2. Le gandjá et ses origines
p. 27-44
Texte intégral
2.1. Les significations de gandjá : divergences et convergences
1a) Le terme gandjá recouvre des référents culturels multiples et parfois si divers qu’il nous paraît difficile de lui retrouver une signification qui serait, soit logiquement, soit étymologiquement, première, et dont auraient été dérivées les autres. Force nous est donc de saisir les sens du terme à l’issue du processus culturel dont il a fait l’objet, en circonscrivant le champ sémantique dans lequel il s’insère.
2À l’une des extrémités de ce champ, gandjá signifie sperme. L’acte de fécondation, par exemple, se rend par l’expression amakí gandjá ká sɔphɔ âkέ, « il a jeté le sperme dans son ventre (à elle) ». On entendra fréquemment aussi la locution ίɓό à gandjá, « l’eau/le liquide du gandjá », pour désigner le sperme, tout comme íɓó à ngámɔ, « le liquide des pleurs », désigne les larmes. La notion de gandjá pouvant ainsi renvoyer à la fécondité masculine, il y a lieu de se demander si, dans l’expression « le liquide du gandjá », le dernier terme ne désigne pas déjà la circoncision, d’autant plus que, selon les représentations, celle-ci constitue la condition indispensable d’une éjaculation saine et abondante. Nous craignons que ce ne soit là une manière trop logique de court-circuiter la chaîne des référents multiples du terme.
3À l’autre extrémité du champ sémantique, gandjá désigne la folie. Gandjá ambέɗí, « la folie s’est emparée de lui », dit-on d’un fou. Le rapport entre ce deuxième sens et les autres ne peut se saisir que si l’on sait que chaque institution rituelle — et le gandjá en est une — s’accompagne d’un ensemble de prescriptions et d’interdits dont la transgression déclenche, généralement sous forme d’une maladie type et selon des modalités analysées ailleurs (5.3.2.a), la vengeance de l’institution. Or la maladie spécifique que les représentations rattachent à l’institution de la circoncision est la folie. La raison de ce rapport doit être cherchée, semble-t-il, dans un autre champ de références qui fait de cette maladie et des comportements qui la caractérisent un aboutissement opposé aux objectifs de la circoncision. Être fou se rend encore par le verbe yalà qui signifie également voler, s’envoler, alors que, pour devenir effective, la fécondité que confère la circoncision nécessite en tout premier lieu la stabilité ou, plus précisément, de « rester sur place à cause du poids que l’on porte en soi », ce qui se rend par le verbe édoɗéá. Les rites de mariage qui, autrefois, s’enchaînaient immédiatement à ceux de la circoncision, ne sont qu’une suite de variations symboliques sur ce thème (cf. 1980, pp. 214-219). S’il est vrai que, dans ces rites, cette obligation est inculquée davantage à l’épouse qu’au mari, c’est parce que, venant d’ailleurs, c’est elle qui doit fixer sa demeure au village du second. Toutefois, l’enclume qui, fixée en terre à l’endroit du foyer, symbolise ce devoir lors du mariage, a son équivalent significatif pour l’homme, lorsqu’à la fin du rituel de la circoncision chaque initié plante au pied des arbres mbáú et pεkε, transplantés au village, un rondin de bois, nommé oyondo, qui le représente (5.4.2.g,h). De plus, si le foyer constitue le centre de gravité de l’épouse, celle-ci doit être à son tour celui de son mari. Ce n’est qu’en restant auprès d’elle que ce dernier deviendra effectivement fécond, comme l’attestent un certain nombre de proverbes, tels que mókó íεɓe ńàοéa k’ɔbɔkɔtí, « un homme de séduction ne mangera jamais d’aliments réservés à ceux qui ont engendré » ou εlεa búbui kέmɔtísí ɓaníkí à kɔkɔ, « (courir à) tous les tas d’ordures n’a pas fait pousser les poussins ».
4Entre ces référents extrêmes, et même antithétiques, gandjá renvoie à un ensemble de réalités ou de pratiques qui peuvent être vues comme constituant chacune un élargissement de la précédente. Il y a l’opération même de la circoncision, dans son sens physique. Celui-ci se retrouve, par exemple, dans un proverbe comme ɓánaogua gandjá ká ntén’ábákɔ, « on ne passe (litt. tombe, cf. infra) pas la circoncision avec le pénis de son père », qui s’applique à un ensemble de situations dans lesquelles il importe de saisir que rien de grand ne se réalise si l’on n’est pas prêt à payer de sa personne. Il y a ensuite l’ensemble des rites dans lesquels s’inscrit l’opération d’un seul ou de deux ou trois jeunes gens. Ces rites se poursuivent normalement durant trois jours et trois nuits, et c’est à eux qu’il est fait référence lorsqu’on entend dire ɓegě k’àphé á gandjà, « nous allons le chemin du gandjà ». Ces circoncisions individuelles ou célébrations ordinaires, pratiquées de manière intermittente sous la responsabilité d’un même maître de la circoncision (mέná-gandjá), s’inscrivent à leur tour dans un cycle rituel plus large qui, débutant par l’investiture d’un maître, se termine au moment où il résigne sa charge (il pourra reprendre celle-ci dans la suite), et peut s’étendre sur une dizaine d’années ou plus. Ce cycle se désigne, lui aussi, du terme gandjá, et ses séquences rituelles initiales et finales se rendent respectivement par l’« entrée (agú) du gandjá en forêt » et par sa « sortie (adú) de forêt ». Enfin, pareil cycle ne constitue jamais qu’un processus de performances rituelles parmi tous ceux qui se déroulent simultanément ou successivement en d’autres endroits ou à d’autres périodes, et qui tous relèvent d’une même institution rituelle de la circoncision, nommée gandjá, elle aussi, et supervisée par l’ensemble des maîtres du rite, regroupés, par région, en confréries. L’organisation de celles-ci a été analysée ailleurs (cf. 1980, pp. 75 et suiv.). Seulement, les traditions rituelles selon lesquelles se pratique la circoncision peuvent être fort différentes d’après les endroits et les époques. Il y a donc lieu de distinguer plusieurs institutions, ce qui se fait en ajoutant un déterminatif (2.2.1.). Celle qui aujourd’hui a nettement pris l’avantage sur toutes les autres, et qui pour cette raison fera l’objet de la présente étude, est appelée, lorsque la spécification importe, gandjá á kentende.
5Pour autant qu’il désigne l’institution initiatique de la circoncision, le terme gandjá ne renvoie pas seulement aux aspects observables de celle-ci, comme son organisation et ses rites, mais aussi à ce qui en constitue en quelque sorte — et les termes ici sont à manier avec beaucoup de prudence — l’esprit, le noyau ineffable ou la dimension transcendante. Cette dimension, propre uniquement aux institutions rituelles ayant un caractère ésotérique marqué, se rend en komo par le terme esomba (cf. 1976b ; 1980, pp. 73-74). Elle s’exprime surtout à travers certaines représentations qui conçoivent le gandjá comme une force vengeresse frappant ceux qui ont transgressé une des prescriptions de l’institution. Gandjá ambέdí, dira-t-on dans de pareilles circonstances, « le gandjá l’a saisi (ou) s’est emparé de lui ».
6Ce premier examen des significations de gandjá permet de découvrir que la bipolarisation, dont Turner fait une des principales caractéristiques du symbole (Turner 1978, pp. 245-247), se retrouve tout aussi bien au seul niveau des termes. Celui qui nous occupe a, en effet, et des référents physiologiques comme le sperme, la circoncision et la folie, et des référents idéologiques telles la fécondité, la célébration des rites et la force transcendante de l’institution.
7b) Il y a encore certains verbes qui, plus fréquemment que d’autres, ont gandjá pour objet et qui, sans nous aider à arriver à une systématisation plus logique des significations de ce terme, permettent, néanmoins, de mieux le saisir dans son contexte. Il s’agit principalement de téná, couper, et gúá, tomber, qui renvoient, l’un à l’activité des mέná-gandjá, les maîtres du rituel, l’autre aux performances des circoncis.
8La fonction des premiers se rend couramment par l’expression téná gandjá, « couper le gandjá ». Comme le second terme de l’expression ne désigne jamais le membre viril, ni aucune de ses parties, et comme, de plus, il n’est pas permis à un mέnà-gandjà d’opérer, ni même d’assister à l’opération des jeunes gens qui lui sont confiés, l’expression peut difficilement se rapporter à cette dernière, même si le geste de trancher le prépuce, que les hommes font spontanément lorsqu’ils parlent entre eux de la circoncision, fait vraisemblablement interférer la représentation rattachée au geste au moment où l’on se sert de l’expression. Mais la notion de « couper » recouvre, dans de nombreuses langues africaines, un champ sémantique fort vaste. En langue komo, le verbe signifie souvent écarter, renvoyer, chasser, comme quand on « chasse les femmes » (téná ɓaké) de l’espace rituel lors de séquences auxquelles elles ne doivent pas assister. Il renvoie, par ailleurs, aux activités qui, par des moyens non immédiatement empiriques, portent atteinte à la vie, principalement lorsque ces activités émanent d’ancêtres inconnus et malveillants, de même qu’aux activités rituelles par lesquelles, en retour, on met fin à ces influences néfastes et rend inoffensifs leurs auteurs en démasquant leur identité (cf. 1980, p. 104). C’est, nous semble-t-il, à partir de cet ensemble de significations que l’expression téná gandjá se comprend le mieux. Les rites d’initiation étant structurés, chez les Komo, sur le modèle des rites thérapeutiques, et les initiations étant elle-mêmes conçues comme des thérapies préventives (cf. 1980, p. 78), l’expression en question renvoie à cette dimension du rite qui préserve ou guérit les gens des effets néfastes que pourrait avoir l’institution initiatique, tant pour ceux qui refuseraient de s’y soumettre le moment venu, que pour ceux qui, s’y étant soumis, n’en observeraient pas les prescriptions (4.1.2.b).
9Gúá, en revanche, signifie, dans le parler ordinaire, tomber, faire une chute. Dans l’expression gúá gandjá, appliquée à ceux qui sont circoncis ou qui doivent l’être, le verbe souligne l’idée de transition ou, plus exactement, celle de l’anéantissement de la personne, et de sa renaissance dans un état différent. On le retrouve, dans ce sens, en rapport avec d’autres rites intiatiques, ou encore dans des expressions telles que agú ngɔá, littéralement « elle est tombée (par) l’argent », qui, s’appliquant à une femme pour laquelle la compensation matrimoniale a été versée, donnent à entendre que sa personnalité sociale a subi un changement radical.
10Ainsi, les diverses significations de gandjà paraissent mobiliser le terme entre ses référents multiples qui, tour à tour, l’entraînent dans un sens puis dans un autre, tandis que, située au centre de ces tensions référentielles, la notion de circoncision neutralise ces dernières et participe de la sorte à l’idée de stabilité qui, on l’a vu, conditionne le succès de l’opération. Nous croyons d’ailleurs que la fonction équilibrante qui se manifeste là n’est que le reflet, sur le plan notionnel, de la dimension que revêt la circoncision en tant qu’institution, comme dans son élaboration rituelle et symbolique au sein de la réalité socio-culturelle elle-même. Ceci se confirme non seulement par le fait que l’on voit la notion de circoncision appliquée, de manière métaphorique, à d’autres domaines de cette réalité — affûter le dos du fer d’une hache pour qu’il s’emboîte bien dans le manche se rend, par exemple, par l’expression « circoncire la hache » — mais encore parce que, de façon générale, on se servira de l’expression agú gandjá, « il/elle est circoncis(e) », pour dire d’une chose qu’elle est en ordre, qu’une difficulté est surmontée, qu’un problème est résolu de manière à satisfaire tout le monde, etc. (cf. 1979b, pp. 424-426).
11Passons à présent à la question plus complexe de l’origine de la circoncision et de ses rites.
2.2. Les origines du gandjá : l’histoire récupérée par le mythe
12La question des origines de la circoncision chez les Komo rencontre des difficultés quelque peu analogues à celles qui nous occupèrent dans la section précédente. Elles concernent le rapport entre certaines données ou réalités objectives et leurs conceptualisations, celles-ci faisant partie intégrante du cadre culturel global. Nous commencerons par présenter les données historiques telles qu’elles semblent pouvoir être reconstruites.
2.2.1. Les données historiques
13Les Komo reconnaissent ne pas avoir pratiqué la circoncision de tout temps. De plus, depuis qu’elle fut introduite chez eux, elle s’est pratiquée selon des traditions rituelles différentes, connues sous les noms de gandjá ámá-ɗǒngo, gandjá áígi, gandjá á djáuɓé, gandjá á mondaa, gandjá álutu, gandjá á ɗokpó et gandjá á kentende. La difficulté de recueillir des informations au sujet de certaines d’entre elles, principalement des trois premières, nous porte à croire que la dispersion de l’habitat qui précéda l’arrivée des Arabes doit être tenue pour responsable du développement de traditions locales d’envergure restreinte, disparues depuis, et dont seul le nom est resté présent dans quelques mémoires. Le regroupement résidentiel, inauguré par les Arabes et intensifié ensuite par l’administration coloniale, contribua, en revanche, à une unification progressive de ces traditions, en ce sens que le succès dont jouissaient certaines parmi elles les amena à s’étendre et à prendre le pas sur d’autres. Ce mouvement qui, certes, se dessinait déjà avant l’arrivée des Arabes, s’observe encore de nos jours.
14Le gandjá á mondaa se pratiquait dans le sud-est du territoire occupé par les Komo. Son caractère excessivement pénible entraîna son remplacement progressif par la tradition du ɗokpó. Le néophyte s’y présentait, en effet, sous l’aspect d’un léopard dont il portait la queue. Cette identification provoquait à son égard un déchaînement de cruauté semblable à celui qui suit la mise à mort de l’animal lui-même (5.4.3.c). Tandis qu’il dansait, les circonciseurs présents se précipitaient, tour à tour, sur lui et lui coupaient chacun un bout du prépuce. Le gandjá á ɗokpó qui le supplanta paraît être originaire de la région de la Loso, à l’extrême sud-est du territoire komo. Remontant à partir de là en direction opposée, il se propagea le long de la Lubutu et se caractérise surtout par la danse qui lui a donné son nom. Durant celle-ci un homme évolue, entièrement recouvert d’une grande cagoule en écorce battue dont ne sort qu’un couteau d’apparat, tenu dans les deux mains dressées au-dessus de la tête sous la cagoule. Les maîtres du dokpó ne sont pas regroupés en confréries hiérarchisées comme le sont ceux du kentende, ce qui semble dénoter une plus grande ancienneté de cette tradition par rapport à l’autre ; du moins son organisation reflète-t-elle un habitat plus dispersé. Certaines pratiques propres au dokpó, permettront d’éclaircir la signification de quelques éléments du kentende ; nous aurons donc à y revenir.
15Tandis que les traditions du mondaa et du dokpó florissaient dans le Sud-Est, les régions du Nord et de l’Ouest connurent un rituel désigné du nom de gandjá álutu, supplanté à son tour par la tradition du kentende. Introduite dans la région durant la seconde moitié du siècle dernier, celle-ci s’y répandit rapidement. Elle se propagea tout d’abord à l’intérieur du groupe des ɓasáyó, nom dont se désignent les quelques clans qui, au cours de leurs migrations, remontèrent ensemble le cours de la Maiko pour le redescendre ensuite. Les principaux parmi eux sont onakína, ombondjε, οηάί et ongasiɔma, établis aujourd’hui parmi d’autres entre les kilomètres 150 et 220 sur la route qui va de Kisangani à Lubutu. S’il est moins aisé de retracer avec certitude les voies selon lesquelles le kentende se transmit à l’intérieur du groupe des ɓasáyó, on sait du moins que le vieux Mbidika, du clan ongasiɔma, considéré aujourd’hui comme le maître suprême de l’institution, hérita ses fonctions de Ndjčkɔ, son cousin parallèle et fils de Mosianga, le frère aîné du père de Mbidika. Au dire de celui-ci, Mosianga, qui fut encore circoncis dans la tradition du ɗokpó, aurait reçu le kentende de Ndji-ábέ, homme d’onáí, qui l’aurait reçu à son tour de Esaɔ d’ombondjε. Esaɔ le tiendrait du mari de sa sœur Nkayá. Si les deux dernières attributions ne trouvèrent pas de confirmation dans les clans correspondants, elles n’en sont pas moins intéressantes, car elles présentent un trait qui revient fréquemment lorsqu’on cherche, chez les Komo, à remonter aux origines d’un rite. Après une ascendance patrilinéaire ou masculine, on aboutit à un renvoi latéral, médiatisé par une femme. Le procédé est adopté également dans de nombreux mythes (2.2.2.). Ce qui, dans l’ensemble, paraît devoir être retenu au sujet du kentende c’est que ce rituel date du temps des mouvements migratoires des ɓasáyó le long de la Maiko, que ces mouvements les mirent en contact, direct ou indirect, avec des populations situées plus à l’est (Lombi, Pere, Bira), chez lesquelles on trouve des traditions de la circoncision assez semblables (Van Geluwe 1956, pp. 83-94), que chez les Komo cette tradition passa du clan οnáí à ongasiɔma, et que, dans ce dernier clan, ce fut surtout la personnalité de Mosianga qui contribua à l’expansion du nouveau rituel en dehors du groupe des ɓasáyό. C’est pourquoi le nom de Mosianga muna Mɔkέndjɔ, Mosianga fils de Mɔkέndjɔ, revient dans toutes les prières d’offrandes qui précèdent les célébrations rituelles ; ce nom a été repris également par chacun de ses descendants sitôt qu’ils lui succédèrent à la tête de l’institution, tandis que le nom de ɓasáyό reste rattaché à celle-ci au point que, jusqu’aux endroits les plus reculés, les maîtres de la circoncision se saluent de ce nom lors de leurs rencontres rituelles. L’histoire même des basáyó, établissant un lien étroit entre ce groupe et l’eau (la rivière Maiko), semble d’ailleurs responsable du développement d’un certain nombre de représentations à leur sujet, repérables dans des expressions stéréotypées telles que ǹsáyó aoguia, « le nsàyà pénètre dans l’eau » ; nsáyó káɓúnε nkáphi, « le nsáyó ne peut briser sa pagaie » ; aiɓíá nsáyó, « celui qui pêche au moyen de cloisons, le ńsáyó ». Ces expressions reviennent non seulement dans le gandjá mais aussi dans le rituel úmbá. Liées au symbolisme aquatique en jeu dans ces rites de passage, pareilles représentations intensifièrent encore le rapprochement entre ce groupe et les rites et contribuèrent de la sorte à une intégration des mythes et de l’histoire, comme on le verra à l’instant.
16La tradition du kentende ne se substitua pas seulement à celle nommée alútú dans la moitié nord-ouest du territoire komo ; elle s’étendit également vers le sud-est où elle supplanta en grande partie le ɗokpó. Au temps de nos premières recherches (1970-72), nous vîmes ainsi, le long de la route reliant Lubutu à Walikale, certains parmi les derniers représentants de cette tradition se convertir au kentende, tandis que durant les six mois que nous passâmes dans la région de Kelenga, sur la route de l’Ituri, un autre maître de la circoncision, qui opérait chez les Komo établis au nord de la Tshopo prenait part avec nous aux diverses célébrations du même kentende afin d’introduire celui-ci dans sa région d’origine. Vu sa prédominance actuelle, c’est donc sur cette dernière tradition que portera notre analyse. Tout d’abord, il nous faudra voir comment les données historiques présentées ci-dessus furent subsumées et culturalisées par le mythe.
2.2.2. Le travail du mythe
17Posant la question des origines de la circoncision de manière plus directe, c’est-à-dire sans plus chercher à remonter la lignée de ses maîtres successifs, nous recueillîmes les deux mythes que voici.
18a) Atóá-ɔphɔ, homme du clan oɓúsé, s’était rendu en forêt à la chasse au singe, muni de son arc et de ses flèches. Ayant aperçu un singe osephe, il s’apprêtait à décocher une flèche lorsque soudain son attention fut attirée par la présence d’un écureuil ɓungú, suspendu à la branche droite (nkɔlɔ) le long de laquelle s’avançait le singe. Curieux de savoir ce qui allait se passer, il se retint. Au moment où le singe atteignit l’endroit sous lequel se tenait l’écureuil, Atóá-ɔphɔ l’entendit pousser un cri. Au même instant il décocha une flèche. Le singe tomba à terre. Une morsure de l’écureuil l’avait circoncis. De retour au village, Atóá-ɔphɔ montra l’animal à ses pères. Revenus de leur étonnement, ceux-ci décidèrent que la chose devait être essayée sur les humains. On fit venir une femme et on l’excisa, mais le sang qu’elle perdit provoqua sa mort. Les aînés appelèrent alors un jeune homme et le circoncirent. A la vue du résultat, ils marquèrent leur approbation par un « aaa ». Le jeune homme guérit et Atóá-ɔphɔ fut nommé mέná-gandjá, maître des rites de la circoncision. Comme signe distinctif de sa fonction, il se confectionna un collier de bois (masámba) autour duquel il enfila la peau du singe, puis il y suspendit celle de l’écureuil. Atóá-ɔphɔ fut aussi le premier à tailler les tambours de danse aende (tambour cylindrique, à peau), tandis que Nkɔlɔɓɔnga, son frère cadet, évida le premier okélé (tambour plat, à fente). On ajoute enfin que Atóá-ɔphɔ transmit le rituel à Akpókpó, du clan οnáί, et que celui-ci le passa à Mosianga.
19b) Boso, homme d’οnáί selon certains, du village légendaire d’Ɔbɔndɔɓa selon d’autres, et grand-père de Mosianga selon d’autres encore, avait provoqué, par sa sorcellerie, la mort de plusieurs personnes, mais refusait de payer les compensations qu’on exigeait de sa part. Las de devoir chaque fois payer à sa place, ses frères le ligotèrent dans un panier et le jetèrent à l’eau. Boso s’enfonça, s’enfonça toujours plus profond, jusqu’à ce qu’il heurtât le toit d’une case au village des ancêtres bakéti. Or, c’était précisément la case de Nkay á, sa tante paternelle. Celle-ci le cacha chez elle. Comme on fêtait alors la circoncision au village des ancêtres, la tante perça un trou dans une paroi de la case et engagea son neveu à suivre attentivement le déroulement des rites. « Tu as bien tout vu ? », lui demanda-t-elle, lorsque les festivités furent terminées. « Oui », fit-il. « Bien, retourne là d’où tu viens, dit-elle, et tu y organiseras tout, comme tu l’as vu faire ici. L’argent que cela te rapportera te servira à payer tes dettes. » Là-dessus, elle lui remit un yendji, un des bâtonnets qui comptent parmi les éléments les plus secrets du rituel de la circoncision, et le reconduisit dans le champ de sa femme, où elle le fit asseoir sur un tronc d’arbre gisant à terre. Une année s’était écoulée à Ɔbɔndɔɓa depuis la disparition de Boso. On avait donc rasé la tête de sa femme, en signe de levée du deuil, et on lui avait permis de reprendre ses activités ménagères. C’est ainsi que, se rendant à son champ, elle y trouva son mari, assis sur le tronc d’arbre, immobile et silencieux. Saisie de peur, elle se sauva et alla appeler ses beaux-frères. Arrivés sur les lieux, ceux-ci dirent à Boso : « Puisque te voilà revenu, nous ne te ferons plus de tort. » Ils le reconduisirent chez lui. Boso se mit aussitôt à préparer tout ce dont il avait besoin pour célébrer les rites de la circoncision. (Suit une énumération de tous les objets qui interviennent dans le rituel.) On célébra les rites et les aînés trouvèrent que tout était fort bien.
20c) À première vue, ces deux mythes, qui sont connus de la plupart des initiés, ne présentent pas beaucoup de rapports entre eux, si ce n’est les quelques références historiques qu’ils comportent, encore que celles-ci varient selon les endroits où les mythes sont racontés. Ainsi, du premier, nous avons livré une version notée dans la région de Kelenga, le long de la route de l’Ituri, un lieu assez éloigné de la région des ɓasáyó. Cela explique que même si se saluant entre eux comme ɓasáyó, comme on l’a dit plus haut, les maîtres de la circoncision de ce lieu reconnaissent implicitement l’antériorité des ɓasáyó dans le rituel, ils aient cherché par un procédé de concentration mythique à s’en attribuer à eux-mêmes l’origine en la faisant remonter à oɓúsé, un des clans de l’endroit réputé pour avoir instauré également une autre institution rituelle importante, celle de la divination (ɓumɔ). Toutefois, la séquence historique οnάί-Mosianga se trouve respectée dans ce premier mythe.
21Pour ce qui est du second, les gens de la région d’osáy ό feront de Boso un homme d’onáí ou du clan de Mosianga, puisque ces deux clans sont établis dans cette région, tandis que ceux de Kelenga en feront plus facilement quelqu’un du village légendaire d’Ɔbɔndɔɓa dont nous reparlerons plus loin.
22Une attention plus poussée portée au contenu des deux mythes pourrait amener à voir entre eux une certaine complémentarité, en ce sens qu’ils répondent chacun à un des aspects de la question des origines : le premier, à l’origine de la circoncision en tant que pratique, le second, à l’origine de la ritualisation de cette pratique selon la tradition du kentende. Toutefois, la distinction ne se vérifie pas entièrement, car le singe osephe et l’écureuil ɓungú dont il est question dans le premier mythe jouent un rôle symbolique important dans cette dernière tradition précisément.
23En revanche, une analyse sémantique cherchant à situer ces deux mythes dans l’ensemble de la culture komo en tant que système de significations porteur d’une cosmologie, permet de dégager entre eux une complémentarité d’un tout autre genre, faisant décrire à chacun d’eux un mouvement opposé.
24d) Nous partirons, pour établir la chose, d’une première opposition de détail, à savoir que, dans le second mythe, l’origine de la circoncision provient du fond de l’eau, alors que, dans le premier, elle est découverte en forêt et en hauteur. En soi, ce détail ne nous apprend pas grand chose, il est vrai. Pourtant, dès qu’on lui rend sa place dans le contexte plus large de la pensée cosmologique des Komo, on découvre progressivement que les deux mythes présentent une structure transformationnelle très nette.
25Il faut savoir en effet que, selon les conceptions courantes des Komo, ce sont les ancêtres qui, pour aider les humains à résoudre les difficultés de la vie, leur ont révélé les différents ensembles rituels dont ils disposent aujourd’hui. Or, si l’espace spécifiquement humain n’est autre que le village, conquis sur la forêt, l’espace extra-humain dont relèvent les ancêtres — et également les animaux — comporte tout ce qui, n’étant pas le village, entoure celui-ci : le firmament par dessus, la forêt sur les côtés et l’espace sous la terre, là où l’on voit s’engouffrer l’eau des cascades. Ces divers endroits, cependant, sont qualifiés de manière différente, et les ancêtres, tout comme les animaux qui y sont localisés, le sont également. Le critère ou modèle, d’ordre représentatif, qui est à la base de cette différenciation, est le mouvement de l’eau ou de la pluie qui, tombant du ciel sur la terre, donne la vie aux plantes et aux hommes, puis se perd sous la terre. Ainsi, les ancêtres, considérés comme origine de la vie et du bien-être, sont localisés au firmament. Ce sont là les ancêtres connus personnellement et individuellement, les ascendants immédiats de chacun ; et c’est pour permettre aux hommes, qui avaient occupé sur terre une fonction sociale ou rituelle de quelque importance de rejoindre ce lieu représentatif que, dans la tradition, on les déposait après leur mort en forêt et en hauteur, sur des branches d’arbre. En revanche, les ancêtres oubliés vivent dans de grands villages sous l’eau des cascades. Ils s’y adonnent à des célébrations rituelles, et l’on perçoit le ronflement de leurs tambours dans celui de la cascade. De manière générale, ils se désintéressent des vivants ; souvent cependant ils reviennent sur terre à la faveur de l’obscurité, en groupe ou individuellement, pour leur faire du tort. Nous ne nous attarderons pas à la forêt, qui est ambiguë. On y rencontre des ancêtres des deux types, car elle fait la jonction entre les deux catégories spatiales précédentes (pour plus de détails, cf. 1975 et 1980, pp. 102-109).
26Ces représentations comportent une première impasse que la structure transformationnelle des deux mythes sera appelée à résoudre. Si les ancêtres personnels et localisés en haut sont les seuls à être bienveillants, on s’attend à ce que ce soient eux qui révèlent les rites aux humains. Mais une révélation ne se fait jamais que lors d’une célébration. Or, les célébrations n’ont lieu que là où les ancêtres vivent en communauté, c’est-à-dire sous l’eau.
27Le premier mythe répond à la première attente. La révélation, en effet, y est faite en forêt, mais aussi en hauteur, à savoir sur une branche, là où l’on exposait les défunts appelés à devenir des ancêtres bienveillants. De plus, elle est faite par l’entremise d’un singe. Or, les animaux de la forêt, surtout les singes, appelés nyama k’égo, « quadrupèdes d’en haut », sont souvent considérés comme représentant les ancêtres. Ainsi, ce sont des cynocéphales qui, selon un autre mythe, initièrent Abá-lambú au rituel de la divination (ɓumɔ ; cf. 1973b, p. 29). Nous verrons bientôt ce qui justifie, dans celui-ci, la présence du singe osephe.
28Le second mythe, par contre, est en accord avec l’autre dimension, selon laquelle un rite n’est révélé que lors de célébrations communautaires dans les villages situés sous l’eau. Celles-ci sont tellement propres aux ancêtres situés de la sorte, que l’on voit une nouvelle distinction se greffer sur la première. Ce n’est qu’en tant qu’opération non ritualisée que la circoncision est révélée à Atóá-ɔphɔ dans le premier mythe, tandis que dans le second, Boso est initié à la ritualisation elle-même. Toutefois, ce second mythe ou, plus exactement, la solution transformationnelle de la difficulté précédente, fait surgir une autre difficulté. Comment les ancêtres impersonnels, localisés sous l’eau et considérés normalement comme malveillants, peuvent-ils révéler un rite aux vivants ? Le mythe contourne la difficulté en faisant descendre sous l’eau une femme-ancêtre personnelle et bienveillante, Nkayá, la tante paternelle de Boso, qui ravira aux ancêtres inconnus le secret de leurs célébrations. L’inverse se vérifie également. Si Nkayá représente l’élément personnel dans un monde ancestral communautaire, le singe osephe introduit la dimension des célébrations communautaires dans le monde des ancêtres personnels. Une de ses épithètes, en effet, est mέná-motoanga, « celui qui préside l’assemblée des singes ». On dit que c’est par son cri, tú-tú-tú, que l’on compare au battement du grand tambour embulu, qu’il rassemble autour de lui le motoanga, un attroupement régulier de singes de différentes espèces (cf. le mythe cité in 1979a, pp. 44-45).
29L’osephe, pour cette raison, est un des symboles du mέná-gandjá, lorsque celui-ci se sert du même tambour pour annoncer la célébration prochaine des rites et inviter les gens à la fête. Ainsi il fallait bien que le mythe dans lequel intervient ce singe, se termine par la mention de la confection des tambours, et l’embulu étant un des tambours à peau (aende), on ne pouvait passer l’autre type (okélé) sous silence, d’autant plus qu’il a une fonction rituelle et diacritique plus importante. C’est sur lui, en effet, que sont frappés les rythmes spécifiques distinguant les célébrations des diverses institutions rituelles, de même que les rythmes par lesquels on requiert le retrait des non-initiés lors des séquences ésotériques. On comprend dès lors que le nom du principal et du plus grand parmi les tambours à fente, akpókpó, ait été donné à l’homme d’οnáί qui transmit le kentende à Mosianga (3.2.1.a).
30Il y a dans ce premier groupe de représentations une dernière transformation fort importante, car elle en déterminera plusieurs autres. De plus, elle risque d’échapper, elle aussi, si l’on n’est pas au fait des conceptions courantes des Komo. S’il est évident que, dans le second mythe, la révélation est faite par les artifices d’une femme, le singe osephe, par qui elle est faite dans le premier, a comme autre épithète abá-ɓaké-ɓási, « le père aux nombreuses femmes » (cf. 1980, p. 42). Il est, en effet, un des principaux symboles de la masculinité. Celle-ci se trouve donc assimilée à la forêt, la terre et la hauteur, tandis que la féminité l’est à l’eau et à la profondeur. Cette assimilation se confirme par bien des représentations extérieures aux deux mythes (nous en présenterons quelques-unes plus loin), mais aussi par certaines que l’on retrouve dans ces mythes. Reprenons-les donc à partir du début.
31Le nom Αtόá-ɔphɔ signifie « Celui-qui-transperce-les-feuilles » et évoque immédiatement le galago (ésiá) dont on dit qu’il « transperce les feuilles » de son puissant pénis. L’animal renvoie donc à l’acte de défloration et est lui-même un symbole du maître de la circoncision, dispensateur de cette puissance. Il est d’ailleurs interdit à celui-ci d’en manger. Réduit en cendres, le pénis du galago est appliqué par les mέná-gandjá dans des incisions pratiquées au bas-ventre des hommes qui ont perdu leur puissance sexuelle. Atóá-ɔphɔ, dans le mythe, quitte le village pour aller chasser en forêt, l’activité sociale qui valorise le plus un homme. Les flèches au moyen desquelles il chasse sont également un symbole sexuel mâle, comme en témoigne, par exemple, le proverbe ɓánaɔgɔɓa nsɔa k’óngipho, « on n’épuise pas ses flèches sur les (à tuer des) fourmis ongíphó », dont on se sert pour conseiller à un homme de se marier ou de prendre une deuxième femme, plutôt que de les courir toutes. Les fourmis ongiphó sont un symbole de voracité (on leur donne à dévorer le prépuce des circoncis) et d’inutilité. On peut donc dire que, se situant dans le prolongement du nom Atóá-ɔphɔ et de sa signification, la flèche représente celui qui la décoche et va, en son nom, chercher en hauteur le modèle de la circoncision. De fait, alors que la lance est l’instrument de la chasse horizontale, on ne tire jamais à l’arc que vers le haut pour chasser le singe et d’autres animaux vivant ou nichant dans les arbres.
32Le nom de Boso ne semble pas avoir de signification particulière. En revanche, Ɔbɔndɔɓa, d’où il est originaire, en a une puisqu’il s’agit du village légendaire des incirconcis. Or, dans la société komo, ces derniers font partie de la catégorie des femmes (cf. 1980, p. 27). De plus, les pratiques antisociales de sorcellerie auxquelles s’adonnait Boso l’intègrent davantage encore dans cette catégorie. Les femmes étant souvent considérées comme des êtres invertis, dans la culture des Komo comme dans bien d’autres (Zimbalist Rosaldo 1974, pp. 31-38 ; Hoch-Smith et Spring 1978, p. 21), c’est surtout à elles que les représentations rattachent de telles pratiques, comme aussi l’origine de la sorcellerie, même si, en principe, n’importe qui peut être considéré comme sorcier (cf. 1979a, pp. 22-23, 27-29). La descente sous l’eau en panier complète l’identification. Il y a, en effet, un adage qui dit koboko ńàotamba na djɔ, « la virilité ne se promène pas avec un panier ». Instrument essentiellement féminin, le panier qui sert ici à descendre sous l’eau constitue la transformation parfaite de la flèche qui monte, tout comme la sorcellerie l’est de la chasse.
33Après sa chasse, Atóá-ɔphɔ revient au village et met immédiatement ses pères au courant de la révélation, alors que Boso est ramené par sa tante dans le champ d’une femme, la sienne, et découvert par elle. Le principe de la transposition des sexes se trouve ainsi poursuivi. De plus, si dans de nombreux rites et dans les représentations des Komo les troncs d’arbre dressés, surtout ceux qui ont été touchés par la foudre et sont appelés kákálá ou ntέmá, expriment ou médiatisent le contact avec les ancêtres, le tronc renversé sur lequel Nkayá, l’ancêtre paternelle, fait asseoir Boso au moment de son retour sur terre, paraît marquer la fin du rapport avec les ancêtres et la reprise des relations avec les humains. La même image revient, en effet, avec une signification analogue, dans bien d’autres mythes qui rendent compte, chez les Komo, de l’origine d’un rite ou d’un clan.
34Un renversement dans l’opposition des sexes marque la fin des deux mythes. Là où prédomine l’élément féminin, c’est-à-dire dans le second, on applique tout de suite la circoncision aux hommes, tandis que dans l’autre, à prédominance masculine, elle est d’abord appliquée aux femmes.
35Pas plus que cette transformation des sexes, jouant d’un mythe à l’autre et qui, répétons-le, ne peut se découvrir qu’à partir du système de significations qui constitue la culture komo, les tranformations concommitantes du haut et du bas, de la forêt et de l’eau, ne sont à voir comme le simple effet de transpositions logiques. Toutes s’inscrivent pleinement dans le système ici retracé, qui seul permet de les comprendre. C’est ce que nous montrent certaines représentations parallèles qui nourrissent, de manière latérale, celles qui sont en jeu dans les deux mythes.
36e) Comme nous le verrons plus loin en détail, il y a toute une série d’instruments de musique ésotériques qui interviennent dans le rituel de la circoncision. Les deux principaux parmi eux sont le kaɓíε et le mokumɔ. Le premier, de l’espèce du mirliton, est fait d’un bois creux, d’une quinzaine de centimètres de long. À une de ses extrémités, on fixe une feuille sèche qui vibre tandis qu’on chante dans l’autre. Le second est une grande conque d’escargot (mokéké) que l’on tient sous l’aisselle. On la fait résonner en frappant avec une baguette sur un bâton plus long que l’on appuie contre elle en le tenant dans diverses positions. Représentation du pénis circoncis, le kaɓíε est un symbole sexuel mâle, tandis que le mokumɔ) représente le sexe féminin et est souvent désigné, dans le langage rituel, comme la femme du kaɓíε. Or, on raconte de ce dernier qu’il est tombé du haut d’une branche droite au moment où un chasseur s’apprêtait à décocher une flèche vers un singe. Se distinguant des autres branches (ntábe), les branches droites (nkɔlɔ) ou s’allongeant horizontalement qui permettent aux grimpeurs de passer d’un arbre à l’autre sont, elles aussi, un symbole sexuel mâle (3.5.3.d.). Par contre, la conque d’escargot du mokumɔ fut découverte, dit-on, par une femme qui s’était rendue à l’eau. Elle la ramena au village pour la montrer aux hommes. Ceux-ci l’introduisirent, à son insu, dans le rituel. En souvenir de ce fait, chaque célébration rituelle débute, comme on le verra, par la quête symbolique du mokumɔ dans l’eau par les femmes : le maningé.

37La transformation que constituent les deux mythes l’un par rapport à l’autre, se trouve clairement reflétée dans les fragments mythiques qui cherchent à situer l’origine des deux instruments. Or ces derniers n’expriment rien d’autre que la complémentarité des sexes que la circoncision doit rendre possible et effective, et qui forme le noyau de tout le jeu de significations mis en œuvre dans la ritualisation de celle-ci, comme cela se révélera progressivement au cours de l’ouvrage. Les deux mythes ne sont donc en fait qu’une des multiples élaborations de ce même noyau de significations.
38Quelques remarques terminales sur les modalités de cette élaboration resitueront dans la perspective qui nous occupe l’analyse qui précède et dont nous avons dégagé ailleurs (cf. 1984) les implications théoriques.
2.2.3. Conclusions
39Dès le départ, la question des origines de la circoncision, en tant qu’opération conceptualisée et ritualisée selon la tradition du kentende, se pose à un double niveau dans la mesure même où elle doit faire face à une double exigence. Il faut, d’une part, que justice soit faite à l’histoire mais il faut, tout autant, assurer une assise transcendante au rituel. En soi, il est possible de satisfaire à la première exigence et les porteurs de la culture sont conscients de cette possibilité. Seulement, plus on poursuit celle-ci, c’est-à-dire plus la réponse au niveau historique est donnée avec précision, plus aussi elle constituera une menace pour cette autre exigence qui, élevant le rituel et son instauration au-dessus des contingences historiques et du choix arbitraire des individus ou des groupes, doit garantir l’efficacité des symboles et des gestes qu’il met en œuvre. C’est à ce niveau-là qu’intervient le mythe.
40Si les porteurs de la culture ne rationalisent pas la fonction de ce dernier, la spécificité de l’autre type de réponse les mène néanmoins à percevoir une certaine discontinuité entre les deux types (Lienhardt 1961, p. 53). Elle se perçoit surtout de par leur orientation différente, le mythe partant toujours des origines, l’histoire remontant, lorsque l’on fait appel à elle, du présent au passé (Middleton 1960, pp. 232-238 ; 1965, pp. 18-25 ; cf. 1979b, pp. 417 et suiv.). Ces deux types de réponse, néanmoins, ne s’élaborent pas tout à fait indépendamment l’un de l’autre, comme on l’a vu. Il importe donc de situer, aussi exactement que possible, les rapports qu’ils entretiennent entre eux.
41Au niveau de l’histoire, deux questions demandaient à être distinguées : celle de l’origine de la circoncision en tant que pratique et celle de l’origine du kentende, ritualisation la plus récente et la plus importante de cette pratique. Or, même si par certaines de leurs données le premier des deux mythes semble renvoyer davantage à la pratique, et le second au rituel, leur structuration contrapuntique est si parfaite qu’elle laisse plutôt l’impression que, arrivées au seuil du mythe, les traces de l’histoire sont brouillées et les différentes origines téléscopées de manière à ce que celles-ci paraissent n’en plus constituer qu’une seule. Construit en grande partie à partir d’éléments propres au kentende, comme tout ce qui concerne le collier du mέná-gandjá, le premier mythe assimile les débuts de cette tradition à ceux de la circoncision. La prolongation de la perspective historique obtenue de la sorte se trouve contredite par un raccourcissement de cette même perspective au niveau du second mythe, lorsque celui-ci veut faire de Boso le grand-père de Mosianga. La mythisation fait donc éclater l’histoire en la projetant en dehors d’elle-même afin de pouvoir travailler uniquement avec les bribes qui en restent, dans la mesure où celles-ci se prêtent à être intégrées dans une structure de significations à travers laquelle la pensée mythique s’élabore.
42Un des apports de l’histoire, par exemple, est constitué par le lien qui, en raison de leurs migrations le long de la Maiko, rattache les ɓasáyó, instaurateurs du kentende, à l’eau. Cet élément cadre parfaitement avec certaines références cosmologiques selon lesquelles la révélation du rituel émane des ancêtres situés sous l’eau. Tout aussi important est le fait que les ɓasáyό ramenèrent le rituel du kentende lors de leur retour des sources de la Maiko, situées à l’est du territoire occupé par les Komo. De fait, le soleil se levant de ce côté et toutes les grandes rivières qui traversent le territoire coulant d’est en ouest, un certain nombre de représentations se sont développées, selon lesquelles toute vie et toute coutume authentique prend nécessairement sa source en Orient. L’est lui-même se désigne d’ailleurs par le terme okómɔ dont les Komo font dériver le nom par lequel ils se désignent, situant ainsi leurs propres origines dans cette direction (cf. 1975, pp. 124-126). Comme on le verra plus loin, le rituel du kentende brode abondamment sur le thème de la remontée aux sources pour y quérir les instruments nécessaires à la célébration, ou tout simplement le rituel (3.2.4. ; 3.3.2.b ; 4.3.3.i).
43Si, en intégrant certaines données que lui fournit l’histoire, le mythe paraît cautionner celle-ci, il se doit pourtant de l’abandonner à elle-même, car, si loin qu’on la fasse remonter, l’histoire ne rendra jamais compte de la transcendance du rite. Or, pour ce dernier, cette transcendance importe plus que toute autre chose. Et, en ce sens, le mythe offre, par rapport à l’histoire, une réponse de rechange.
44On pourrait arguer que l’effet de transcendance s’obtient par un symbolisme d’inversion, la femme ou le singe se prêtant, dans chacun des mythes, à signifier l’origine non humaine d’un rite au sein d’une société dominée par les hommes. L’analyse qui précède nous montre cependant que le mythe procède de manière différente, du moins dans ce cas-ci. Prenant pour point de départ la complémentarité des sexes, à laquelle seule la circoncision ouvre l’accès, il la transpose de manière métaphorique dans d’autres domaines de la réalité phénoméno-culturelle, dans la mesure où, présentant eux aussi une structure complémentaire, ou étant expérimentés comme tels, ceux-ci s’y prêtent. C’est le cas, par exemple, du domaine cosmologique, avec ses oppositions entre le haut et le bas, la terre/forêt et l’eau, de celui des instruments de travail, avec l’opposition entre la flèche et le panier, de celui des instruments de musique, etc. Cette métaphorisation opérée par le mythe élargit la circoncision et la complémentarité effective des sexes, dont elle détient la clef, aux dimensions du cosmos. Elle l’intègre par là dans l’univers conceptuel des Komo, un univers qui, dans une certaine mesure, lui préexiste mais qu’en même temps elle contribue à créer et à unifier. Ainsi, plutôt que de réduire les écarts, comme le veut la théorie de Lévi-Strauss, le mythe semble trouver en eux un ensemble de références significatives, telles des niches qu’il s’agit d’occuper. Si la référence aux origines connues paraît satisfaire, jusqu’à un certain point, aux questions posées à ce propos, le caractère métaphorique du procédé mythique et la dimension subjectivement absolue du système de pensée auquel il renvoie suffisent à garantir à ces origines une dimension transcendante. Transcendance et métaphore, en effet, sont liées notionnellement de même que psychologiquement (Fernandez 1974, pp. 125 et suiv. ; 1975, pp. 652-654 ; Beck 1978, pp. 83-84 ; Harries 1978, pp. 74 et passim). De plus, le processus métaphorique, qui, par lui-même, implique une ouverture, sinon un appel, à d’autres domaines de la réalité culmine, au niveau du contenu des deux mythes, dans le monde extra-humain des ancêtres.
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