Chapitre I. L’histoire mouvementée de l’impôt sur la fortune
p. 23-54
Texte intégral
1La sociologie historique a montré que l’impôt jouait un rôle central dans l’émergence de l’État moderne1. Cette histoire ne connaît pas de fin et les pays européens continuent aujourd’hui à mettre en place de nouveaux impôts ou taxes, si l’on pense par exemple aux taxes sur les transactions financières, ou à tout un ensemble de taxes environnementales ayant vu le jour au cours des dernières années. Parmi les différentes formes d’imposition, certaines sont anciennes. En France, l’impôt progressif sur les droits de succession est par exemple créé en 1901, puis l’impôt sur le revenu en 1914. Ce dernier est créé assez tardivement par rapport aux autres pays européens. « Par comparaison, la Grande-Bretagne s’est dotée d’un impôt sur les revenus, non progressif, en 1842, l’Italie en 1864. En 1891, la Prusse adopte le système de l’Einkommensteuer, établi par voie de déclaration et incluant des taux progressifs, puis c’est au tour des Pays-Bas en 18932 », rappellent Nicolas Delalande et Alexis Spire. À l’inverse, d’autres formes d’imposition sont créées plus tardivement, en particulier celle qui contribue le plus aux recettes de l’État de nos jours : la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui apparaît en 1954 en France et entre en application en 1968 en Allemagne. Qu’en est-il de l’impôt sur la fortune ? Si, sur les différents impôts précédemment cités, l’écart entre les deux pays peut se chiffrer en une vingtaine d’années pour l’impôt sur le revenu et la TVA, la situation diffère totalement pour l’impôt sur la fortune puisque celui-ci est créé à près d’un siècle d’intervalle dans les deux pays. Ce sont donc deux histoires bien différentes qui doivent être analysées. Parce que notre étude se concentre sur la période récente, nous nous attarderons plus longuement sur le cas français où cet impôt émerge véritablement durant la Ve République.
Un impôt ancien en Allemagne
2Les débats sur l’impôt sur la fortune sont anciens en Allemagne, bien plus qu’en France, où le sujet prend véritablement de l’importance dans la seconde moitié du xxe siècle. Du point de vue français, il pourra sembler étonnant de constater que, dès 1875, le Verein für Socialpolitik – l’association pour la politique sociale créée par des économistes partisans d’une voie médiane entre socialisme et laisser-faire et dont fera partie par la suite Max Weber – rédige une décision de principe invitant à « créer comme principaux impôts directs, un impôt sur le revenu progressif généralisé […] en lien avec un impôt sur la fortune3 ». Moins de vingt ans plus tard, en 1893, le royaume de Prusse introduit en complément d’un nouvel impôt progressif sur le revenu « le premier exemple d’un impôt sur la fortune moderne4 » sous l’impulsion de Johannes von Miquel, ministre des Finances de Prusse, et futur vice-président du royaume. Avocat de formation, correspondant de Karl Marx, sensible aux idéaux révolutionnaires et socialistes desquels il s’éloignera par la suite, Miquel reste également connu pour avoir été à l’origine du principe de péréquation mettant en œuvre les transferts financiers de l’État vers les Länder, principe par la suite constitutionnalisé et toujours appliqué dans le cas de l’impôt sur la fortune5. En 1913, l’État prussien introduit une nouvelle taxe sur le patrimoine. Les taux varient de 0,15 % pour les premiers 50 000 marks à 1,5 % pour les patrimoines supérieurs à 5 000 000 de marks. En 1918, dans un contexte où les finances sont exsangues, une taxe exceptionnelle sur le patrimoine est créée avec des taux variant de 0,1 à 0,5 %.
3La république de Weimar (1918-1933) va affirmer l’existence d’un impôt sur le capital. En 1919 est approuvée la loi créant un « impôt de solidarité des richesses » touchant les personnes physiques et morales, afin de contribuer au remboursement des indemnités de guerre fixées par le traité de Versailles. L’inflation que connaît le pays conduit cependant à une réforme de cet impôt puisque son rendement devient quasi nul. La situation débouche sur la réforme fiscale du 8 avril 1922 qui introduit un impôt sur la fortune régulier et singulier, et non plus sous la forme d’une taxe liée à l’impôt sur le revenu. En 1925 le taux d’imposition varie alors entre 0,5 et 0,75 %. Ces taux vont augmenter après la Seconde Guerre mondiale en 1946, là aussi pour couvrir les dépenses de guerre. Les personnes physiques sont alors imposées entre 1 et 2,5 %, tandis que les personnes morales le sont entre 2 et 2,5 %. Face aux difficultés que traverse le pays durant cette période, une taxe sur la fortune est à nouveau créée en 1949 à hauteur de 3 % en complément de l’impôt sur la fortune, bientôt remplacée par une nouvelle taxe sur le patrimoine créée en 1952. Celle-ci s’élève à hauteur de 50 % du reste du capital déjà imposé, après déduction d’une exonération de 150 000 marks. Cette taxe restera effective jusqu’en 1979. L’impôt sur la fortune est lui toujours prélevé et son taux d’imposition est fixé à 0,7 % en 1974. Ainsi, alors qu’en France les débats s’intensifient autour de ce sujet durant les années 1970, l’Allemagne connaît donc depuis des décennies une imposition du capital, et ce sous différentes formes.
4Cette histoire longue de l’impôt sur la fortune n’est pas sans conséquence sur les perceptions de cet impôt de nos jours. Les défenseurs d’un retour de l’impôt sur la fortune mettent parfois en avant les expériences passées pour justifier leur position sur cet enjeu. Lisa Paus (Die Grünen, collaboratrice d’élu), députée à l’origine de la proposition de loi visant à créer une taxe sur le patrimoine, justifiait sa prise de position en expliquant
« que ça ne serait pas la première fois [qu’une telle taxe serait créée]. Effectivement, ce n’est pas le FDP [Parti libéral-démocrate], ni le SPD mais bien le gouvernement Adenauer [chancelier fédéral CDU entre 1949 et 1963], qui avait instauré une taxe sur la fortune lors de la loi sur la péréquation des charges. C’était une politique sociale par l’impôt. Les chiffres de l’époque sont clairs : sans compensation des charges il n’y aurait jamais eu de miracle économique allemand ».
[DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.]
5L’histoire sert ici à la fois d’argument et de principe de légitimation des stratégies actuelles. Cette histoire longue peut aussi être mise en relation avec la rupture que constitue la suspension de l’impôt sur la fortune appliquée en 1997, mettant fin à plus de cent années d’imposition du patrimoine, sous des gouvernements de droite comme de gauche. Les partis cherchant à réinstaurer cet impôt ne proposent donc pas de créer un nouveau dispositif fiscal mais bien de revenir à une longue tradition de taxation du capital qu’a connu le pays durant plus d’un siècle. En cela la situation est bien différente en France.
Les luttes parlementaires pour l’instauration de l’impôt sur la fortune en France
6Contrairement au cas allemand, l’ISF est un impôt relativement jeune en France. En 1914, Joseph Caillaux, ministre des Finances du gouvernement radical formé par Georges Clemenceau, fils d’un parlementaire royaliste et instigateur de l’impôt sur le revenu, dépose un projet de loi, soutenu par Jean Jaurès, visant à créer un impôt sur le capital. Mais, face aux pressions des partis de droite, il n’est pas discuté en séance publique. Dans les années 1920, Léon Blum, inspiré par John Maynard Keynes, défend également l’idée, sans succès. En 1945, Vincent Auriol souligne la nécessité de taxer le capital et « la richesse constituée » en instaurant une contribution exceptionnelle sur la fortune6. L’engagement de Léon Blum et de Vincent Auriol, tous deux socialistes, montre que la question de l’impôt sur la fortune est très tôt mobilisée comme moyen d’affirmer un clivage partisan gauche / droite. Comme en Allemagne, la période d’après-guerre voit la création d’un impôt de solidarité nationale afin de participer au renflouement du budget de l’État. Cet impôt est cependant supprimé très rapidement. L’impôt sur la fortune ne fut donc voté qu’en 1981 et établi en 1982, près de quatre-vingt-dix ans après le premier impôt sur la fortune allemand, sous le nom d’« impôt sur les grandes fortunes » (IGF), au début du mandat de François Mitterrand. La question de la création d’un impôt ou d’une taxe touchant la fortune avait cependant traversé toute l’histoire de la Ve République. En 1965, deux députés communistes, Robert Ballanger et René Lamps, proposent l’établissement d’un impôt sur la fortune. Ballanger est député de la Seine-Saint-Denis et président du groupe parlementaire communiste à l’Assemblée nationale. Employé et fonctionnaire au ministère des Colonies, il perdra son emploi pour fait de grève en 1938. Résistant durant la Seconde Guerre mondiale, il entre au comité central du Parti communiste français (PCF) en 1945 puis intègre l’Assemblée constituante. René Lamps est quant à lui député de la Somme, instituteur et fils de cheminot (mort d’un accident du travail) et d’une couturière à domicile. Leur amendement, qui n’est pas discuté en commission des finances, est écarté par Louis Vallon, le rapporteur général, membre du Rassemblement du peuple français (RPF) passé par la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), formé à Polytechnique et ingénieur radioélectricien, qui déclare : « Cette corne d’abondance n’a pas été présentée à la commission et je n’ai par conséquent pas d’avis à donner. (Sourires.)7 » Leur proposition est donc rejetée mais l’idée continuera à être défendue, quasi tous les ans, par des députés communistes puis socialistes. Surtout, ces élus vont insister sur le caractère social et, par ricochet, symbolique de cet impôt. Leur argumentaire est clair, il s’agit de montrer comment cet impôt contribuerait à établir plus de justice fiscale en faveur des ménages les plus modestes. Le discours prononcé en séance plénière par Robert Manceau (PCF, cheminot), député en 1968, illustre bien la rhétorique de ces élus :
« N’est-il pas paradoxal de constater qu’en France il n’y a pas de véritable impôt sur les fortunes privées qui pourtant, selon une étude publiée par MM. Divisia, Dupuis et Roy, pouvaient être évaluées, en 1964, à 430 milliards de francs ? Par contre, s’il n’y a pas de véritable impôt qui frappe les fortunes, le nombre des pauvres gens assujettis à l’impôt sur le revenu des personnes physiques est passé de 4 millions et demi à 9 millions en dix ans. »
[AN, IIIe législature, séance du vendredi 10 mai 1968 à 15 h.]
7Le profil de Robert Manceau, qui diffère peu de celui de ses camarades communistes, explique en partie pourquoi ce sont ces élus qui se saisissent de cet enjeu fiscal et pourquoi ils mettent en avant ces oppositions sociales afin de justifier leur position. Manceau, fils d’un ajusteur aux chemins de fer et d’une couturière, lui-même ouvrier ferroviaire, dénonce « les taxes de vie chère » car elles touchent principalement des populations modestes comme « les chômeurs, les victimes d’accidents du travail, les vieux travailleurs, les retraités, les rentiers viagers, etc.8 ». L’opposition entre l’impôt sur la fortune et l’impôt sur le revenu – ou la TVA par la suite – est également mise en avant pour souligner l’inégalité face à l’impôt9, en démontrant que l’effort fiscal ne pèse pas de façon équitable sur les contribuables. Pour les membres du groupe communiste, l’établissement d’un impôt sur la fortune obéit donc à une logique sociale visant à établir plus d’égalité devant l’impôt en faveur des groupes sociaux occupant les positions les plus basses de la hiérarchie sociale, groupes dont provient une partie de ces élus. Luc Rouban montre ainsi que, sur les deux cents députés communistes de la Ve République, 79,6 % sont issus des classes populaires. En comparaison, ce chiffre n’atteint que 22,4 % chez les députés UNR-UDR-RPR-UMP10 et 34 % chez les députés socialistes11. Ces luttes entre groupes sociaux, par la voix de leurs représentants, contribuent dès les premiers débats relatifs à l’impôt sur la fortune à lier symboliquement (plus que fiscalement) cet impôt avec de très nombreux groupes, toujours sous l’influence principale de députés communistes, comme le fait Parfait Jans (PCF, ancien chauffeur de taxi et ajusteur de machines-outils) dans l’extrait ci-dessous :
« On vient de nous donner la preuve que la lutte des classes n’est vraiment pas morte dans notre pays ! En effet, l’offensive à laquelle nous venons d’assister traduit des intérêts de classe, se fonde sur la volonté d’une classe d’en dominer une autre et de tout refuser à ceux de nos citoyens qui souffrent. Nous n’oublierons pas toutes les exonérations que la droite a proposées alors qu’il y a près de 2 millions de chômeurs dans le pays. Nous rappellerons que, chaque mois, 8 000 à 10 000 chômeurs arrivent en fin de droits, c’est-à-dire qu’ils n’ont plus de couverture sociale, qu’ils ne touchent plus la moindre indemnité publique. Nous n’oublions pas non plus qu’il y a des mal-logés qui attendent la construction de logements, des familles qui vivent dans des taudis, qui se désunissent, qui sont frappées par la maladie et qui ne peuvent se soigner. Nous n’oublions pas non plus que les personnes âgées sont souvent seules. Si nous voulons répondre à l’appel du gouvernement et créer un réseau de solidarité autour des personnes âgées, il faut bien que nous trouvions l’argent quelque part ; il faut donc que les possesseurs de grandes fortunes acceptent de jouer le jeu de la solidarité. D’autant que l’impôt sur les grandes fortunes est loin d’être lourd et confiscatoire. Le prétendre, comme on l’a fait tout à l’heure, c’est énoncer une contre-vérité, c’est vouloir faire peur en oubliant la misère qui existe dans notre pays. »
[AN, VIIe législature, 1re séance du jeudi 29 octobre 1981 à 10 h 30.]
8L’impôt sur la fortune fait donc surtout apparaître des luttes politiques au sein desquelles le travail de mise en scène de groupes sociaux particuliers est une des formes d’expression des phénomènes de représentation des intérêts sociaux. C’est ce qui se révèle en filigrane dans l’extrait précédent, lorsque Jans utilise de nombreuses références à des groupes dominés, en insistant sur leurs difficultés quotidiennes pour renforcer la dimension symbolique de l’impôt sur la fortune. Au fil des années, la gauche (d’abord le PCF puis le PS) parvient à faire de ce thème un sujet important, sur lequel la droite est contrainte de se prononcer. Elle ne le fait d’ailleurs pas en s’opposant systématiquement à cet impôt. Comme le rappelle Jean-Philippe Feldman, professeur de droit à l’université de Bretagne-Sud, lors d’une intervention organisée par le groupe d’intérêt Contribuables Associés, « l’ISF a une histoire assez extraordinaire car c’est un impôt dit de gauche ou d’extrême gauche qui, finalement, prospère grâce à la droite aussi. Je rappelle tout de même que, dans les années 1970, certains membres du RPR ou de l’UDF [Union pour la démocratie française] étaient favorables à l’instauration d’un impôt sur la fortune en France12 ». En effet, en 1976, le député Jacques Chaumont (UDR, diplomate) déclare que l’imposition des grosses fortunes est indispensable « car il y a une injustice profonde à frapper les patrimoines en voie de constitution et non les patrimoines constitués. Des amendements en ce sens seront déposés lors de la loi de finances13 ». D’autres députés UDR [Union des démocrates pour la République] partagent cet avis, comme François d’Harcourt (journaliste) ou Guy Guermeur (sous-préfet). Plus étonnants encore lorsqu’on connaît les critiques actuelles et majoritaires des élus de droite à l’égard de cet impôt, plusieurs élus UDR déposent en 1976 un amendement visant à créer un ISF14.
9L’amendement est défendu par le député Jean Bonhomme (UDR, médecin). Vantant un « impôt simple, compréhensible par tous15 », l’amendement propose d’instaurer un ISF modéré à taux uniforme de 0,5 % touchant les patrimoines supérieurs à 2 millions de francs. En total décalage des discours qui seront formulés quelques décennies plus tard, l’élu se demande : « Sur le plan économique, qui n’en voit l’influence prodigieusement mobilisatrice [de l’impôt sur la fortune] ? » Le discours de l’élu est un véritable plaidoyer pour cet impôt et cherche principalement à convaincre la majorité d’adopter le texte :
« Un proverbe arabe dit : “Il arrive un moment où une poignée de dattes peut faire crouler un chameau surchargé.” (Rires sur de nombreux bancs. – Applaudissements sur plusieurs bancs de l’Union des démocrates pour la République.) Dès lors, monsieur le ministre, oubliez tous les arguments techniques, même les meilleurs, et ne retenez que l’argument psychologique déterminant et majeur. Entre le refus et l’acceptation populaire : vous ne pouvez hésiter. À vous, mes chers collègues, je dirai que, même si notre amendement rejoint quelque peu les vues de l’opposition, ce n’est pas celle-ci qui doit faire la décision. L’opposition enchérit toujours sur ce que nous proposons, et cette attitude systématique lui enlève beaucoup de sa crédibilité. […] C’est pourquoi, mes chers collègues de la majorité, en raison de vos responsabilités qui vous font prendre la juste mesure des difficultés de la gestion d’un pays, l’adoption, par vous-mêmes, de l’impôt sur les grosses fortunes aurait une grande portée et une grande résonance dans le pays. C’est à vous qu’il appartient de le vouloir. […] Si vous rejetez purement et simplement le projet qui vous est présenté, vous serez considérés comme refusant tout progrès et toute justice. »
[AN, Ve législature, 1re séance du mardi 8 juin 1976 à 16 h.]
10Après ce vibrant plaidoyer, la parole est donnée au rapporteur général de la commission des finances : Maurice Papon. L’ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde, coupable de complicité de crimes contre l’humanité, occupe en effet cette fonction entre 1973 et 1978 :
« La commission des finances ne s’est pas inspirée en la circonstance de la doctrine de la gauche mondaine ni des arguments présentés par M. Bonhomme. Elle a simplement considéré que cet amendement ouvrait une voie totalement nouvelle dans la fiscalité française et qu’il se heurtait, pour l’instant du moins, à des questions de fait, sinon de doctrine. En effet, l’inconvénient essentiel de ce type d’impôt est de conduire à enquêter en permanence sur la fortune de chacun, ce qui, on en conviendra, est contraire et au caractère et aux lueurs de notre pays. Il serait donc paradoxal de dépasser la taxation des plus-values pour cheminer sur une telle voie. Au surplus, s’il est vrai que l’impôt sur le capital, qui existe d’ailleurs déjà en France sous la forme atténuée de l’impôt sur les successions (exclamations sur les bancs des socialistes et radicaux de gauche et des communistes) et dans maints pays étrangers où il n’effraie pas, car le capitalisme n’y est pas sans cesse remis en cause (rires sur les mêmes bancs), il n’en est pas ainsi dans notre pays où le sujet, comme chacun sait, tient beaucoup plus des querelles théologiques. (Applaudissements sur divers bancs de l’Union des démocrates pour la République, des républicains indépendants et des réformateurs, des centristes et des démocrates sociaux.) »
[AN, Ve législature, 1re séance du mardi 8 juin 1976 à 16 h.]
11L’amendement n’est pas adopté mais montre les divisions de la droite sur ce thème. Le profil des députés ayant déposé cet amendement s’apparente cependant plus à celui de backbenchers16 que de députés de premier rang ayant occupé des fonctions gouvernementales ou partisanes prestigieuses. Ces pratiques conduisent surtout à des mécanismes de discipline partisane de la part du gouvernement à l’égard de sa majorité. Deux articles du Monde datés d’octobre 1976 illustrent cette période de flottement au sein de la droite française. Échaudé par l’amendement précédemment cité, « M. Raymond Barre a adressé aux élus des trois groupes de la majorité, réunis mercredi après-midi 13 octobre salle Colbert, une vigoureuse admonestation. Selon les témoignages de plusieurs députés, le chef du gouvernement s’est élevé contre les “interprétations erronées” auxquelles avaient donné lieu ses déclarations de la veille relatives à un éventuel impôt sur le capital17 », relève le quotidien du soir. Trois ans plus tard, en 1979, l’UDF, par les voix de Jean-Pierre Fourcade (sénateur PR, diplômé de l’Institut d’études politiques et de la faculté de droit de Bordeaux, énarque, inspecteur des finances), Bernard Stasi (député CDS, énarque, administrateur civil, conseiller ministériel), Didier Bariani (député UDF, diplômé de Sciences Po Paris, gérant de société), Georges Donnez (député RDS, avocat) et Hervé de Charette (PR, énarque, auditeur puis maître des requêtes au Conseil d’État), relance l’idée d’une création d’un impôt sur la fortune. Ces différentes personnalités ont pour point commun d’être majoritairement hauts fonctionnaires occupant des positions secondaires dans le parti, puisqu’aucun ne fait partie du bureau politique. Une fois encore, Raymond Barre s’oppose à cette idée qui illustre l’état de division de la droite française à cette époque. Dans la « Lettre à la Nation » publiée par le RPR le 21 février 1979, on peut ainsi lire :
« M. Raymond Barre doit-il se réjouir ou s’attrister que ceux qui se proclament ses plus sûrs soutiens lui aient envoyé dans les jambes un ballon qu’il a crevé au premier coup de pied ? Il aura au moins la satisfaction de faire – pour la deuxième fois – manger son chapeau au fin tireur des chasses présidentielles, son ministre de l’Économie, M. René Monory. Celui-ci, pris dans la chaleur d’un congrès, qui n’avait d’autre souci, à part d’agresser le RPR, que de se donner le style “bon chic bon genre de gauche”, avait avalisé ou paru avaliser le lancement d’un impôt de “solidarité” sur les fortunes en faveur des régions en crise. Cette idée, toute révérence due à son auteur, M. Jean-Pierre Fourcade, ne tenait pas debout. Le Premier ministre ne pouvait donc que la mettre au rencart, en pensant amèrement qu’on n’est jamais mieux trahi que par ses amis18. »
12L’impôt sur la fortune crée donc des tensions au sein des droites françaises et est utilisé par des élus RPR dans le cadre de luttes interpartisanes préexistantes afin d’affirmer des différences politiques. Ces tensions vont se perpétuer, comme nous le verrons sous peu, mais ne seront plus exprimées de façon aussi ostensible au Parlement. Cela s’explique certainement par le virage idéologique emprunté par les droites françaises au tournant des années 1980. La dimension sociale défendue et mise en avant par l’UDF, mais également par une partie de l’UDR, s’affaiblit peu à peu. Les discours sur l’état social de la société française laissent place à des discours sur l’état économique du monde19. Reste qu’en cette fin de décennie 1970, les débats autour de l’ISF obligent le gouvernement de droite à agir sur ce sujet.
Quand la droite réfléchit à un impôt sur les fortunes
13À la fin des années 1970, ces différentes mobilisations, y compris dans sa propre majorité, conduisent Raymond Barre, alors Premier ministre, à commander un rapport relatif à cette question. Sous la pression d’élus de gauche, mais également de députés de droite donc, est créée en 1978 la commission d’étude d’un prélèvement sur les fortunes, composée de trois membres : Gabriel Ventejol, président du Conseil économique et social, Robert Blot, inspecteur général des finances et Jacques Méraud, inspecteur général de l’INSEE. Les trois hommes doivent répondre à deux demandes : éviter de créer de « nouvelles obligations administratives » et ne pas « recourir à des procédures d’investigation et de contrôle qui heurteraient la psychologie des contribuables »20. En préambule, la commission souligne qu’elle souhaite « plaider pour l’impôt » en général, après avoir souligné son importance et sa centralité dans le fonctionnement de l’État et des collectivités locales21. La commission décide également de centrer son étude d’un éventuel impôt sur la fortune sur les particuliers et de ne pas étendre cet impôt aux entreprises, afin de ne pas créer une double imposition. Précisons également que l’exemple allemand y est – déjà – cité, en la voix de Francis Combe, président de l’Assemblée permanente des chambres de métiers, qui soutient que « l’exemple allemand de l’impôt sur la fortune, auquel se réfèrent de nombreux auteurs de propositions tendant à l’instauration d’un tel impôt en France, ne donne pas une définition précise de la fortune mais se contente d’énumérer quatre formes de capital22 ». Déjà, l’action publique fiscale s’opère en relation avec le modèle allemand.
14En quatre mois, de septembre à décembre 1978, quarante-six personnes sont auditionnées : des économistes, professeurs de droit, hauts fonctionnaires, dirigeants d’entreprise, syndicalistes, représentants d’organisations patronales, de professions libérales, etc.23. L’analyse des principaux arguments avancés par ces différents acteurs mérite que l’on s’y attarde. Leurs interventions marquent en effet une nouvelle étape en matière de luttes entre intérêts sociaux, en offrant pour la première fois un panorama assez vaste des groupes impliqués sur cette question. Les groupes opposés à cet impôt sont nombreux à prendre la parole en insistant sur leur légitimité à le faire. Au sein du secteur financier, Jean-Maxime Lévêque, président du Crédit commercial de France et vice-président de l’Association française des banques, souligne la nécessité d’écouter son expertise en déclarant :
« On comprend que la profession bancaire se considère comme la profession la plus directement concernée par le problème qui vous a été soumis et qu’elle ait la conviction d’être la plus compétente pour en parler. Ne sommes-nous pas à la fois chargés de gérer le capital qui désire s’investir et de conseiller les entreprises sur les moyens d’utiliser et de rémunérer convenablement ce capital24 ? »
Sa position est très claire : il est contre l’ISF car un tel impôt impliquerait une diminution des investissements en actions. Il préfère donc une réforme des droits de succession. De la même manière, Pierre de Calan, président de l’Association nationale des sociétés par actions, indique que « taxer les sociétés au titre de l’impôt sur les patrimoines, c’est en diminuer la valeur (la bourse ne manquera pas de réagir très défavorablement à l’annonce d’un tel impôt). C’est donc frapper le petit porteur sans fortune notable qui devrait normalement échapper à l’impôt25 ». Lors des XIIIe et XIVe législatures, près de trente ans après la publication de ce rapport, les banques ne seront pourtant que rarement citées lors des débats liés à l’ISF. Cette situation s’applique également aux agriculteurs. À la suite de la création d’un ensemble de dispositifs d’exonération, ce groupe qui focalise les attentions en 1979 va également disparaître des attentions politiques durant les années 2000. Tout laisse à penser que les groupes ayant commencé très tôt à défendre leurs intérêts catégoriels sont également ceux qui ont le plus rapidement disposé de mécanismes d’exonération.
15Cinq représentants du secteur agricole sont entendus par la commission. Louis Perrin, président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture, insiste sur le fait que « le poids de cette imposition serait d’autant plus lourdement ressenti en agriculture que l’importance du patrimoine ne coïncide pas toujours avec le montant du revenu (cas des forêts). […] Sur le plan purement professionnel agricole, l’institution de cet impôt serait directement ressentie26 ». La déclaration annonce déjà la non-inclusion des biens professionnels, donc des exploitations agricoles, dans l’assiette de l’impôt sur les grandes fortunes. Plus alarmiste encore, Charles Roussignol, administrateur de la Fédération nationale de la propriété agricole, déclare que si un ISF était instauré, « l’effet psychologique serait tel qu’il y aurait une fuite des capitaux de l’agriculture devant la taxation anormale de ce secteur », soulignant également les méfaits de « l’égalitarisme forcené qui amènerait rapidement à la disparition du capital »27. Afin de renforcer le poids de leur argumentaire, ces acteurs mettent systématiquement en avant leur représentativité, comme lorsqu’Antoine Antoni, vice-président du Groupement national de la coopération, s’exprime au nom des exploitants agricoles, « des paysans français qui vivent pauvres et meurent riches28 ». Joseph Maurisson de la Bassetière, membre du Conseil économique, social et environnemental au titre de la FNSEA, se présente quant à lui « comme représentant des propriétaires bailleurs au sein de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles » et déclare qu’« une imposition éventuelle sur les grosses fortunes en ce qui concerne le foncier agricole serait grave et aurait des conséquences incalculables sur toute la profession agricole »29. Très clairement, ces auditions donnent à voir des groupes professionnels déjà mobilisés contre l’instauration d’un ISF, mobilisation qui ne faiblira jamais vraiment mais qui sera investie par d’autres groupes, en particulier entrepreneuriaux, comme le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) ou le Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI).
16Les partisans d’un impôt sur la fortune sont eux moins nombreux à être auditionnés par la commission. André Heurtebise, secrétaire confédéral de la Confédération générale du travail-Force ouvrière, rappelle que son organisation s’est déjà prononcée en faveur de cet impôt. Il termine son plaidoyer en soulignant que « CGT-FO ne réclame pour les salariés, les retraités et les pensionnés, que l’équité et ne revendique aucun autre privilège que la simple application du principe constitutionnel plaçant chaque citoyen à égalité devant la loi30 ». Le principe de solidarité et de circulation des recettes fiscales, cœur de l’argumentaire des défenseurs de l’ISF plus de quarante années après cette déclaration est là aussi déjà annoncé. Jean-Louis Moynot, secrétaire du bureau confédéral de la CGT, abonde dans son sens en insistant non pas sur ceux qui pourraient bénéficier de cet effort de solidarité mais plus sur ceux qui seraient imposables : « Les personnes physiques qui ont en France leur domicile fiscal ou qui y possèdent des biens. Ceci englobe les entrepreneurs individuels de toute nature (industrie et commerce, artisanat, agriculture, professions libérales) à l’exclusion de ceux qui sont placés fiscalement sous un régime de bénéfices réels. Ces derniers relèvent de l’impôt sur le capital31. » Enfin, Jacques Tessier, président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), adopte une position plus modérée. Son organisation est favorable à l’instauration d’un ISF à condition que l’habitation principale soit exonérée de l’assiette, à partir d’1 million de francs, et que le taux reste faible et adapté à la situation de famille du propriétaire.
17À l’issue de ces auditions, les trois membres de la commission adoptent une position claire en se rangeant derrière les argumentaires des représentants de groupes dominants, en s’opposant à la création d’un impôt sur la fortune dont ils soulignent « les effets économiques nuisibles32 ». Ils insistent sur « le souci de l’efficacité de l’appareil économique » et indiquent que, si un impôt sur la fortune devait malgré tout être mis en place, son taux marginal ne devrait pas dépasser 1 %, voire moins, pour tenir compte du faible rendement des terres agricoles. Les arguments qui poussent la commission à rejeter l’idée d’un ISF sont donc d’ordre économique : « Le risque existerait que, dans la difficile conjoncture actuelle, l’activité de construction, le progrès de l’agriculture, les coûts de production des entreprises industrielles, artisanales et commerciales, le développement du marché financier, soient affectés par les contrecoups financiers et psychologiques de l’existence d’un tel impôt33 ». Soulignant également que son rendement serait limité, que son coût de gestion « ne serait pas négligeable » et que, du fait du faible taux d’imposition envisagé, l’effet de réduction des inégalités patrimoniales et sociales serait minime, la commission, en se tournant vers des expériences étrangères, préconise d’autres outils fiscaux pour lutter contre les inégalités de patrimoine : diminution de l’évasion fiscale, taxation des plus-values réalisées, réforme des droits de succession car « imposer les successions, c’est […] agir sur les inégalités à leur racine34 ». L’idée d’instaurer un impôt sur la fortune est donc mise de côté sous une majorité de droite, malgré des prises de position favorables au sein de tous les bords politiques. Mais le débat politique reste vif. Deux ans après la publication de ce rapport, le parti socialiste instaurera l’impôt sur les grandes fortunes (IGF) lors de son accession au pouvoir.
L’instauration d’un impôt sur les grandes fortunes en 1981
18Si les batailles de l’impôt sur la fortune ont été lancées par des élus communistes, les membres du Parti socialiste se joignent également assez rapidement à la lutte. Comme l’indique Mathieu Fulla, « les socialistes ont toujours souhaité rebâtir la fiscalité française sur des bases plus favorables aux classes populaires et moyennes, la taxation accrue du capital et des hauts revenus du travail devant compenser la perte de recettes pour le Trésor public35 ». En 1972 le programme commun PS-PCF36 évoque la création d’un ISF mais reste flou quant à ses modalités. Les tensions entre PS et PCF vont par ailleurs se développer, principalement au motif que le PS n’est pas assez offensif aux yeux des communistes sur la question des nationalisations37, mais également de la création de l’impôt sur la fortune. La lettre adressée à la direction du PS par le comité central du PCF illustre ces pressions : « Les positions adoptées par votre parti tendent systématiquement à retirer leur efficacité aux moyens économiques et financiers prévus par le Programme commun et absolument indispensables à la mise en œuvre d’une politique sociale nouvelle. C’est le cas pour l’impôt sur le capital et pour l’impôt sur la fortune38 ». Sans doute pour ne pas accréditer les critiques du PCF qui l’accuse de « virer à droite », le PS fait de l’ISF un objectif officiel en 1978, avec un taux marginal de 8 % pour les patrimoines supérieurs à 50 millions de francs. Thomas Piketty souligne à juste titre que la genèse de l’ISF en France est marquée par deux conceptions opposées de cet impôt entre une ligne dure pour qui l’impôt sur la fortune doit permettre de réduire, y compris de façon confiscatoire, les écarts de richesse, et une vision plus modérée de l’ISF, progressif, servant principalement à affirmer l’effort de solidarité des groupes privilégiés à l’égard des plus dominés. C’est cette deuxième approche qui est mise en application par le PS après sa victoire en 1981 et qui perdurera durant des décennies. Profitant de la victoire et d’un contexte favorable, y compris médiatiquement39, le PS met donc en place sa promesse de campagne en adoptant des taux modérés. Le 28 octobre 1981, l’impôt sur les grandes fortunes est donc adopté par 329 voix contre 153. Le barème fixé est le suivant (tableau 1) :
Tableau 1 – Barème 1981 de l’impôt sur les grandes fortunes en France, applicable au 1er janvier 1982
Fraction de la valeur nette taxable du patrimoine | Taux |
Entre 3 000 000 et 5 000 000 francs | 0,50 % |
Entre 5 000 000 et 10 000 000 francs | 1 % |
Supérieur à 10 000 000 francs | 1,5 % |
19Le gouvernement et sa majorité défendent le dispositif sous l’angle de la justice, de l’égalité, de l’idéal républicain, tout en ayant renoncé au taux annoncé de 8 %, comme le montre le discours du député François Mortelette (PS, cadre de banque, CFTC) lorsqu’il déclare :
« Les Français, c’est-à-dire la France, se grandiront en adoptant cette contribution […] ; contribution qui devra rendre à l’argent sa juste place – c’est-à-dire un moyen pratique pour les échanges et non pas un but, un dieu, comme il l’est encore, hélas ! pour certains de nos concitoyens ; contribution qui doit donner aux plus démunis un peu du superflu des nantis ; contribution qui doit être source de solidarité, d’amour diraient certains, dans notre pays et dans le monde entier ; contribution enfin qui marque, certes, un tournant décisif de notre politique mais qui n’est rien d’autre que la mise en application de cette fière devise inscrite au fronton de nos monuments publics : “Liberté, égalité, fraternité.” (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes.) »
[AN, VIIe législature, 2e séance du mardi 27 octobre 1981 à 21 h 30.]
20Pour la gauche dans son ensemble l’instauration d’un impôt sur la fortune marque une étape importante dans son histoire politique, idéologique et fiscale. La longue prise de parole de Laurent Fabius, alors ministre du Budget, lors de la discussion par l’Assemblée nationale de la première partie du projet de loi de finances pour 1982, montre que l’étape est historique. Rappelant les luttes ayant existé autour de cet impôt, les oppositions de la droite et l’action de la gauche en sa faveur, Laurent Fabius invoque l’histoire pour souligner l’inscription de l’impôt sur la fortune dans le prolongement des avancées sociales mises en place par des gouvernements de gauche :
« J’ajoute que ces critiques, ces attaques et parfois ces injures sont des caresses de roses à côté de ce que connurent en leur temps sur le même sujet Jean Jaurès, Joseph Caillaux et Léon Blum. C’est à eux que je pense en cet instant au moment d’aborder ce débat, et notamment à Caillaux qui, proposant la création de l’impôt sur le revenu, déclarait, en 1907 : “Il faut faire litière des privilèges, telle doit être la substance de la réforme.” On n’a pas tellement progressé depuis. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes.) »
[AN, VIIe législature, 1re séance du mardi 27 octobre 1981 à 16 h.]
21Les premiers jours qui marquent l’acte de naissance de l’IGF sont pourtant un concentré de son histoire à venir. Le 27 octobre a lieu la discussion générale, durant laquelle Laurent Fabius déclare que « l’actuel gouvernement est soutenu par une majorité solide qui, [s’il l’a] bien compris, n’a pas l’intention de laisser dénaturer un texte en permettant la multiplication des exceptions ou des régimes de faveur40 ». Pourtant, le surlendemain, un amendement exclut les œuvres d’art de son assiette, puis le 30 octobre un nouvel amendement en fait de même avec les biens professionnels dans la limite de 2 millions de francs supplémentaires. Les mobilisations des groupes visés par le nouvel impôt portent très tôt leur fruit. Ces premiers dispositifs d’exonération seront les premiers d’une longue lignée. Ils expliquent aussi en partie l’opposition relativement clémente de la droite française lors des débats, l’ISF ayant été peu à peu mité par un ensemble de dispositifs d’optimisation fiscale.
22Il est intéressant d’observer que, au moment de la création de l’IGF, sa dimension symbolique est si forte et si difficilement critiquable (personne au Parlement ne peut se déclarer contre la justice sociale et fiscale) que la droite va devoir montrer qu’elle n’est pas contre ce que symbolise cet impôt, mais seulement contre ses effets. Le député Jean Royer (RPR, instituteur puis professeur de collège) déclare qu’il aurait voté l’IGF du Parti socialiste si celui-ci avait indexé le plancher à partir duquel l’imposition serait calculée chaque année et si le projet de loi avait évité de taxer « l’outil de production ». Pour l’élu, « telles sont les deux faiblesses de l’impôt sur la fortune que vous nous proposez : elles m’ont conduit à m’abstenir, alors que j’aurais approuvé une telle disposition si elle avait été présentée d’une façon différente. Je le dis carrément41 ». Il faut ici garder en tête que l’ISF comptait quelques années auparavant des défenseurs au sein de la droite française, principalement du temps de l’UDR, puis au sein de l’UDF. Les formes de jugements face à cet impôt sont donc influencées par une approche sociale mais aussi économique des questions fiscales. La première dimension disparaîtra peu à peu, contrairement à la seconde.
23Grâce à leur travail de mobilisation, durant près de trente années, en faveur de l’imposition du patrimoine, les parlementaires socialistes et communistes sont parvenus à en faire un impératif politique que les élus de droite ne peuvent pas abandonner à la gauche. La réaction de Jacques Marette (RPR, journaliste puis cadre de l’industrie, fils d’industriel) montre bien comment la droite se trouve alors obligée de justifier son attachement aux valeurs liées à l’IGF, lorsque la gauche lui reproche de rejeter l’impôt au bénéfice des citoyens les plus fortunés :
« Depuis vingt ans que je siège au Parlement, j’ai toujours démontré mon attachement à la justice fiscale, à de nombreuses reprises, par mes initiatives […]. Je n’accepte donc pas les propos que vous venez de tenir. Je voterai contre l’institution de cet impôt sur la fortune non pas parce que je suis attaché à des privilèges, non pas parce que je suis intellectuellement hostile à cette imposition dont le principe peut se défendre et qui n’est pas d’inspiration socialiste, mais parce que nous allons cumuler tous les impôts à la fois. »
[AN, VIIe législature, 3e séance du mercredi 28 octobre 1981 à 21 h 30.]
Ces prises de position ne sont pas rares. Charles Miossec (RPR, cadre commercial) souligne en séance publique que « l’exposé des motifs ajout[ant] que la fortune donn[e] à ceux qui la possèdent une faculté contributive supplémentaire, il est justifié de l’imposer. Cette justification, qui est de bon sens et de pure justice, non seulement nous l’acceptons, mais nous l’avons fait nôtre depuis longtemps42 ». Mais l’élu s’oppose au nouvel impôt et focalise ses critiques sur les « conséquences économiques qui en résulteront, dans le climat de méfiance – et pourquoi ne pas le dire ? de défiance – qui domine aujourd’hui dans le monde du travail, et plus particulièrement chez les chefs d’entreprise43 ». Les processus de représentation des groupes sociaux en lien avec cet impôt sont donc déjà à l’œuvre, et les arguments qui vont justifier la suppression de l’IGF en 1986, puis sa critique durant les années 2000-2010, sont déjà ceux utilisés en 1981 pour s’opposer au nouvel impôt.
Les temps de la suppression (1986 et 1997)
24Une hypothèse logique, empruntée à la path dependency44, consiste à avancer l’idée que plus un impôt est ancré dans l’architecture fiscale (voir constitutionnelle comme en Allemagne) d’un pays, plus il est difficile de le supprimer ou de s’en détourner. Dans cette optique, l’impôt sur la fortune allemand, vieux de plus de cent ans (c’est-à-dire plus ancien comparativement à l’impôt sur le revenu en France par exemple), serait quasi impossible à supprimer. C’est pourtant ce qui se passa officiellement en 1997. À cette époque, les tenants de la suppression de l’ISF en Allemagne ont dû faire face à trois contre-arguments : l’argument budgétaire (environ 9 milliards de marks à l’époque), l’argument symbolique et l’argument politique. Pourtant, c’est une décision de la Cour constitutionnelle allemande qui finira par faire plier ces trois arguments face au droit.
25Du point de vue français, la suppression de l’ISF allemand a souvent été mal interprétée ou utilisée politiquement afin de proposer une réforme de l’ISF français. En 2010, Nicolas Sarkozy déclarait ainsi que « les socialistes allemands [avaient] supprimé il y a quelques années l’impôt sur la fortune45 ». Or c’est Helmut Kohl qui était à l’époque chancelier. Surtout, la suspension de l’impôt sur la fortune allemand repose sur des considérations juridico-politiques bien plus complexes que ne le laisse penser Nicolas Sarkozy. Cette suspension s’appuie sur la décision du 22 juin 1995 de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe qui considérait que l’ISF ne respectait pas le principe de l’égalité devant l’impôt. Le patrimoine immobilier était en effet évalué sur la base des valeurs foncières de 1964, tandis que la détention d’un patrimoine financier était estimée à la valeur du marché. Le patrimoine immobilier étant moins taxé que le patrimoine financier, la Cour constitutionnelle demanda au gouvernement de Helmut Kohl de réviser les valeurs immobilières sur lesquelles était basé l’impôt sur la fortune avant le 31 décembre 1996 au titre du principe d’égalité devant l’impôt. Le gouvernement Kohl ne modifiant pas ces valeurs, l’ISF fut automatiquement suspendu – et non pas supprimé – le 1er janvier 1997. L’impôt sur la fortune est ainsi toujours inscrit dans la Constitution allemande.
26Reste que la décision de la Cour constitutionnelle a fait l’objet de débats quant à son interprétation politique. Ne jugeant pas cet impôt anticonstitutionnel sur son principe mais dans son application, la Cour a laissé au gouvernement des marges de manœuvre à la fois pour agir et pour interpréter sa décision. La situation est complexe et illustre à merveille les frontières ténues pouvant exister entre droit et politique et l’utilisation du premier par le second46. Durant plusieurs mois, la droite mettra en avant son action comme étant régie par le droit plus que par la politique, ce que contestera évidemment la gauche. L’échange en séance entre Ingrid Matthäus-Maier (SPD, cadre bancaire dans le public) et Hans-Peter Repnik (CDU/CSU, collaborateur politique, ancien secrétaire d’État au Parlement) illustre parfaitement la façon dont le cadrage des débats (choix politique versus droit) s’opère sur cet enjeu :
« Ingrid Matthäus-Maier (SPD) : Cher collègue Repnik, vous avez encore fait référence à l’arrêt de la Cour constitutionnelle au sujet de l’impôt sur la fortune. Pouvez-vous s’il vous plaît me confirmer que c’est bien votre secrétaire d’État Hauser qui a déclaré en commission des finances – ce que nous disons depuis des mois et que l’on peut lire très clairement dans l’arrêt – que la Cour constitutionnelle a certes déclaré non conformes à la constitution les valeurs fiscales mais qu’elle a expressément autorisé la levée d’un impôt sur la fortune, aussi bien pour les ménages privés que pour l’entreprise, et que nous pourrions mener conjointement une réforme de l’impôt sur la fortune, si seulement vous le vouliez ? »
[DB, XIIIe législature, 131e séance, Bonn, jeudi 17 octobre 1996.]
27La réponse de Hans-Peter Repnik (CDU/CSU) montre que la droite allemande est obligée de reconnaître, après des mois de résistance, que son action obéit plus à des considérations politiques que juridiques :
« Le fait est que la Cour constitutionnelle a établi que l’impôt sur la fortune, dans sa forme actuelle, ne pouvait plus être prélevé (Dr Barbara Hendricks [SPD] : Dans sa forme actuelle !), parce que sous cette forme il est anticonstitutionnel, car le principe d’égalité est rompu. Le fait est qu’il existait aussi une possibilité d’aménager un impôt sur la fortune qui soit conforme à la Constitution (acclamations du SPD : Aha !) s’il y avait eu une volonté politique (acclamations du SPD – Joachim Poß [SPD] : Il a compris !) – c’est notre position. Nous avons à ce sujet une autre volonté politique que vous. (Dr Barbara Hendricks : Ha, enfin ! Ne vous cachez plus derrière la Cour constitutionnelle !) »
[DB, XIIIe législature, 131e séance, Bonn, jeudi 17 octobre 1996.]
28Reste que le droit sera utilisé avant, pendant et après ces débats comme un des principaux modes de justification de la suspension de l’ISF en Allemagne. Autrement dit, c’est toute la « force du droit » qui vient figer les débats et justifier les prises de position des opposants à l’ISF. Pierre Bourdieu souligne à ce sujet que
« les verdicts à travers lesquels [le droit] distribue différents volumes de différentes espèces de capital aux différents agents (ou institutions) mettent un terme ou du moins une limite à la lutte, au marchandage ou à la négociation sur les qualités des personnes ou des groupes, sur l’appartenance des personnes aux groupes, donc sur la juste attribution des noms, propres ou communs, comme les titres, sur l’union ou la séparation, bref sur tout le travail pratique de worldmaking, mariages, divorces, cooptations, associations, dissolutions, etc., qui est au principe de la constitution des groupes. Le droit est sans doute la forme par excellence du pouvoir symbolique de nomination qui crée les choses nommées et en particulier les groupes ; il confère à ces réalités surgies de ses opérations de classement toute la permanence, celle des choses, qu’une institution historique est capable de conférer à des institutions historiques47 ».
Durant nos entretiens, mais également durant les discussions en séance, il reste un élément systématiquement mis en avant par les élus pour justifier le rejet (à droite) ou les doutes (à gauche) à l’égard d’un retour de cet impôt.
29Si la suspension de l’ISF fut consécutive à une décision de droit, soumise à différentes interprétations, elle ne put cependant pas rester sans justification politique. En décidant de ne pas réviser les valeurs immobilières permettant le calcul du patrimoine, le gouvernement Kohl s’obligeait à devoir justifier son inaction afin de la présenter en une volonté politique. Le ministre des Finances Theodor Waigel (CDU/CSU) explique en 1996 que « la suppression de l’impôt sur la fortune est un signal pour les marchés au sein et à l’extérieur du pays. La suppression de l’impôt sur la fortune va donner un coup de pouce aux investissements dont nous avons urgemment besoin dans les sites de productions allemands et donnera à la conjoncture et au marché de l’emploi un élan supplémentaire48 ». Prenant le relais de la parole gouvernementale, les parlementaires de la majorité se chargent alors de présenter la décision de la Cour constitutionnelle comme une opportunité politique à visée économique.
« Hans-Peter Repnik (CDU/CSU) : L’impôt sur la fortune cesse de s’appliquer à partir du 1er janvier 1997. C’est une bonne nouvelle. (Applaudissements de la CDU/CSU. – Eckart Kuhlwein [SPD] : Les chômeurs se réjouissent vraiment !) L’impôt sur la fortune, nous en avons discuté à plusieurs reprises, est un impôt qui touche le capital. Cet impôt est un ennemi de l’investissement, du marché de l’emploi, de la technologie, des petites et moyennes entreprises du Mittelstand. (Rires et opposition du SPD.) Il est complexe et coûteux à prélever. Il aurait aussi fallu l’introduire au 1er janvier 1997 dans les nouveaux Länder. Maintenant il disparaît, et nous en sommes heureux. »
[DB, XIIIe législature, 148e séance, Bonn, jeudi 12 décembre 1996.]
30La déclaration de Repnik mêle à la fois considérations économiques, administratives et prise en compte des nouveaux Länder (dont on peut pourtant penser qu’ils n’étaient pas les plus concernés en nombre de redevables concernés). Cet argument de la nécessaire prise en compte des intérêts des Länder sera reprise près de vingt ans plus tard lors des débats introduits par les partis Die Linke et Die Grünen quant à une réintroduction de l’ISF.
31La gauche allemande doit elle aussi affirmer et justifier son soutien à cet impôt. Ce sont principalement deux dimensions qui sont mises en avant. C’est d’abord la dimension budgétaire qui revient très fréquemment. Joachim Poß (SPD, permanent politique) accuse la majorité de droite en déclarant : « Vous creusez dans les caisses des Länder un trou de 9 milliards de marks. Vous devez penser à une compensation, pas nous49. » Barbara Höll (PDS50, extrême gauche, philosophe) souligne également que « le fait que l’impôt sur la fortune soit l’impôt qui en cette année [1996] ait le plus progressé avec 14,1 % [d’augmentation des recettes] est – comme l’a souligné Die Welt – l’ironie de l’histoire51 ». Là aussi, les enjeux budgétaires – qui serviront de principal argument aux partisans d’une réintroduction de l’ISF – sont déjà présents. L’autre dimension, inhérente à la fonction même de parlementaire, consiste à lier l’action publique à la défense de groupes sociaux. C’est ce que fait Oskar Lafontaine en s’opposant à la décision de la CDU/CSU en invitant la majorité à « mettre plus fortement à contribution les grands patrimoines, plutôt que de continuer à imposer toujours plus fortement les salariées et salariés de cette République52 ». Plus critiques encore, les députées Barbara Hendricks (SPD, conseillère politique) et Christine Scheel (Die Grünen, conseillère en gestion) rajoutent que si la CDU/CSU refuse de réformer l’impôt sur la fortune « c’est parce que [sa] politique clientéliste bornée l’empêche de revenir sur sa position rigide afin de trouver une solution raisonnable53 », la situation débattue résultant « de causes politiques et du clientélisme54 » de la majorité de droite. Les attaques sont donc violentes mais ne conduisent à aucun fléchissement de la part du gouvernement Kohl. Au moment où en France l’abrogation de l’ISF semble hors de portée politique, l’Allemagne supprime donc son impôt sur la fortune, après de vifs débats.
La première suppression de l’impôt sur la fortune en France
32Lorsque la droite revient au pouvoir en 1986, une de ses premières mesures est de supprimer l’IGF, considéré comme « inéquitable », « injuste » et « antiéconomique » selon les mots d’Alain Juppé, alors ministre délégué au Budget. Cette décision s’inscrit dans un contexte particulier. C’est en effet durant cette décennie que la droite adopte clairement la pensée néolibérale qui contribue à sa restructuration55. Les discours plus modérés formulés au tournant des années 1980 disparaissent. Cette transformation a également des répercussions en matière de politique fiscale. Comme le rappelle Nicolas Delalande, cette période est marquée par un durcissement au sein des partis de droite des critiques contre l’impôt56, identifié comme une menace pour la compétitivité économique de la France dans un contexte mondialisé. De nombreux essayistes, économistes, éditorialistes et politiques prennent alors la plume pour critiquer non pas l’IGF, mais l’impôt dans son ensemble. En 1984, Jacques Chirac préface ainsi le livre de Philippe Auberger (député RPR [1986-2007], énarque et inspecteur des finances) intitulé L’allergie fiscale. Un an plus tard, Guy Sorman, essayiste libéral, écrit que « le jour où les riches paieront moins, les pauvres vivront mieux57 ». En 1986, année où la droite revient au pouvoir, l’économiste Pascal Salin plaide pour la suppression pure et simple de l’impôt sur le revenu et des droits de succession. Aucun des deux ne sera cependant abrogé, à l’inverse de l’IGF, dans un contexte antifiscal assumé par les partis de droite. Le discours de Robert-André Vivien (RPR, ancien président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, conseiller financier), du vote entraînant la suppression de l’IGF, montre que l’enjeu économique l’emporte sur l’enjeu social, défendu à la fin des années 1970 par de nombreux élus RPR et UDF :
« Quatre ans après son institution, les craintes et les critiques formulées sur cet impôt, lors de sa création, par les membres de l’opposition d’alors, sont pleinement vérifiées ainsi que les qualificatifs d’injuste et d’antiéconomique dont nous l’avions gratifié. Je ne referai pas ici en détail le procès de cet impôt. Je me bornerai à rappeler très brièvement ses principaux défauts. Créé au nom de l’équité et de la réduction des inégalités, il est en fait injuste. Cette injustice me paraît se manifester à un triple point de vue. D’abord, malgré la dénomination de l’impôt, le seuil retenu pour son déclenchement n’est pas nécessairement significatif de l’existence d’une grande fortune. Ensuite l’impôt sur les grandes fortunes est discriminatoire selon la composition des patrimoines, l’étroitesse de son assiette aboutissant à ce qu’il touche, à titre principal, la propriété immobilière. […] Injuste, l’impôt sur les grandes fortunes est également antiéconomique, car ses promoteurs ont totalement négligé de prendre en compte – et il ne faut pas s’en étonner – ses effets économiques pervers. […] La suppression de cet impôt, injuste et antiéconomique, est donc un préalable nécessaire au rétablissement de la confiance et au redressement économique, car, favorisant l’investissement, elle améliorera la compétitivité de l’économie et devrait avoir des effets bénéfiques sur l’emploi. »
[AN, VIIIe législature, 2e séance du mercredi 28 mai 1986 à 21 h 30.]
33Les débats sont très courts au Parlement, la question faisant largement consensus au sein de la droite. Dans cette situation de cohabitation qui voit l’extrême droite accéder au Parlement – une première sous la Ve République –, les parlementaires de gauche, accusant le coup de la défaite, ne s’engagent pas dans une contre-mobilisation. La victoire de 1988 leur permettra de réaffirmer leur prise de position en faveur de cet impôt et aura pour effet de marquer, durant de longues années, les élus de droite.
34En 1988, la droite perd, en effet, les élections législatives dans la foulée d’une sévère défaite lors de l’élection présidentielle et se retrouve à nouveau dans l’opposition. La gauche réinstaure immédiatement l’impôt sur la fortune, en y rajoutant le terme « solidarité ». La visée sociale de cet impôt est à nouveau affirmée par le gouvernement socialiste, de manière plus concrète cependant puisque l’ISF a vocation à financer le revenu minimum d’insertion (RMI). En opérant ce lien entre deux dispositifs consacrés à deux groupes opposés de la hiérarchie sociale, la gauche traduit législativement l’interdépendance – déjà symboliquement affirmée de façon discursive – entre ces deux pôles de la société. Ces liens seront systématiquement réaffirmés au fil des années et expliquent pourquoi l’ISF ne peut pas être considéré comme un impôt focalisé strictement sur les catégories supérieures. Ce lien est évidemment contesté durant les débats de 1988. Lors des débats au Parlement, la députée Roselyne Bachelot (RPR, pharmacienne) critique le fait que le RMI serve de prétexte à la gauche pour réintroduire l’ISF :
« Donc le projet du RMI offre sans doute une opportunité psychologique exceptionnelle pour réintroduire une fiscalité ciblée sur la fortune, mais il ne l’impose nullement. Sans prendre position ce soir sur l’aspect moral ou non de cet impôt, je constate seulement qu’il n’y a pas lieu de l’invoquer sinon comme un alibi de circonstance ou comme la justification sociale d’une mesure idéologique. (Applaudissements sur les bancs des groupes du Rassemblement pour la République et Union pour la démocratie française.) Il y a un autre paradoxe dans les propos tenus cet après-midi par M. le ministre des Finances. À l’entendre, la solidarité envers les pauvres serait liée à la capacité pour les riches de supporter un nouvel impôt. Dans son esprit, secourir les pauvres, c’est l’affaire des riches. Ils en supportent le sacrifice, comme il l’a dit, mais ils peuvent s’en prévaloir comme du volet social de leur réussite. Eh bien, non, s’occuper des pauvres, ce n’est pas l’affaire des riches, c’est l’affaire de la nation tout entière. (Applaudissements sur les bancs des groupes du Rassemblement pour la République et Union pour la démocratie française.) »
[AN, IXe législature, 2e séance du mardi 4 octobre 1988 à 21 h 30.]
35Défendre les riches en les plaçant au même plan que le reste de la population, c’est à la fois euphémiser leurs spécificités et s’opposer au principe selon lequel chacun doit contribuer au bien-être de la société en fonction de ses ressources propres. Ainsi la rhétorique de Roselyne Bachelot ne peut être formulée que dans un contexte favorable, lorsque le pays ne connaît pas de crise financière et sociale.
36À partir de 1988 et la réintroduction de l’impôt sur la fortune, les débats au Parlement ne s’opéreront plus sous le même angle, la question de sa suppression devenant moins présente, partisans et adversaires de l’ISF ayant assimilé l’idée que cet impôt s’était inscrit durablement dans le paysage fiscal français. À titre d’exemple, lorsqu’en 1993 le député Hervé Novelli (PR, chef d’entreprise) se voit confier par le gouvernement une mission pour favoriser la compétitivité des entreprises, il ne proposera pas dans son volet fiscal de supprimer l’ISF, la défaite de 1988 étant encore présente dans tous les esprits. Près de trente ans plus tard, Nicolas Sansu (PCF, permanent politique) rappelle « qu’à l’origine le RMI était financé par l’impôt de solidarité sur la fortune : un tel dispositif chargé de symbole faisait vivre avec force notre pacte républicain58 ». Le lien entre les deux dispositifs disparaît petit à petit, mais sera remplacé par l’affirmation du lien de solidarité entre groupes sociaux antagonistes.
37Que nous disent ces épisodes qui voient l’ISF être supprimé ou suspendu en fonction des différents cadres nationaux ? Que dans les deux pays, la suppression de l’impôt sur la fortune est circonstancielle au sens où un ensemble de conditions (politiques, électorales, juridiques, économiques, etc.) ont dû être réunies pour que les opposants à cet impôt voient leur revendication être appliquée. Cette période va également jouer un rôle important, pour des raisons différentes, sur l’appréhension du faisable et de l’interdit dans les deux pays sur cet enjeu. Cette période d’environ dix ans laisse donc les deux pays dans deux situations différentes.
Les temps des débats depuis 1988 et 1997
38À la suite de la défaite électorale de 1988, l’impôt sur la fortune a souvent été considéré comme un impôt « impossible à supprimer » par de nombreux élus, de droite comme de gauche, en France. En dix années d’exercice du pouvoir, l’UMP (2002-2012) fera planer l’idée d’une abrogation mais n’engagera pas de procédure législative visant à le supprimer. Aux débats sur la suppression et sur la réinstauration succèdent des débats focalisés sur la gestion de l’ISF. Entre 2007 et 2012, trois grandes réformes de la fiscalité du patrimoine vont avoir lieu. Deux sous la droite (2007 et 2011) et une sous la gauche (2012). Chacune de ces réformes sera l’occasion pour les partis présents au Parlement d’affirmer des soutiens et des oppositions à des groupes sociaux.
39L’épisode du bouclier fiscal ne porte pas à proprement parler sur l’impôt sur la fortune, puisque le dispositif en question a pour but de plafonner l’imposition globale du contribuable. Mais le lien avec l’ISF est évident et très rapidement les débats tournent autour de ses effets et de la nécessité de protéger ses redevables. La droite va d’abord chercher à nier ce lien en 2007, date de son instauration, avant de reconnaître que le dispositif avait bien été pensé en rapport avec cet impôt en 2011, lors de sa suppression. Si l’épisode du bouclier fiscal est intéressant à analyser et occupera une place importante dans notre étude, c’est parce qu’il constitue une parenthèse politique et contextuelle unique dans la période étudiée.
40Durant ces quelques mois, la défense des « riches » se fait au grand jour, dès les premières semaines du gouvernement Fillon. Profitant de l’euphorie de la victoire, les parlementaires UMP et Nouveau Centre formulent des discours qui ne seront plus dicibles quelques mois plus tard. Après la crise de 2008, ces discours deviennent en effet plus rares, faisant de l’année 2007 la plus intense en termes d’oppositions idéologiques au Parlement durant la période étudiée. Cette période correspond à ce que Florence Haegel identifie comme une période marquée par la radicalisation idéologique59, génératrice de tension au sein des droites, y compris sur le bouclier fiscal. Mais le bouclier fiscal se transforme rapidement en boulet politique. Dès 2008, la majorité est obligée de défendre le dispositif, avec de plus en plus de difficultés. L’opposition accuse la droite d’avoir utilisé ce dispositif pour affaiblir l’ISF, ce qui conduit Gilles Carrez (UMP, haut fonctionnaire), rapporteur général du budget, à déclarer :
« Vous avez prétendu que nous voulions démanteler l’ISF, et Ségolène Royal avait annoncé à la radio que nous allions le supprimer. Les faits sont là : depuis 2003, si un impôt a prospéré dans notre pays, c’est bien celui-ci, puisqu’il atteint 4 milliards en 2007. Par ailleurs, nous avons réglé un problème : l’ISF n’oblige plus les entreprises françaises à se vendre et à se délocaliser. »
[AN, XIIIe législature, séance du jeudi 27 mars 2008 à 9 h 30.]
Autrement dit, Carrez est contraint de défendre la bonne santé d’un impôt souvent critiqué par la droite pour justifier une politique fiscale elle-même contestée. Au fil des mois et des années la position devient impossible à tenir et aboutit à sa suppression en 2011, année correspondant à l’avant-dernière réforme de la fiscalité du patrimoine sous un gouvernement de droite.
Garder l’impôt sur la fortune en l’affaiblissant : la réforme de 2011
41La réforme du patrimoine de 2011 représente le second temps fort du mandat de Nicolas Sarkozy du point de vue de la fiscalité du patrimoine. Le bouclier fiscal étant perçu au sein même de la droite comme le symbole d’une politique fiscale indéfendable à un an de l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy met alors en place une réforme qui sera abondamment débattue au sein de la commission des finances et donnera lieu à de multiples auditions afin d’en discuter le sens et les modalités. En effet, si la droite se voit contrainte de revenir sur le bouclier fiscal, elle n’entend pas abandonner son entreprise d’abaissement de la fiscalité du patrimoine et de défense des catégories supérieures. La période se caractérise par une période de flottement où la droite se saisit de l’ISF, entreprend de le supprimer60, puis fait finalement volte-face, pliant devant le coût politique et symbolique qu’impliquerait une telle réforme. L’UMP adopte alors une autre stratégie parfaitement résumée par Damien Meslot (UMP, cadre bancaire), en entretien :
« Vous personnellement, vous êtes en faveur de l’ISF ou pour sa suppression ?
– […] On enlève les biens professionnels, on enlève la résidence principale on met [le seuil] à 5 millions d’euros et après voilà…
– Mais sur le principe, vous êtes…
– C’est une connerie… Mais le problème en France, c’est que c’est tellement symbolique. Dans ce pays où on a fait la révolution de 1789, c’est très difficile de l’enlever…
– C’est devenu un impôt quasiment impossible à supprimer donc ?
– Oui, mais il faut le vider de sa substance. »
42C’est exactement cette stratégie qui va être adoptée par le gouvernement de François Fillon. Après d’intenses débats, étudiés au fil des chapitres suivants, et une série d’auditions menées à l’Assemblée nationale et au Sénat, la majorité décide de modifier les taux et le seuil de l’ISF, conduisant à un allègement de la fiscalité du patrimoine et de l’ISF en particulier (tableau 2).
Tableau 2 – Barèmes 2010 et 2011 de l’impôt sur la fortune en France
Barème 2010 de l’ISF | Barème 2011 de l’ISF | ||
Fraction de la valeur nette taxable du patrimoine | Taux | Fraction de la valeur nette taxable du patrimoine | Taux |
N’excédant pas 790 000 € | 0 % | Entre 1 300 000 € et 3 000 000 € | 0,25 % |
Entre 790 000 et 1 290 000 € | 0,55 % | Égal ou supérieur à 3 000 000 € | 0,50 % |
Entre 1 290 000 et 2 530 000 € | 0,75 % | ||
Entre 2 530 000 et 3 980 000 € | 1 % | ||
Entre 3 980 000 et 7 600 000 € | 1,30 % | ||
Entre 7 600 000 et 16 540 000 € | 1,65 % | ||
Supérieur à 16 540 000 euros | 1,80 % |
43La réforme conduit à une diminution substantielle de la progressivité de l’impôt. Schématiquement, elle profite principalement à ceux que Charles de Courson (UDI, haut fonctionnaire) et d’autres nomment les « petits riches », c’est-à-dire ceux qui avant la réforme se situaient dans la première tranche de l’ISF (puisqu’ils en sont maintenant exclus), et surtout aux très gros patrimoines qui voient leur imposition diminuer drastiquement. Pour autant, ce barème ne sera pas appliqué longtemps, le retour du Parti socialiste au pouvoir s’accompagnant d’une nouvelle réforme.
Le relèvement des taux en 2012 à un niveau cependant inférieur à 2010
44Revenu au pouvoir après dix années d’opposition, le gouvernement socialiste va très rapidement mener une réforme du patrimoine afin de revenir sur celle menée par le gouvernement Fillon l’année précédente. Si les débats avaient été vifs en 2011, ceux de 2012 sont plus apaisés, la droite accusant le coup de la défaite, l’image du « président des riches » liée à la précédente majorité ayant également pour effet de contraindre les députés de droite à euphémiser leurs prises de position en faveur des groupes dominants. Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault propose et adopte une nouvelle refonte des taux et des barèmes (tableau 3).
Tableau 3 – Barème 2012 de l’impôt sur la fortune en France
Fraction de la valeur nette taxable du patrimoine | Taux |
N’excédant pas 800 000 euros | 0 % |
Entre 800 000 € et 1 300 000 € | 0,50 % |
Entre 1 300 000 € et 2 570 000 € | 0,70 % |
Entre 2 570 000 € et 5 000 000 € | 1 % |
Entre 5 000 000 € et 10 000 000 € | 1,25 % |
Supérieure à 10 000 000 € | 1,5 % |
45Une analyse plus en détail montre cependant que ces taux sont inférieurs à ceux appliqués durant les premières années du gouvernement Fillon. La réforme est donc globalement modérée. Tout juste le gouvernement met-il en place une contribution exceptionnelle afin de pallier les effets de manque à gagner occasionnés par la réforme de l’année précédente61. Cette contribution ne sera donc appliquée qu’un an. On pourra cependant remarquer que la gauche n’adopte pas du tout la même stratégie que la droite lors de ses premiers mois au sein de la majorité. Là où la droite avait profité de la victoire en 2007 pour mener une politique extrêmement clivante et assumée à destination des catégories supérieures, la gauche adopte une posture plus modérée en politisant peu cet enjeu. Plus généralement, la politique fiscale du mandat de François Hollande se focalisera moins sur la fiscalité du capital que ne l’avait fait la précédente majorité de droite.
Un impôt régulièrement discuté en Allemagne
46Si l’impôt sur la fortune n’est plus prélevé en Allemagne, il n’a pas pour autant disparu des débats, aussi bien parlementaires que médiatiques. Sujet polémique permettant d’affirmer des affiliations idéologiques, il constitue une voie privilégiée pour les partis de gauche qui tentent à différents moments et par différents moyens de créer le débat autour de cet enjeu. Dans le cadre temporel de notre étude, cela est arrivé principalement deux fois : lors de la XVIIe législature à l’occasion des propositions et motions déposées par Die Grünen et Die Linke, et pendant la campagne de 2013 où le sujet est investi par tous les partis, de façon différente cependant. Depuis, le sujet émerge épisodiquement et la gauche, y compris le SPD, se ressaisira du sujet lors des élections fédérales de 2017. Une analyse du nombre d’occurrences sur le site des archives du Bundestag montre que le sujet reste évoqué, voire à certains moments débattu. Depuis la XIIIe législature qui avait vu l’ISF être suspendu, la XVIIe (2009-2013) est celle où les références sont les plus fréquentes (tableau 4).
Tableau 4 – Nombre de références à l’impôt sur la fortune lors des débats au Bundestag (tout espace et tout support, sur le site de l’institution)
Législature | Dates | Nombre de références à l’impôt sur la fortune |
XIIIe | 1994-1998 | 297 |
XIVe | 1998-2002 | 128 |
XVe | 2002-2005 | 115 |
XVIe | 2005-2009 | 107 |
XVIIe | 2009-2013 | 160 |
XVIIIe | 2013-2017 | 90 |
47Les deux résultats les plus faibles correspondent à des périodes de grande coalition, c’est-à-dire à des majorités gouvernementales où l’idée d’un retour de l’ISF est totalement à exclure en raison de l’opposition claire de la CDU et de l’absence de mobilisation sur cet enjeu de la part du SPD trop occupé à faire tenir le contrat de coalition et le consensus au sein de l’exécutif. C’est donc principalement lorsque la gauche (SPD, Die Linke et Die Grünen) est totalement dans l’opposition que cet enjeu est débattu, ce qui montre que la question des positions occupées au Parlement joue un rôle majeur. Lors de la XVIIe législature, les élus de gauche vont essayer de faire de ce sujet un thème mobilisateur contre le gouvernement d’Angela Merkel. S’appuyant entre autres sur différents sondages, Die Linke et Die Grünen déposent une motion visant à réinstaurer un ISF, assortie d’une taxe sur la fortune pour Die Grünen.
48En 2012, au moment où les deux partis débattent de l’ISF au Bundestag, Campact, une association non partisane luttant pour une politique progressiste, mobilisée notamment sur les questions environnementales, d’égalité, de participation démocratique, d’accueil des réfugiés ou encore de « fiscalité solidaire », revendiquant plus de 1,7 million de sympathisants, commande à l’institut Forsa un sondage posant à 1 000 Allemands la question suivante : « En ce moment est à nouveau discutée une réintroduction de l’impôt sur la fortune. Il s’agirait d’imposer les patrimoines supérieurs à 1 million d’euros, à hauteur de 1 %. Quel est votre avis à ce sujet : Soutenez-vous ou rejetez-vous une réintroduction de l’impôt sur la fortune ? » La réponse est sans équivoque puisque 77 % des Allemands déclarent soutenir le projet. Les résultats par parti sont également sans appel, y compris au sein des partis de droite (tableau 5).
Tableau 5 – Sondage Forsa pour Campact : « Soutenez-vous ou rejetez-vous une réintroduction de l’impôt sur la fortune ? » (2012)
Pour (%) | Contre (%) | |
Total | 77 | 20 |
Est | 92 | 6 |
Ouest | 75 | 22 |
18-29 ans | 65 | 31 |
30-44 ans | 77 | 22 |
45-59 ans | 83 | 16 |
60 ans et plus | 79 | 16 |
Revenu net par ménage | ||
Moins de 1 500 € | 79 | 17 |
Entre 1 500 et 3 000 € | 84 | 15 |
Plus de 3 000 € | 74 | 24 |
Sympathisants | ||
CDU/CSU | 65 | 32 |
FDP | 73 | 23 |
SPD | 83 | 15 |
Die Grünen | 83 | 14 |
Die Linke | 94 | 3 |
Piratenpartei | 91 | 9 |
49Très clairement le projet d’un retour de l’ISF semble largement soutenu et montre que le sujet présente un intérêt électoral à être défendu. Ces résultats, s’ils légitiment les prises de position de Die Linke et des Grünen, n’arriveront toutefois pas à pousser le SPD à traduire législativement ses engagements en faveur de cet impôt, ni ne conduiront la CDU/CSU à un quelconque infléchissement. Le FDP, quant à lui, s’abstiendra de tout commentaire. Les débats menés durant cette législature font d’ailleurs apparaître de profondes divisions entre les partis de gauche sur cet impôt puisque chacun d’entre eux ne votera que pour sa proposition et s’abstiendra sur celle des autres. La position du SPD en particulier s’apparente à celle d’un équilibriste. Soutenant officiellement la réintroduction de l’ISF, le parti voit dans la proposition des Grünen « une excellente proposition » mais s’abstiendra lors du vote car le SPD « est en faveur d’un impôt [quand] Die Grünen sont pour une taxe62 », selon les mots de Siegmar Gabriel (SPD, professeur). De la même manière, les Grünen allemands s’opposent à la motion déposée par Die Linke63. Lisa Paus (Die Grünen, collaboratrice d’élu, commissaire des finances) déclare en séance que la motion « conduit à plus de problèmes que de solutions parce qu’elle est tout simplement rédigée artisanalement de bien mauvaise façon64 ». Le projet du parti d’extrême gauche est radical et prête le flanc à ceux qui cherchent à critiquer une éventuelle conception confiscatoire de l’impôt sur la fortune. Au sein du SPD, Carsten Sieling (SPD, chef de service administratif) critique la proposition en déclarant : « Vous, chers collègues de la fraction Die Linke, vous ne vous attaquez pas à cette question avec un fleuret mais avec une masse65. » À droite, Frank Steffel (CDU, chef d’entreprise) fait remarquer que la proposition aura surtout pour effet « de créer des emplois d’avocats et de conseillers fiscalistes66 ». De façon plus virulente, Daniel Volk (FDP, avocat, vice-président du groupe au sein de la commission des finances) explique gravement que « chaque citoyen dans ce pays devrait avoir peur d’une telle proposition67 », tandis que Michael Fuchs (CDU/CSU, chef d’entreprise) qualifie la politique fiscale de Die Linke en matière d’impôt sur la fortune de « populisme68 » et que Norbert Schindler (CDU, agriculteur et vigneron), dans le prolongement des critiques de son parti qualifiant l’ISF de « politique de la jalousie », déclare que « celui qui sème la jalousie récolte la haine69 ». Harald Koch (Die Linke, économiste) s’en défend cependant en soutenant que « seulement la part du patrimoine net supérieure à 1 million d’euros serait imposée. Puisque 1 million d’euros restent exemptés d’impôt, personne ne peut soutenir que Die Linke veut appauvrir les plus fortunés70 ». Durant ces débats, Angela Merkel prend la parole pour déclarer que « la hausse du taux marginal de l’impôt sur le revenu, tout comme l’introduction d’un impôt sur le patrimoine, touche la colonne vertébrale de notre économie, le Mittelstand, et démotive. Nous avons besoin de chefs et de cheffes d’entreprises motivés, pour créer plus d’emplois71 ». La motion ne trouve aucun soutien au sein du reste de la gauche allemande. Mais le résultat importe moins que le fait d’avoir pu créer un débat, durant plusieurs mois, sur ce sujet. Conséquence de ces différentes mobilisations en 2012, l’impôt sur la fortune sera un enjeu important lors de la campagne électorale de 2013, puis à nouveau en 2017, et les entreprises de représentation des groupes sociaux ne cesseront pas.
Notes de bas de page
1 Voir Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, traduit de l’allemand par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Archives des sciences sociales », 1976 ; Charles Tilly, « La guerre et la construction de l’État en tant que crime organisé », Politix. Revue des sciences sociales du politique, no 49, 2000, p. 97-117.
2 Nicolas Delalande et Alexis Spire, Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte, coll. « Repères. Histoire », 2010, p. 38.
3 Ständigen Ausschuss (dir.), Verhandlungen der dritten Generalversammlung des Vereins für Socialpolitik am 10., 11. und 12. October 1875, Leipzig, Duncker & Humblot, coll. « Schriften des Vereins für Socialpolitik, XI », 1875, p. 68.
4 Joachim Wieland, Rechtliche Rahmenbedingungen für eine Wiedereinführung der Vermögensteuer, rapport rédigé pour le syndicat Ver.di, novembre 2003, 75 p.
5 L’impôt sur la fortune est toujours inscrit dans la Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne. L’article 106-2 stipule que les recettes de l’impôt sont versées aux Länder.
6 Selon l’ordonnance no 45-1820 du 15 août 1945 « instituant un impôt de solidarité nationale et édictant diverses mesures de simplifications fiscales ».
7 AN, IIe législature, 2e séance du jeudi 7 octobre 1965 à 21 h 30.
8 AN, IIIe législature, séance du vendredi 10 mai 1968 à 15 h.
9 Voir Alexis Spire, « L’inégalité devant l’impôt. Différences sociales et ordre fiscal dans la France des Trente Glorieuses », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 56-2, 2009, p. 164-187.
10 Voir la liste des sigles en début d’ouvrage.
11 Voir Luc Rouban, « Les députés », Les cahiers du CEVIPOF, no 55, 2011.
12 Jean-Philippe Feldman, « L’ISF : un impôt liberticide », Les rendez-vous parlementaires du contribuable, no 10, « Faut-il réformer ou supprimer l’ISF ? », 29 juin 2005, p. 8.
13 Jacques Chaumont cité dans A. Ch. et Patrick Frances, « M. Raymond Barre souligne les inconvénients de l’impôt sur le capital sans en rejeter le principe », Lemonde.fr, 14 octobre 1976, disponible en ligne sur https://www.lemonde.fr/archives/article/1976/10/14/m-raymond-barre-souligne-les-inconvenients-de-l-impot-sur-le-capital-sans-en-rejeter-le-principe_3144767_1819218.html [consulté le 10/03/2022].
14 Un amendement ayant un objectif similaire, mais avec des taux plus élevés et un barème différent, est également déposé et discuté par les membres du groupe PS.
15 AN, Ve législature, 1re séance du mardi 8 juin 1976 à 16 h.
16 Députés de l’arrière-ban, « ordinaires », qui n’occupent pas de poste officiel au gouvernement.
17 Raymond Barre cité dans « M. Barre dénonce le “snobisme intellectuel” des partisans d’un impôt sur le capital », Lemonde.fr, 15 octobre 1976, disponible en ligne sur http://lemonde.fr/archives/article/1976/10/15/m-barre-denonce-le-snobisme-intellectuel-des-partisans-d-un-impot-sur-le-capital_2949072_1819218.html [consulté le 10/03/2022].
18 Alain Rollat, « M. Raymond Barre refuse d’avaliser l’impôt proposé par l’UDF », Lemonde.fr, 22 février 1979, disponible en ligne sur http://www.lemonde.fr/archives/article/1979/02/22/m-raymond-barre-refuse-d-avaliser-l-impot-propose-par-l-u-d-f_2790065_1819218.html [consulté le 10/03/2022]. Il faut rappeler ici qu’à cette époque les relations entre le RPR et l’UDF connaissent des tensions. Raymond Barre et Valéry Giscard d’Estaing cristallisent en particulier les attaques.
19 Voir Brigitte Gaïti, « L’érosion discrète de l’État-providence dans la France des années 1960. Retour sur les temporalités d’un “tournant néolibéral” », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 201-202, 2014, p. 58-71.
20 Gabriel Ventejol, Robert Blot et Jacques Méraud, Rapport de la commission d’étude d’un prélèvement sur les fortunes, t. I : Rapport, Paris, La Documentation française, 1979, p. 9-10.
21 Ibid., p. xi.
22 Gabriel Ventejol, Robert Blot et Jacques Méraud, Rapport de la commission d’étude d’un prélèvement sur les fortunes, t. III : Opinions recueillies par la commission, Paris, La Documentation française, 1979, p. 97.
23 Mais pas de représentants d’associations ou d’organisations de chômeurs, de précaires, de travailleurs pauvres, bref de groupes concernés à l’autre bout de l’échelle par un éventuel impôt sur la fortune.
24 Gabriel Ventejol, Robert Blot et Jacques Méraud, Rapport de la commission d’étude…, op. cit., t. III, p. 174.
25 Ibid., p. 88.
26 Ibid., p. 189.
27 Ibid., p. 215.
28 Ibid., p. 54.
29 Ibid., p. 61-62.
30 Ibid., p. 138.
31 Ibid., p. 183.
32 Gabriel Ventejol, Robert Blot et Jacques Méraud, Rapport de la commission d’étude…, op. cit., t. I, p. xxvii.
33 Ibid., p. 165.
34 Ibid., p. 169.
35 Mathieu Fulla, Les socialistes français et l’économie (1944-1981). Une histoire économique du politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 409.
36 Voir Danielle Tartakowsky et Alain Bergounioux (dir.), L’union sans unité. Le programme commun de la gauche, 1963-1978 (Actes du colloque organisé par les archives départementales de la Seine-Saint-Denis, Pantin, 19-20 mai 2010), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2012.
37 Denis Lefebvre, « Le parti socialiste à l’heure de l’union de la gauche », in : Danielle Tartakowsky et Alain Bergounioux (dir.), L’union sans unité. Le programme commun de la gauche, 1963-1978 (Actes du colloque organisé par les archives départementales de la Seine-Saint-Denis, Pantin, 19-20 mai 2010), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2012, p. 35-43, en particulier p. 42.
38 Olivier Wieviorka et Christophe Prochasson, Nouvelle histoire de la France contemporaine, t. XX : La France du xxe siècle. Documents d’histoire [1994]. Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Histoire », 2011.
39 Brunot Frappat, alors journaliste puis futur rédacteur en chef du Monde, écrit en 1981 : « L’impôt sur les grandes fortunes rendra les riches un peu plus solidaires des pauvres » et semble soutenir la mesure (Bruno Frappat, « Solidarité », Lemonde.fr, 30 septembre 1981, disponible en ligne sur http://www.lemonde.fr/archives/article/1981/09/30/solidarite_2715967_1819218.html [consulté le 10/03/2022]).
40 AN, VIIe législature, 1re séance du mardi 27 octobre 1981 à 16 h.
41 AN, VIIe législature, 3e séance du vendredi 30 octobre 1981 à 22 h.
42 AN, VIIe législature, 3e séance du mercredi 28 octobre 1981 à 21 h 30.
43 Ibid.
44 Voir Douglass C. North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge / New York / Port Chester, Cambridge University Press, coll. « The Political Economy of Institutions and Decisions », 1990 ; Paul Pierson, « Increasing Returns, Path Dependence, and the Study of Politics », The American Political Science Review, vol. 94, no 2, 2000, p. 251-267.
45 Cédric Mathiot, « Le pseudo ISF allemand », Libération.fr, 18 novembre 2010, disponible en ligne sur http://www.liberation.fr/france/2010/11/18/6-le-pseudo-isf-allemand_694507 [consulté le 10/03/2022].
46 Voir Bastien François, Le régime politique de la Ve République, 5e éd., Paris, La Découverte, coll. « Repères. Sciences politiques », 2010.
47 Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 64, 1986, p. 3-19, en particulier p. 13.
48 DB, XIIIe législature, 135e séance, Bonn, jeudi 7 novembre 1996.
49 DB, XIIIe législature, 131e séance, Bonn, jeudi 17 octobre 1996.
50 Le Parti du socialisme démocratique (PDS) est le successeur du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), principal parti de la République démocratique Allemagne. Il restera essentiellement présent en Allemagne de l’Est. Le parti disparaît en 2007 lorsqu’est créé Die Linke.
51 DB, XIIIe législature, 135e séance, Bonn, jeudi 7 novembre 1996.
52 DB, XIIIe législature, 111e séance, Bonn, vendredi 14 juin 1996.
53 DB, XIIIe législature, 135e séance, Bonn, jeudi 7 novembre 1996.
54 Ibid.
55 Voir François Denord, « La conversion au néolibéralisme. Droite et libéralisme économique dans les années 1980 », Mouvements, no 35, 2004, p. 17-23.
56 Voir Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’Univers historique », 2011, p. 399-404.
57 Serge Audier, « Les ultra-riches menacent-ils la démocratie ? », Lemonde.fr, 3 novembre 2011, disponible en ligne sur https://www.lemonde.fr/livres/article/2011/11/03/les-ultra-riches-menacent-ils-la-democratie_1597818_3260.html [consulté le 10/03/2022].
58 AN, XIVe législature, 2e séance du jeudi 7 novembre 2013 à 15 h.
59 Voir Florence Haegel, Les droites en fusion. Transformations de l’UMP, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Sociétés en mouvement », 2012.
60 Le Point rapporte ainsi les propos de Pierre Méhaignerie, président de la commission des affaires sociales, qui affirmait avoir « reçu l’engagement du président de la République et du Premier ministre » quant à la suppression de l’ISF. Voir Pauline de Saint Remy et Marc Vignaud, « Sarkozy décidé à supprimer l’ISF et le bouclier fiscal en 2011 », Lepoint.fr, 7 octobre 2010, disponible en ligne sur https://www.lepoint.fr/economie/sarkozy-decide-a-supprimer-l-isf-et-le-bouclier-fiscal-en-2011-07-10-2010-1246415_28.php [consulté le 10/03/2022].
61 Cette contribution est égale à la différence entre l’ancien barème (2010) et le nouveau (2012). Autrement dit, les redevables appliquent le barème de 2010 et retranchent leur impôt déjà payé de 2011 avant réduction d’impôt.
62 DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.
63 Rappelons que celle-ci prévoit une imposition de 5 % sur les patrimoines (nets) supérieurs à 1 million d’euros. De la même manière, les députés Die Linke s’abstiennent sur la proposition des écologistes de façon assez floue car, selon Barbara Höll (Die Linke, philosophe) « l’agencement de la taxe sur la fortune a trop de potentiel pour être négligé » et parce que le parti veut « les deux ; à la fois une taxe et un impôt sur la fortune » (DB, XVIIe législature, 250e séance, Berlin, jeudi 27 juin 2013).
64 DB, XVIIe législature, 100e séance, Berlin, vendredi 25 mars 2011.
65 Ibid.
66 DB, XVIIe législature, 195e séance, Berlin, jeudi 27 septembre 2012.
67 DB, XVIIe législature, 65e séance, Berlin, jeudi 7 octobre 2010.
68 DB, XVIIe législature, 84e séance, Berlin, jeudi 20 janvier 2011.
69 DB, XVIIe législature, 195e séance, Berlin, jeudi 27 septembre 2012.
70 DB, XVIIe législature, 20e séance, Berlin, vendredi 29 janvier 2010.
71 DB, XVIIe législature, 253e séance, Berlin, mardi 3 septembre 2013.
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2019
L’invention de la social-démocratie allemande
Une histoire sociale du programme Bad Godesberg
Karim Fertikh
2020
La société du déclassement
La contestation à l'ère de la modernité régressive
Oliver Nachtwey Christophe Lucchese (trad.)
2020
Le pouvoir en Méditerranée
Un rêve français pour une autre Europe
Wolf Lepenies Svetlana Tamitegama (trad.)
2020
La parure
et autres essais
Georg Simmel Michel Collomb, Philippe Marty et Florence Vinas (trad.)
2019