l’objet de nombreux interdits visant à préserver la faculté d’enfantement (cf. 1980, pp. 45, 49).
245Après que les bantεndε ont repris leur position assise, la file des initiés revient une dernière fois. Cependant il n’y aura plus alors que le maître du gandjá ou de l’úmbá, fermant la marche, qui, arrivé au petit récipient de piment rouge, se remplira la bouche du liquide et ira recracher celui-ci, à travers le petit tuyau, la « lance », sur le visage et sur le corps des ɓantεndε. Cette pratique est désignée par l’expression phέmbέá ɓantεndε, « se moucher sur les ɓantεndε ». Le maître demandera ensuite à chacun de ceux-ci quel est l’animal — en dehors du totem — dont il s’abstiendra désormais, qu’il « laissera ». La proclamation du nom de l’animal auquel chacun a décidé de ne plus toucher est accueillie par un bruit sourd du tambour que l’on fait résonner en en frappant le fond contre le sol, tandis que toute l’assemblée répond par le cri « ô ». C’est là l’origine du mot sagá, laisser, dont on désigne également cette série d’épreuves.
246À partir de ce moment, les bantεndε peuvent manger des parties du pangolin et du python qui leur étaient interdites (4.3.3.i, 90/-164/) et placer des pièges à éléphant isε qui, bien qu’évoquant l’acte conjugal, tuent au lieu de donner la vie. Dans ce sens, ces épreuves sont complémentaires par rapport à celles auxquelles ces mêmes personnes avaient été soumises avant la mise à mort du mbáú et leur caractère initiatique est tout aussi ambigu. Bien qu’elles soient censées révéler le sens des interdits, leur signification profonde, qui est de nature métaphorique, reste implicite ; celle qui est présentée est plutôt de type métonymique, et consiste alors à mettre en scène les effets que peut avoir la transgression non autorisée des interdits. Mais c’est précisément cela aussi qui permet à l’initiation de fonctionner en tant qu’épreuve et qui lui confère, en même temps, ses dimensions de thérapie préventive et d’échange ou de rachat (5.2.2.g). Dans le sagá, et dans ce qui en constitue l’idée fondamentale, à savoir le renoncement à une viande pour pouvoir manger de toutes les autres, cette dernière dimension est plus manifeste encore que dans les épreuves précédentes.
247c) Il reste à envisager deux questions. Y a-t-il entre les deux séries d’épreuves une différence qui permettrait de comprendre pourquoi la première est située avant la mise à mort du mbáú et la seconde après l’érection de l’arbre mbáú, et quel est le rôle de l’aigle dans la seconde série, étant donné que, en principe, n’importe qui peut se nourrir de sa chair ?
248Notons d’abord, pour commencer par la seconde question, que dans le symbolisme animal komo, l’aigle fait couple avec le léopard et que la prise de ce dernier donne lieu à un rite assez semblable au manguluɓata (cf. 1980, pp. 42-43). L’aigle est donc le symbole dominant dans celui-ci. D’autre part l’aigle avec ses serres symbolise la force de frappe de tous ceux qui n’en observent pas les prescriptions ou les interdits (4.4.2.b). On peut donc concevoir que ce soit en sa présence qu’on se libère de ceux-ci, ou mieux, qu’on le prenne à témoin de ce que les rites par lesquels s’obtient cette libération ont été accomplis.
249Si ces rites ont lieu au pied du mbáú, c’est, pensons-nous, parce que, avec leur opposition entre l’aigle mort et le bananier planté devant lui, ou représentant lui-même l’aigle, et signifiant toujours un renouvellement de la vie — ici celle dès ɓantεndε — ils reprennent un des thèmes majeurs exprimés par le mbáú lui-même.
250Toutefois, sauf à nous perdre en spéculations, nous ne voyons aucune raison qui justifierait que les interdits concernant le potamochère, l’antilope nkέngέ, le porc-épic et l’abattage du palmier likɔmbε soient levés dans une première série d’épreuves, tandis que ceux qui concernent le python, le pangolin et l’aménagement du piège à éléphant isε le sont dans une seconde. Tout au plus peut-on faire remarquer que, partagées de manière à intervenir, l’une avant la mise à mort du mbáú et l’autre après l’érection de l’arbre mbáú, ces deux séries renforcent l’unité de signification des deux mbáú.
5.4.4. Les épreuves imposées aux ɓagandjá
251a) Au moment où les ɓagandjá du cycle apportaient les baguettes qui devaient couvrir le toit inversé de la construction entourant le mbáú ils furent fustigés une dernière fois. Dans la région de Lubutu, cette épreuve est habituellement suivie d’autres encore. Quelques-unes parmi ces séquences probatoires font songer davantage aux jeux populaires que l’on rencontre dans d’autres cultures qu’à de réelles épreuves, et deviendront peut-être un jour quelque chose de ce genre. Afin de ne pas interrompre la présentation et l’analyse du symbolisme du mbáú lui-même, il nous a semblé préférable de ne les présenter qu’ici.
252Les deux premières épreuves constituent comme une réminiscence des principaux moments de la circoncision, la séquence de la luciole (betu) et l’opération elle-même. Le betu consistait à marquer, à la lueur d’une torche, l’endroit où il fallait trancher. Il permet cependant surtout de faire jouer, dans le contexte de la circoncision, le symbolisme du feu (3.3.3.e ; 5.4.2.e) à côté de celui du couteau. Pour l’épreuve présente, deux hommes arrivent en dansant, chacun avec un tison ardent. Pendant ce temps, on chante : Betu asumbáku, « La luciole te brûlera. » Arrivés devant le mbáú, ils lèvent les bras en une arcade et frappent sur les tisons avec un bâton afin d’en faire tomber des éclats incandescents sur les ɓagandjá qui doivent passer par-dessous.
253La deuxième épreuve évoque à travers l’image du cynocéphale, le couteau de la circoncision. Réputé pour gronder en montrant les dents d’un air menaçant, cet animal est devenu un des principaux signifiants ésotériques du couteau. Pendant l’épreuve, on chante donc : Abúlá, o, abúlá kigboma, « Ô, le cynocéphale, le cynocéphale qui aboie » (3.3.3.f). Cependant l’allusion au couteau est plus claire dans les termes du chant que dans les gestes de l’épreuve. Ceux-ci paraissent davantage représenter un passage ou identifier les ɓagandjá à du gibier, ce qui se fait encore, comme l’a montré toute la ritualisation du kebéndé. Se faisant face en deux rangées qui tiennent chacune les bords d’un filet de chasse, les hommes font sauter celui-ci de manière à faire avancer par bonds les bagandjá étendus sur le filet.
254Appelée ntúmba, « oryctérope », (un animal à terrier), l’épreuve suivante a également un aspect de passage. On la retrouve d’ailleurs parmi les rites de sortie d’autres institutions rituelles. Se tenant en file les uns derrière les autres, les hommes écartent quelque peu les jambes, de manière à ne laisser qu’un étroit passage à travers lequel les ɓagandjá doivent se faufiler en rampant. Le chant ntúmba ο máombo, qui accompagne l’épreuve, doit évoquer l’ignorance de l’animal que sa vie en terrier (máombo) maintient coupé du monde.
255La dernière épreuve est désignée du nom du mille-pattes amá-mophindiphindi, dont l’arrière-train dégage une odeur désagréable. Quelques hommes doivent essayer de frapper, au moyen d’un fouet, les ɓagandjá qui, l’un après l’autre, s’accrochent derrière eux à leur ceinture et essaient d’esquiver les coups en sautant de côté. Pendant ce temps on chante :
Amá-mophindi-phindi, | Mille-pattes amá-mophindi-phindi, |
su á t’ákɔ aoúmba. | la puanteur de ton derrière se sent. |
256b) Dans la région de Kelenga, ces différentes épreuves sont organisées pendant que les bagandjá font une dernière fois le tour du keamba, le lieu de réclusion en forêt, avant qu’il soit incendié. Elles se dénomment d’ailleurs globalement timba, « faire le tour », sans avoir chacune sa désignation propre. De fait, on n’y chante pas ; or c’est habituellement du chant qui les accompagne que les épreuves tirent leur nom.
257À l’entrée du keamba, un filet de chasse est tendu et retenu à terre par les bords. En rampant, les bagandjá doivent passer par-dessous, d’un bout à l’autre, tandis que les hommes les frappent avec des bâtons. Lorsqu’ils en ressortent, ils sont attendus par un homme qui a la tête enveloppée d’une cagoule tachetée dont on se sert pour la chasse au singe. Celui-ci tient en mains deux défenses de potamochère. Il en remplit le bout creux d’un liquide fait de piment rouge et les introduit ainsi, aux deux coins de la bouche des ɓagandjá ; il conduit alors ceux-ci, en les tirant par ces défenses, vers l’endroit suivant. Là, un semblant de forge a été aménagé : un fer est mis à rougir dans un feu activé au moyen de soufflets. Autour de celui-ci, quelques hommes battent le fer. L’un d’eux, assis sous un auvent, a le visage caché derrière un masque nsembú, propre au rituel de la divination (cf. 1973b). Il attend les bagandjá, tenant en main un récipient fait d’une feuille, pareil au yalóngó dans lequel on recueille le sang de la circoncision. Chaque fois qu’un des ɓagandjá est amené devant lui, il lui fait sortir son pénis de dessous ses vêtements et en rapproche le fer rouge et le récipient. Il ne le brûlera pas, mais les ɓagandjá doivent rester impassibles. En dernier lieu, on amène ceux-ci vers un morceau de pot désigné comme kékengá á amíta, « le tesson de l’amíta » (ou du mokumɔ), l’oiseau symbolique de la circoncision. Dans ce tesson une matière visqueuse et noirâtre, représentant les particules retirées du pénis par la cordelette djɔkɔtɔ (3.5.3), a été mise à chauffer ; on la leur fait toucher de la main. Cette dernière épreuve s’enchaîne à la précédente selon l’ordre des choses, mais alors que l’opération de la circoncision n’est déjà plus, pour les ɓagandjá, qu’un souvenir, ils auront à poursuivre la pratique du djaɓá durant toute leur vie d’adulte.
258On remarquera que certaines parmi ces épreuves sont identiques à celles qui font partie de l’initiation des ɓantεndε (5.2.2.b, c). Ceci confirme que la fonction intégrative et diacritique des secrets importe plus que leur contenu (5.3.5.b).
5.4.5. Les préparatifs de la sortie et l’incendie du keamba
259a) Les différentes activités rituelles qui se sont déroulées depuis le matin nous ont menés à quelque deux ou trois heures de l’après-midi. Après les épreuves imposées aux ɓantεndε et aux ɓagandjá, les femmes et les enfants sont revenus au village, et les gens des villages voisins commencent également à affluer pour assister aux rites de sortie proprement dits. De leur côté, le mέná-gandjá sortant et tous les adultes qui ont été impliqués dans le rituel sont retournés à la case du gandjá où ils se préparent pour la sortie, tandis que les ɓagandjá font de même au keamba. Certains parmi ceux-ci, ayant été circoncis durant les derniers mois qui précèdent la sortie, n’ont pas encore fait leur réapparition au village ou leur sortie individuelle. Ils se disposent donc à se montrer pour la première fois. Ils le feront en apparaissant sur le faîte du toit de la case rituelle, avant de s’exhiber avec les autres dans une danse appelée phúá, « balayer »10. Tous revêtent, pour cette exhibition, une jupe en fibres de raphia, se noircissent le visage et le tronc avec du charbon de bois, et s’appliquent par-dessus la couleur noire des taches blanches (tɔndá) au moyen d’une herbe dont la tige a été entaillée et repliée de manière à reproduire les empreintes de la genette. Ceux qui n’ont pas encore fait leur réapparition se recouvrent, de surcroît, la poitrine de la bavette de raphia (masεmbε, 3.5.2.c).
260Lorsque les ɓagandjá sont prêts, le mέná-gandjá président vient, avec quelques confrères, mettre le feu au moémbe, la hutte aménagée au keamba. Des jeunes gens qui furent circoncis à d’autres cycles viennent les aider, apportant vers le brasier tout ce qui faisait partie du lieu de réclusion. Aux femmes et aux enfants on fait croire que c’est atuámbá, le rhombe ésotérique représentant l’ouragan, qui a provoqué l’incendie (3.4.1.a). Pour donner plus de crédit à ces affirmations, les jeunes gens ont fixé des lianes aux cimes des arbres du keamba et tout autour, et se mettent à arracher celles-ci, ou encore, ils lancent, sans se faire voir, des fruits ophí vers le village. On entend de loin la hutte s’effondrer. Alors les mέná-gandjá qui sont sur les lieux aussi bien que ceux qui sont restés dans la case rituelle poussent un « úô » prolongé, le cri par lequel on accueille la défaite d’un ennemi. Pareille défaite semble toujours se lire ou s’annoncer lorsque quelque part un objet s’écroule, surtout durant les rites, au point que ceux qui dirigent ceux-ci se mettent aussitôt à faire des imprécations contre les « sorciers », c’est-à-dire contre ceux qui leur veulent du mal à eux-mêmes ou qui seraient la cause des maux des gens venus se faire traiter aux célébrations.
261Les ɓagandjá ne peuvent pas voir brûler l’endroit où ils ont été reclus en forêt. Sitôt que celui-ci se met à flamber, ils doivent lui tourner le dos et s’en aller, sans plus regarder derrière eux. Du village, on vient alors les chercher avec le grand tambour à fente battant le mitε, car ils ne peuvent pas encore être vus des femmes et des enfants. On les conduit ainsi vers une case isolée, en bordure du village, où ils attendront la fin de la danse du lέlέ avant de se montrer. Du moins, c’est ce qui se fait dans la région de Kelenga. Dans celle de Lubutu, on les amène à la case rituelle.
262b) À l’intérieur de celle-ci, le mέná-gandjá sortant, tous les membres adultes de sa maisonnée, tous ceux qui ont eu une fonction officielle dans le cycle, tous les ɓantεndε qui sont venus se faire initier aux séquences réservées aux hommes ayant engendré et tous ceux qui se sont fait traiter se sont enduit tout le corps d’huile rouge, puis l’ont recouvert de poudre rouge (ndɔ). Les autres mέná-gandjá ont revêtu leurs habits de danse (3.1.8.b). Ceux qui, parmi ces derniers, ont déjà achevé un premier cycle se sont saupoudré ensuite le tronc et les bras de ndɔ, leurs femmes ayant fait de même, tandis que les maîtres de la circoncision qui sont encore « en forêt » se sont enduit la poitrine, les bras et les jambes de kaolin blanc qu’ils ont rayé au moyen d’écailles de pangolin. Les femmes de ces derniers se sont également mis du kaolin en demi-cercle sur le visage.
263Le mέná-gandjá président retire alors le voile qui enveloppait la tête de son confrère sortant, cachant le petit chapeau-musaraigne fixé à la touffe de cheveux qu’on lui a laissée, et il lui couronne la tête d’un anneau de bois, nommé onianga. Cet anneau, duquel pendent cinq ou six fibres de raphia d’un bon mètre de long fixées à égale distance l’une de l’autre, entoure le petit chapeau. Nous reviendrons à l’instant sur sa signification.
5.4.6. La sortie
264a) Dès que tous sont prêts, ils sortent de la case rituelle par derrière : les ɓantεndε et les personnes traitées d’abord, le personnel du gandjà ensuite, puis les mέná-gandjá de la confrérie et, en dernier lieu, le mέná-gandjá sortant. Comme on l’a dit plus haut, celui-ci doit quitter la case à reculons. Pendant qu’il sort, ceux qui l’entourent chantent à voix basse :
Mέná-gandjá, tolongo, e, | Mέná-gandjá, tolongo, e, |
djuana ká ndaɓɔ, tolongo, e. | sors de la case, tolongo, e. |
265Tous se rendent alors, sans bruit et par derrière les cases, jusqu’à l’extrémité est du village. À partir de là, ils traversent celui-ci par le milieu, en une file longue et silencieuse, attirant sur eux tous les regards. Seul se fait entendre le petit tambour ɔkɔtɔ. Frappé par le mέná-gandjá président, il rythme cette marche de sortie, nommée tomba, « aller de tous côtés ». Fermant la marche, le mέná-gandjá sortant est entouré des femmes de ses confrères qui ont déjà achevé un premier cycle. Chacune d’elles tient une des fibres de sa couronne. Les spécialistes font remarquer que cela doit se faire ainsi, la tête du sortant étant devenue dangereuse. Le petit chapeau qui la surmonte et qui maintenant peut être vu de tous est, disent-ils, comme une pointe de souche (ngέphέá) sortant encore de terre après que la foudre est tombée sur un arbre et l’a renversé. Comme on peut facilement s’y blesser, il convient de bien la faire voir. On se souvient, de fait, que ce petit chapeau rouge était associé à la dent de la foudre, qui était tombée lors de la mise à mort du mbáú et avait pris place sur la tête du sortant.
266Après s’être rendu jusqu’à l’autre extrémité du village, le cortège s’en revient au centre de celui-ci et s’arrête au pied du mbáú. Là, le président fait asseoir son confrère sortant en l’abaissant par à-coups (kɔkέá) sur un tabouret. Ce geste renforce l’intégration du mέná-gandjá sortant au symbolisme sexuel du mbáú enfoncé dans son trou. L’analogie entre le sortant et le mbáú se parachève d’ailleurs du fait que, tenant toujours l’anneau, chacune par une fibre de raphia, les aɓóí s’assoient tout autour du sortant. De la sorte, l’anneau autour du petit chapeau reproduit manifestement celui à travers lequel le mbáú fut enfoncé en terre, et sa teneur féminine est attestée du fait qu’il est tenu de toutes parts par les femmes des mέná-gandjá. On peut même dire, sans faire violence aux données, que les cinq ou six femmes qui entourent le sortant et retiennent ainsi l’anneau sur sa tête autour du petit chapeau reprennent la fonction des cinq ou six piquets qui entourent le mbáú et le maintiennent droit au milieu du petit anneau. Ainsi, au moment de sa sortie, le mέná-gandjá n’est autre que l’apparition du mbáú vivant et ambulant qui va rejoindre l’arbre qui le représente. Sitôt qu’il s’est assis avec les femmes au pied de celui-ci, les autres sortants viennent prendre place autour de lui.
267b) Au moment où les sortants quittaient la case rituelle pour traverser le village, les ɓagandjá du cycle qui n’avaient pas encore fait leur réapparition en public (les autres ont déjà eu leur exaltation, cf. 3.5.2.b) sont montés par derrière sur le toit de la case et se sont assis sur le faîte de celle-ci, le dos au village et le regard tourné vers la forêt. Ils tiennent une peau de genette serrée entre les dents et sont flanqués des deux jeunes gens qui se sont révélés les meilleurs danseurs du groupe. Désignés comme bergeronnettes (amá-mbiase), ces derniers tiennent un bâton entre les jambes et le font sauter en l’air à intervalles réguliers, à la manière de l’oiseau dressant la queue. Celui-ci est connu comme appartenant au village et il est associé au toit des cases sur lequel il se promène de préférence. Il se prête ainsi à symboliser les ɓagandjá qui, sortant de la forêt, reviendront définitivement au village et dormiront à nouveau sous un toit. Mais il y a plus. Comme tous les animaux qui font sauter leur queue, la bergeronnette renvoie également à la puissance sexuelle mâle, que les ɓagandjá pourront mettre en œuvre dès à présent. C’est d’ailleurs ce que doit signifier la peau de genette fixée au bout du bâton, comme aussi celle que les ɓagandjá tiennent entre les dents, ou encore les empreintes du même animal dont ils se sont orné le corps. On sait que, dans le contexte des rites de sortie, ce petit carnivore signifie la prise de possession prudente mais sûre de la femme. Les deux « bergeronnettes » ayant à mener, plus tard dans la soirée, la danse du « balayage », la signification de leur nom rejaillira sur le sens de la danse.
268Rappelons que, perché bien haut au-dessus de la tête du mέná-gandjá sortant, l’aluta, le premier circoncis du cycle, est toujours en place, tenant l’arbre entre les jambes et ayant, lui aussi, une peau de genette entre les dents. À certaines célébrations on lui fait agiter de la main une tige de nsinga signifiant également le succès en amour (5.4.2.h).
269c) Lorsque tout le monde a pris place auprès du mbáú, les tambours se mettent à battre pour accompagner certaines danses du makpatíma que va exécuter le groupe des mέná-gandjá. Une première danse est consacrée à la musaraigne (sosó), dont le nom a été donné au petit chapeau du sortant. Elle s’accompagne du chant sosó kaea mongamba, « que la musaraigne ne mange pas les matières symboliques que l’on mettra dans le nouveau collier du mέná-gandjá sortant »11.
270La seconde danse, à laquelle ne peuvent prendre part que les mέná-gandjá qui ont achevé un premier cycle, s’exécute avec un petit pot recouvert d’une feuille, dans laquelle le président a piqué le plumet fait des plumes de l’oiseau tótó (4.3.3.i, 321/-351/ ; 5.1.5.c) que le mέná-gandjá sortant fixera à son nouveau chapeau. Le pot lui-même est désigné du nom de « yoɓa ». On le chante de la façon suivante :
O, yoɓa, kámokangala, ο yoba ; | Ô, initie-toi, ça ne me regarde pas, initie-toi ; |
ɓákáyoɓέ ká dakɔ. | on ne s’initie pas au profit d’un autre. |
271Comme on l’a vu à plusieurs reprises déjà, c’est par le cri « yóɓá, ê » que l’assistance acclame, aux moments les plus importants du rituel, les personnes qui se font initier. Toutefois, en insistant sur le fait que c’est en se soumettant lui-même à tout le rituel que le mέná-gandjá méritera le plumet qui doit marquer l’achèvement de son cycle, ce petit chant ajoute quelque chose à la teneur de l’acclamation. Fort répandue, l’idée qu’il met ainsi en lumière s’exprime d’ailleurs dans un proverbe au moyen duquel nous fut explicité le sens du chant : « On ne se fait par circoncire avec le pénis de son père » (2.1.a).
272La danse principale, qui parfois donne son nom à l’ensemble de celles qui sont exécutées en ce moment, est appelée sɔngea nsángá, « enfiler la perle ». Une corde d’une demi-douzaine de mètres est tendue à un mètre du sol environ par deux mέná-gandjá qui en tiennent chacun une extrémité. Le président vient alors la lubrifier en la frottant avec une feuille d’amá-nyede, puis, l’un après l’autre, tous les maîtres de la circoncision viennent danser en la longeant, dans un sens puis dans l’autre, et en tenant un bras par-dessus la corde. En dernier lieu arrive le président lui-même tenant un couteau d’apparat au moyen duquel il coupe le bout de la corde à la fin de sa danse. La danse, tout comme son titre, constitue une nouvelle évocation de la pratique ésotérique du djaɓá (3.5.3.) que les ɓagandjá devront poursuivre au-delà de la fin du cycle. Il n’y a rien, en effet, qui puisse justifier autrement la lubrification de la corde.
273Les danses des mέná-gandjá se terminent laors par l’eliɓa aotoa, « le gîte se déplace », que nous avons déjà rencontrée au makpatíma du premier soir (5.1.5.e). Cette fois cependant les gestes soulignent davantage le sens des paroles par lesquelles est proclamée la fin du cycle. Entrant, l’un après l’autre, par l’issue arrière de la case rituelle, les mέná-gandjá en ressortent chacun avec quelque objet qu’ils viennent jeter sur un tas devant les tambours. Parfois on reprend aussi, à cette occasion, le refrain ɓekúmbánígí, « nous plions bagage pour nous en retourner ». N’empêche qu’après la danse, les objets seront ramenés à l’intérieur, en attendant une séquence analogue, mais de caractère plus définitif, qui aura lieu le lendemain matin. Elle est appelée « le calao jette tout hors de son nid ».
5.4.7. La danse du lέlέ
274a) Après ces quelques danses, le mέná-gandjá sortant retourne à la case rituelle, où il pénètre de nouveau à reculons, tandis que les ɓagandjá redescendent du toit, et l’aluta du mbáú sur lequel il était perché. Ces derniers vont s’enfermer dans la case rituelle ou dans quelque case abandonnée en bordure du village. Aucun d’eux, en effet, ne peut voir le lέlέ de son gandjá, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Entre-temps, le reste de l’assistance se dirige vers les deux échafaudages aménagés à l’ouest du village pour la danse du lέlέ. Sur le plus élevé des deux, qui est aussi situé le plus à l’ouest, un maître de l’úmbá monte la garde depuis le lever du jour, revêtu de tous ses attributs. Comme on l’a vu plus haut, tout ce qui relève du lέlέ est avant tout entre les mains des maîtres de l’úmbá (5.3.6.).
275La danse elle-même suit, dans son ensemble, une montée lente et progressive. Tout d’abord, quelques danses sont exécutées au pied de l’échafaudage le plus bas, soit par les mέná-gandjá eux-mêmes soit par des hommes qui se sont parés du pagne et des guêtres de danse de ceux-ci. Ces premières danses, dit-on « annoncent le lέlέ » (ɓáosíngia lέlέ). L’une d’elles est appelée am’áοá, « la mère d’Áοá », Áοá étant le nom que l’on donne à une jumelle. Cette danse constitue apparemment une exaltation de la fécondité, puisqu’un des derniers souhaits adressés aux ɓagandjá avant qu’ils se dispersent sera précisément qu’ils puissent engendrer des jumeaux. Mais la manière dont elle est exécutée lui adjoint certainement une autre signification. S’avançant derrière des écrans qui servent de porte aux cases, quelques danseurs entrent en scène. L’un d’eux porte une poupée de loques. Ils s’asseyent, puis chacun va faire, à son tour, un pas de danse après avoir passé la poupée au suivant. Ceci rappelle clairement la danse alíɓɔndjá (5.1.5.d) qui, elle, marquait la préoccupation de savoir qui allait reprendre la responsabilité de la circoncision, maintenant que le mέná-gandjá résigne ses fonctions. Or, ce second sens s’inscrit justement de manière parfaite dans la signification d’ensemble du lέlέ lui-même.
276b) Deux ɓaníkí á ngandjá, c’est-à-dire deux jeunes gens dont le cycle de la circoncision est déjà « sorti de forêt » mais qui, n’ayant pas encore procréé, ne font pas partie de la classe des pères, sont amenés ensuite vers l’échafaudage le plus bas. Ils sont également entourés d’écrans qui doivent les soustraire aux regards du public jusqu’au moment même de la danse. Pourtant l’un d’entre eux n’a d’autre fonction que de « síngíá », c’est-à-dire d’annoncer l’autre ; il n’accompagnera ce dernier que jusqu’au pied de l’échafaudage. L’autre a revêtu les habits de danse d’un des mέná-gandjá et a le corps tout saupoudré de farine blanche. Il tient en main un petit panier de forme arrondie dont l’ouverture a été recouverte d’une étoffe rouge. À l’intérieur de celui-ci on a mis quelques-uns des fruits rouges de forêt (Afromomum subsericeum) qui servent à désinfecter la plaie de la circoncision et à accélérer sa cicatrisation. Ce panier a été préparé uniquement par les ɓaníkí á ngandjá du village, en imitation du lέlέ qu’ont préparé les maîtres de l’úmbá avec quelques aînés de la classe des pères. Au moment où il est apporté pour la danse, ce panier est entièrement recouvert d’une étoffe de couleur neutre.
277Arrivé à la plate-forme qui surmonte l’échafaudage, le jeune homme commence par se secouer vivement, de manière à répandre autour de lui un nuage de poussière blanche. Puis il se met à danser, au rythme des tambours, tout en découvrant progressivement le panier et son étoffe rouge. Sitôt que celui-ci est entièrement dégagé de son emballage, il le montre en tous sens au-dessus de sa tête. Ce geste marque aussi la fin de la danse. Celle-ci se désigne du nom de motúm’á mbotε, « la blessure infligée au Pygmée ». La signification s’en éclaircira quelque peu à partir des données qui suivent.
278Le public se rend alors vers l’échafaudage le plus élevé. Ici aussi on commence par exécuter quelques danses à terre. Puis, en certains endroits du moins, on voit monter à l’échafaudage, pour aller danser à son sommet, un homme âgé, revêtu des habits de danse d’un mέná-gandjá, et le corps tout saupoudré de rouge. Il tient en main une grosse cloche de chien — on se souvient que c’est là le référent le plus ordinaire du terme lέlέ — munie de deux battants. Elle est appelée magola-gola, et personne ne peut danser avec elle à ce moment s’il n’a tué un autre homme à la guerre. C’est d’ailleurs en raison de la disparition des guerres que la danse n’est plus exécutée que sporadiquement. On dit même qu’elle n’est, avec ses deux battants, que la transformation en termes de lέlέ — d’une danse plus ancienne, nommée mogɓoá-gɓoá durant laquelle deux os humains étaient frappés l’un contre l’autre.
279Ceci projette quelque lumière sur la signification de la danse précédente. Le lέlέ étant marqué, on l’a vu, par une ascension progressive, qui se manifeste d’abord par la distinction entre les deux échafaudages, on retrouve la même gradation, d’une part, entre blesser un Pygmée et tuer un homme, surtout si l’on tient compte du fait que les Komo ne considèrent pas les Pygmées comme des hommes dans le plein sens du terme (cf. 1980, p. 1), et, d’autre part, entre les jeunes gens (ɓaníkí á ngandjá) qui ne peuvent prétendre qu’au premier exploit, alors que le second est supposé ne pouvoir être réalisé que par un homme accompli.
280Ce second exploit constituant une condition réelle pour la danse, on peut se demander à quoi correspondait le premier, d’autant plus qu’il y a assez longtemps déjà que les Komo ne vivent plus en symbiose avec les Pygmées. Impliquait-il aussi, au départ, un acte réel, ou ne faut-il y voir qu’une élaboration symbolique du principe de gradation ? Nous n’avons pu recueillir les renseignements qui nous permettraient de répondre avec certitude. Une seconde question est de savoir comment ces données ou ces conditions s’intègrent au thème de la circoncision, ou du moins à la signification de la séquence du lέlέ. Nous la reprendrons après avoir dit un mot au sujet de celle-ci.
281c) En dernier lieu arrive, en effet, l’homme qui va « montrer le lέlέ ». Comme ses devanciers, et ensemble avec celui qui a pour fonction de l’annoncer, il est amené derrière des écrans qui le soustraient aux yeux de l’assemblée jusqu’au pied de l’échafaudage. Les deux hommes doivent faire partie de la classe des pères. Celui qui va danser se met alors à monter lentement. Il a revêtu, lui aussi, les habits de danse d’un des mέná-gandjá et a le corps, les cheveux et les habits entièrement recouverts d’une couche de poudre rouge. En main il tient le lέlέ, précieusement emballé. Dès qu’il a rejoint le maître de l’úmbá qui monte la garde sur la plate-forme au sommet de la construction et qui restera accroupi pendant le temps que dure la danse, les tambours se mettent à battre. Le danseur part alors d’un violent trémoussement qui, en quelques instants, l’entoure d’une nuée de poussière rouge. Déballant le lέlέ, il poursuit sa danse en montrant de tous côtés le grand disque rouge formé par l’étoffe qui recouvre la cloche du lέlέ. On notera que la danse a toujours lieu au moment où le soleil lui-même descend tout rougeoyant à l’horizon ; elle se termine lorsque, tourné vers l’ouest, c’est-à-dire vers le soleil couchant, et montrant le dos au village et au public, le danseur passe tout à coup le disque du lέlέ entre ses jambes. Lέlέ aosúna, s’écrie-t-on alors, « Le lέlέ montre son derrière. » À ce moment le danseur redescend et doit aussitôt quitter les lieux. Il ne peut plus voir l’échafaudage, qui sera démoli après quelques jours seulement et après qu’on aura une nouvelle fois exécuté à ses pieds le rite kalíngá (5.3.6.c). C’est pour cette raison que l’on demande toujours, pour exécuter la danse du lέlέ, quelqu’un d’un autre village.
282Il est une expression qui dit : Mɔkɔ a ká ntua ndé suniani, « Mon adieu à l’abri (où se rassemblent les hommes), c’est de montrer mon derrière. » Suna est donc une marque d’adieu, de sorte que la danse doit se comprendre, avant tout, comme l’adieu du lέlέ. Or celui-ci, comme il ressortait de sa composition ainsi que du rite makpaɓóngó qui accompagnait son transfert (5.3.6.), symbolise le gandjá en tant qu’effusion de sang. C’est bien de cet adieu-là qu’il s’agit, en effet. Le moment même auquel intervient la séquence, à la fin des rites de sortie, ne laisse d’ailleurs subsister aucun doute à ce propos, du moins chez les initiés qui sont au courant de la composition du lέlέ.
283D’autres en saisiront un aspect différent. Le rituel du gandjá a également une fonction thérapeutique qui déborde le cadre de la circoncision. Il octroie ou restaure un bien-être dont la mise en rouge générale sur laquelle s’achève le cycle constitue l’expression la plus sensible. De plus, bien-être et rouge sont associés au soleil, au point que cette mise en rouge ne peut se faire que lorsque celui-ci est au zénith dans un ciel dégagé. L’adieu du lέlέ rouge, au moment où le soleil se couche, peut donc aussi être perçu comme l’adieu au rituel en tant qu’octroi de bien-être. De fait, on a vu comment le lέlέ récapitulait tout le mouvement cosmologique du cycle. À partir de sa confection, qui a débuté deux jours plus tôt dans une case à l’est du village, il s’est déplacé progressivement vers l’ouest, pour disparaître avec le soleil et ne plus revenir. C’est là aussi le sens de l’interdiction faite au danseur de réapparaître au village avant que toute trace du lέlέ n’ait été effacée12.
284Il nous faut attirer l’attention sur un détail encore, qui renforce l’insertion culturelle du lέlέ. Le perroquet, dont des plumes rouges ont été fixées au « nombril » du lέlέ, n’a, en Afrique, de plumes de cette couleur qu’à la queue. En montrant le lέlέ rouge, par derrière entre ses jambes, le danseur imite donc, en quelque sorte, l’oiseau. Ce rapport sera exploité dans le texte initiatique qui révèle le sens du petit chapeau rouge du mέná-gandjá (5.5.4.).
285Pour revenir à la question laissée en suspens, il est assez évident, à présent, que c’est le thème de l’effusion du sang et sa symbolisation qui sont responsables de l’introduction, dans la séquence du lέlέ, des danses se rapportant au Pygmée blessé et à l’homme tué. N’empêche que ces renvois paraissent trop hors de propos, à ce moment, et la danse avec des os — ou un substitut de ceux-ci — trop concrète pour ne pas donner à supposer qu’on a affaire à des rituels d’origine différente agglutinés sous l’effet d’une convergence thématique.
286d) Certains rapports importants entre la séquence ou sa structure et des éléments de l’organisation sociale demandent encore à être relevés. Tout d’abord on notera que l’ascension par étapes qui caractérise le lέlέ correspond aux trois principales classes d’âge qui stratifient la société. Au sol, restent les incirconcis et les femmes ; le petit échafaudage représente la classe des jeunes gens qui sont circoncis, mais n’ont pas encore engendré, tandis que le grand est réservé à ceux qui font partie de la classe des pères et sont passés par le rituel de l’úmbá. C’est d’ailleurs dans cette hiérarchisation que doit être cherchée la raison pour laquelle l’organisation du lέlέ est confiée aux maîtres de ce dernier rituel, et pour laquelle ceux-ci organisent au pied du grand échafaudage la principale séquence initiatique donnant accès à la classe qu’ils régissent : la mise à mort du yáɓá.
287Si la structure du lέlέ marque la distinction entre les classes d’âge, elle le fait cependant en fonction des responsabilités qui incombent à chacune d’elles dans le domaine de la circoncision. Le lέlέ en tant qu’objet se caractérise surtout par son « nombril » entouré de plumes rouges, renvoyant au pénis circoncis qui perd du sang. Or, l’opération de la circoncision repose entièrement entre les mains de personnes faisant partie de la classe des pères : le mέná-gandjá et l’ekoi. Ceci explique donc pourquoi le lέlέ n’est montré que sur le grand échafaudage. En revanche, l’opération une fois terminée, il est interdit aux membres de cette classe de toucher encore à la blessure. Seuls ceux qui sont circoncis, mais qui n’ont pas encore de rapports avec des femmes, peuvent et doivent soigner la plaie. Ceci se fait surtout au moyen des fruits rouges de forêt, nommés tóndó. Or ces fruits se trouvent renfermés, comme on l’a vu, dans le panier que le jeune homme qui représente cette classe doit montrer au public du haut du petit échafaudage.
288Il y a lieu, toutefois, de se demander pour quelle raison, alors qu’il présente un panier rouge et que la couleur rouge domine l’ensemble des rites de sortie, ce jeune homme a le corps tout couvert de farine blanche. Nous croyons qu’ici l’emploi du blanc est éminemment relatif, en ce sens qu’il ne s’inscrit pas dans la transformation des couleurs, telle qu’elle a lieu dans l’ensemble du rituel, mais qu’il sert à marquer une opposition bien plus restreinte, celle-là précisément qui est en jeu dans la séquence elle-même entre les deux classes d’âge en présence. Le rouge dont est recouvert celui qui montre le lέlέ connote donc le caractère accompli de la classe des pères par rapport au caractère transitoire de celle des circoncis qui n’ont pas encore engendré. On retrouve ailleurs encore cet emploi plus restreint du contraste des couleurs. Ainsi, lorsque le rite qui consiste à tuer le yáɓá est célébré dans toute son ampleur, ceux qui, dans le but de s’exercer à l’exploit mais aussi d’annoncer le véritable meurtrier, exécutent le rite avant celui-ci sont mis en blanc, alors que ce dernier est couvert de poudre rouge.
289Une dernière question se pose, à savoir pourquoi ni le mέná-gandjá sortant, ni les ɓagandjá qu’il a fait circoncire, ne sont autorisés à voir le lέlέ de leur propre gandjà. Les raisons en ont été présentées ailleurs (4.1.3.b), de sorte qu’il peut suffire d’en reprendre ici l’essentiel. Mettant fin à des luttes meurtrières entre clans, le pacte de sang (konsambá) s’établit chez les Komo par un échange impliquant une communion au même sang. Le verbe sambá signifie « posséder ensemble une même chose ». Sitôt qu’ils « possèdent » le même sang, il est interdit aux contractants de voir encore le sang les uns des autres, ou même de manger, lorsqu’ils sont ensemble, certains aliments de couleur rouge, de peur que, leur rappelant le sang versé autrefois, cela ne ravive en eux des sentiments de vengeance. Or, dès le début du cycle, le mέná-gandjá a été traité avec le sang de l’aluta, le premier circoncis, tandis que les ɓagandjá le seront avant leur départ. L’emploi d’un même symbole a donc suffi pour faire intégrer tous ceux-ci dans la catégorie des nsambá et pour leur faire observer entre eux la plupart des comportements requis entre personnes liées par des rapports de ce type. C’est ainsi que, dès le début du cycle, il est interdit au mέná-gandjá de voir le sang et la plaie de tous ceux qui sont circoncis après l’aluta, ou même ce qui les symbolise, comme le lέlέ, tandis que les bagandjá ne sont soumis au même interdit qu’à partir des rites de sortie.
5.4.8. La danse du balayage
290a) Après l’adieu du lέlέ, le public revient au centre du village et forme, devant la case rituelle, un grand cercle interrompu aux deux extrémités. Entre-temps, l’aluta regagne sa place en haut du mbáú, tandis que les autres ɓagandjá sortent de la case où ils s’étaient enfermés. Ils ont le visage et le tronc noircis et tachetés de points blancs en forme d’empreintes de genette, et les reins entourés d’une jupe en fibres de raphia. En certains endroits, leur tête est recouverte d’une cagoule faite des mêmes fibres. Formant deux files menées chacune par une des « bergeronnettes », ils traversent à deux reprises le village d’un bout à l’autre, mais en direction opposée de manière à ce que les files se croisent chaque fois au centre même du cercle formé par l’assistance. Elles évoluent d’un pas de danse qui consiste à retomber deux fois de suite sur le même pied, tandis que, le tronc courbé vers l’avant, les danseurs balancent fortement les bras et la tête en un mouvement latéral, le balancement des bras faisant aussi voltiger les fibres de la jupe. À la tête de chaque file, les « bergeronnettes » font sautiller le bâton qu’ils tiennent, en guise de queue, entre les jambes. Lorsqu’ils reviennent pour la troisième fois au centre du village, les bagandjá ne pénètrent plus le cercle que deux à deux, un de chaque file, chacun essayant alors de l’emporter par sa danse sur son partenaire. De ce fait, celle-ci prend quelquefois, et de plus en plus souvent, l’allure d’un concours d’élimination. La compétition conserve néanmoins une certaine retenue. Durant la danse, comme durant tout le rituel de sortie, les bagandjá ne peuvent prononcer le moindre mot ni adresser le moindre regard ou sourire au public. Lors de cette danse par paires, on chante :
Bagandjá ɓáphuέ, | Que les ɓagandjá balaient, |
ɓáphuέ na masεmbε. | qu’ils balaient avec leur bavette de raphia. |
291et d’autres chants encore (comme ceux cités en 5.1.2.d ou 1980, p. 236) qui associent les bagandjá aux pintades sauvages. Ce sont ces oiseaux, en effet, qu’avec leurs taches blanches sur un corps noirci les circoncis du cycle incarnent en ce moment. Grattant le sol à la manière d’une poule avant d’y picorer sa nourriture, la pintade est, pour les Komo, le modèle du « balayage », dans le sens sexuel spécifique qu’ils donnent à l’image évoquée ainsi, celui d’écarter les poils pubiens de la femme avant de la pénétrer. Et ce sont les gestes de l’oiseau que les ɓagandjá imitent par les mouvements de leurs bras et de leurs jambes.
292Enfoncé dans son trou, le mbáú, on l’a vu, exprimait la même idée. C’est pourquoi il importe que l’aluta du cycle, qui représente tous les autres ɓagandjá, reprenne sa place sur l’arbre, pendant la danse du balayage et que les rondins de bois oyondo, signifiant la participation de chacun de ceux-ci au symbolisme du mbáú, soient dépouillés de la feuille de bananier qui les recouvrait avant la même danse. C’est la même idée encore de prise de possession de la femme qu’exprime la forme d’empreintes de genette que les ɓagandjá ont donnée aux taches blanches dont ils se sont orné le corps ou la peau de genette fixée au bout de la queue des « bergeronnettes », cette dernière étant, comme on sait, un symbole sexuel mâle.
293Dans la mesure où tout le rituel du gandjá marque un passage débouchant sur une vie adulte et féconde, cette insistance sur l’idée de fécondation dans la dernière danse du cycle, qui est en même temps la dernière séquence à laquelle assiste toute la communauté, s’enchaîne logiquement à la proclamation de la fin du cycle, objet de la danse du lέlέ.
294b) Vers la fin de la danse du balayage, les ɓagandjá, dans la région de Kelenga, arrachent tout à coup leur cagoule, leur jupe et leur bavette de raphia et s’en vont en courant vers le petit cours d’eau désigné comme mbenga et situé à l’ouest du village. Ils vont s’y purifier une dernière fois et s’y débarrasser de toutes les « saletés » (ɓekúkúsele) du gandjá (5.3.7.b). Après cela, ils remontent en silence vers le village, chacun d’eux portant au moyen d’une corde frontale un petit fagot de bois sec sur le dos. Ce bois doit provenir de l’arbre djingí, dont on dit qu’il est très fécond, bien que ses fruits ne soient pas comestibles. Comme les procédés de symbolisation des Komo sont fréquemment basés sur des assonances, la teneur de la séquence précédente nous porte à croire que le choix de cet arbre vient de ce que son nom évoque la forme verbale aɗingí, qui indique que le pénis est en érection.
295Arrivés devant la case rituelle, les ɓagandjá doivent faire tomber le fagot à terre, mais sans y toucher, car il appartient encore aux choses du gandjá. Le mέná-gandjá président y met le feu, puis fait brûler dans celui-ci toutes les pièces d’habillement en fibres de raphia dont les ɓagandjá étaient revêtus pour la sortie. On dit que si, à ce moment, quelqu’un a dans l’idée de reprendre les fonctions du mέná-gandjá sortant, il se met à tourner autour du feu, afin de se laisser imprégner intérieurement de sa chaleur, ou de l’essence de ce qui s’y consume.
296Dans la région de Lubutu, cette dernière séquence de purification a lieu le lendemain. Aux deux endroits, les ɓagandjá, après la danse du balayage, se retirent dans la case rituelle, où ils devront continuer à observer le silence jusqu’au lendemain matin.
5.5. Le dernier matin : on retranche la cime du mbáú et le petit chapeau du mέná-gandjá
5.5.1. La coupe de la cime du mbáú et la circoncision d’aɓúna mbáú
297a) Au premier chant du coq, avant même que le jour soit levé, en ce dernier matin des célébrations, les mέná-gandjá et les ɓagandjá sont tirés de leur sommeil par le battement du petit tambour à fente ɔkɔtɔ. S’étant tous levés en silence, ils se rendent sans bruit au pied du mbáú, pendant que quelques-uns parmi les ɓagandjá sont envoyés battre le mitε sur l’akpókpó, le grand tambour à fente, à travers le village, pour signifier aux femmes et aux non-initiés qu’ils ne peuvent pas sortir des cases. Aɓúna mbáú, « celui qui coupe le mbáú », l’incirconcis qui jusque-là a dû rester caché à l’intérieur de la case rituelle, est alors envoyé au sommet de l’arbre pour en couper la cime. L’arbre ayant été planté de façon à ce que l’inclinaison de sa cime (« ses yeux ») soit orientée vers l’ouest celle-ci tombe dans la même direction dans laquelle est parti le lέlέ. Au moment où elle s’abat à terre, tous crient un « úô » prolongé et, comme lors de l’effondrement de la cabane du keamba, les mέná-gandjá se mettent à proférer des malédictions à l’adresse de tous ceux qui voudraient faire du tort au mέná-gandjá sortant, aux ɓagandjá du cycle, à eux-mêmes ou aux personnes qui ont eu recours à leurs soins. Comme il fut signalé déjà (5.4.2.i), le jeune homme qui a abattu l’arbre est circoncis au moment même où il en redescend. Il clôture ainsi la série des bagandjá du cycle.
298Après une invocation, le mέná-gandjá président grimpe lui-même sur la construction qui entoure le mbáú, et coupe l’arbre une seconde fois, bien plus bas, environ à l’endroit où arrive le pεkε qui a été planté à côté de lui. Lorsque l’arbre est à terre, il en découpe un troisième morceau, d’une cinquantaine de centimètres, du côté où a été enlevée la cime. Cette dernière et le gros de l’arbre sont alors emportés bien loin en forêt par les ɓagandjá, et l’endroit où ils seront laissés est déclaré kebúndjá-búndjá ; cela veut dire que tout non-initié qui s’y hasarderait sera frappé par l’esomba du gandjá (4.3.3.i, 230/-247/). Le petit bout qui reste est remis par le président à son confrère sortant. Celui-ci s’en fabriquera un sifflet en l’amincissant et en forant un trou à l’une de ses extrémités. Dans la mesure où la séquence qui précède établit, par la circoncision d’aɓúna mbáú, un rapport entre la cime de l’arbre et le prépuce, le bout contigu à la cime, donc le sifflet qui en est fait en le trouant à une extrémité, peut être conçu comme étant un symbole sexuel mâle, même si la chose n’est pas explicitée.
299b) Alors que les maîtres de l’úmbá s’accompagnent uniquement du petit tambour à fente ɔkɔtɔ lorsqu’ils adressent leurs prières aux ancêtres ou lorsqu’ils veulent donner à leurs paroles un caractère transcendant, les maîtres de la circoncision ont le sifflet en propre. On sait que c’est aussi en sifflant que les ancêtres sont censés s’adresser aux vivants. Les mέná-gandjá, il est vrai, frappent également contre le poteau central de la case rituelle pour accompagner leurs prières, mais celui-ci participe à la verticalité du sifflet (3.3.2.a). En revanche, lorsqu’ils se servent de l’ɔkɔtɔ, il s’agit plutôt d’un emprunt, un des nombreux emprunts qu’ils ont fait à l’institution rituelle de l’úmbá (4.2.4.a).
300En raison de son importance, le sifflet des mέná-gandjá se présente sous plusieurs formes, ou plus exactement sous trois dimensions différentes, le procédé étant le même dans les trois cas. Ainsi il y a leur bâton au sommet duquel un creux a été ménagé, puis le sifflet ngɓε, d’une trentaine de centimètres de long, qu’ils portent dans leur besace et qui est fait, comme on vient de le voir, du bois du mbáú, et enfin le petit sifflet kenkamba, de cinq ou six centimètres de long, porté au collier.
301Bien que chacun de ces sifflets fasse l’objet de représentations différentes, on ne peut pas dire qu’ils aient chacun un usage bien précis. Et celui qu’on leur attribue s’écarte souvent des significations que leur confère leur nom ou leur provenance. Le kenkamba, par exemple, est remis à chaque nouveau mέná-gandjá par celui qui lui confère l’investiture. On dit de ce sifflet qu’il est isέngέ, c’est-à-dire qu’il assure au nouveau maître du rituel la faveur des gens comme celle des ancêtres. Celui-ci s’en sert donc pour les prières d’offrande, pour « faire déborder la mare », c’est-à-dire pour faire monter au village les génies de la circoncision représentés par les instruments ésotériques (3.3.2.d), comme aussi lorsqu’il veut inspirer aux abádjule, les pères des incirconcis, de lui confier leurs fils, et aux membres de sa communauté de lui donner de quoi accueillir honorablement ses hôtes. Pourtant ce sifflet a comme épithète ab’έyɔtɔa, « celui qui excelle (3.3.4.f, n. 12) à révéler les pensées et les intentions secrètes ». Cela lui donne en fait une dimension divinatoire, qualification qui rejoint d’ailleurs une des significations possibles de son nom. Kenkamba, en effet, désigne en premier lieu un grand mollusque dont la coquille s’ouvre et se ferme. Par ailleurs, ce sifflet est fait en bois de baningina, ce qui n’est révélé à celui qui le porte qu’après qu’il a achevé un premier cycle. Or, baningina signifie tout d’abord le grondement du tonnerre ou d’un tremblement de terre. On peut supposer qu’il y a là la recherche d’un effet de contraste entre le bruit aigu du petit sifflet et le bruit sourd de la terre qui gronde, mais on voit moins comment ce contraste s’intègre à la signification de l’instrument, si ce n’est que, renvoyant au mécontentement des ancêtres, ce grondement suggère la force de frappe de l’esomba.
302Cette dernière connotation cependant est plus fréquemment attribuée au ngbε. Selon les spécialistes, ce sifflet, confectionné avec le bois du mbáú, sert davantage à attirer la puissance vindicative de l’esomba sur ceux qui auraient fait du tort aux détenteurs de celui-ci ou aux personnes qui se confient à eux. Ceci pourrait s’expliquer à partir de l’usage de proférer des malédictions au moment de la chute de la cime du mbáú, mais nous avons vu que cette pratique accompagne la chute de nombreux objets rituels. De toute manière le ngbε est aussi employé pour s’adresser aux ancêtres.
303Si un mέná-gandjá n’acquiert son ngbε qu’après avoir achevé son premier cycle, son bâton, dont l’extrémité est également arrangée en sifflet, lui sert depuis le moment de son entrée en fonction à s’adresser aux ancêtres. Des trois sifflets, le bâton est le symbole le plus puissant car, en même temps qu’il reproduit le langage des ancêtres et permet de s’entretenir avec eux, il représente par sa verticalité le dignitaire qui s’en sert (5.3.2.f) et incarne de la sorte en lui-même le lien entre les vivants et les ancêtres qu’il est censé réaliser.
5.5.2. Les dernières pratiques rituelles concernant les ɓagandjá
304a) Après que le mbáú a été coupé et emporté en forêt, et que toute trace de la circoncision d’aɓúma mbáú a été effacée, on cesse de battre le mitε. Dans la région de Lubutu, les ɓagandjá se rendent alors au petit cours d’eau mbenga pour une dernière purification. Ils s’y débarrasseront aussi des habits de raphia qu’ils avaient revêtus pour les rites de sortie. Si le courant est assez fort, ceux-ci seront jetés à l’eau afin d’être emportés vers l’aval, le lieu de la mort et de l’oubli, qui, pour les Komo, correspond à l’occident (5.3.6.c). S’il est trop faible, ils seront enfoncés dans la boue aux abords du ruisseau, afin qu’ils s’y décomposent. On sait qu’à partir de ce moment les bagandjd ne pourront jamais plus se baigner dans ce cours d’eau, ni manger du poisson qui en proviendrait (3.5.4.).
305Comme l’ont fait leurs confrères de Kelenga le jour précédent, les ɓagandjá de Lubutu s’en reviennent en silence de cette dernière purification, portant sur le dos un petit fagot de bois djingí. À leur arrivée au village, ils sont accueillis par les chanteuses du maéndé réunies au pied du mbáú. Celles-ci chantent les louanges du bois rapporté :
Abá-sakε á djingi, gbε, | Le meilleur des petits bois, le djingi, gbε, |
sakε á djingi. | le petit bois du djingi. |
306Et chaque fois qu’elles chantent le « gɓε » du refrain, un des ɓagandjá lance, sans y toucher, son fagot à terre. Un des mέná-gandjá présents le ramasse et le lance dans le toit inversé en forme d’entonnoir qui entoure le mbáú. Ce bois ne servant pas, comme dans la région de Kelenga, à brûler les habits de raphia, il est plus difficile aussi aux gens de Lubutu d’en préciser le sens. Ils comparent donc ce bois inutile à un sumbu, un œuf stérile qui reste non éclos à la fin d’une couvée.
307Les ɓagandjá qui n’avaient pas encore fait leur réapparition individuelle au village avant les rites de sortie ont également ramené, en revenant de l’eau, une baguette avec laquelle ils se font battre une dernière fois. Ces baguettes sont ensuite jetées auprès des autres (5.4.2.g, j) dans le grand entonnoir qui entoure le mbáú.
308b) L’aluta doit alors frapper un chien, de manière à le faire aboyer, disant : Dǒkógí kpó ; dŏkógi kέyέɔyɔnga ?, « N’as-tu pas dit autrefois : chiche ; n’as-tu pas dit autrefois que je ne parlerais plus ? » À partir de ce moment, les bagandjá peuvent rompre le silence qu’ils ont dû observer depuis le début des rites de sortie.
309Nous avons analysé plus haut le procédé symbolique particulier en jeu dans ce rite et montré que le doublet qu’il constitue, par rapport à celui que l’on rencontre lors de la sortie individuelle de forêt, semble indiquer que cette dernière est à voir comme une anticipation rendue nécessaire par le besoin de s’adapter à un nouveau type de vie (3.5.2.a, b). Le pari que les ɓagandjá ne parleraient plus est à mettre en rapport avec la conceptualisation de la circoncision en termes de mort. Mais la plupart d’entre eux ayant déjà fait leur réapparition en public après l’opération, et prouvé alors « en parlant » qu’ils étaient bien vivants, ce geste rituel et d’autres qui vont suivre ont perdu beaucoup de leur sens.
310c) Les ɓagandjá passent alors l’un après l’autre devant leur mέná-gandjá, l’aɓóí (sa femme) et l’ekoi qui les a opérés, pour une dernière bénédiction. Le mέná-gandjá commence par prendre en bouche un mélange fait de sel traditionnel, de farine de maïs, de fruits mgɓágo (Solanum indicum ssp. distichum) qui poussent en grappes et de ntutu rapé, et le recrache sur le nombril et sur le dos des bagandjá. L’aɓóí et l’ekoi reprennent ensuite son geste. Les trois premiers éléments signifient une fécondité rapide et une postérité abondante, tandis que le quatrième exprime un souhait de durée, qualification importante de la fécondité (4.1.4.b). Si, pour des raisons exposées plus haut (4.2.2.d), le nombril est considéré comme le siège de la fertilité chez l’homme, le dos, dont l’épine dorsale est comparée à la tige centrale d’un régime de bananes, l’est davantage pour la femme (cf. 1980, p. 227). Ainsi, le fait de recracher le mélange de part et d’autre du corps n’est pas seulement une façon de parfaire le geste mais aussi de renvoyer à la coopération des sexes que requiert la fécondité. Par ailleurs, le fait que le produit doive être craché et non seulement appliqué implique qu’il n’est pas considéré comme tirant sa force opérante de lui-même, mais de l’engagement personnel de ceux qui s’en servent. De plus, ces derniers ne peuvent s’engager et donc occuper la fonction qui est la leur — que s’ils ont été eux-mêmes féconds.
311Le mέná-gandjá, sa femme et l’ekoi recommencent leur geste avec, cette fois, du jus de canne à sucre dans lequel ont été mises à tremper des feuilles de nsinga. Les deux éléments sont isέngέ, et signifient donc le succès en amour. Cette qualification se comprend aisément pour la canne à sucre. Quant aux feuilles de nsinga, elles servent d’appât pour attraper des crabes et des silures, animaux qui symbolisent la femme (3.2.4.b, d).
312Le maître de la circoncision applique ensuite, sur la poitrine et sur le dos des ɓagandjá, un peu de raclure des arbres mbáú et ɔda, qui a été trempée dans de l’huile de palme rouge. Ces deux arbres renvoient, l’un à la fécondité, l’autre à la puissance sexuelle mâle (5.1.2.b), tandis que l’application même du mélange constitue le point de départ de la mise en rouge des ɓagandjá. Aussi, dès que le produit touche le corps de chacun d’eux, tous ceux qui assistent à la séquence clament le cri initiatique de yóɓá ê. Le maître de la circoncision, sa femme et l’ekoi, qui l’appliquent chacun à son tour, adressent en le faisant leur bénédiction aux bagandjá au moyen de formules telles que :
έbɔkɔtε, ké nyɔngɔ ! | qu’il engendre, je ne m’y oppose pas ! |
éɓɔkɔtε ɓaphase ! | qu’il engendre des jumeaux ! |
έɓɔkɔtε ɓaníkí ɓási/kómi ! | qu’il engendre de nombreux/dix enfants ! |
έɓoɔmbɔε baké ɓási ! | qu’il enlève des femmes en grand nombre ! |
313Comme on vient de le remarquer, ces formules et les gestes qu’elles explicitent ont moins de sens pour certains parmi les bagandjá qui, ayant célébré leur sortie individuelle depuis longtemps, sont mariés et ont déjà des enfants.
314d) Avant d’être mis entièrement en rouge, les circoncis du cycle doivent encore être traités avec le contenu de la corne du gandjá (mbɔngɔ). Provenant soit de l’antilope moímbó (Cephalophus sylvicultor), soit du buffle, cette corne, dont le contenu est désigné par le terme nsímbó, recèle le sang de l’opération de l’aluta, le premier circoncis du cycle, des cendres d’une feuille de phɔphɔ dont on s’est servi pour panser sa plaie, et des fruits oipha et ndimba réduits en poudre. Ces derniers sont isέngέ : ils assurent le succès en amour. Le premier des deux pousse sur une liane et attire de nombreux oiseaux ; le second provient d’un arbre dont les fleurs rouges attirent les colibris, symboles sexuels féminins (4.2.2.a). Enfin la corne contient de la cendre du cocon dans lequel la mante religieuse dépose ses œufs. En raison de sa forme particulière, ce cocon est appelé ndjene á nketi, « vulve d’un esprit ancestral » et constitue, en quelque sorte, le pendant féminin du gland appelé ntén’á kaɓíε, « le pénis du génie de la circoncision » (4.4.2.a). Alors que ce gland intervenait davantage dans les rites concernant l’opération elle-même, le cocon, qualifié lui aussi d’isέngέ, ne trouve son plein sens qu’ici, en fin de rituel.
315Le mέná-gandjá sortant va chercher la corne qu’il garde précieusement cachée à l’intérieur de la case rituelle, et la remet à l’ekoi. Puis il se retire, car, comme on l’a vu plus haut (5.4.7.d), il ne lui est pas permis de voir couler le sang des ɓagandjá. L’ekoi, en effet, pratiquera deux incisions de chaque côté du nombril des bagandjá, le siège de la fécondité, et deux autres sur les tempes, de chaque côté des yeux, le siège du kɔɗɔkáná, « être ouvert » avec tout ce qu’implique cette notion, et il y introduit un peu du contenu de la corne. Il arrive que l’on fasse appel, pour ce dernier geste, à un homme qui a donné la vie à des jumeaux, son intervention étant ressentie comme offrant une garantie supplémentaire d’efficacité.
316Après cela les ɓagandjá s’enduisent le corps tout entier d’une huile rouge, par-dessus laquelle le mέná-gandjá sortant vient alors répandre de la poudre rouge (ndɔ). La mise en rouge des circoncis du cycle n’a donc pas lieu au moment où tous les autres sortants passent au rouge. Ils ne sont d’ailleurs pas non plus « sortis » au même moment ni de la même manière que ces derniers. C’est que le passage du blanc au rouge traverse pour eux une période intermédiaire, celle d’une mise en noir. Plus nettement marquée lors des rites de sortie individuelle, celle-ci a pour but d’effrayer d’éventuels sorciers qui voudraient envoûter leur puissance sexuelle (3.5.4.)· La danse du balayage, qui constitue l’élément principal de la sortie collective des ɓagandjá et pour laquelle ils s’étaient mis en noir, impliquait cependant aussi leur association aux pintades. Elle semble avoir entraîné de ce fait l’addition de points blancs et modifié ainsi la signification du noir.
317e) Dès que les ɓagandjá sont mis en rouge, le mέná-gandjá sortant fait venir sa femme en présence de l’aluta, le premier circoncis, et la fait mordre dans une banane mûre — associée elle aussi au rouge (3.1.6.b) — qu’il tient lui-même en main. Après avoir mordu, l’aɓóí prend le fruit et le porte à la bouche de l’aluta qui y mord à son tour. Elle place ensuite la pelure de la banane contre la poitrine de l’aluta et pousse contre la pelure une tige de gogo, que les enfants emploient comme lance dans leurs jeux. l’aluta doit ensuite faire de même à l’égard de la femme de son mέná-gandjá. Requis du fait que l’aluta a atteint sa maturité sexuelle, ces deux gestes doivent exprimer les rapports qui prévaudront désormais dans ce domaine, entre ces trois personnes et les catégories ou les groupes qu’elles représentent. Depuis qu’il a été traité avec le sang de l’aluta, et que les autres ɓagandjá l’ont été également, le mέná-gandjá et tous les circoncis de son cycle sont considérés, on l’a vu, comme faisant partie de la catégorie des ɓagandjá, des gens liés entre eux par un pacte de sang. Ils ont donc à observer les règles de comportement qui prévalent entre personnes unies de la sorte. Or, les rapports entre celles-ci sont basés principalement sur une extension de la notion même de sambá. Signifiant « posséder en commun », cette notion s’applique en premier lieu au sang, dont le mélange a constitué le point de départ du pacte. Seulement elle s’est élargie, à partir de là, de manière à autoriser, généralement sous forme de plaisanteries, un certain nombre d’appropriations. Si les filles du mέná-gandjá deviennent de ce fait des épouses préférentielles des ɓagandjá (3.3.2.c), les femmes qui sont siennes échappent d’une façon très stricte à la règle, quelles que soient les libertés qui peuvent être prises par ailleurs à leur égard (cf. 1980, pp. 196-201). C’est précisément cette restriction qui se trouve mise en scène ici, et qui l’est de deux manières différentes. La banane mûre renvoie, comme on l’a signalé à plusieurs reprises déjà, au pénis. En introduisant le fruit dans la bouche de sa femme, le mέná-gandjá signifie, aux yeux des bagandjá, les droits conjugaux qu’il conserve sur elle, tandis que lorsque la femme renverse le geste à l’égard du premier circoncis du cycle, elle lui rend, d’une certaine façon, son pénis ou refuse d’avoir des rapports avec lui et avec les ɓagandjá qu’il représente.
318La pelure qui entoure la banane renvoie, en revanche, au sexe féminin. En appuyant sur celle qui est tenue contre la poitrine de l’aluta une tige de gɔgɔ qui, avec la protubérance qui la termine, représente le membre viril, l’aɓóí paraît, à première vue, répéter son geste. Il n’en est pourtant pas ainsi ; autrement on ne verrait pas l’aluta faire de même à son endroit. Ce qui importe ici, au dire des spécialistes, c’est l’écart qu’il y a entre les deux objets. Bien qu’exprimant ensemble —-le contexte est primordial — la complémentarité des sexes, la tige de gɔgɔ n’a rien à voir avec la pelure de banane. De même l’aboi et les ɓagandjá n’auront-ils rien à voir entre eux sur le plan sexuel.
319f) Les ɓagandjá s’en retournent alors chez eux, après une dernière invocation dans laquelle le président fait remarquer que toutes les prescriptions rituelles ont été suivies et demande aux ancêtres de même qu’à l’assistance que les jeunes gens puissent dès lors rentrer chez eux sains et saufs et donner le jour à de nombreux enfants. Les ɓagandjá ne reprendront cependant pas tout de suite la vie active. Ils ont encore le corps tout coloré de rouge en signe de la vie nouvelle qu’ils portent en eux, et commenceront par se montrer ainsi dans les villages voisins du leur et là où ils sont connus. Lors de cette tournée d’ostentation, nommée ikɔngɔlá ou tɔphíágá, les gens les congratuleront et leur remettront des dons en argent, qu’ils iront remettre, chacun pour soi, à leur mέná-gandjá dans les jours qui suivent. Après une brève invocation, celui-ci leur enlèvera alors un peu de la couleur rouge dont ils sont recouverts. Ils pourront enlever le reste eux-mêmes, avec de l’eau.
320Les jeunes gens n’en sont pas quittes pour autant. Il leur reste encore deux obligations à remplir, et le mέná-gandjá leur attachera autour du cou, pour les pousser à s’en acquitter le plus promptement possible, un collier fait de la liane kosa. Écorchant la peau, celui-ci est, en effet, fort désagréable à porter.
321L’une des deux concerne le rejet dans le sein d’une femme stérile de l’amá-nkɔmbέ, le sperme infécond et souillé qu’ils ont conservé en eux du temps où ils étaient en transition ou « en forêt ». Il s’agit là d’une purification intérieure que les ɓagandjá qui ont eu leur sortie individuelle ont déjà accomplie, mais que tous accompliront de nouveau, en raison du danger que, selon les représentations, comporte ce mauvais sperme. Il tue la vie, au lieu de la faire naître. Nous avons présenté plus haut (3.5.5.) les modalités de la pratique.
322L’autre prescription doit amener les ɓagandjá à reprendre, dans des conditions normales cette fois, l’occupation principale des hommes, la chasse. Ils auront à tuer chacun une pièce de gibier, et cette première prise après leur sortie de forêt sera désignée comme leur phúíá kǎnkondo, « ôter le kǎnkondo ». L’expression signifie reprendre, tout en étant encore sous la protection de l’institution rituelle qui vous a pris en charge, certaines activités qui étaient interdites ou soumises à des règles fort strictes du fait qu’on se trouvait en situation liminale. La reprise trop brusque ou sans transition de ces activités pourrait, en effet, déclencher encore la force vindicative de l’esomba qui veillait au respect des prescriptions (3.5.1.c). La pièce de gibier devra être remise au mέná-gandjá, qui coupera alors la liane dont il avait entouré le cou des ɓagandjá. On dit qu’autrefois ces derniers lui signifiaient également qu’ils s’étaient acquittés de la première obligation par le port, au moment où ils ramenaient le gibier, d’une ligne de couleur qui descendait du haut du front pour s’arrêter au bout du nez. Lorsqu’ils s’étaient débarrassés de leur mauvais sperme dans le sein d’une femme au teint clair, cette ligne était rouge ; autrement elle était noire.
323g) Dès qu’ils seront mariés, les bagandjá iront trouver leur mέná-gandjá avec leur femme, afin de lui demander pour elle aussi la bénédiction qu’ils ont eux-mêmes reçue. Ceux qui s’étaient mariés avant les rites de sortie avaient leur femme auprès d’eux pour la bénédiction finale. Les paroles de celle-ci étaient alors adressées à tous deux et certains gestes rituels, exprimant un souhait de fécondité rapide et durable et de postérité abondante, comme celui de cracher un mélange de sel, de farine de maïs, et de fruits mgɓágo et ntutu, étaient appliqués à la femme comme au mari. Mais elle ne recevait pas d’incisions, et l’on veillait surtout à ne lui appliquer aucun des éléments dits isέngέ, c’est-à-dire assurant le succès en amour. C’eût été là, dit-on, la vouer à l’infidélité conjugale.
5.5.3. Le calao vide son nid
324Au moment où les bagandjá quittaient le village pour emporter le mbáú en forêt et aller se purifier à l’eau, et où le mitε cessait de battre, les chanteuses du maéndé et les danseuses du mosimbo se sont réunies devant la case rituelle. Reprenant, du moins selon leur sens, la dernière danse exécutée la veille par les mέná-gandjá (5.4.6.c) et la dernière danse du mosimbo (5.2.4.b), les danseuses se mettent à sortir, l’un après l’autre, tous les objets qui se trouvent dans la case rituelle, en suivant plus ou moins l’ordre dans lequel ils furent chantés au mosimbo. Ce sont d’ailleurs les mέná-gandjá qui, comme alors, les leur passent. Elles s’en vont en dansant les lancer dans l’espèce de grand entonnoir qui entoure le mbáú. Entre-temps les chanteuses chantent chacun des objets. Seulement, comme ceux-ci se succèdent à un rythme plus rapide que lors du mosimbo, elles ne chantent que les premiers vers de chaque chant, pour terminer par celui du calao qui a donné son nom à la séquence :
Kaphɔká, o, | Kaphɔká, |
Moyandi, | Moyandi (de son autre nom), |
múkúá ntuphu, | le calao mâle, |
kaphɔká aɔphέlεa, | kaphɔká apporte l’un après l’autre, |
aɔphέlεa mbé. | il apporte l’un après l’autre les fruits mbé. |
Baníkí na ɓáy alí, | Et quand ses jeunes ont pris leur envol, |
ntuphú aokpúkpua. | le calao femelle vide son nid. |
5.5.4. Le petit chapeau du mέná-gandjá est enlevé, et remplacé par un nouveau couvre-chef
325a) Après le départ des ɓagandjá, en ce dernier matin de la célébration, on procède à l’enlèvement du petit chapeau rouge — la musaraigne (sosó) — du mέná-gandjá sortant. Cela se fait à l’intérieur de la case rituelle. Dans la région de Lubutu, seuls les maîtres de la circoncision qui ont déjà achevé un premier cycle sont autorisés à assister à la séquence, tandis que dans celle de Kelenga, tous les mέná-gandjá de même que tous les ɓantεndε, y sont invités. À Kelenga la séquence aura d’ailleurs une dimension initiatique, en ce sens que la signification du petit chapeau sera révélée aux ɓantεndε.
326Le mέná-gandjá sortant est assis sur un tabouret, le dos contre le poteau central, auquel une branche flexible a été fixée. Au bout de la branche, une corde retient un hameçon. Le mέná-gandjá président recourbe alors la branche de manière à ce que l’hameçon puisse être planté dans le sommet du petit chapeau et exercer sur celui-ci une traction vers le haut, exactement comme il fut fait lorsqu’on retira le collier du sortant (5.3.2.d). Avant de poursuivre, le président convie les ɓantεndε à se rapprocher afin de les initier au sens du petit chapeau.
327b) Voici le texte de la révélation faite par Moisɔ, mέná-gandjá d’ɔbɔngέna, lorsque Olumbɔ d’okaɓe « fit sortir son gandjá de forêt » (5.1.5.a).
1/ Ekénde ? | Qu’est-ce que cela ? |
2/ Kákέ akémá ámbé akǐ nde ? | N’est-ce pas l’arc-en-ciel qui est descendu ici ? |
3/ Akémá ámbé akǐ. | Oui, c’est l’arc-en-ciel qui est descendu. |
4/ Εndεu ákémá ndɔ má undɔ. | Car ce sont bien les barbes de l’arc-en-ciel que voici. |
5/ Ν’amande ndɔ ɓáte ? | Et serait-ce bien cela, croyez-vous ? |
6/ N’amánde akémá ? | Serait-ce bien un arc-en-ciel ? |
7/ N’a ndé akémá ɓáte ? | Est-ce bien un arc-en-ciel, pensez-vous ? |
8/ Mɔandá áúndé asíɗí, | C’est un grand champ, tout brûlé, |
9/ Akanga kákálá ndê. | excepté cet arbre kákálá. |
10/ Kàkàlà ndɔ ambe, | Ce kákálá solitaire que voilà, |
11/ Nsà aogea ká yε. | le feu arrive contre lui. |
12/ Nsà aogea ká yε lεmbε-lεmbε-lεmbε ; | Le feu arrive contre lui et le lèche lèche-lèche ; |
13/ Ká kakala ndɔ ; | ce kákálá, |
14/ Ínàkέ nde bué-bué. | dont le nom est ɓué-ɓué. |
15/ Ǎmbé asíɗí mɔnɔ ká tshikɔ. | C’est lui, là, brûlé dans ce champ. |
16/ N’amánde ndɔ ɓàte ? | Et serait-ce bien cela, pensez-vous ? |
17/ N’amánde kákálá ? | Serait-ce un arbre kákálá ? |
18/ Gandjá aúndé adú. | C’est le gandjà qui est sorti de forêt. |
19/ Báongea : « Asáɔá, | Et l’on a dit : « Perroquet, |
20/ οε âmbé óbikánde ophangea lέlέ ndê. » | c’est toi qui viendras montrer le lέlέ. » |
21/ Asáɔá áogea : « Bamɔtɔ, ɓámopí esomba ndê ! » | Le perroquet dit alors : « Mes petits frères, voilà qu’on me confie ce rite initiatique ! » |
22/ Asáɔá áogea : « Bámopi ? | Le perroquet dit : « On me l’a confié ? |
23/ Na kéamɔ na ká kema ndé néobika ophangea ne ! | Alors que je n’ai rien avec quoi je puis venir le montrer ! |
24/ Na kéámɔ na ká kema ndé neophangea na lέlέ ! » | Alors que je n’ai pas de quoi montrer le lέlέ ! » |
25/ Asâoâ áɓaomá ; | Le perroquet se met en route ; |
26/ áɓaoga kúɓéi noko âkέ. | et se rend là où habite son oncle (maternel ; le pigeon). |
27/ Wáúndɔsí agé mono kúɓéi noko âkέ, | Il va donc là où habite son oncle, |
28/ áongea noko âkέ : « Ómopá kéma ndê ! » | et dit à son oncle : « Donne-moi cette chose-là ! » |
29/ Noko âkέ áogea : « Bέndɔ ! | Son oncle lui dit : « Non ! |
30/ Nekopánde ndɔ, | Je te donnerais cela, |
31/ n’o mɔ na mɔsiɔ ? | alors que tu manques de sérieux ? |
32/ Ko djísέ’akɔ ! » | Tu ne me la remettras pas ! » |
33/ Aogea : « Ái, nɔkɔ, mɔtɔ, ái, nɔkɔ ! » | L’autre lui dit : « Ô, mon oncle, petit frère, ô, mon oncle ! » |
34/Áɓaodja. | Puis il s’en retourne. |
35/ Ayé ká keapha, | Lorsqu’il fit jour, de nouveau, |
36/ áɓaobika, | il revint, |
37/ áongea nɔkɔ âkέ : | et dit à son oncle : |
38/ « Mbeno ndé aundé gandjá aodua. | « C’est aujourd’hui que le gandjá sort. |
39/ Orna omokúsa na sóni ! | Tu me fais vraiment mourir de honte ! |
40/ Omá omokúsa na sóni k’êké ? » | Pourquoi me faire ainsi mourir de honte ? » |
41/ Nk’á nɔkɔ âkέ áɓaobika. | Survint alors la femme de son oncle. |
42/ Agi : « Eá, | Elle dit : « En effet, |
43/ ekéndé omáontambisaga na míkí ? | Pourquoi te joues-tu ainsi de cet enfant ? |
44/ Kómá omoph’ákɔ kéma ndɔ ? » | Tu ne veux vraiment pas lui donner cette chose ? » |
45/ Abîla, | Abîla, le pigeon, |
46/ á mɔ tɔ ɔbέɗa ; | s’en va alors prendre la chose ; |
47/ Abîla áɓaɔɓέda | Abîla, le pigeon, la prend |
48/ áɓaopúdua ne. | et arrive avec elle. |
49/ Áɓaomakεa ká ta á mɔέn’âkέ. | Il la fixe au derrière de son neveu. |
50/ Moén’âkέ áɓogea : | Son neveu dit alors : |
51/ « D, kɔnɔkɔ a mɔnɔ ândja, ê ! » | « Ô, chez ses oncles on est vraiment bien ! » |
52/ Áɓaotáia. | Après quoi il s’envole. |
53/ Áobika oyemba, | Puis il revient, se penche, |
54/ áɓaogea : « Negě ! | et dit : « Je m’en vais ! |
55/ Negě to ? | Je pars, non ? |
56/ Negě tɔ ! » | Je m’en vais seulement ! » |
57/ Áɔ mɔnɔ oga. | Et il s’en va. |
58/ Ayé mɔnɔ ɓî akiɗíání ɓe, | Lorsqu’il fut arrivé sur place, |
59/ áobika omakea ká ndaɓɔ á gandjá. | il alla déposer la chose dans la case du gandjá. |
60/ Báɓaɔmɓέta n’okaló. | On l’enduit alors de couleur rouge. |
61/ Á ɓaoɗápha. | Puis il monte. |
62/ A mɔnɔ ophangea... | Et il montre... |
63/ lέlέ ndɔ ! | le lέlέ ! |
64/ Nkoso ndê | Mais le perroquet |
65/ kádjíye mɔnɔ âkέ. | ne s’en est plus retourné. |
66/ A mɔnɔ to ne. | Il a toujours gardé la chose. |
67/ Abîla, abïbo, | Abîla, le pigeon, le père des larmes, |
68/ a mɔnɔ ká ngamo á nkoso ndê. | est en pleurs à cause du perroquet. |
69/ Abíɓo ! | Le père des larmes ! |
70/ Abíbo, y’ámbɔ. | Oui, c’est bien lui le père des larmes. |
77/ Aúndɔ a mɔ ogea : « Î, î ! | C’est pourquoi il fait toujours : « Î, î ! |
72/ Nkoso ámɔ, î, î ! » | Mon perroquet, î, î ! » |
73/ Aúndɔ a mɔ ogameaga. | C’est pourquoi il est toujours en pleurs. |
74/ Wáúndɔ, ay é mɔnɔ bá wa, | Mais c’est aussi pour cela que, dans la suite, |
75/ noko âkέ áɓaɔyɔphisanaga. | son oncle fit un serment. |
76/ Âogea : « Οε, | Il dit : « Toi, |
77/ tshíkɔ ndeámɔ, | mon champ, |
78/ aúndɔ negubí, | celui que j’ai défriché, |
79/ ndjέɗú á ká u, | les bananes mûres qu’il portera, |
80/ ǎkù otána, | quand elle seront devenues jaunes, |
81/ koléέ’ákɔ ká u ! » | tu n’en mangeras pas ! » |
82/ Wáúndɔ, yé, | C’est pourquoi, lui (le perroquet), |
83/ ká mono odùa ká nkumɔ ; | il ne vient jamais sur l’arbre nkumɔ ; |
84/ kà mono oléa ká nkumɔ. | il ne mange jamais (des fruits) de l’arbre nkumɔ. |
85/ Yéyáni phɔ gandjá ! | Acclamez un peu le gandjá ! |
86/ Tous : Íê.. ! | Tous : Íê.. ! |
1/-7/ L’arc-en-ciel, que l’on dit de couleur rouge, est considéré comme un serpent de feu qui se gorge d’eau par chacune de ses deux têtes, là où il touche la terre. Ses têtes comportent aussi chacune deux cornes ou barbes (4/), un peu sur le modèle de la vipère cornue, qui s’allongent horizontalement, mais s’affaissent lorsqu’il boit. Elles font de lui un symbole sexuel mâle puissant (4.3.3.i, 365/-382/). On comprend dès lors que, dans le rituel de la circoncision, le petit chapeau rouge qui, on s’en souvient, est descendu d’en haut sur la tête du mέná-gandjá et est traversé horizontalement de deux épines de porc-épic, puisse avoir dans l’arc-en-ciel un de ses référents symboliques.
8/-14/ La tête rasée et recouverte de poudre rouge du mέná-gandjá, au milieu de laquelle s’élève le mince petit chapeau rouge, est comparée ensuite à un champ commun — le mέná-gandjà est l’homme de tous — dont les abattis, qui ont été brûlés, sont encore incandescents. Au milieu du champ s’élève un kákálá, un arbre qui, ayant été touché par la foudre, et constituant de ce fait un lien entre les vivants et les ancêtres et un représentant des dignitaires maîtres des rites, n’a pu être abattu. Même le feu — la poudre rouge qui entoure le chapeau — ne parvient pas à avoir raison de lui, bien qu’il le lèche de toutes parts et en fait ainsi un bué-bué (14/), c’est-à-dire un objet noirci par les flammes. On se souviendra, à propos de cette seconde évocation, que le petit chapeau représentait lui-même la « dent de la foudre ».
Lors d’une autre révélation du sens du petit chapeau, celui-ci, après avoir été comparé à un arbre kákálá, le fut à un palmier, dans la cime duquel un perroquet est venu se percher et mange des noix. Cet arbre constitue, lui aussi, une représentation des dignitaires, de sorte qu’on ne peut l’abattre comme on veut (5.2.2.f). À travers leur dimension métaphorique, ces différentes évocations font donc comprendre que l’enlèvement du sosó requiert certaines précautions.
18/-86/ Le petit chapeau reproduit et rappelle, tant par sa forme que par sa couleur et par la plume de perroquet qui le surmonte, le « nombril » caché au centre du lέlέ. D’autre part, il y a un rapport aussi entre la façon dont le lέlέ lui-même est montré, tout rouge, du haut d’un échafaudage, par un danseur qui se le passe entre les jambes vers l’arrière, et la manière dont le perroquet porte des plumes rouges dans sa queue seulement. Ces différentes analogies se prêtent à être rapprochées et retravaillées de manière à constituer le petit conte qui forme la partie centrale du texte initiatique. On y voit le perroquet emprunter au pigeon, entièrement rouge selon les représentations, ses plumes pour les montrer au lέlέ. Pourtant il n’est dit nulle part de manière explicite qu’il s’agit de plumes. Le narrateur le suggère : l’emploi répété du terme « la chose », qui se substitue aisément aux plumes et au lέlέ, fait d’ailleurs mieux le lien entre les deux. Et c’est à l’initié alors qu’il est demandé de concrétiser pour lui-même les référents.
Le conte fournit en même temps une double étiologie. Au cri du pigeon d’abord, que l’on perçoit comme plaintif. C’est ainsi que l’oiseau, plutôt que d’être désigné de son nom habituel (mbolé), est appelé abila (45/), littéralement « le père des pleurs », ab’—, « père de », indiquant, dans de nombreux composés, celui qui possède une qualité par excellence (3.3.2.f, n. 12), tandis que -îla est un verbe onomatopéique, forgé pour l’occasion à partir du cri « î ». Il est également nommé abîɓo, « père des larmes » (67/). Le conte explique en outre comment il se fait que le pigeon se nourrit, comme de nombreux oiseaux, des fruits du figuier sauvage (nkumo), alors que le perroquet n’en mange pas (75/-84/). Il est fait allusion (60/) à la poudre rouge dont on recouvre tout le corps de celui qui va montrer le lέlέ. On remarquera enfin que le conte illustre l’importance des relations matrilatérales sur lesquelles nous nous sommes étendu ailleurs (cf. 1979a ; 1980, pp. 160-164) et que sur le plan des rapports entre les deux côtés de la parenté comme dans d’autres domaines, la littérature orale fait souvent office de complément par rapport à ce qui a lieu dans la réalité.
328Le lecteur aura retrouvé, dans cette dernière révélation, le procédé de métaphorisation, se nouant et se dénouant successivement, qui caractérisait les précédentes. Comme pour la plupart de celles-là, on ne peut dire que les éléments que comporte celle-ci constituent de véritables secrets qui ne seraient connus que des seuls initiés. Le secret est une dimension du contexte plutôt que du texte et il concerne moins le savoir que l’être. N’empêche que, par le procédé même qu’elles suivent, les révélations contribuent fortement à unifier l’univers culturel de ceux qui les reçoivent. C’est là que réside un des principaux aspects qualitatifs qui, précisément, marquent l’être des personnes ayant accédé à une classe d’âge supérieure. On aura noté aussi que l’initiation ne contient aucune allusion à la musaraigne (sosó) qui pourtant a donné son nom au petit chapeau. Cela confirme la remarque faite plus haut (3.5.4.b) à propos du choix de ce nom.
329c) Après la révélation du sens du sosó, le mέná-gandjá président rase progressivement la touffe de cheveux qui, tirée à l’intérieur de celui-ci, le retient au moyen des deux épines de porc-épic qui le traversent sur la tête du mέná-gandjá sortant. Au moment où les derniers cheveux sont coupés, le sosô, tiré vers le haut par la branche flexible, saute en l’air (ɔphá, 5.3.2.f) pour retomber à terre derrière le sortant. Un des mέná-gandjá s’en saisit et le cache sous ses vêtements. Le sortant est alors invité à désigner celui qui a ramassé l’objet en allant s’asseoir à ses côtés. Dès qu’il a deviné juste, le président reprend l’acclamation yéyáni phɔ gandjá, « acclamez un peu le gandjá », à quoi tous répondent par un vibrant « íê », et le sosó est rendu au sortant qui le gardera précieusement. On se souvient qu’en raison du lien étroit qui rattache, pour les Komo, connaissance et possession, faire deviner quelqu’un est toujours une façon de mettre en scène et de vérifier son droit de posséder l’objet sur lequel porte la devinette.
330Il est à peine besoin de souligner que l’enlèvement du sosó et la coupe de la dernière touffe de cheveux au sommet de la tête du mέná-gandjá, juste après que le mbáú, auquel on avait déjà enlevé ses branches, est dépouillé de sa cime, établit un rapport entre l’homme et l’arbre, ou plutôt confirme un rapport que plusieurs éléments du rituel ont déjà porté à établir, et fait de tous les deux un symbole du pénis circoncis. Mais cette identification va rejaillir sur le sens de la séquence qui suit et se préciser en elle.
331d) De fait, le président prend alors le nouveau chapeau en cuir du petit crocodile amá-kεkεa que le sortant s’est confectionné et, comme lors de l’imposition du collier, il le porte aux différentes parties du corps de ce dernier, en commençant par le bas pour remonter progressivement vers le haut : c’est le mouvement de l’appropriation (4.4.2.d, e). À chaque fois il demande à l’assistance : Áɓέ wá ?, « Que ce soit ici ? », à quoi tous répondent en chœur : Bεndɔ !, « Non ! » Certains parmi les aînés ajoutent des remarques du genre : « Sont-ce des chaussures ? Est-ce une ceinture ? », etc. Au moment où, arrivé à la tête, le président repose la même question, tous acclament le sortant au cri initiatique de « yóɓá, ê ».
332Nous avons relevé plus haut (5.1.5.c) l’ensemble des éléments formels qui, malgré des ambivalences certaines, font du nouveau chapeau dont est coiffé le mέná-gandjá sortant un symbole sexuel féminin. Ainsi, l’idée qui est à la base de tout le rituel, à savoir que, à moins d’être circoncis, personne ne peut prendre possession de la femme, cette idée qui s’est trouvée ritualisée dès le début du cycle en vient, à la fin, à s’incarner dans la personne même du mέná-gandjá sortant. Il est constitué en luimême comme symbole de l’acte de fécondation qu’il a pour mission de rendre possible, et donc comme garant de cette possibilité. Reprenant le symbolisme de la danse des chapeaux au makpatíma (5.1.5.c), l’imposition du nouveau couvre-chef ne fait, en effet, que poursuivre et confirmer l’identification, exprimée déjà au moment de la sortie (5.4.6.a), entre le mέná-gandjá et le mbáú vu comme pénis circoncis enfoncé dans un trou représentant le vagin. Mais cette imposition va plus loin que la danse du makpatíma et fait du mέná-gandjá tout entier, circoncis symboliquement à la tête, une représentation du pénis, tout comme l’emplacement de la couronne et le sens dont elle est investie évoquait, lors de la sortie, l’image d’une pénétration à partir de la tête. Le pénis est effectivement conçu sur le modèle de l’homme dressé (Voir Freeman 1979, p. 236 ; Leach 1980, p. 302), ce qui permet de comprendre la représentation selon laquelle un homme qui ne serait pas circoncis n’aurait pas assez de force dans le cou pour tenir sa tête droite. Renvoyant à la rencontre des sexes, ce chapeau ne pouvait donc être conféré qu’à la fin du cycle, au moment où les ɓagandjá qui ont été confiés au sortant sont prêts à s’engager dans la vie conjugale.
333Pour fondamental qu’il soit, tout ce processus de métaphorisation n’en reste pas moins implicite. Une fois de plus on voit l’exégèse emprunter la voie métonymique et mettre en lumière les effets néfastes, se communiquant par contagion, de toute transgression des prescriptions relatives au gandjá. Ainsi, le mέná-gandjá qui conféra le chapeau de la façon décrite demanda ensuite à Olumbɔ, son confrère sortant : « Sais-tu pourquoi j’ai porté le chapeau aux différentes parties de ton corps ? C’est que le chapeau, c’est l’esomba (la force de frappe du rituel, incarnée dans un objet). Si donc toi, détenteur de l’esomba, tu contreviens aux règles du gandjá, l’esomba dont te voici couvert s’emparera de toi et te rendra infirme aux différentes parties de ton corps. Et sais-tu pourquoi il y a deux plumets à ton chapeau ? Ce sont les deux arbres sur lesquels il t’est interdit de grimper : le palmier éléis (5.2.2 f) et le palmier de raphia (voir infra). Si tu veux ne pas être frappé par l’esomba, tu demanderas donc à un autre d’y monter à ta place. »
334Même si les gens arrivent difficilement à verbaliser le rapport qu’il y a entre le plumet et la cime du mbáú, qui est en jeu à ce moment-ci du rite (5.1.5.c), ou encore entre le plumet et la plume de perroquet qui surmontait le petit chapeau du mέná-gandjá et le nombril du lέlέ, tous ceux qui étaient présents au moment où Olumbɔ reçut son chapeau savaient qu’un des deux plumets renvoyait, selon la règle, au mbáú qu’il avait érigé lui-même et que, comme il n’en était qu’à son premier mbáú, l’autre devait renvoyer à celui qu’érigea son prédécesseur immédiat dans la fonction. Et certains du moins savaient qu’en principe Olumbɔ n’avait pas droit à ce second plumet, parce que Ingambε, à qui il avait succédé, mourut avant d’avoir achevé son premier cycle (5.1.5.a).
335Une dernière recommandation devait manifester la raison de l’interdit de grimper à un palmier de raphia, mais sans que le rapport fût explicité. Il ne fallait plus, dit le mέná-gandjá président, qu’Olumbɔ prononce encore des paroles qui ne soient « que vent ». De fait, étant devenu lui-même un symbole de fertilité, ses paroles devaient désormais « porter fruit » elles aussi. C’est là l’idée qu’exprime l’adage « la gorge (c’est-à-dire les paroles) d’un aîné est (comme) le fruit du palmier de raphia ». Une fois tombé, dit-on, celui-ci ne peut manquer de donner naissance à une nouvelle plante (3.2.1.b). Après avoir achevé un premier cycle, un mέná-gandjá passe effectivement dans la catégorie des aînés de la confrérie et est alors identifié au palmier de raphia comme il l’est aussi au palmier éléis.
336e) Quand il a coiffé son confrère sortant de son nouveau chapeau, le président lui passe également un nouveau collier autour du cou. Préparée par le sortant, la base de celui-ci n’est plus faite d’un cerceau de bois, comme c’était le cas pour le précédent, et on n’y retrouve plus les peaux de l’écureuil ɓungú ni du singe osephe. Habituellement il est fait d’une chaîne dont la matière importe peu. Sur celle-ci une peau de genette contenant les ophéké, les matières à signification symbolique, a été repliée de manière à pendre au milieu de la poitrine. Ces ophéké y ont été introduits au préalable, et en présence uniquement des mέná-gandjá qui ont déjà achevé un premier cycle, par celui qui confère le collier. Ils comportent de la raclure des arbres mbáú et ɔda et de la plante ntutu, qui signifient respectivement la fertilité, la puissance sexuelle mâle et la durée (5.5.2.c). Cette raclure a été mélangée à de l’huile et de la poudre rouge, exprimant le renouvellement de la vie, et on lui a ajouté les cendres de la couronne qui, portée par le mέná-gandjá au moment de sa sortie, renvoyait aux organes sexuels féminins et à la pénétration ou fécondation, ainsi que du miel apoma qui est le signe des rapports suaves. Un fin cordon sur lequel ont été enfilées des canines de léopard, témoins de la force de frappe de l’esomba, traverse la peau de genette.
337Il y a lieu de remarquer que si l’attribution du collier constituait l’élément majeur de la première investiture, alors qu’il n’y était pratiquement pas accordé d’importance au chapeau que pouvait porter à partir de ce moment le nouveau mέná-gandjá, on assiste, à la fin du cycle, lors de l’accession du sortant à un degré plus élevé dans la hiérarchie de la confrérie, à un renversement de ce rapport : le chapeau fait l’objet d’une ritualisation poussée, alors que le collier est donné pratiquement sans cérémonie. La raison de cette inversion se trouve, en partie du moins, dans le rapport qu’il y a entre les deux moments et dans la signification des objets. Le seul fait de vouloir marquer la distinction entre les degrés auxquels on accède successivement dans la confrérie permettrait déjà de justifier la chose, mais on peut faire valoir également que le collier qui reçoit l’accent au début du cycle reproduit, on s’en souvient, un des mythes d’origine de la circoncision et ne renvoie qu’à l’opération elle-même, alors que le chapeau qui reçoit l’accent à la fin présente plutôt les effets de la circoncision et ce à quoi elle donne accès. Collier et chapeau se trouveraient ainsi dans un rapport d’origine ou de cause à effet. On ne peut oublier cependant que le petit crocodile dont est fait le chapeau est également mis en rapport avec les origines de la circoncision, tant en raison de ses connotations féminines qu’à cause de la position ambiguë qu’il occupe dans le système des classifications animales komo (4.3.3.h, 79/-86/).
338D’autre part, puisqu’il y a deux chapeaux et deux colliers, il y a lieu de se demander si la structuration des significations ne doit pas être cherchée plutôt dans un rapport de chapeau à chapeau et de collier à collier, comme le fait Gell dans son analyse du rituel ida (1975, pp. 215-218 ; 298-299). À vrai dire nous ne voyons pas, pour ce cas-ci, d’issue en ce sens. Ce serait d’ailleurs nier la créativité symbolique de vouloir la ramener à tout prix à une logique rigide. Tout au plus peut-on faire remarquer que si l’antilope sɔndɔ, du cuir de laquelle est fait le premier chapeau, n’a pas de signification particulière dans la culture komo (4.4.2.e, n. 7), ce premier chapeau est recouvert de poils et ne comporte pas de plumet alors que pour le second c’est l’inverse. Or, cette différenciation correspond à la manière dont se présente la tête du mέná-gandjá lui-même, garnie de cheveux au début du cycle et rasé, à part la touffe de cheveux saisie dans le petit chapeau, à la fin de celui-ci.
339Cette touffe de cheveux garde d’ailleurs son importance durant toute la vie du mέná-gandjá et même au-delà. Reliquat d’une vie antérieure, c’est elle qui a constitué, par-delà la mort symbolique du sortant, le point de départ d’une vie nouvelle. De là les prescriptions mentionnées plus haut (5.3.4.a) à son propos. On peut y ajouter ce détail. Lorsqu’un mέná-gandjá qui a achevé un premier cycle meurt et est enterré assis (5.3.2.f), on reliera cette même mèche par une corde à une branche flexible, enfoncée en terre près de la tombe. Dès que la mèche se détache sous l’effet conjugué de la traction exercée par la branche et de la décomposition du cadavre, on peut commencer à préparer les rites de la levée de deuil ou, plus exactement, des secondes funérailles, celles qui, célébrant le caractère consommé de la mort, marquent le passage du défunt au monde des ancêtres. Ici encore la mèche conserve sa fonction d’assurer la transition et de marquer la rupture, puisque ce n’est que lorsqu’elle est arrachée que s’opère le passage à une autre vie, tout comme ce n’est qu’après qu’elle a été coupée avec le sosó à la fin du cycle que le mέná-gandjá sortant reçoit le chapeau qui marque son accession à un degré supérieur dans la confrérie. D’ailleurs, de même qu’on remet à ce moment le petit chapeau sosó au sortant, on déposera, aux secondes funérailles, le petit chapeau sur la tombe du défunt.
340Toujours en usage, la dernière pratique rejoint celle qui se faisait autrefois pour les mέná-gandjá qui n’avaient pas encore achevé leur cycle, et où c’était le collier qui devait leur traverser le cou (ibid.), ce qui prenait certainement plus de temps. Elle la rejoint cependant davantage sur le plan de la forme que sur celui des significations. De fait, si les deux pratiques s’inspirent de la manière identique dont s’enlèvent le collier et le petit chapeau au gandjá, le retrait du premier y consacre uniquement une fin, alors que l’enlèvement du second marque une ouverture sur une vie nouvelle.
5.5.5. Le départ des ɓantεndε déliés de leurs interdits
341Avant que les ɓantεndε, qui viennent de recevoir leur dernière initiation et font désormais partie de la classe des pères, puissent rentrer chez eux, il convient de lever les interdits qu’ils avaient à respecter durant leur úmbá kabogé, la brève période de réclusion qui a marqué leur initiation (4.2.4.b). Aux endroits où ils ont pu conserver chacun le chasse-mouches rituel dont la signification leur a été dévoilée (5.3.5.), on commence par le leur enlever. La chose se fait d’une manière semblable à celle dont l’objet leur fut remis, mais en sens inverse. Forts de leur intégration dans la classe des pères, ce sont eux qui, cette fois, se jouent l’un après l’autre du mέná-gandjá, en faisant passer le chasse-mouches qu’ils font semblant de vouloir lui remettre d’un côté puis de l’autre de l’ophémbé, le faisceau que forment les bâtons des mέná-gandjá autour du poteau central. Toutefois le mέná-gandjá ne devra pas passer la main à travers le faisceau, comme ils durent le faire eux-mêmes, pour se saisir de l’objet. Et dès qu’il est parvenu à le prendre, il le lance derrière lui par-dessus sa tête, en disant : Tshɔ ! « Voilà ! »
342Une fois rentrés chez eux, les ɓantεndε auront de nouveau à travailler, ce qui leur était interdit durant la période de leur réclusion et était rendu impossible par le chasse-mouches qu’ils devaient tenir en main. Pour marquer ce retour à la vie normale ou, plus exactement, le passage d’une étape à l’autre, le mέná-gandjá président replie d’abord le bras droit de chacun d’eux et relie, au moyen d’une corde, le poignet au haut du bras. Leur mettant alors une machette dans la main, il leur dit : « Défriche ! » Tous font alors semblant de vouloir travailler, mais sans y parvenir. Le mέná-gandjá délie ensuite leur bras, disant : Ádεmε, ábεdanεgε ! « Qu’il défriche, qu’il travaille ! », et prenant leur main dans la sienne, il les aide tour à tour à porter leurs premiers coups. Cela se fait dans le vide, bien entendu, à l’intérieur de la case rituelle.
343Pendant toute la durée du rituel, les bantεndε ne pouvaient pas non plus boire de l’eau fraîche ni se laver, de peur d’attirer la pluie. Lors des célébrations, celle-ci est toujours le signe d’une malédiction de la part des ancêtres. Maintenant que les rites s’achèvent, le président prend un récipient d’eau qu’il tend à chacun des ɓantεndε. Chaque fois que l’un d’eux avance la main pour saisir le récipient, le mέná-gandjá retire celui-ci, y prélève d’abord une gorgée d’eau lui-même, puis présente le récipient à nouveau en faisant signe de boire. Pendant que chacun des néophytes boit, le mέná-gandjá recrache sur lui l’eau qu’il tenait en bouche et dit : Ánoε, ésokosε ! « Qu’il boive, qu’il se lave ! »
344Ces brèves séquences se désignent par l’expression phúíá kǎnkondo dont nous avons précisé plus haut le sens (5.5.2.f), ou encore par le verbe εmbánísá qui signifie « faire aller de pair, habituer l’un à l’autre ». Il s’agit, en effet, de remettre les reclus en contact avec des activités, parfois aussi avec des personnes, dont ils ont été tenus séparés. D’autres rituels qui, comme l’úmbá, impliquent une réclusion plus longue, comportent effectivement des séquences plus élaborées du même genre, dans le but surtout de « réhabituer » les néophytes à leur conjoint et aux autres membres de leur maisonnée, et d’éviter qu’ils transmettent à ceux-ci l’esomba avec lequel ils ont été en contact, dans ce qu’il comporte de dangereux.
345Après cela le mέná-gandjá qui préside fait une dernière invocation, soit sur chacun des ɓantεndε en particulier, soit sur tous ensemble ; cela dépend des cas. Il y expose une fois encore aux mέná-gandjá présents et défunts, les raisons qui ont amené les néophytes à venir se faire initier, et leur demande, après avoir fait remarquer que ceux-ci ont observé tout ce que prescrivait la coutume, que l’on puisse leur ôter le rouge qu’ils portent sur le corps et leur permettre de reprendre la vie normale. Prenant alors un morceau d’étoffe, il enlève un peu de couleur de chacun d’eux. Les bantεndε pourront ensuite aller se laver et retourner chez eux. Ils n’auront donc pas à faire une tournée d’ostentation (ikɔngɔlá) avant de pouvoir se débarrasser de leur couleur rouge, comme il est demandé aux ɓagandjá (5.5.2.f) ou comme le requièrent d’autres institutions rituelles comportant une réclusion prolongée.
5.5.6. La dernière purification du mέná-gandjá sortant, de sa famille et de ses collaborateurs
346Après le départ des ɓantεndε, les mέná-gandjá se rendent en forêt pour y cueillir, chacun à l’instigation de ses ancêtres, un certain nombre de feuilles et de fruits qui, ayant une signification particulière au gandjà, sont habituellement employés pour guérir les maux provoqués par l’esomba de cette institution. Revenus au village, ils les mettent à tremper dans un récipient d’eau, de la manière décrite plus haut (4.4.2.b). Puis le président fait sur son confrère sortant et sur tous les membres de sa maisonnée, qui se sont accroupis au pied du poteau central de la case rituelle, une invocation dans laquelle il demande aux vivants et aux ancêtres que le sortant, fils d’un tel et petit-fils de tel autre, qui avait accepté la charge de mέná-gandjá afin de se soumettre à telle exigence relative à l’institution rituelle du gandjà, ou pour être débarrassé de tel mal causé par l’esomba de cette institution, et qui fut investi dans ses fonctions par lui-même ou par tel autre, puisse, maintenant que son cycle a pris fin, aller sain et sauf, sans que rien du gandjà ni des objets de l’esomba qu’il a dû manipuler n’adhère à son corps et ne puisse lui faire du tort. Il demande de même que l’aɓóí qui l’a aidé à porter sa charge et tous les membres de sa maisonnée qui ont vécu en contact avec lui, et à travers lui avec l’esomba, n’aient pas non plus à souffrir de celui-ci.
347Une partie de l’eau contenue dans le récipient est alors déversée à travers un van que tiennent quelques mέná-gandjá sur le sortant et sa famille. Le van, on s’en souvient, symbolise le firmament à travers les petits trous duquel tombe une pluie fine et régénérante envoyée par les ancêtres.
348C’est ensuite au tour de tous ceux qui ont eu une fonction dans le cycle et qui ont également été mis en rouge pour les rites de sortie à être purifiés de l’esomba. Sur chacun d’eux le mέná-gandjá qui préside fait une invocation appropriée, dans laquelle il mentionne la fonction exercée dans le cycle, puis quand tous ont pris place au pied du poteau central, le reste de l’eau est déversé sur eux de la même manière. Ceux qu’elle purifie ainsi se frottent vigoureusement le corps, de façon à faire partir en même temps la couleur rouge dont ils étaient recouverts.
5.5.7. La destruction de l’ophémbé et le départ des mέná-gandjá
349Avant de se séparer à leur tour, les mέná-gandjá défont l’ophémbé, le faisceau formé par leurs bâtons autour du poteau central. Durant tout le déroulement des rites, celui-ci devait exprimer le lien qui, dans chacune de leurs interventions, unissait entre eux les maîtres de la circoncision tout en les rattachant aux ancêtres. Le terme ophémbé a cependant des connotations fort diverses qui font qu’il peut s’appliquer tant au faisceau érigé qu’à sa destruction. Il désigne, en premier lieu, un grand arbre qui a reçu l’épithète de abá-nkɔlɔ-andjandja du fait qu’il se caractérise par ses nombreuses branches droites et horizontales ce qui permet d’en retrouver l’image dans les bâtons qui entourent le poteau central, même si ceux-ci sont placés verticalement.
350Seulement cet arbre semble moins attirer l’attention lorsqu’il est debout que lorsqu’il a été abattu ou s’est renversé. À ce moment, en effet, ses branches, sa riche frondaison et les lianes enchevêtrées qu’il a entraînées dans sa chute rendent difficile de s’en approcher. Il faut pour l’atteindre se frayer un chemin à la machette. C’est ce que rend une autre expression qu’on lui applique : Mun’aɓɔndja agú na múlɔ ; ɓáɔndεmεa, « L’enfant de l’albinos est tombé avec sa frondaison ; on travaille de la machette pour s’en approcher. » Ce sont les feuilles rougeâtres de l’arbre qui l’ont fait appeler « enfant d’albinos », les albinos, et les occidentaux, étant perçus comme ayant le teint rouge.
351Cette seconde image évoque celle de l’éléphant qui, tué à la chasse, s’abat en renversant le sous-bois et en arrachant des lianes, de sorte qu’il faut également se frayer un passage à la machette si l’on veut arriver à le dépecer. Cette image est apparue lors de la révélation de la signification de la viande du kabogé (4.3.1.6, 77/-72/). De plus, les nombreux écureuils amá-ndólo qui viennent grignoter l’écorce de l’arbre sont comparés aux gens qui affluent en nombre pour prendre part au dépeçage de l’animal, mais aussi aux rites. Dans les chants du mala relatifs à la chasse aux éléphants on chante : Ophémbé, muna ngoɗani, « Ophémbé, enfant de se révéler le secret les uns aux autres. » On entend par là que, lorsqu’un éléphant a été abattu quelque part, l’abondance de viande qui se manifeste tout à coup empêche de garder la chose secrète. Ophémbé, dans ce chant, désigne donc bien l’éléphant abattu, tandis que muna (enfant) exprime, comme dans beaucoup de proverbes (cf. 1980, pp. 184-185), un rapport de cause à effet, mais dans lequel l’expression du rapport lui-même importe plus que celle de l’ordre logique qui unit l’effet à la cause.
352Enfin, par le biais de l’image de l’éléphant qui tombe en entraînant dans sa chute les lianes et les branches qui l’entourent et qui, d’autre part, représente souvent les dignitaires, le terme ophémbé en est venu à désigner la mort d’un personnage important, qui tombe avec tous ses attributs. Le lecteur aura là un dernier exemple de l’extrême convolution de la pensée symbolique des Komo. Au moment où il s’agit de délier l’ophémbé (kakɔá ophémbé, expression dont le second terme marque donc à lui seul déjà une idée de renversement) pour marquer la fin des rites, toutes ces images interfèrent et viennent nourrir comme en feedback la mort du mέná-gandjá qui a été en scène.
353En raison de la signification dont il est chargé, ce geste demande à être introduit par une invocation dans laquelle les mέná-gandjá assurent une dernière fois les ancêtres, et se donnent par là mutuellement l’assurance que tout a été accompli selon qu’il est prescrit. Le bruit que font alors les bâtons en tombant à terre, après que le mέná-gandjá qui préside a coupé le lien qui les retenait ensemble, est accompagné du cri « úô », poussé comme à l’ordinaire par l’assemblée lorsque tombe un objet rituel. Comme on le sait, les gens lisent dans ces chutes la défaite de leurs ennemis, surtout de ceux qui veulent porter atteinte à leur vie par des actes de sorcellerie. C’est pourquoi ils se mettent aussitôt à prononcer également des imprécations contre ces personnes.
354Les mέná-gandjá se quittent ensuite, mais sans jamais se donner la main en signe d’adieu : ils restent unis au-delà de la distance qui les sépare. De son côté, le village reprend sa vie normale, mais avec un fond de tristesse. Les gens savent qu’il faudra attendre l’organisation d’un nouveau cycle pour que le village puisse à nouveau connaître des festivités aussi réjouissantes. Entretemps ils observent régulièrement le pεkε qui doit reprendre vie aux côtés du mbáú. C’est lui qui deviendra le signe visible de la réussite du cycle qui s’est achevé, et qui fera voir en même temps que, si les cycles passent, le gandjá, lui, demeure.

1 Femmes chantant le maéndé (cf. 3.1.6.).

2. Le cortège du gɓungɓúkíti (cf. 3.4.2.).

3. Le mbáú érigé au village (cf. 5.4.2.)

4. La danse du sɔngέá nsángá (cf. 5.4.6.).

5. La danse du ‘balayage’ (cf. 5.4.8.).

6. L’adieu du lέlέ (cf. 5.4.7.).
Notes de bas de page
1 Étant un aîné, le mέná-gandjá qui a conféré l’investiture peut être décédé lorsque le cycle s’achève. Le sortant s’adressera en ce cas à celui qui lui a succédé à la tête de la confrérie.
2 On se souviendra que chez l’homme le même phénomène, bien que moins accentué, était la marque d’une présence féminine (3.3.2.f, 16/-20/).
3 Dans le but vraisemblablement de satisfaire un certain esprit de compétition, il a été admis que les mέná-gandjá peuvent également porter à leur chapeau les plumets acquis personnellement par celui à qui chacun d’eux a succédé directement dans la fonction.
4 Chez les Komo, de nombreux objets se traduisent sur le plan de la culture par une ou plusieurs expressions épithétiques qui leur sont propres. Celles-ci constituent le pendant du magómbó, une sorte de devise ou « praise poem » propre à chaque homme (cf. 1980, p. 125). Seulement ces formules étant fort anciennes, il n’est plus toujours facile d’en retrouver le sens exact. Celle de l’okótó est :
5 On se servait, autrefois, de piquets plus courts, appelés máúndé. Comme ils pouvaient s’enfoncer trop facilement dans le corps de celui qui exécutait le rite, ils présentaient un plus grand danger. C’est pourquoi on les remplaça par de plus longs.
6 On trouvait une paraphrase similaire dans la danse gɓungɓúkiti (3.4.2.b).
7 La victoire remportée par le jeune circoncis sur le kaɓíε était suivie du même cri. Seulement celui-ci se réclamait de son ascendance, alors que l’homme qui a tué le mbáú se réclame, de sa descendance. Cela montre clairement la disjonction qu’opère la paternité sur le plan des responsabilités sociales et dans la manière dont les hommes sont orientés dans le temps.
8 Cette même façon de voir s’applique aussi aux branches des arbres, comme il ressort d’un mythe noté ailleurs (cf. 1979a, p. 44).
9 En raison de la longueur du cycle, les mέná-gandjá sont autorisés à avoir des rapports sexuels en dehors des temps de célébration et des périodes où la plaie de ceux dont ils ont organisé la circoncision n’est pas encore cicatrisée.
10 Il en est ainsi dans la région de Lubutu. Dans celle de Kelenga, les ɓagandjá se manifesteront tous ensemble dans la seule danse du balayage.
11 Nous ne sommes pas certain que la traduction qui nous a été donnée de mongamba soit exacte.
12 La séquence du lέlέ ressemble étrangement à la finale du rituel Ida (voir Gell 1975, pp. 206-207).
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